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12- 17/03/81 - 4

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Cours de Gilles Deleuze Spinoza cours du 17 - 03 - 81

Transcription Guy NICOLAS

C’est pas du tout parce que le menuisier est réduit à du matériau, au contraire, c’est parce qu’ à son niveau, l’essence du bois, l’opération du rabotage, fait surgir au niveau de la menuiserie, l’équivalant de ton essence mélodique. C’est par rapport à la musique, que tu peux réduire, l’opération du rabotage à une opération qui porte uniquement sur le matériau. Mais si tu la prends en elle-même cette opération du rabotage. Elle porte pas du tout sur un matériau.

-  Richard Pinhas : Je sais pas si je vais pouvoir dire, en fin de compte que l’opération du rabotage sur telle pièce de bois est éternelle. Ou bien à un certain niveau de preuve, tu peux toujours me dire que le rapport du rabot sur la pièce de bois est éternel, c’est vrai

-  Deleuze : Exactement comme un..

-  Richard Pinhas : comme, comme le fait de créer)

-  Deleuze : non ce n’est pas le rapport (de créer) et non pas plus qu’en musique, tu n’accepterais de dire : c’est le rapport de l’archer sur les cordes ? Le rapport de l’archer sur les cordes, c’est des effectuations, c’est des, c’est des coefficients d’effectuation. Le rapport du rabot sur le bois a aussi un certain taux d’effectuation. Mais c’est pas du tout un taux d’effectuation. C’est que, cette opération fait surgir une différence essentielle de tel bois, même au sein de la même espèce, Y a pas deux arbres pareils à ce niveau-là, y a pas deux arbres dont les lignes, les fibres, ont les mêmes coefficients de résistance, le même degré de perméabilité, etc., etc... Et à ce niveau, il me semble qu’il y a une essence du bois, tout comme il y avait une essence de la mélodie. Mais enfin on s’embourbe là-dedans.

-  Richard Pinhas : Mais ok

-  Euh, oui, je reprends ton histoire

-  Richard Pinhas : Oui, la nécessité interne à ce niveau, je, je l’accepte) dans ton histoire, oui ?

-  Richard Pinhas : Cette idée je, je l’accepte, je l’admets, mais je ne saisis pas pourquoi...

-  Deleuze : Le pourquoi ? Ben, c’est toi qui viens de le dire, je ne comprends pas, c’est toi qui viens de la démontrer magistralement

-  Étudiante : Ben, oui...

-  tu viens de dire dans une histoire de musique, j’ai mes trois aspects. Tu dis : dans une mélodie, j’ai bien (Étudiante : s’il y a une essence...) Des coefficients d’effectuation qui sont équivalents là à des parties extensives dans les instruments avec lesquels j’incarne, j’effectue ma mélodie. Y a bien le système des rapports mélodiques et puis tu dis, il y a quelque chose de plus il y a une essence.. (Étudiante : une essence).

-  Richard Pinhas :Mais l’essence n’est pas fondement !

-  Étudiante : Ben si, parce que c’est pas toi qui la crées ?!

-  Deleuze : Elle est bien fondement des relations, des relations mélodiques ? T’as les agents d’effectuation de la mélodie. Les rapports mélodiques. Et tu dis, il y a une essence. Cette essence, il y a quel inconvénient à l’appeler fondement ?

Richard Pinhas : Tu comprends, je suis très ennuyé parce que je vois bien la nécessité d’un fondement au sens de, euh, derrière un pan de proposition au sens le plus propre et le plus réel passible y a, y a besoin d’un plan de fondement. Mais qu’est-ce que je dis en plan de fondement dans ce cas-là, ça veut dire un ensemble articulé, en fait. Oui, je, je ne suis pas sûr que ce, ce, que ce que j’appelle fondement dans ce cas-là, ce, cette nécessité d’articulation, de laquelle va se dégager ce qu’on appelle un concept de création entre guillemets, euh, corresponde à la notion de fondement chez, chez Spinoza. J’ai, j’ai pas l’impression du tout.

-  Deleuze : Je comprends pas Richard, parce que tu me parais aller et tu me parais m’échapper dans, par tous les bouts.

-  Richard Pinhas : Mais je cherche, hein...

-  Deleuze : Quand je propose, oui mais tu veux ni l’un, ni l’autre. Quand je propose un spinozisme modeste qui s’en tiendrait au second genre de connaissance, tu me dis :" ah bein non, c’est pas ça que je veux moi, il faut, il faut forcément bien garder un sens aux essences". Eh puis alors, quand je te dis : bon, bien alors où est le problème, c’est très bien, alors à ce moment-là faisons du spinozisme intégral. Euh, tu me réponds, ah b’in non, je vois pas comment les essences sont des fondements. Alors, je recommence à ce moment-là, contentons-nous du spinozisme restreint.

-  Étudiante : ça te convient pas)

-  et ça te convient pas. Dans un sens, c’est très gai, c’était ce qui te convient, c’est de toi que tu vas le trouver. Tu veux pas. Non mais je veux dire, je ne vois pas ton attitude parce que, bon alors, si je te dis

-  Richard Pinhas : hum, hum, d’ailleurs, d’accord je, je veux bien, l’idée de Dieu ne me dérange strictement pas, je dis, bon

-  ça je comprends bien, on s’en fout, tout le monde, qu’il est appelé cela « idée de Dieu », ça change rien, on peut appeler ça « être », on peut appeler ça « ombre », on peut appeler ça comme on veut.

-  Richard Pinhas : C’est peut-être moi qui saisis mal la notion de fondement chez Spinoza, il me faut saisir cette idée.

fondement ? Étudiante : C’est facile

-  Un fondement, c’est pas difficile, là il ne donne aucun sens particulier à fondement. Il emploie le mot très rarement, hein, à ma connaissance, s’il y a une fois le mot « fondement », euh, en latin, hein. Le fondement c’est la raison de quelque chose qui diffère en nature de la chose. Ça le sens au plus simple, à savoir, le fondement de la relation ça veut dire : quelque chose qui rende compte de la relation et qui ne soit pas une relation.
-  Alors, pourquoi est-ce qu’il veut un fondement des relations Spinoza ? Parce que, il pense - et là c’est très conforme au XVIIème siècle - il pense finalement que les relations ne peuvent pas être pensées toutes seules, que, il faut bien un être plus pur, plus profond que la relation, il faut bien que la relation soit finalement intérieure à quelque chose. Il ne veut pas penser à des relations qui seraient de pures extériorités. Bon, alors toi, si tu dis, euh, que tu es d’accord là-dessus, tu es d’accord là-dessus ou pas ?

-  Richard Pinhas : Oui, oui.

-  (Étudiante : brouhaha)

-  Deleuze : Si toi non plus tu ne veux pas penser des relations à l’état pur, euh, (Étudiante : brouhaha)

-  en effet, ce que tu ajoutes comme fondement, c’est quelque chose qu’on pourra appeler une essence., Non ? Tu vas y penser, hein ?

-  Comtesse : On pourrait même dire peut-être, pour reprendre cette question, que (bruits) dans, dans le discours de Spinoza, peut-être l’idée, l’idée même de traverser les signes, les signes équivoques vers des expressions univoques ou vers un sens unique ou vers un monde de rapports, cette idée même là, cette traversée même des signes - ça suppose nécessairement pour que ça s’accomplisse vraiment - pour que Spinoza même pense, même que ça puisse s’accomplir, il faut nécessairement l’idée d’une vérité.

-  Deleuze : Ça c’est sûr, là tu as raison ;

-  Comtesse : Il faut donc que l’être absolument infini soit pensé nécessairement comme vérité et il faut penser en plus la vérité comme cause immanente de toutes les puissances d’être.

-  Deleuze : Complètement d’accord là.

-  Comtesse : sans quoi la traversée et le sens unique, ça ne se comprend pas.

-  Deleuze : À savoir, et là pour te plaire toi, il faut penser la lumière

-  Comtesse : ça, on ne peut pas,

et j’ai essayé le, c’est un monde, c’est un monde qui est nécessairement la lumière.

-  Comtesse : On ne peut pas penser la traversée finalement sans troisième genre.

-  Deleuze : On ne peut pas penser la traversée sans le troisième genre, d’accord,, ça je dirais soit, ça m’ennuie ça, même mettons. Euh, pas sûr, mais mettons et en tout cas on ne peut pas penser le troisième genre sans, euh, une référence à, à la lumière, à la lumière pure parce que c’est la lumière qui est le contraire de l’équivocité. Des expressions univoques, en effet, les expressions univoques pour être du second genre, mais elles se déplacent en tout cas vers un milieu absolument nécessaire qui est le monde de la lumière où il y a plus d’ombre, quoi. Tandis que les signes équivoques c’est vraiment le clair-obscur, c’est vraiment les ombres, c’est vraiment tout ce qu’on dit mais un monde de la lumière pure, c’est pour ça que c’est la seule métaphore de Spinoza perpétuellement la lumière, la lumière. Quelle heure il est ?

-  Claire Parnet : Il y a un garçon là-bas

-  Étudiant : midi et demi, 33

-  Bon, ah, oui, oui, oui, oui, euh, essayez de parler le plus fort que vous pouvez.

-  Étudiant 3 :Je voulais vous parler du problème de la circulation...

Étudiante : Il faut parler plus fort.

-  Deleuze : Je, je dirai moi, si j’entends, je dirai ce qu’il dit.

-  Étudiant 3 : Je dis que je voudrais vous parler du problème ... (Impossible à comprendre)... morale... Tu as éprouvé le besoin d’introduire en faisant ce cours avec l’idée d’épreuve à l’echelle de la vie en faisant la distinction sans, sans la développée, la morale... Et je demande dans quelle mesure il peut y avoir chez Spinoza une distinction totale avec la morale s’il définit la vie comme progrès ou comme actualisation des parties extensives comme il y a des arborescences...

-  Deleuze : Eux, je peux répondre, parce que là c’est pour moi, pour moi relativement facile, je peux répondre avant que tu aies fini ou bien j’attends que tu aies tout fini ? (négociations entre étudiants) alors, je ne réponds pas tout de suite ? C’est autre chose après, ce que tu as à dire ou pas ?

-  Quoi ? Alors, vas y, oui ?

-  Étudiant 3 : Je me demande justement si, euh, si on continue d’avancer en termes d’essence comme ça si on a pas la dimension et la spécificité de l’emploi du mot « essence » chez Spinoza , je me demande si on ne quitte pas dès qu’on parle d’essence l’immanence et on est forcément amené à une, à juger la copie, euh, la mettre devant un tribunal, et euh, c’est toute la, la séparation du dualisme au niveau de, de, du monde de l’équivocité et est-ce que parcourir la ligne dans, dans ce que j’appellerai un monde tragique sans sens. Je me demande s’il y a une nuance là qui pourrait chez Spinoza (divers bruits et incompréhension du propos)

-  Deleuze : C’est des bonnes questions ça. Oh là, à mon avis, euh, je réponds parce que en plus c’est des questions où la réponse est relativement claire cette fois-ci, il me semble.

-  Euh, je dirais ceci : À mon avis, à mon avis on peut toujours dire, après tout, est-ce qu’il réintroduit pas quelque chose comme une morale ? Tu as très bien défini la morale. Moi je crois que la morale, ça ne peut être entre, pour moi, c’est essentiellement le système du jugement. C’est le système du jugement. Euh, y a pas d’autre sens de la morale, à savoir, il y a une morale lorsque, euh, je suis jugé d’un point de vue ou d’un autre, quel qu’il soit, c’est l’autonomie du jugement la morale.
-  Alors, je ne dis pas du tout que ce soit mal mais, euh, c’est ça, euh, quelque chose, quoi que ce soit est jugé. C’est ça la morale. Le livre, le seul livre de morale, il n’y a qu’un livre de morale au monde, c’est, euh, l’Apocalypse. Et l’Apocalypse, c’est pas le récit de la fin du monde, c’est le récit du jugement dernier et du préparatif, des préparatifs du jugement dernier. Le moraliste c’est l’homme du jugement au point que je dirai même tout jugement est moral. Il y a de jugement que bon. Alors, l’objection consiste à dire, est-ce qu’il y a pas quand même avec l’idée d’épreuve. Je précise pour Spinoza à mon avis, il nous dit lui-même « il n’y a jamais d’autonomie du jugement ». Ca, il le dit formellement dans sa théorie de la connaissance.

Et il veut dire quoi quand il dise, il y a jamais d’autonomie du jugement, il veut dire, le jugement n’est jamais que la conséquence d’une idée. Il y a pas une faculté de juger dont les idées seraient l’objet mais ce qu’on appelle un jugement c’est rien d’autre que la manière dont une idée s’affirme elle-même ou se mutile elle-même. C’est important, ça. Donc, y a pas de jugement pour lui, c’est la même chose dire, y a pas de jugement, y a pas d’autonomie du jugement, ou dire, le jugement n’est que la conséquence, n’est que le développement de l’idée. Or, jamais il ne revient là-dessus, y a pas de jugement. Et pourtant il nous dit, notamment il dit explicitement dans une lettre, il parle de l’existence comme épreuve. Moi je crois qu’il a une idée très, très bonne à cet égard, tout à fait pratique. Il veut dire, vous savez, euh, les jugements, eh bien, la manière dont vous êtes jugé, tout ça, c’est pas ça qui est important, bien sûr y a un système du jugement, pour lui, la religion, la morale, c’est un système du jugement et c’est ça qu’il dénonce.

-  Alors, qu’est-ce qu’il veut dire quand il dénonce le système du jugement ? Il veut dire finalement, y a qu’une chose qui compte, c’est pas la manière dont vous êtes jugé, c’est que finalement, quoi que vous fassiez c’est toujours vous qui vous jugez vous-même. Voyez ce qu’il veut dire mais, il y a d’autant moins de problème du jugement que c’est vous qui vous jugez. Vous êtes jugé par quoi ? Ce qui vous juge, c’est pas des valeurs qui vous seraient extérieures. C’est les affects qui viennent remplir votre mode d’existence. Vous existez de telle ou telle manière. Bien, ce mode d’existence, il est rempli, il est effectué par des affects. Ce qui vous juge c’est la nature de vos tristesses et de vos joies. Donc, vous vous jugez vous-même.

-  Et là, Spinoza se fait sans pitié, hein. Parce que, il a à la fois des côtés extrêmement tendres et puis des côtés extrêmement durs, on le sent à travers les textes. Il y a des choses qu’il ne supporte pas. Il ne supporte pas l’homme qui se fait souffrir lui-même. Il ne supporte pas toute la race des masochistes, des dépressifs, des, euh, il ne supporte pas. Vous me direz facile de ne pas supporter. Mais, non, c’est les questions de valeur attribuée à telle ou telle chose.
-  Il pense que c’est la misère, hein, que c’est le fond de la misère, hein, que le type qui remplit son existence d’affects tristes, eh bien, il se juge lui-même. En quel sens ? Au sens où il s’est fait la pire, le pire mode d’existence. Sans doute il n’a pas pu faire autrement. Tout ça, ça compte pas, mais, et Spinoza va très loin, il nous dit, c’est des gens tellement contagieux et qu’ils ne veulent que ça, répandre la tristesse, qu’il faut être sans pitié. Ils se jugent eux-mêmes.
-  En d’autres termes, il y a pas de morale. Où je dis la même chose d’une autre façon, il nous parle d’épreuve, mais j’ai bien indiqué, hélas trop vite, en effet tout à l’heure, qu’il s’agit pas d’une épreuve morale. L’épreuve morale c’est l’épreuve d’un tribunal. L’épreuve d’un tribunal, c’est-à-dire, vous êtes jugé, vous passez en jugement. Dans l’Apocalypse, tout ce livre merveilleux et horrible et, euh, abject, n’est-ce pas, c’est un livre fascinant, tellement beau et tellement abominable, oui euh, euh, consiste à nous dire, attention, hein, ho, euh, et puis tout un système, y a des sous jugements, des attentes, c’est une espèce de procédure incroyable qui est mise en place dans ce livre-là, l’Apocalypse.

-  Eh bien, ça, ça existe pas du tout chez Spinoza. L’épreuve dont il nous parle c’est tout à fait autre chose. Il nous parle d’une épreuve, je disais, physico-chimique. Ça veut dire, quoi ? Là, c’est pas un jugement au sens moral, c’est-à-dire un tribunal, c’est comme un jugement, une auto expérimentation. Une auto expérimentation c’est même pas comme si j’éprouvais un vase d’argile ou une piève d’or. Imaginez une pièce d’or qui s’éprouverait elle-même. Quand je parle d’une fausse pièce, je prends l’exemple, euh, vous complétez, je ne développerai pas l’exemple argile, c’est le même, hein. Spinoza, il invoque l’exemple argile. Il y a plusieurs manières pour une pièce d’être fausse, pour une pièce d’or d’être fausse.
-  Première manière d’être fausse, elle n’est pas en or.
-  Deuxième manière d’être fausse, elle a de l’or mais pas dans la vraie proportion qui définit la pièce, la vraie pièce correspondante, elle a moins d’or que la vraie.
-  Troisième manière d’être fausse, c’est la plus intéressante pour les faussaires, enfin, la moins dangereuse, parce qu’ils sont très difficiles à poursuivre à ce moment-là. La pièce est correcte à tous égards, elle a exactement le poids d’or, alors en quoi elle est fausse, c’est que, elle a été fabriquée hors des conditions légales.

-  Pourquoi c’est intéressant de faire des fausses pièces d’or en ce sens, au troisième sens ? C’est que le cours n’est pas le même. Le cours aux médailles et le cours pièces. Vous voyez, vous pouvez donc être un faussaire tout en étant vrai. Vous fabriquez des pièces d’or avec le même poids que la pièce authentique, le même dessin, vous êtes faussaire précisément parce que vous y mettez le dessin en d’autres termes, vous faites une médaille, personne ne peut vous interdire de faire une médaille, c’est légal. Ce qui est pas légal c’est que cette médaille, ait exactement les caractères de la pièce officielle et vous jouez la différence de cours entre la médaille et la pièce officielle.

-  Bon, voilà donc trois manières d’être une fausse pièce d’or. Qu’est-ce que ça veut dire, une pièce d’or qui se jugerait elle-même ? C’est d’après les affects qu’elle a. La fausse pièce d’or, mettons qu’elle a des affects d’argent. C’est de l’argent recouvert avec une couverture d’or. Elle a des affects d’argent. La pièce d’or en proportion, euh, inexacte, elle a des affects d’or, mais qui n’occupent pas la plus grande partie d’elle-même, vous voyez. La pièce complète d’or qui a autant d’or que la vraie pièce, elle a des affects d’or et pourtant quelque chose lui manque.

-  Bon, je dirais qu’il y a une manière dont chaque chose peut être posée comme juge d’elle-même en faisant l’épreuve de soi. Faire l’épreuve de soi, c’est quoi ? Bien, c’est par exemple un son. C’est pas un jugement ça. Le potier, il a son vase d’argile et il donne un coup. Ou bien le chimiste, il pose une goutte sur la pièce d’or, hein. C’est une épreuve physico-chimique. Dis-moi de quelle nature tu es faite, hum, dis-moi un peu ? Là c’est pas un jugement, c’est une expérimentation. Dis-moi un peu de quoi tu es composé toi, qu’est-ce que c’est que ton son à toi ? Alors, par exemple, pour reprendre là l’exemple, je te tape là, quel son ça donne là ? Est-ce que, oh, c’est un drôle de son ? Tiens, comme le vase d’un potier, hein. Alors, on verrait des gens qui passent pour très élégants ou très moraux. Si on les hait, alors ça donne, bien sûr, on les pince,

(Étudiante : Là, tu veux me pincer ?

Deleuze : Non, non, non), on les pince et on s’aperçoit que, tiens, on se dit, c’est curieux ça, ils donnent un drôle de bruit, ils sont faux, hein, sont faux. Et ça, ça se voit à quoi, quelqu’un fait un geste tout d’un coup. Quelqu’un dans un discours, euh, moral, quelqu’un se trahit. C’est ça qui est chouette, se juger soi-même. C’est, eh, quand on se trahit. À tiens, on voit quelqu’un qui parle de choses obséquieuses, élevées et puis, tout d’un coup, un garçon ou une fille passe, il a un drôle de regard. (rires de l’étudiante.)

-  Deleuze : non je prends des exemples grossiers pour que tout le monde puisse comprendre. Les étudiants rient) On dit, ah, mais qu’est-ce, qu’est-ce qui, il a le regard qui se voile tout d’un coup un peu, il a un long coup d’œil en dessous, on se dit : "oh, oh, et qu’est-ce que c’est que ça, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça veut dire ça ?" Ou bien Monsieur de Charlus dans Proust hein, Monsieur de Charlus, tout d’un coup, a un écart de voix et on se dit : "tiens, qu’est-ce que, qu’est-ce qu’il a, qu’est-ce que", euh...

-  C’est ça l’épreuve physico-chimique, hein. Alors, c’est pas un jugement moral, bien plus, même on peut avoir des surprises. Un type qui paraît, là, comme ça, qui joue même un peu au prolo et qui est vraiment prolo, tout ça. Puis, il y a un son de voix tout d’un coup et on se dit, c’est pas qu’il soit pas prolo mais c’est que, c’est qu’il a une une âme prodigieuse, c’est que, pour dire ce qu’il vient de dire il faut que ça soit quelque chose d’autre aussi fort ou qu’il soit, que ce soit un artiste prodigieux même s’il ne le sait pas, euh, quelque chose comme ça, quelque chose qui trahit quelqu’un. j’imagine, j’imagine que Spinoza a, c’est un peu ça qu’il essaie de nous dire.

Vous savez, vous voyez les gens exister, les moteurs d’existence des gens, eh b’in, il y a des certaines manières dont l’existence est juge d’elle-même. - C’est un peu ça aussi que Nietzsche, je dis pas que ça se résume à ça. Lorsque Nietzsche dit, ne jugez pas la vie, n’osez pas juger la vie. Euh, il dit c’est affreux, qu’est-ce que c’est que tous ces types qui jugent la vie ? Euh, qu’est-ce que ça veut dire ça, de quel droit vous osez juger la vie ? voilà, donc, c’est comme Spinoza, ils mettent en question la morale parce qu’ils mettent en cause tout système de jugement, ils mettent en cause tout tribunal.

-  Mais, l’idée complémentaire de Nietzsche, c’est un tout autre sens du mot « jugement », à savoir, s’il est impossible de juger la vie c’est parce que finalement la vie ne cesse pas de se juger elle-même et en un tout autre sens de « jugement », a savoir, c’est : "vous avez la vie que vous méritez, n’allez pas vous plaindre, ne vous plaigniez jamais". Allez pas vous plaindre, ne vous plaignez jamais parce que finalement les affects que vous avez, qu’ils soient de malheur ou de joie, etc., vous les méritez, pas du tout au sens où vous avez fait tout ce qu’il fallait pour les avoir, mais c’est même pas ça. Mais c’est en un sens beaucoup plus malin, beaucoup plus subtil, à savoir :" les affects que vous éprouvez renvoient et supposent un mode d’existence immanent".

-  C’est là que le point de vue de l’immanence est complètement conservé. C’est un mode d’existence immanent qui est supposé par les affects que vous éprouvez et finalement vous avez toujours les affects que vous méritez en vertu de votre mode d’existence. Alors, en ce sens, ah, d’accord, si vous, par exemple les tragiques, euh, la cohorte des dépressifs dont je parle, comment voulez-vous, c’est pas difficile, euh, c’est pas difficile, là ce que je dis n’a rien de mal. Vous ne pouvez pas être dépressif au sens vraiment, comme clinique, du mot, si même malgré vous - je dis bien malgré vous, parce que tout ce dont je parle, je sais bien que ce n’est pas facile. Si malgré vous, vous n’avez pas attaché une certaine valeur aux valeurs du tragique et de la dépression et de la chute. Si vous vivez sur un mode où l’idée de chute n’a strictement aucun sens, je dis pas seulement aucun sens, euh, théorique, mais aucun sens vécu. Vous pouvez éprouver des affects de malheur, comme on dit, vous en ferez pas un drame. Vous pouvez pas y mettre une charge d’angoisse. Or, c’est jamais au niveau des douleurs, ni physiques, ni morale, que vous avez, que les choses se décident. Les choses se décident dans un mode d’existence au niveau des charges d’angoisse que malgré vous vous avez placées sur telle ou telle chose et là Spinoza serait très, très, il serait comme tout le monde, il les connaît les charges d’angoisse.

Donc, il se dit que, une sagesse des modes d’existence et arriver à mettre au clair chacun vis-à-vis de soi-même, en quoi et sur quoi nous mettons nos charges d’angoisse, qu’est-ce que c’est nos points vulnérables à nous ? C’est un peu ça l’épreuve du potier. La charge d’angoisse est toujours là où je casse, où je brise, où je fêle.

-  L’épreuve du potier c’est chercher, hein, les points de fêlure. Si je ne connais pas mes points de fêlure, or, qu’elle est la meilleure manière de pas connaître, qu’est-ce qui dénonce dans le système du jugement et du tribunal ? C’est que se fait une propagation du malheur, le goût du malheur, le goût de l’angoisse, etc., qui nous est présenté comme valeur de fait et ça, Spinoza pense que ça appartient à tout tribunal, ça. Ce qu’il dit là, la grande Trinité, oui, le tyran, le prêtre et ce qu’il appelle le « prêtre » Spinoza, c’est très simple, c’est "l‘homme de l’angoisse", euh, c’est l’homme qui dit « tu as tort, tu es pécheur, je te jugerai ».

-  Tout comme Nietzsche bien plus tard l’appellera aussi, j’appelle « prêtre » celui, l’homme du système de jugement, l’homme du tribunal, hein, bien, le tyran, le prêtre et l’homme du malheur, c’est-à-dire, le tyran, le prêtre, l’esclave. Pour lui c’est ça les mauvaises argiles ou les fausses pièces d’or, c’est ça. Alors, ce dont il parle, c’est cette épreuve, oui c’est du niveau : oui vous comprenez, eux, c’est pas du tout que je sois juge, si je vois même mon meilleur ami et tout d’un coup, je lui fait ça, comme-ci, pour voir comment il résonne, comment il sonne et je m’aperçois avec effroi que quelqu’un que j’avais vu pendant vingt ans, que j’avais cru connaître, et bien non, il y a quelque chose là, à côté de quoi j’étais complètement passé.

Alors, ça peut être une révélation merveilleuse, si c’est une beauté, si c’est un abîme, vous vous rendez compte ? Est-ce qu’on se dit, ah, bien alors, toute manière, c’est toujours assez gai, assez fascinant ces moments, euh, c’est l’espèce de trahison de soi, on cesse pas de se trahir, hein, euh, en bien ou en mal, voilà bon, je sais pas si j’ai répondu à tout mais de toute manière je ne peux pas répondre à des questions comme ça, elles sont trop difficiles, la réponse est dans votre cœur.

-  Comtesse : Dans le crépuscule, le crépuscule des idoles, Nietzsche y dénonce justement, euh, concernant le problème du jugement, ce qu’il appelle, euh, le, le, l’erreur de la liberté comme tour idéologique le plus infâme du pouvoir. Et, il dit ceci, le pouvoir a besoin de faire croire à la liberté individuel pour faire croire que les gens individuels, qu’ils ont la liberté individuelle ou qui y croient soient responsables. Ils ont besoin, il a besoin que les gens soient responsables pour qu’ils se sentent coupables, il a besoin qu’ils se sentent coupables pour pouvoir opérer et son jugement de condamnation et sa punition.

-  Deleuze : Ça c’est signé Spinoza, ça c’est les points où Nietzsche, euh, euh, vraiment se rencontre avec Spinoza. C’est, chez Spinoza, vous trouvez exactement la même critique de la « liberté » comme soumise au même usage. Dites- moi, je suis très ennuyé, oui, tout à l’heure, tout de suite, oui, oui, oui, oui ?

(une étudiante parle - inaudible)

- Bon, d’accord. Alors il se passe quelque chose de assez ennuyeux, euh, je comptais avoir fini, mais je n’ai pas fini (Étudiante pas compréhensible), Ah bon, et moi je voudrais passer (Étudiante : nous aussi), alors, euh, l’heure, la séance suivante je la ferai, là vraiment, comme une conclusion des conclusions, et alors je ferai ça, je parlerai un peu de ça et d’ontologie mais, quoi qu’il se passe, il faut que je termine la prochaine fois. Quoi qu’il se passe !

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien