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47- 29/11/83 - 3

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Gilles Deleuze - Cinéma cours 47 du 29/11/83 - 3 transcription : Abigail Heathcote

Deuxième niveau. Valla transforme son propre dialogue avec Antoine en un dialogue imaginaire Sextus-Apollon. Le thème de la narration est exactement celui-ci. Apollon dit à Sextus : « J’ai de la prescience. Je te dis ce qui t’arrivera si tu vas à Rome. Ça n’ôte rien de ta liberté. Vous voyez le thème d’Apollon, ça n’ôte rien de ta liberté. Tu peux très bien ne pas aller à Rome. Si tu vas à Rome, possibilité, il se passera ceci. »

Donc à ce deuxième étage, Apollon se contente de dire : « Ma prescience ne compromet pas ta liberté. »

-  Troisième étage. Objection. D’accord, la prescience d’Apollon ne compromet pas la liberté. Mais, la providence de Jupiter, c’est-à-dire la prédestination de Dieu, la providence de Jupiter a fait exister un Adam qui tombe dans le pêché et a choisi cet Adam. Il y a bien d’autres Adam possibles, d’accord. Il y a bien d’autres Sextus possibles, d’accord. Mais Dieu a choisi celui-là, donc en excluant les autres. Donc on n’est pas libre.

À ce troisième niveau, le philosophe Valla renonce, dans le texte de Leibnitz, et de même, ce philosophe Valla, qui a invoqué un dialogue Sextus-Apollon, du fait qu’il renonce, il n’y a plus de dialogue Sextus-Apollon. Et en effet, Apollon nous renvoie,
-  quatrième niveau, à Jupiter.

Il dit : ah, moi, je ne suis que le représentant de la prescience. Pour la prédestination, voyez Jupiter. Moi, ma prescience, elle ne compromet pas votre liberté. Ne me demandez pas plus. Vous voulez en savoir plus, adressez-vous à Jupiter.

Alors, et ce n’est plus ni Sextus ni le disciple de Valla qui va voir Jupiter. Si, c’est Sextus qui va voir Jupiter. Mais Sextus, qui ne comprend déjà plus rien, il est comme éliminé.

Heureusement il y a le grand prêtre Théodore, qui est là et qui écoute. Cinquième ou sixième niveau, Jupiter ne répond pas et dit : allez voir ma fille, elle vous expliquera tout. Allez voir Pallas. Et c’est le dialogue Pallas-Théodore. Vraiment bizarre, cette ligne de dialogues, là, enchâssés les uns dans les autres, là, se renvoyant les uns dans les autres. On sent que c’est limite, là. Il a sauvé le Dieu véridique, mais avec son histoire, là, très très curieuse des Pyramides, où s’agitent tous les Adam possibles, etc. Est-ce qu’il n’a pas frôlé vraiment, toutes les puissances du monde ? Comment est-ce qu’il s’en est tiré ?

Admirez, ce n’est pas difficile. Pourquoi il s’en est tiré ? Il s’en est tiré, Leibnitz s’en est tiré. Mais notre admiration pour lui ne doit pas en diminuer. Il s’en est tiré. Tout est imparable, ce qu’il dit : l’incompossibilité.

Mais il faut y croire, c’est formidable comme notion. C’est une notion merveilleuse, mathématico-métaphysique, et c’est la plus belle chose du monde. Ne dites plus jamais à propos de l’existence : c’est impossible. Vous devez dire : c’est incompossible.

C’est la configuration de la vérité et de la forme du temps. Là on est en plein dans notre sujet. Mais, comment il a échappé ? Comment il a pu restaurer au dernier moment le Dieu véridique ? Pas difficile, parce qu’il a posé comme condition que les séries divergentes ne pouvaient pas appartenir au même monde.

Évidemment, si les séries divergentes ne peuvent pas appartenir au même monde, si les bifurcations fondamentales se font entre les mondes, et non pas dans un seul et même monde, il a raison. Il y a un Dieu véridique.

Si les bifurcations fondamentales, et si les séries divergentes divergent dans un même monde, qu’est-ce qui permettra de dire : dans un même monde, puisque ça diverge ? Il ne sait pas encore. Faut tenir, faut tenir, faudrait s’accrocher à ce qu’on a.

Supposons, si les séries divergentes appartiennent et divergent à un même monde. A ce moment-là, le Dieu véridique de Leibnitz il passe du côté des puissants et du faux. Quelle affaire ! Heureusement on peut se dire : ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible que les divergences appartiennent à un même monde. Non, oui, oui, non.

Est-ce que c’est possible ? Il y a un mot qui n’a pas été prononcé. Il y a un mot qui n’a pas été prononcé : le philosophe chinois. Leibnitz connaissait bien l’existence du philosophe chinois, il connaissait ça à fond. Au dix-septième siècle il y a plein de dialogues entre... Il y a des titres de livres : Dialogues entre le philosophe chrétien et le philosophe chinois, ils adoraient ça.

Je crois pas que tout ça, ça date de nous. Vous savez ce qu’il fait ? Je lis un texte, comme ça... « La controverse philosophique usurpe une bonne partie du roman. Je sais que de tous les problèmes aucun ne l’inquiéta et ne le travailla autant que le problème insondable du temps. Eh bien, c’est le seul problème qui ne figure pas dans les pages du roman. Il n’emploie même pas le mot qui veut dire temps. »

Comment vous expliquez-vous cette omission volontaire ? Je ne sais pas ce qui se passe pour le philosophe chinois, nous le verrons la prochaine fois, mais je sais que c’est bien ce qui se passe pour Leibnitz. Pas une fois il n’emploie le mot temps. Peut-on croire cette omission volontaire ?

Alors que tout porte là-dessus. Je veux dire, c’est le problème des futurs contingents. Or, le problème des futurs contingents c’est l’affrontement du concept de vérité avec la forme du temps. On l’a vu. Pas une fois il n’emploie le mot « temps ».

Eh ben oui il a une raison. Nous pouvons le dire au moins, la raison que Leibnitz il a, de cacher ce mot, de ne pas l’employer une fois. C’est que s’il l’emploie il y a danger. Peut-être que la forme du temps nous donne l’aspect, la perspective sous laquelle les séries divergentes appartiennent à un seul même monde.

Si les séries divergentes appartiennent à un seul même monde, nous nous trouvons absolument dans, quelques siècles plus tard, les récits de Borges.
-  Quelle est la forme de Borges par rapport à Leibnitz ? Dire le mot « temps ». Et au nom de ce mot « temps » enfin proféré, faire que les séries divergentes soient constitutives d’un seul et même monde.

Et c’est deux des principales nouvelles d’un des premiers ouvrages de Borges, nouvelles si connues que là je vais très vite. Ouvrage intitulé "Fictions, première nouvelle", « Le jardin aux sentiers qui bifurquent ». Donc je tire d’aller voir la ressemblance hallucinante avec Leibnitz et en même temps, le point fondamental de rupture.

Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses solutions se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres. Sextus va à Rome ou bien il ne va pas à Rome. Dans la fiction du presque inextricable, Ts’ui Pên, le grand philosophe architecte chinois... Dans la fiction du presque inexplicable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément.

Simultanément, vous allez me dire que c’est pas le temps. Ben si, simultanément c’est le temps. Je veux dire la simultanéité ne fait pas moins partie du temps que la succession. Il crée ainsi divers avenirs, problème des futurs contingents, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contradictions du roman.

Fang, par exemple, détient un secret. Un inconnu frappe à sa porte, Fang décide de le tuer. Naturellement, il y a plusieurs dénouements possibles. Fang peut tuer l’intrus, l’intrus peut tuer Fang. Tous deux peuvent réchapper. Tous deux peuvent mourir, etc.

Dans l’ouvrage de Ts’ui Pên, tous les dénouements se produisent. Accordez-moi qu’on pourrait dire dans l’ouvrage de Robbe-Grillet. Dans l’ouvrage de... ce type de narration dont on parlait. Dans l’ouvrage de T’sui Pên tous les dénouements se produisent, chacun est le point de départ d’autres bifurcations.

Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent. Par exemple, vous arrivez chez moi, mais, dans l’un des passés possibles, vous êtes mon ennemi ; dans un autre, mon ami, et mon ennemi dans l’autre. Parfois ça converge, parfois ça diverge. Il termine : dans le temps bifurque perpétuellement vers d’innombrables futurs, dans l’un d’eux je suis votre ennemi.

Et la fin ce sera quoi ? C’est l’assassinat par l’espion, c’est un dialogue entre un espion et le descendant d’un sage chinois. Et l’espion assassinera le descendant du sage chinois. Substitution de personnage du faussaire, l’espion au Dieu véridique. Le monde, et la substitution repose uniquement sur ceci : le monde est constitué diaboliquement par la divergence des séries.

L’autre texte c’est « La mort et la boussole », je crois. Tiens, « La mort et la boussole » c’est bien parce qu’il y a cristallin dedans, mais, mais oui, mais oui j’ai vu ça tout à l’heure ! Et oui, oh, mais oui ! Le mystère tragique lui paru presque cristallin, vous voyez, tellement [...], eh, pourvu que ce soit comme ça dans l’original mais enfin, ça n’a pas d’importance.

Là, il va encore plus loin, Borges, dans « La mort et la boussole ». Puisque il se donne un seul monde avec quatre crimes. Un au nord, un à l’ouest, un à l’est, ça fait plutôt trois crimes, un triangle équilatéral, une espèce de pyramide planesque, quoi, sur plan, hein ? Un triangle équilatéral, qui fait que le policier se dit : il y aura nécessairement un quatrième crime au sud, exactement à tel endroit, et le policier y va, et c’est son propre assassinat qui a lieu.

Bien, mais avant de mourir le policier dit quelque chose à son assassin. Il lui dit : « Mais, t’as pas été encore assez loin. D’accord, d’accord, t’as fait tes quatre crimes, et tu m’as eu, etc. » Mais, c’est-à-dire, les séries divergentes, tu les as réunies dans un même monde. Mais ça suffit pas. Ça suffit pas encore pour dégager le temps. Il faut encore aller plus loin :

« Dans votre labyrinthe, il y a trois lignes de trop. Je connais un labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite. Sur cette ligne, tant de philosophes se sont égarés qu’un simple détective peut bien s’y perdre. Quand dans un autre avatar, vous me ferez la chasse, commettez un crime à A, puis un second crime à B, à huit kilomètres de A, puis un troisième crime à C, à quatre kilomètres de A et de B, à mi-chemin entre les deux. Attendez-moi ensuite en D, à deux kilomètres. Non plus la figure du losange, mais la figure de la ligne droite. Car la figure du losange, ou la figure de la pyramide, peu importe, elle subordonnait encore le temps, aux conditions d’un monde, tandis que dans le labyrinthe de la ligne droite c’est la forme pure du temps. »

Alors, ou bien vous en pouvez plus, vous en pouvez plus peut-être ? J’ai mon troisième récit, bah oui, ben, je vous le ferai la prochaine fois. Je voulais savoir si... voilà.

[Un auditeur] Quoi ? Non, tu veux maintenant ? Oui, je sais pas, moi, enfin c’est à vous si vous en pouvez plus, euh...

Il faut en effet... parce que autant terminer par des bouffonneries parce que sinon la prochaine fois ça aura l’air pas sérieux. Voilà ce beau roman de Maurice Leblanc, je vous le résume. À mon avis il prend place entre les deux, de Leibnitz à Borges. La vie extravagante de Balthazar, on raconte l’histoire suivante, Balthazar est un jeune homme au métier incertain. Il est professeur de philosophie quotidienne pour pensionnats de jeunes filles. C’est extrêmement important, là je n’essaie pas de vous faire rire parce que on en aura vraiment besoin. Tout ça c’est des notions qui nous seront utiles. C’est un professeur de philosophie quotidienne pour les pensionnats de jeunes filles.

Cette philosophie quotidienne consiste en quoi ? À faire un discours qui est plus bizarre qu’il n’y paraît. Il n’y a pas d’aventures. Il n’y a jamais rien d’extraordinaire. On croit qu’il y a des choses extraordinaires. Bien sûr, nous croyons.

Mais, si on sait remettre un peu d’ordre dans les séries, on s’aperçoit que tout ça est très, très ordinaire. Si vous sentez pas une espèce de vague écho de Leibnitz, où Dieu il mélange les séries, alors on se dit qu’il y a des discontinuités, mais sinon tout ça est continu, chaque monde est défini par une convergence.

Oui, rien ne peut être extraordinaire. On m’annonce que la fée, que la fée m’attend chez moi pour me faire un beau cadeau. J’y vais, mais, euh, oui, c’est étonnant, c’est étonnant, ça a l’air étonnant, mais, attendant l’explication, sachant l’attente, tout ça s’explique très ordinairement. C’est la sagesse du jeune Balthazar, qui conquiert comme ça après les jeunes filles du pensionnat, n’est-ce pas ?

Bien, mais voilà que quelque chose arrive à Balthazar. Qu’est-ce qu’il y a ? Eh bien, il va voir une voyante, première chose qui lui arrive, il va voir une voyante, qui lui dit : « C’est un enfant trouvé, Balthazar ». La voyante lui dit : « je vois ton père ». Il dit : « Ah bien tant mieux, j’aimerais bien, moi, trouver mon père. J’ai pas de père, mais je suis persuadé que c’est tout à fait ordinaire, que ça s’explique très facilement que mon père m’ait perdu. Euh, mais alors, vous m’annoncez que je vais avoir... »

Donc il va voir la voyante, lui aussi, c’est toujours la même histoire, c’est toujours les futurs contingents. Et la voyante lui dit : « Oui t’as bien un père, mais lui il n’a pas de tête ».

Donc je définirai Balthazar : l’enfant trouvé au père sans tête. C’est une définition nominale. Voilà. Mais il a deux autres choses assez curieuses.
-  Un pas curieux, il a des empreintes digitales, comme tout le monde, mais qui le distinguent des autres. Il a des empreintes digitales,
-  et enfin chose plus rare, il a un tatouage énorme sur la poitrine, formée de trois lettres, MTS. Non, MTP, pardon, MTP, MTP. Première point.

Voilà les trois caractères de Balthazar. On lui annonce qu’il a un père sans tête, il a un tatouage, il a des empreintes digitales. Et ben, là-dessus le roman commence. Il reçoit une lettre d’un notaire, qui lui dit, vous êtes le fils du comte de Coucy-Vendôme, récemment assassiné.

-  Alors, ça c’est le premier niveau. Vous êtes le fils du comte de Coucy-Vendôme, récemment assassiné. Il y va, il va tout de suite voir le notaire, il lui dit : « Enfin, un père, j’ai trouvé un père ! » Et il dit, « A propos, il a été assassiné comment, mon pauvre père ? » Et le notaire lui dit : « Comment, vous ne lisez pas les journaux ? Euh, on l’a retrouvé, terrible, la tête décollée ». Il dit « La voyante m’avait déjà dit ». Le notaire dit : « Quoi ? ». Alors, ça marche, et le père a laissé un mot disant mon fils, Balthazar vit sous le nom de Balthazar, je lui lègue toute ma fortune, veuillez le retrouver. Vous le retrouverez aux deux points, vous le reconnaîtrez aux deux points suivants. Il a un tatouage MTP et il a telles empreintes digitales, dont la copie est là. Alors, il ouvre sa chemise, tout ça, et le notaire dit : vous êtes bien le fils du comte de Coucy. En même temps, il rentre chez lui et il trouve une lettre, il dit : tiens, c’est d’une autre de mon père, pourtant ça n’a pas l’air d’être la même écriture.

-  Deuxième niveau. Cette lettre lui dit : vas chercher dans un arbre, dans le creux d’un arbre, une somme importante, elle est à toi mon fils. Et, elle est signée cette lettre : Gourneuve. Gourneuve est un inquiétant individu qui a fait quelques visites à Balthazar précédemment. Et Gourneuve est le chef d’une bande de criminels. Et Gourneuve lui dit dans sa lettre : tu es mon fils, la preuve, etc. Tu as, etc. les empreintes. Il dit : « Ah bon ? » « Me v’la avec deux pères ! » qu’il dit. Et il se précipite au café d’en-dessous et il dit : « Qu’est-ce qui est arrivé au grand bandit Gourneuve ? » On lui dit : « Il a été décapité hier ». Il dit : « Mais pourquoi ? » « Parce qu’il avait assassiné le comte de Coucy-Vendôme. » Alors, il dit : « Aïe, aïe, aïe. Deux pères, dont l’un a tué l’autre, et qui ont en commun d’être sans tête. »

-  Troisième acte, troisième niveau. Il va prendre l’argent quand même. Il prend l’argent, mais il ne sait pas à qui... Finalement, il semble que ce soit de l’argent du premier père, du comte, qui a été volé par le bandit, par Gourneuve. Il dit : « De qui je suis le père ? De qui je suis le fils ? Là-dessus il n’a pas le temps de réfléchir longtemps, il se fait enlever par des Anglais. » Il se fait reprendre par des Français, la police, et livré par la police française, au bout d’un très long voyage, au terrible Revad Pacha.

Parenthèse, Gourneuve avait fondé la bande des Mastropieds. La terrible bande des Mastropieds, bande criminelle, dont vous remarquerez qu’elle comporte MTP. Gourneuve se réclamait de ce signe, pour dire à Balthazar : « Tu vois que tu es mon fils. »

Bon, alors, on le livre à Revad Pacha, dans des pays très lointains. Et Revad Pacha a pour épouse Catharina la Bougresse. Mais Revad Pacha et Catharina sont en guerre l’un avec l’autre et ils sont terribles. Ce sont des... d’une cruauté, une guerre très très cruelle.

Il aime beaucoup son père, il aime tous ses pères, et il continue à dire : « Mais tout ça aura une explication très simple, tout ça s’explique tout simplement, il suffit d’attendre un peu, il tient très fort sa philosophie quotidienne. » Euh, bon, et voilà que, il est fait prisonnier par sa mère Catharina, dont le premier geste est de décapiter - ça arrête pas ! - Revad.

Mais, son nom là-bas est Mustapha, MTP. Bon, c’est bien la preuve qu’il est le fils de Revad. Troisième père. Alors cette fois-ci ce n’est pas le second père qui a tué le premier, ça c’est fait entre le père et la mère, au troisième niveau.

-  Quatrième niveau, il va être décapité à son tour par sa mère, Catharina la Bougresse, lorsqu’il est sauvé par un poète, le grand poète Beaumesnil. Le grand poète Beaumesnil, qui lui dit : « Tu es mon fils » - quatrième père - « Tu es mon fils, la preuve c’est que tu as un tatouage MTP et que j’ai tes empreintes ».

Voilà. Il commence a en avoir assez là, Balthazar. Il dit : « Je vais finir par plus les aimer, moi j’ai déjà aimé trois pères, j’en peux plus, je vais craquer à la fin ». Et il a ses premiers soupçons. Est-ce que le vrai mot de la sagesse de la philosophie quotidienne ce n’est pas que le complexe d’Œdipe n’a aucune importance ?

Tout ça, père ou pas père, strictement aucune importance, mais aucune, aucune, aucune. Ce qui serait une manière élégante, en effet, de supprimer...

[Une auditrice du cours]

Certes, oui... ...Et il se révèle là que la philosophie quotidienne pour pensionnats de jeunes filles est une des plus grandes philosophies qui soient au monde. Mais, mais le poète Beaumesnil, là, se révèle être un très mauvais père, il veut lui voler son argent. Il est bien père, mais il veut lui voler son argent, c’est vraiment le mauvais père.

Et en plus, il déclame des poésies tout le temps, il est complètement fou. Et ça éclaire Balthazar : s’il est fou, ah, tiens, il est fou, il est sans tête, il a perdu la tête. Bon, celui-là, on n’a pas besoin de la décapiter, il aura perdu la tête.

Bon, seulement c’est embêtant parce qu’il s’enfuit en volant l’argent, et en assassinant un innocent voisin, un innocent voisin de Balthazar, le clochard, Monsieur Vaillant du Four. Le bon clochard, Monsieur Vaillant du Four qui bien sûr était alcoolique, ivre mort toute la journée, mais enfin était très ami de Balthazar.

Et, avant de mourir - donc il y a quatre pères, tous qui ont les preuves, et qui ont les preuves indépendamment les uns des autres. C’est parfait, comme structure romanesque, parfait. Et ils se tuent, deux tuent un, en trois ça se tue, et quatre on a tué le pauvre Vaillant du Four, qui est quoi ?

Là on va voir, on va se trouver dans le schéma, on va retrouver tout dans le schéma. Et Vaillant du Four, juste avant de mourir, en sanglotant et en buvant, raconte à Balthazar, et en pleurant beaucoup, il dit à Balthazar : « Je suis ignoble. Tiens, voilà ce qui s’est passé. C’est moi, ton père ».

-  Cinquième. « Voilà ce que j’ai fait. Avec ta... avec ma femme, je tenais dans le temps, j’ai pas toujours été clochard. Je tenais dans le temps, un petit pensionnat pour enfants riches, pour enfants riches dont les parents voulaient se débarrasser. Et j’en ai eu quatre, il m’est arrivé quatre enfants riches. »

Et puis un jour il y a eu une inondation. Les quatre y sont passés, et il restait toi. Il se ravise, il pleure encore plus et il dit : « Tu sais, je buvais quand même déjà un peu, je ne suis pas absolument sûr que ce soit toi qui sois resté, que ce soit... que tu sois mon fils. Tout ce que je peux dire c’est que sur les cinq il en est resté un. »

Et il se met à pleurer, il dit : « J’ai eu une idée abominable, pardonne-moi, une idée d’escroquerie, mais qu’est que tu veux que je te dise ? C’est affreux, j’ai honte. Du survivant, j’ai pris l’empreinte digitale. Et je l’ai envoyé aux quatre pères, en disant : votre enfant a survécu. Et vous le reconnaîtrez à ceci, qu’il s’appelle Balthazar, qu’il a telles empreintes digitales, et je t’avais fait tatouer les lettres MTP.

Et les lettres MTP que je t’ai fait graver un jour, ou tatouer un jour où j’étais complètement ivre, c’est, tu ne l’ignores pas, la fameuse formule du livre de Daniel, du livre sacré qu’on ne peut lire qu’en tremblant : Mane « Mane tessel pharès, Mane tessel pharès », qui signifie, vous le savez tous, ça fait partie de la culture de base : compter, peser, diviser, c’est-à-dire, qui correspond exactement à notre "enlever, c’est peser". »

« Mane tessel pharès, Mane tessel pharès », c’est ce que la main, la main surhumaine écrit sur le mur lorsque le roi de Babylone, Balthazar, lorsque le roi de Babylone, Balthazar, se livre à une orgie, pour laquelle il se sert des vases sacrées ôtés au temple de Jérusalem, et adore les idoles.

Et il fait venir Daniel pour lui dire : « Qu’est-ce que signifie cette écriture et que signifient ces mots que je ne comprends pas, « Mane tessel pharès » ? » Et Daniel lui dit : « C’est une écriture, Ô roi, que tu ne connais pas, Ô roi Balthazar, mais qui signifie que, pour toi arrive la fin, enlever c’est peser. Et c’est pas fini : tu vas mourir, et ton royaume sera divisé. Et Balthazar mourra. »

Mais Daniel a un nom babylonien. C’est le roi de Babylone, Balthazar. Et le nom babylonien de Daniel, c’est Belsazar. C’est bien proche, ça. Alors, qu’est-ce que c’est que tout ça ? Le vieux clochard a fait son coup. Tout s’explique. Ça c’est le triomphe de l’autre. Tout s’explique, très ordinairement. Tout était ordinaire. C’était très normal. Tout ça... il n’y a rien d’extraordinaire.

Il a fait son coup, MTP, bon... Tous les pères pouvaient croire, etc. Mais, mais, mais, mais, qu’est-ce qui se passe quand même ? Ben, Vaillant, ivre mort tous les jours, lui aussi Vaillant du Four, c’est un père, c’est même pas forcément le vrai père puisqu’il ne sait pas, celui qui a survécu. C’est un père de plus, le cinquième, et lui aussi il a perdu la tête, il vit ivre mort du matin au soir. Et en plus il est mourant.

Donc, en plus il a égaré l’enfant. Et voilà que chacun des pères s’est mis à réclamer, indépendamment de l’autre, ayant reçu la lettre qui lui revenait, il a réclamé l’enfant pour son compte. C’est très important, ça, parce que tout s’explique à la fin. Tout est ordinaire.

Dans tout ça, y avait absolument rien d’extraordinaire. Tout est ordinaire et se réduit à quoi ? Admirez : à l’opération d’escroquerie d’un pauvre clochard, le Dieu de Leibnitz avec ces types-là, ces quatre mondes. Et quatre mondes possibles. Le monde du comte, le monde de Gourneuve l’assassin, le monde de Revad Pacha, le monde du poète Beaumesnil, ces quatre mondes possibles. Mais qui non seulement font partie du même monde, mais se dissolvent dans le plus ordinaire, c’est-à-dire, dans la continuation ordinaire d’une pure ligne droite. À ce moment-là, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est plus le dieu véridique qui évoluait sous nos yeux dans Leibnitz.

C’est la puissance du faux du pauvre escroc. C’est la puissance du faux du pauvre clochard escroc. Et il fallait, confirmation merveilleuse pour nous, il faut que les histoires elles apportent une confirmation.

Admirez comme nous avions un pressentiment juste et sûr, lorsque nous disions : le fabriquant d’image-cristal doit lui-même passer dans le cristal sous la forme de la puissance, ou d’une des puissances du faux. Admirez comment Vaillant du Four a été le fabriquant de l’escroquerie, c’est-à-dire de toute l’image-cristal.

Mais a du y passer lui-même à titre de père parmi les autres. Et dans tout ça, alors, on se retrouve dans la série ordinaire du temps, le temps vide et pur. Le temps vide et pur et la crise de la vérité. Encore une fois, c’est la forme du vrai qui se met, qui est mise en question par la puissance du temps.

Pourquoi ? Parce que la puissance du temps semble, pour des raisons encore mystérieuses, pour nous pour le moment, ne faire qu’un avec la série des puissances du faux, avec la série des puissances du faux-même. Et qu’est-ce qui se sera passé, dans toute cette histoire et à travers, toute cette vie très ordinaire, très ordinaire ?

À travers toute cette vie très ordinaire une seule chose arrive à Balthazar. Il découvre qu’il aime de tout temps une jeune fille du nom de Colocase qui vivait à ses côtés d’une manière modeste, et qu’il ne regardait même pas. Il découvre son amour pour la jeune fille bien. Et à l’issu de tout, cette série, qui s’est réduite et ramenée à l’ordinaire, il y a production de quoi, comme idée à la fin ?

Au moins ça aura servi à quelque chose. Je me suis aperçu de la seule chose qu’il y ait de nouvelle au monde, à savoir, un amour. Il s’est aperçu de la production du nouveau comme effet de la série de ce temps ordinaire et infiniment ordinaire.

Eh bien, ça nous fait beaucoup avancer. Alors, tout ce qu’on peut dire, là, c’est que maintenant on tient à plusieurs niveaux, ce même problème :
-  C’est-à-dire, la rencontre, la rencontre d’une puissance du temps et d’une puissance du faux, au point que nous sommes en droit de nous dire : en quoi est-ce une seule et même puissance ?

Est-ce que la mise en question de la vérité ne peut se faire qu’en même temps que se dégage une ligne pure du temps ? C’est le temps, formellement, qui met en cause la forme de la vérité. Voilà, la suite... Ça s’arrête, ça tombe bien, là.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien