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37- 12/04/83 - 2

Deleuze - Cinéma Cours 37 du 12/04/83 - 2

Ces degrés de la lumière, on peut les appeler des couleurs. Les couleurs seraient des intensités de lumière. En quel sens ? Si c’est vrai, ça me donnerait un nom de plus pour désigner cette nouvelle image du temps. Je dirais que l’image du temps qui correspond au mouvement intensif ou à la lumière, cette fois-ci, c’est non plus une cinéchronie comme tout à l’heure, mais ici c’est une chromochronie.

C’est le titre d’un grand ouvrage de Messiaen. Et la chromochronie, c’est-à-dire la figure du temps en rapport avec le mouvement intensif, en rapport avec l’image-lumière, aurait lui-même des signes. Quels signes ? Tout à l’heure, c’était l’intervalle et le Tout. Prenons une quantité intensive quelconque, de toute manière elle tombe. Elle ne disparaît pas, tomber c’est apparaître pour elle. Un mouvement extensif peut toujours s’arrêter, c’est-à-dire qu’il peut toujours déboucher sur un intervalle et qu’il n’y ait pas de reprise après, c’est ça son mode d’arrêt. Mais un mouvement intensif qui tombe, il n’y a pas et il n’y aura jamais d’intervalle. Entre deux degrés, il n’y a pas d’intervalle, sauf si j’ai substitué aux quantités intensives des quantités extensives qui permettent de les mesurer (exemples de la chaleur et de la quantité de mercure, de la montée de la colonne de mercure). La quantité intensive peut toujours tomber par elle-même. Tomber, c’est-à-dire rejoindre zéro. Donc elle a un rapport à zéro qui lui est consubstantiel. Toute quantité intensive est en fonction de zéro.

Le mouvement extensif est en rapport essentiel avec une unité, ou ce qui revient au même, avec quelque chose apte à servir d’unité. Mais le mouvement intensif, dans son intimité, dans son essence, est en rapport avec zéro. Toute intensité peut tomber à zéro. Mais elle n’a pas besoin de tomber à zéro pour nous tomber dessus. Tomber à zéro c’est la vulgarité, c’est la manière la plus facile pour elle de nous faire sentir quelque chose qui est de son essence. Quand elle tombe à zéro, là devient éclatant qu’en tant qu’intensité, elle avait à faire avec zéro. Mais dans son essence plus noble, intime, elle n’a pas besoin de tomber à zéro pour avoir à faire avec zéro, elle nous tombe dessus. La lumière nous tombe dessus, et c’est ça l’intensité : elle ne cesse pas. Et chacun de nous demandera pitié. Peut-être que le mouvement extensif ne cessera pas de composer des unités, et en effet c’est quoi les parties de mouvement extensif ?

Je prends les exemples les plus simples : vous avez des mouvements dits linéaires, des mouvements dits circulaires, et ça ne cesse pas de se composer. Une roue qui tourne c’est une composition de mouvement. Le mouvement ne cesse pas de se composer, les intensités ça ne cesse pas de vous tomber dessus. Mais c’est déjà là qu’elles ont un rapport à zéro. Pourquoi ? Parce que ce qui définit une intensité, c’est quoi ? En quoi c’est une quantité ? C’est une quantité parce que c’est, comme toute quantité, c’est l’unité d’une multiplicité, l’unité d’une pluralité. Dans le cas du mouvement extensif, c’est très simple : la pluralité c’est les parties successives, et l’unité c’est le rassemblement en un.

Mais dans le mouvement intensif ? Kant nous dit très bien que c’est une unité dont la pluralité est appréhendée dans l’instant. Instant, vous remarquez que c’est quelque chose qui concerne le temps. Ce n’est pas du tout le présent. On a vaguement défini le présent. Peut-être que l’instant va appartenir fondamentalement à notre seconde figure du temps. Donc c’est une unité qui est appréhendée dans l’instant sous forme de sa distance à zéro. Pourquoi distance ? La distance à zéro appartient fondamentalement à l’intensité. En quel sens ? Au sens où la distance intensive se distingue de la grandeur extensive. Comment ça se distingue ? Toutes les distances sont indivisibles. Ça veut dire que trente degrés de chaleur se définit par sa distance à zéro. Quinze degrés de chaleur aussi. Mais trente degrés de chaleur ça n’a jamais été quinze plus quinze. Les quantités intensives ne sont pas le produit d’une addition de parties, vous ne ferez pas de la chaleur en additionnant des boules de neige. Les distances sont indivisibles. Les distances, donc les intensités. Et je suis en train de définir l’intensité par deux aspects : son degré c’est-à-dire son unité appréhendée dans l’instant, sa pluralité est définie comme distance indivisible à zéro. Toutes les intensités sont des distances indivisibles en fonction de leur degré par rapport à zéro. Trente degrés ce n’est pas quinze degrés plus quinze degrés, mais ça n’empêche pas que trente degrés c’est plus que quinze.

Donc je peux introduire des plus et des moins, mais à condition que ce soit d’une autre manière que dans la quantité extensive. Et en effet, je peux dire qu’une distance est plus grande qu’une autre. Mais je ne peux pas dire de combien. Trente degrés n’est pas le double de quinze degrés. Ce qui est le double, c’est la montée de la colonne de mercure qui, elle, est de l’extension. Si vous ne pouvez pas additionner les intensités, les distances qui sont indivisibles, qu’est-ce que vous pouvez faire ? Vous pouvez les ordonner. Ordonner et mesurer c’est deux concepts différents : vous ordonnez des différences ou des distances, tandis que pour le mouvement extensif, vous juxtaposez des parties. Ce n’est pas pareil. L’intensité c’est l’ensemble des différences ordonnées ou l’ensemble des distances ordonnées, en appelant distance ou différence le rapport d’un degré intensif quelconque avec zéro. Je viens de trouver comme les deux signes de cette seconde image du temps. Ce temps qui répond au mouvement intensif ou ce temps qui répond à la lumière. Maintenant, j’ai le temps comme ordre ou comme puissance.

Qu’est-ce que j’appellerais l’ordre ou la puissance du temps ? C’est tout à fait différent du temps comme Tout. L’ordre et la puissance du temps, c’est l’ensemble des distances et des différences en tant qu’ordonnées. Le temps, c’est ce qui ordonne les distances et les différences.
-  Voilà qu’il va y avoir un ordre du temps qui n’est pas du tout le même que le Tout du temps. Il va y avoir des batailles entre tous ces aspects du temps. Ça va animer la mythologie. Les intervalles de temps, ce sont des dieux minuscules, pour les Grecs un intervalle c’était un démon. Les Dieux avaient des royaumes, ils étaient toujours Dieux de la limite. C’était la limite qui était divine, et le démon c’est ce qui franchit la limite. Le démon, par définition, c’est le saut. Dans Oedipe, il y a une phrase où Oedipe, en évoquant le destin, dit : " Quel démon a sauté du plus long saut ?" Il trouve que le saut a été un peu fort. L’intervalle peut très bien se rebeller contre le Tout du temps. Il va y avoir la lutte entre le tout du temps et les intervalles de temps. Les présents variables partent en guerre parce qu’ils refusent d’être des parties du tout du temps. Qu’est-ce qui se passe quand les présents variables se rebellent ? Nous sautons de Sophocle à Shakespeare. Hamlet : " Le temps sort de ses gonds ". Quand les présents variables se rebellent contre le tout du temps, à ce moment-là, le temps sort hors de ses gonds, c’est-à-dire que l’immensité du passé et du futur ne fait plus un cercle. Il faudrait dire de tout ça que c’est des puissances du temps :
-  la première puissance du temps ce serait l’intervalle,
-  la deuxième puissance du temps ce serait le Tout du temps,
-  la troisième puissance du temps c’est celle dont on parle en ce moment par rapport au temps intensif, c’est l’ordre du temps, c’est-à-dire l’ordre de toutes les distances, l’ordre de toutes les différences intensives. Le temps comme ordre. Il ordonne les distances.

Ce serait une espèce de profondeur du temps où s’ordonnent toutes les distances à zéro. Qu’est-ce que c’est que ce zéro ? Ce serait l’abîme du temps qui a pour signe le zéro. L’ordre du temps c’est quelque chose de très différent du Tout du temps. Second signe de l’image intensive du temps : dans sa distance à zéro toute intensité est appréhendée dans l’instant et l’instant serait précisément cet aspect du temps sous lequel une intensité est intensité. Mes deux aspects du temps intensif ce serait :
-  l’ordre du temps qui serait donc comme la troisième puissance,
-  et l’instant qui serait la quatrième puissance.

Pour le moment, j’ai quatre signes du temps pour deux figures. Qu’est-ce que c’est que cet instant ? Ce serait la saisie de la quantité intensive en tant qu’unité, tandis que la distance ce serait la saisie de la pluralité indécomposable, c’est-à-dire de son rapport avec zéro. Vous voyez que c’est deux figures complètement différentes, et pourtant elles sont toutes deux sublimes, et toutes deux concernent au plus près notre âme. Pourtant à première vue, le mouvement extensif, ça concerne le monde, l’espace. L’intensité, s’il est vrai qu’elle a sa source dans la lumière. Nous savons bien que notre âme a un rapport très étroit avec le monde et un rapport très étroit avec la lumière. Il faudrait montrer en quoi ça concerne notre âme. Dans les deux cas, il y a du sublime, et là Kant peut enfin nous donner un relais. Je n’avais parlé que de la moitié du sublime chez Kant, précédemment. Est-ce que c’est par hasard que Kant distingue deux formes du sublime ? Dans sa terminologie, très rigoureuse, il dit qu’il y a un sublime mathématique et il y a un sublime dynamique. La figure du sublime mathématique c’est l’immense et la figure la plus simple du sublime dynamique, c’est le difforme ou l’informe.

Ca nous arrange beaucoup. Il y a une expression très courante dans la physique du 16ème et du 17ème siècle, c’est la vitesse difformément difforme. Ca s’oppose au mouvement uniformément accéléré qui est un cas très simple. D’autre part, la vitesse c’est la quantité intensive du mouvement extensif. La vitesse c’est une différence. Une notion intensive. Kant nous donne des exemples. Pour le sublime mathématique : la voûte étoilée du ciel dans certaines conditions. Ou bien vous êtes dénaturés ou bien vous êtes envahis par le sentiment du sublime, mais c’est un sublime mathématique. Ou bien vous êtes devant la mer calme qui n’est bordée que par l’horizon et vous éprouvez le sentiment du sublime mathématique. Mais, tout autre cas, vous vous trouvez devant des masses montagneuses sans forme, ou bien encore vous vous trouvez devant la sombre mer en furie, ou bien dans la tempête. C’est le noir lançant un éclair terrifiant. L’avalanche. Là vous éprouvez également du sublime, mais vous vous dites, là, que c’est du sublime dynamique. Quelles différences avec la sublime mathématique ?

-  Voilà l’histoire du sublime dynamique. La nature se déchaîne, la nature comme catastrophe. Une inondation. Le feu. Le déchaînement des océans. Qu’est-ce que vous éprouvez ? Que vous n’êtes rien ! Moi, Homme, je ne suis rien. C’est trop fort pour moi. Ces pages sont formidables ; à la rigueur, il n’y a que la musique qui donne les mêmes joies. La simplicité d’un thème musical. La simplicité d’un motif et la manière dont ce motif va s’enfler, s’enfler, et va donner quelque chose d’extraordinairement complexe. L’orage sur un glacier : il y a des forces déchaînées et vous sentez que les vôtres ne sont rien à côté. En d’autres termes, ça vous tombe dessus et ça vous réduit à zéro. C’est trop fort pour moi. D’où une espèce de terreur. Qui ça, vous ? Vous homme en tant que saisit dans toutes vos facultés sensibles. Aussi, vous tremblez pour vos jours. Mais en même temps, dit Kant, en même temps que vous sentez votre propre force réduite à zéro par l’énormité de la force en présence de laquelle vous êtes, vous sentez naître en vous, ou s’éveiller, ou passer à l’acte, une faculté spirituelle qui, elle, domine la nature, et qui dit en nous : " Qu’importe ma vie humaine !" Le sublime est fait de tout ça. Je ne suis rien vis-à-vis de la nature du point de vue de mes facultés sensibles, mais, nature en furie, je te domine de par mes facultés spirituelles. Tu peux me tuer, qu’importe ma mort. Et l’océan déchaîné doit faire naître en vous cette faculté spirituelle : " au moment où vous êtes réduit à zéro par les forces de la nature, vous vous élevez au-dessus de la nature sous la forme : ma vie n’a pas d’importance " . Sinon vous n’éprouvez pas le sentiment du sublime.

-  Le sentiment du sublime dynamique est fait de ces deux choses : la manière dont vous vous découvrez, devant la nature déchaînée, comme étant zéro du point de vue de vos facultés physiques, mais où, en même temps, s’éveille en vous une faculté de l’esprit qui vous fait penser la nature, et à partir du moment où vous penser la nature, vous la pensez à partir d’une faculté spirituelle donc supra sensible qui vous rend supérieur à cette nature et qui vous fait dire : " Qu’importe ma vie, c’est la volonté de Dieu ". Ou, car Kant est très compliqué, qui vous fait dire peut-être des blasphèmes, car dans un texte étrange, Kant dit qu’est sublime aussi le désespoir quand c’est un désespoir révolté, c’est-à-dire Dieu, je te crache dessus. Kant a beaucoup d’humour. Ca revient à dire que pour que mon histoire du sublime dynamique marche, qu’est-ce qu’il faut ? Il faut être à l’abri, et il va faire une théorie de la nécessité d’être à l’abri. Si je suis dans mon petit bateau sur l’océan déchaîné, je ne peux pas faire ce parcours du sublime dynamique, car j’ai tellement peur que une seule chose compte, à savoir le sentiment que je ne peux rien. Si bien que le processus du sublime dynamique est coupé. Moi, en tant que créature douée de facultés sensibles, je ne peux rien. Là, pas de sublime, et donc si je ne suis pas à l’abri je ne peux pas faire l’expérience du sublime.

Réfléchissons. Soyons plus kantien que Kant, car, à mon avis, il fait de la provocation. Je peux, même dans le danger, atteindre au sublime dynamique. Vous ne savez plus où vous en êtes, c’est-à-dire que vous êtes réduit à zéro dans vos facultés sensibles, mais en même temps, vous sentez en vous s’éveiller une faculté supra sensible, une faculté spirituelle par laquelle vous êtes supérieur à la nature. Vous bravez la nature, car vous êtes esprit. Les commandants de Melville. Akkab est sublime, y compris dans son désespoir révolté où il rivalise avec Dieu. Lorsque nous nous découvrons comme faculté spirituelle, supérieure à la nature elle-même, Kant dit que nous nous portons de l’estime, pas du tout de l’estime égoïste, mais de l’estime en tant qu’être spirituel. Si je suis à l’abri, je ne prends pas le danger au sérieux, ça n’empêche pas que, par l’intermédiaire de la nature déchaînée et de son spectacle, s’est éveillée en moi une faculté spirituelle qui me fait penser la nature et que, elle, je prends au sérieux.

Et la grande conclusion de Kant, c’est que ce qui est sublime, ce n’est jamais la nature, c’est forcément l’âme, car la nature n’est que l’objet occasionnel sous lequel s’éveille en nous le sentiment du sublime, mais le véritable objet du sentiment du sublime c’est la faculté spirituelle qui s’éveille en nous. La nature n’a que l’apparence du sublime, mais l’essence du sublime c’est la faculté spirituelle qui s’éveille en nous à l’occasion de l’apparence naturelle. Le sublime dynamique est fait du sentiment commun de trois puissances : puissance de la nature dans l’informe ou le difforme, impuissance de mon être comme être physique, puissance de mon être spirituel qui s’élève au-dessus de la nature comme informe. Vous avez toujours le thème de la distance à zéro et d’un ordre du temps, d’une puissance du temps qui marque, d’une part la distance infinie qu’il y a entre la force de la nature et votre être physique, et d’autre part, la distance infinie qu’il y a entre votre faculté comme être spirituel et la nature elle-même. En d’autres termes, c’est un combat entre la nature et l’esprit. Il y a l’idée toute simple d’une lutte fondamentale telle qu’elle s’exprime dans le sublime dynamique.

Si vous consentez à revenir au sublime mathématique, on voit bien que sous une toute autre forme, il y avait quelque chose d’analogue. Kant définissait ainsi le sublime mathématique, c’est-à-dire l’immense, la voûte étoilée ; il le définissait en nous disant exactement ceci : votre imagination est dépassée, votre imagination se heurte à une limite qu’elle ne peut franchir. La nature dépasse les limites de votre imagination. Votre imagination est réduite à l’impuissance par la nature parce que le spectacle qu’elle vous donne vous contraint à changer perpétuellement d’unité de mesure et à ne pas pouvoir conserver les unités précédentes quand vous arrivez aux suivantes. En d’autres termes, quelque chose excède le pouvoir de votre imagination. C’est l’immense. Tandis que dans l’évaluation purement mathématique des grandeurs, vous pouvez toujours convertir une unité dans une autre et vous pouvez comprendre à l’infini sous la forme conceptuelle d’un nombre. Mais là, dans le sublime, vous êtes hors de concept. Il ne s’agit plus du concept de ciel tel que, par exemple, une science qui serait l’astronomie en ferait l’analyse. Il s’agit de l’analyse du sentiment de sublime, c’est-à-dire qu’il s’agit d’esthétique et non pas de science. Donc, cette voûte étoilée du ciel pousse votre imagination vers sa limite, c’est-à-dire qu’elle vous fait éprouver l’impuissance de votre imagination.

Mais en même temps, il y a coexistence des deux mouvements, cette même nature requiert votre raison et convainc votre raison, c’est-à-dire votre faculté spirituelle, qu’il y a un tout de la nature. C’est un tout qui est toujours en excès par rapport à vos forces. C’est un tout qui est un trop par rapport à vous comme être sensible, c’est-à-dire l’imagination comme faculté sensible ne peut pas satisfaire à l’exigence de votre esprit comme faculté supra sensible. Devant le ciel étoilé, votre esprit exige que lui soit présenté un tout de la nature, et votre imagination, qui seule pourrait fournir l’image de ce tout à l’esprit, ne peut pas. C’est pourquoi Kant définira toujours le sublime comme une discordance de nos facultés. Dans la vie quotidienne, dans la vie finie, nos facultés ne cessent de s’exercer harmonieusement. La sublime nous arrache à nous-mêmes, pourquoi ? Parce qu’il introduit dans nos facultés un état de discordance.

Mais vous voyez que la discordance mathématique et la discordance dynamique se font merveilleusement écho, mais ce n’est pas les mêmes. Dans le cas du sublime mathématique, il y a une discordance aiguë entre les deux aspects du temps, l’intervalle et le tout. Votre imagination atteint sa limite qui n’est pas adéquate au tout, elle ne peut pas la franchir, elle est réduite à zéro ou, si vous préférez, l’intervalle se fait de plus en plus court. Mais votre esprit continue à exiger une présentation du tout de la nature, le tout étant trop. (Gance exprimerait au cinéma le sublime mathématique). Dans le sublime mathématique, c’est cet excès par rapport à notre imagination qu’il y a dans le temps comme tout, ou dans l’idée d’un tout du mouvement. Notre imagination réduite à l’impuissance, dépasser l’imagination et se réaliser comme être spirituel. Les textes de Gance vont dans ce sens.

Dans le sublime dynamique, je suis réduit à zéro comme être physique et en même temps s’éveille une faculté spirituelle en moi qui réduit à zéro ce qui me réduit à zéro, cette nature sensible. Le Sublime Mathématique c’est le sublime extensif ; c’est le rapport de l’image-mouvement aux deux aspects du temps, l’intervalle et le tout. Le Sublime Dynamique, c’est le rapport du mouvement intensif et du temps avec un double aspect du temps : l’ordre du temps, c’est-à-dire le temps qui plonge dans l’abîme et l’instant. Et cette fois-ci, ça traduit l’âme et la lumière, comme tout à l’heure ça traduisait l’âme et le mouvement. Dans les deux cas, Kant dira que la nature n’est qu’apparemment sublime. Le vrai Sublime c’est l’esprit qui s’affirme comme faculté à travers le sublime de la nature, et dans un cas c’est l’âme qui s’affirme comme âme du mouvement, et dans l’autre cas, c’est l’âme qui s’affirme comme âme de la lumière.

-  On circule dans un ordre du temps. Mais qu’est-ce que c’est cet ordre du temps ? Ce n’est plus le présent variable, c’est l’instant. L’instant, c’est le pressentiment que quelque chose qui est posé comme futur, de manière réfléchie, est en fait déjà là. Vous vivez un instant lorsque, à la fois, vous posez quelque chose comme à venir, c’est-à-dire éventuel ou probable ou certain, et que, d’une autre manière, vous découvrez que c’est déjà là. En d’autres termes, l’instant c’est l’en-deça du futur. C’est l’imminence du futur. La substitution de l’imminence à l’avenir. En même temps que le futur fait place à l’imminence qui est tout à fait autre chose que le futur, c’est le déjà là du futur, et dans le même mouvement un recul infini du passé. C’est les deux phases de l’instant. Un au-delà du passé, il écartèle le passé. Ce qui s’est passé hier, ça vous paraît des siècles. Un au-delà du passé, un en-deça du futur, la contamination des deux, c’est comme si le temps était entré dans le temps. Un coin qui l’a fait sortir de ses gonds. Au niveau de ce temps, on ne parlera plus de l’intensité, on ne parlera plus de l’immensité du futur et du passé ; on parlera au contraire d’une espèce de disjonction entre un immémorial et un imminent. Ce serait ça l’ordre du temps avec l’instant comme son corrélat.

Par rapport à la lumière, qu’est-ce que ce serait cet ordre du temps ? On vient de découvrir que la lumière, tout comme le mouvement, a une affaire fondamentale avec l’âme. Essayons d’imaginer l’histoire des rapports de la lumière et de l’âme, étant dit que ces rapports vont être très précisément le contenu de notre image du temps, à savoir de ce temps intensif qui se dégage de la lumière, ou de la composition intensive qui se dégage du mouvement intensif. A savoir, tout le parcours des rapports de l’âme et de la lumière va constituer le temps de l’intensité.

Au début du 17ème siècle, Jacob Boehme nous raconte l’histoire de l’âme et de la lumière. Schelling. Et juste avant, Goethe qui connaissant si bien J. Boehme, et qui a à faire avec les mêmes problèmes de l’âme et de la lumière, puisque Faust c’est ça. Goethe avait écrit son traité des couleurs comme degrés de la lumière. L’expressionnisme allemand au cinéma, l’image-lumière. Pour eux, le mouvement est subordonné à la lumière. Boehme commençait une histoire très curieuse : Dieu c’est la lumière (je schématise beaucoup), seulement voilà, la lumière c’est ce qu’on voit pas. C’est le plus caché, le plus enfoui. La proposition de départ c’est que la lumière par elle-même et dans son état de diffusion pure (c’est repris d’une certaine manière par Bergson), est par nature invisible. Elle est d’autant plus invisible qu’il n’y a pas d’oeil pour la voir. Il n’y a rien. Tant que la lumière diffuse, elle est invisible. Qu’est-ce qui la rend visible ? C’est lorsqu’elle se heurte à un corps opaque qui la réfléchit et la réfracte. En d’autres termes, la lumière devient visible lorsqu’elle se heurte à un écran noir, nous dit Bergson.

Voilà ce que Boehme nous dit : Dieu est lumière, mais par là même il ne se manifeste pas. Mais en tant qu’il est lumière, il est possédé par quelque chose qui ne se confond pas avec lui mais qui est le plus profond en lui. Ce n’est pas lui, mais c’est le sans-fond en lui, et le sans fond en lui c’est la volonté de se manifester. Dans tout cela Hegel n’est pas loin. Le sans-fond de Dieu c’est la volonté de se manifester. C’est le premier temps. Que le monde était beau à cette époque ! Le deuxième temps c’est la colère de Dieu, à savoir Dieu va s’opposer l’opacité pure, c’est-à-dire les ténèbres pour passer à sa propre manifestation. La colère de Dieu c’est l’acte par lequel Dieu ou la lumière dresse les ténèbres comme condition de sa manifestation. A ce moment-là, et par rapport aux ténèbres qui s’opposent à la lumière, on dirait que la lumière devient Blanche. C’est la première manifestation. Ca prend une apparence très mystique mais vous pouvez le traduire très facilement : c’est le passage de la lumière à un couple d’opposition, à savoir le blanc et le noir. Le noir, ce sera les ténèbres à l’état pur, et le blanc ce sera la lumière par rapport à ces ténèbres. Mais pour le moment rien ne se manifeste ; c’est les conditions de la manifestation. Troisième moment : pour que quelque chose se manifeste, qu’est-ce qu’il faut ? Il faut que les ténèbres s’éclaircissent un petit peu sous la lumière et il faut que le blanc s’obscurcisse un petit peu sous les ténèbres ...

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