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 CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES)
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 CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES)
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 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25

41- 17/05/83 - 3

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... et nier de lui l’opposé par lequel il passe. C’est ce qu’on appellera la dialectique hégélienne, qui encore une fois ne consiste pas à nier le principe de non-contradiction, mais à développer le principe de non-contradiction, à le prendre à la lettre. Donc si le principe d’identité analytique est, selon Hegel, le principe vide des essences, avec lequel on ne peut penser - comme il dit dans son langage - que l’essentialité abstraite, en revanche le principe de non-contradiction est le principe par lequel la pensée et le réel s’engendrent et se développent simultanément, vont du même pas, au point que je peux dire : le réel est le concept et le concept est le réel. Quelle aventure... Pouvait-on aller plus loin ?

Eh ben oui, pourquoi pas, on pouvait... euh non, on pouvait jamais, on ne peut... à aucun moment on ne peut aller plus loin, mais on peut aller ailleurs... (Rires) ... si on a des raisons d’aller ailleurs... Car je termine ces premiers sondages par une remarque... dès lors on pourra en faire une petite notule... car je suis étonné à quel point, c’est curieux, mais les gens ils sont pas enthousiastes pour cette question pourtant fondamentale : qu’est-ce qui distingue la dialectique antique de la dialectique moderne ? Car enfin il est connu que le nom de dialectique, il est employé constamment par Platon, et que Platon prétend faire une philosophie dialectique. Alors est-ce que ça veut dire qu’il disait déjà tout ça ? Non. Je vais vous le dire : à mon avis, la différence, la grande différence entre la dialectique ancienne et la dialectique moderne, c’est que la dialectique antique, c’est une dialectique, c’est une forme de pensée pour qui au contraire les choses sont contradictoires. C’est pour ça que c’est très important de comprendre que, chez Hegel, elles sont pas contradictoires, au contraire. Mais la dialectique antique, elle y va pas... elle y va pas de main morte. Elle nous dit : voyez, le monde est tumulte et chaos, il est contradictoire. Est-ce que ça veut que, pour eux, ça existe, ça, le contradictoire ? Pour personne le contradictoire n’existe. Pour personne. Sauf peut-être pour certains philosophes, mais qui passent un peu pour des humoristes : quelques philosophes qui ont fait une théorie de l’objet impossible, ou une théorie de l’absurde. Mais c’est plutôt du côté des Anglais qu’on trouverait ces... ces trucs... alors... Enfin, en gros, personne n’a jamais dit : le contradictoire, ça existe. Puisque je viens de montrer que surtout Hegel le disait pas.

Quand ils nous disent : le monde est tumulte et contradiction, le monde est tumulte, chaos et contradiction, ça veut dire pour eux : le monde est apparence. Le monde est apparence. Et vous, hommes modernes - c’est-à-dire antiques, hein ? vous allez voir pourquoi je dis hommes modernes, mais mettons : et vous, hommes antiques - votre tâche, votre tâche à vous, votre tâche actuelle, c’est de sortir de ce chaos. Est-ce que ça veut dire se réfugier dans la pensée ? Pas du tout, pas du tout. Chez Platon, pas du tout, c’est pas du tout une sortie, euh... C’est aussi ça, ça dépend, ça dépend des nuances. Il s’agit de sortir de ce monde contradictoire qui est tumulte et chaos, pour - pour quoi ? Il s’agit d’un combat. Il s’agit d’une espèce de combat, de lutte contre les apparences, contre les ténèbres, contre le chaos, contre... tout ça... contre toute la sauvagerie du monde, quoi. Et au nom de quoi ? Pour établir - alors là, à votre choix, avec toutes sortes de nuances - ou retrouver, ou recréer, ou inventer une vie spirituelle, une vie spirituelle qui soit à part, et du point de vue de laquelle le tumulte et le chaos ne nous parviennent que d’une manière assourdie.

Bien sûr on pourra jamais le faire taire complètement. Ne nous parviennent que d’une manière assourdie... Il faudra créer une vie spirituelle qui engendre ses propres formes, lesquelles formes ne devront plus rien au sensible, au monde des apparences. Appelons-les ce que vous voulez : formes abstraites, formes purement spirituelles. Et pourtant ça peut être des formes politiques : la forme de la cité, la forme de la cité future, la forme de la cité de l’avenir, la forme de la cité radieuse. Ça peut être des formes artistiques, des lignes géométriques ou des lignes organiques. Ça peut être des formes scientifiques. De toute manière, il faudra combattre et rompre avec le contradictoire pour former une vie spirituelle capable d’engendrer ses propres formes. Bon... Voyez que c’est très différent : je dirais que ça, c’est de la dialectique, en effet, c’est de la dialectique à l’ancienne. Et ce qui va être passionnant, chez eux, ça va être cet engendrement des formes spirituelles, dans tous les domaines encore une fois : politique, artistique, mathématique. Des formes spirituelles qui seront donc, de leur point de vue, étonnamment modernes. Si bien que je dirais que - pour finir avec ce point, le plus vite que je peux - à mon avis il y a bien des modernes de notre époque qui ressemblent de très près à la dialectique ancienne, et qui, bien plus, si on pense à eux, alors - nous, on a perdu la vie spéciale de cette dialectique ancienne - mais si on pense à eux, ça redonne à la dialectique ancienne quelque chose de son... de son intensité.

C’est - ce dont on a parlé tous ces temps-ci - les expressionnistes. L’expressionnisme. Si vous essayez de bien établir une espèce de différence entre le romantisme et l’expressionnisme allemands, qu’est-ce que c’est ? C’est que le romantisme allemand, c’est la grande dialectique au sens moderne : faire que la genèse et le développement de la pensée et des choses soient une seule et même genèse et développement. La philosophie romantique passera par Schelling et par Hegel. Novalis, Hölderlin seront dans un rapport avec Schelling et Hegel extrêmement intime. Et ce sera perpétuellement une pensée de la position par négationde l’opposé. Ce sera les fameux rapports de l’esprit et de la nature dans le Romantisme, et la réconciliation de l’esprit avec la nature, soit grâce au devoir moral, toujours (Fichte), soit grâce à l’activité artistique. Et vous avez à l’intérieur du Romantisme toutes sortes de tendances qui se disputent mais qui tournent toujours autour de ce problème. L’expressionnisme, lui, bien plus tard donc, au XIXe siècle, qu’est-ce qu’il fera ? Sa rupture avec le romantisme portera sur quoi ? Vous avez voulu réconcilier l’esprit avec la nature : vous êtes des sensualistes. C’est une merveille, ça, que Hegel soit traité de sensualiste (Rires). Ça se voyait pas, mais... c’était un sensualiste. En effet, avec votre histoire, toute votre histoire, vous restez attachés, finalement - c’est l’injure suprême pour un dialecticien - vous restez dans l’empirique, vous pataugez dans l’empirique, vous restez attachés au sensuel, au sensible, vous êtes prisonniers du tumulte et du chaos du monde. Simplement, vous le bénissez de la raison. Vous ne voyez pas la tâche du monde moderne.

Parce que le monde moderne est tumulte et chaos, la tâche de l’homme moderne est de sortir du tumulte et du chaos. Comment ? En construisant une vie spirituelle à part - voyez, c’est le contraire de la dialectique moderne, de la dialectique hégélienne - en construisant une vie spirituelle à part, c’est-à-dire une vie spirituelle qui ne doive rien à la nature, à ce qui existe, mais vous devez la faire exister, c’est à vous de faire exister quelque chose que vous n’emprunterez pas à l’existant. Et ce quelque chose, ça peut être dans une nouvelle union avec Dieu, disent beaucoup d’expressionnistes, une nouvelle union avec Dieu impliquant le sacrifice, impliquant l’esprit de sacrifice, c’est-à-dire la perte de l’individualité, la perte du moi. S’élever jusqu’à un univers spirituel qui créera ses propres formes.
-  Donc il s’agit pas du tout de fuir simplement le monde : il s’agit de fuir le tumulte du monde pour construire un univers spirituel qui soit l’univers spirituel où peut vivre... où l’homme moderne en tant que moderne peut trouver le repos, et qui sera aussi bien la forme de la Cité Radieuse, forme architecturale, que forme politique au besoin, forme picturale certainement, etc. etc. - seules choses qui pourront donner la paix à l’homme moderne, pas du tout une paix inactive mais une paix active et créatrice.

Et l’expressionnisme dira : dès lors, nous n’avons qu’un moyen d’expression pour marquer notre horreur du tumulte et du chaos, et notre appel à un univers spirituel à part, où les bruits du tumulte et du chaos ne nous parviendraient qu’assourdis - perpétuellement revient cette splendide... euh... pas métaphore... cette splendide image de l’univers spirituel où le chaos moderne n’arrive plus que sous forme de bruits assourdis....
-  C’est un peu ce que Michel Serres appelle cette espèce de bruit de fond du transcendantal ?
-  Je sais pas si Serres appelle ça comme ça... (rires) mais... là, j’ai des... peut-être, peut-être, mais là euh... si Serres l’appelait... si ça correspondait à ça chez Serres, Serres serait un pur expressionniste. Or je pense pas que... Ça doit être autre chose, parce que je pense pas qu’il soit très expressionniste... Ils disent qu’il y a qu’une seule expression, c’est le cri... c’est le cri... c’est le cri.

Et l’Expressionnisme n’a jamais fait qu’une chose : crier. Et crier, c’est aussi bien repousser - et l’image de cette pensée expressionniste, c’est quoi ? Cette fois-ci ce serait comme une pyramide ou un triangle dont le sommet ne cesserait pas de monter tout en repoussant la base. C’était ça, d’ailleurs, l’ancienne dialectique. C’est une étonnante rénovation de l’ancienne dialectique. Imaginez un triangle qui ne cesse de monter son sommet - ah ! c’est la fabrication de la vie... fabrication, que dis-je, c’est la construction de la vie spirituelle moderne - tout en repoussant sa base qui est le tumulte et le chaos du monde moderne. Et son seul moyen d’expression, c’est le cri, qui a un double aspect : repousser la base, je repousse la base de mon pied, et en même temps de ma tête je ne cesse d’élever la pointe du triangle, et de ma tête à mes pieds et de mes pieds à ma tête il y a le cri, le cri qui est tourné vers - c’est tout de même plus profond que la théorie du cri de naissance... (Rires) c’est autre chose que le cri de naissance... - le cri il est tourné, là, il exprime à la fois cet effort pour se désengluer du tumulte et du chaos et cette ouverture vers un monde spirituel, la bouche qui crie. Or, dans la dialectique hégélienne, le cri, il avait un grand sens, mais c’était un tout autre sens.

On l’a vu - je reviens au cinéma - comparez le cri expressionniste et le cri soviétique. Je veux dire (Rires) : il y a deux grands auteurs de cinéma qui ont su traité du cri, c’est les expressionnistes - et notamment Murnau, je crois plus que tout autre, Lang aussi, Lang et Murnau... non, je parle cinéma... - et de l’autre côté Eisenstein. Bon, des images de cri, vous savez, c’est pas facile, ça se pose dans tous les arts, ça se pose en peinture, ça se pose en philosophie, ça se pose partout... Des cris philosophiques, c’est quelque chose, arriver à pousser un cri philosophique... Facile, de pousser des cris de bébé, facile... Pourtant ça a l’air difficile quand on voit à la télé la recherche du cri primal, ça a l’air rudement dur... mais enfin ça va pas loin, vaudrait mieux faire crier les gens autrement, quoi, ils ont d’autres cris à pousser que... Enfin chez Eisenstein, le cri c’est bien un cri dialectique moderne. Le cri, les admirables cris d’Eisenstein - pensez au "Cuirassé Potemkine" - c’est quoi ? Ces cris prodigieux, c’est des sauts qualitatifs, c’est des bonds qualitatifs, c’est le saut dans la qualité opposée, de la tristesse à la colère, le saut de la tristesse à la colère. Bon. C’est un bond qualitatif fantastique, le cri, c’est-à-dire : c’est ce que j’appelais l’élévation de l’instant à la puissance deux. En sautant d’un instant à l’autre, vous élevez l’instant, le deuxième instant à la seconde puissance, ou à la puissance n. C’est ça, le cri dialectique. Et le cri des marins du Potemkine, c’est le cri dialectique. Tandis que si vous vous rappelez Faust de Murnau : Marguerite crie, le cri de Marguerite... Si vous vous rappelez Loulou de Pabst... hélas, elle crie pas, dans mon souvenir (rires), mais ça c’est une infériorité de Pabst, c’est parce que Pabst a pas su, a reculé devant une image de cri pas facile... la vie est dure... mais peut-être qu’elle crie, j’ai pas assez de souvenir... mais je crois pas qu’elle crie, en tout cas dans l’opéra de Berg elle crie, elle crie, et elle pousse un cri qui est le plus beau cri de l’histoire de la musique... bon, alors... ou enfin un des deux plus beaux cris de l’histoire de la musique (rires)...

Alors, alors... L’autre c’est, du même auteur, le cri de Marie dans Wozzeck... Voyez que le cri expressionniste, il est complètement différent du cri... c’est pas du tout... Le cri soviétique, extrême issue de la dialectique hégélienne marxiste, c’est : de la tristesse à la colère. Camarades, vous ne tirerez pas sur nous ! Une bouche qui crie. C’est le bond qualitatif. L’autre, c’est pas ça du tout. Le cri de Marguerite, le cri de Marguerite dans Faust de Murnau qui est une image mais splendide, splendide, splendide... Le cri de Lulu de Berg, qui une image sonore mais prodigieuse, quoi, où vos larmes coulent : ça c’est le cri expressionniste. C’est vraiment Lulu qui est tombée dans le fin fond de l’abjection, dans le tumulte et dans le chaos, et assassinée par Jack l’Eventreur. Et son amie la baronne... c’est la baronne ?
-  La comtesse.
-  ... et son amie la comtesse, juste après le cri de mort de Lulu, va chanter cette espèce de chant qui monte jusqu’au ciel, qui est le chant de la rédemption de Lulu. D’un côté le cri qui est comme tourné vers ce tumulte, ce chaos dont on sort, et qui s’ouvre vers la vie spirituelle capable de créer ses propres formes, voilà ce qu’est le cri expressionniste, qu’il ne faut surtout pas confondre avec le cri soviétique, avec le cri dialectique, car supposez que dans la rue vous entendiez un cri, il devient très important pour vous de savoir si c’est un cri dialectique (explosion de rires), ou un cri expressionniste, pour savoir ce qu’il faut faire. Car je laisse aux... je veux pas faire violence à vos consciences, ça devient affaire de votre conscience, ce que vous ferez suivant... vous pouvez vous tromper évidemment... si vous vous comportez vis-à-vis d’un cri dialectique comme si c’était un cri expressionniste, là, le malheur s’abat sur vous immédiatement. L’erreur inverse est moins grave à mon avis, entraîne moins de mauvaises conséquences pour vous.

(Intervention inaudible)

-  Quel est le plus urgent de ces cris ? Là, je crois que, là aussi, y a pas de réponse générale, ça dépend de la situation. Et encore... et encore... Ça, ça ferait partie des exercices pratiques en philosophie... On serait dix, si c’était possible, on serait dix et on se poserait des problèmes comme ça, une espèce de casuistique en philosophie, ce serait bien... Bon, mais, ça prendrait < nous perdons ? > du temps, tout ça, bon... mais vous devez être épuisés, je vais pas abuser de vous... Alors, surtout que... vous allez comprendre que c’est pas fini. Car, mettons, on vient de faire tout un groupe... j’insiste là-dessus, quand même : le coup des modernes, des post-kantiens, ç’a été faire passer la barrière - comme on dit, vulgairement, mal, je devrais pas parler comme ça - très haut. Je veux dire : la barrière entre le réel et le possible. Ils ont dit : mais vous savez, la pensée elle commence à pénétrer adéquatement le réel et l’existant déjà au niveau du principe de non-contradiction, vous le saviez pas mais c’est comme ça. Bon. Ça, j’espère que vous avez bien... Le réel n’a pas cessé de monter vers la pensée, et la pensée n’a pas cessé de descendre dans le réel. D’où cette espèce de coup de pied expressionniste qui est une réaction contre tout ça, qui dit : oh non, non, on était en train de nous faire une pensée qui patauge dans le réel, un réel qui monte dans la pensée, à ce moment-là il n’y a plus de vraie création. Il faut créer... Et en effet, tout ce que je vous ai dit sur la théorie du cri expressionniste, et de la vie spirituelle selon l’expressionnisme, vous la trouvez explicitement chez les grands auteurs expressionnistes, mais vous la trouvez aussi chez des auteurs très différents et qui, pourtant, ont quelque chose de commun avec l’expressionnisme.

Par exemple, en peinture, c’est la théorie même de Kandinsky. C’est la théorie même de Kandinsky dans Du spirituel dans l’art. Dans Du spirituel dans l’art, vous trouvez une théorie qui, à mon avis, comporte aucune différence avec un manifeste expressionniste. Tout y est : sortir du tumulte du monde, créer l’univers spirituel, que l’univers spirituel engendre ses formes abstraites, etc., que c’est ça, la tâche de l’homme moderne, vous le trouvez mot-à-mot. Pour moi, De l’idéal dans l’art fait partie des plus beaux et des plus grands manifestes expressionnistes, et sans doute le plus beau, au point que Kandinsky n’était déjà plus expressionniste quand il l’a fait. Mais la théorie reste complètement expressionniste, jusque dans l’invocation d’une vie religieuse... bon... et d’une... ce qu’il appelle « théosophie », c’est-à-dire vraiment quelque chose qui paraît... ouais, c’est... bon (il s’esclaffe)... Mais pourquoi, au point où on en est, pourquoi est-ce qu’il y aurait pas aussi une nouvelle race de philosophes ? Vous me direz : mais pourquoi est-ce qu’il y aurait ? Mais c’est au fur et à mesure qu’on s’aperçoit des raisons qu’ils ont... Qui, eux - il y a quand même un principe qui, jusque là, a été négligé parmi les trois principes logiques - diraient : ben non, vous voyez, toute votre histoire de dialectique moderne, ça va pas, parce que finalement, supposez quelqu’un qui dise : moi je veux pas de la dialectique moderne, parce que c’est vraiment m’entraîner dans le tumulte, et la tâche moderne c’est pas suivre le tumulte et le chaos, la tâche moderne c’est élaborer l’univers spirituel qui nous fasse sortir du tumulte et du chaos... On vient de le voir : ce serait un expressionniste.

Donc disons que l’expressionnisme est une critique fondamentale du romantisme et de la dialectique romantique. Supposons que les expressionnistes aient raison, supposons un instant - c’est pas notre affaire de... déjà au point où on en est, avoir raison n’a aucun sens, mais je dis là par commodité, pour passer à autre chose - supposons qu’ils aient raison.

Est-ce qu’on n’aurait pas alors... Est-ce qu’il faudrait être nécessairement expressionniste, ou est-ce qu’on aurait d’autres points encore ? Mais après tout, on a oublié notre troisième petit principe purement logique ! Je disais : il y a qui, en apparence, se valent -
-  identité,
-  non-contradiction,
-  tiers exclu.

Quelque chose est A ou non-A : c’est plus la négation, c’est l’alternative. Tiens. Voilà ma question : est-ce que je peux concevoir, tout comme les dialecticiens après Kant, tout comme les post-kantiens, réconcilient la pensée et l’existant au niveau du principe de non-contradiction réinterprété - oui je me répète parce que... je vais plus lentement puisque là c’est un résumé - est-ce qu’on peut concevoir que... que quoi... que... de même que... oui, de même que les romantiques et les dialecticiens, que la dialectique romantique moderne a réconcilié la pensée et l’existant au niveau du principe de non-contradiction, quitte à réinterpréter ce principe, est-ce qu’on peut concevoir une race de penseurs qui se proposeraient de réconcilier la pensée et l’existant au niveau du tiers exclu, à condition de réinterpréter le principe du tiers exclu ?

Là, c’est moins évident, mais ce serait bien intéressant... Est-ce que ça nous plairait davantage ? Ce serait à chacun de vous de répondre, hein, moi j’en sais rien... A ce moment-là, qu’est-ce que ce serait, ça ? Ben c’est ce que je disais : ce serait une pensée qui ne serait plus ni contradiction ni combat, ni travail ni... Ce serait une pensée du « ou bien... ou bien »...

C’est quoi, une pensée du « ou bien... ou bien » ? Et du coup il suffit que je dise ça pour dire : mais, pas plus qu’on ne pouvait réduire le principe de non-contradiction au principe d’identité, parce que c’était oublier que le principe de non-contradiction apportait de nouveau par rapport à l’identité, deux négations (une première négation « n’est pas », une seconde négation « non-A »), et que donc il apportait la négation de la négation ;

quand je dis x est A ou non-A, j’introduis quelque chose d’absolument nouveau qui n’est pas compris dans le principe d’identité et n’est pas compris davantage dans le principe de non-contradiction. Bien plus, il s’est fait une opération prodigieuse, là, qui me plaît bien, qui est que, enfin, je crois que dans cette troisième perspective on est en train de se débarrasser du verbe « être ».

Parce qu’après tout, le principe de non-contradiction, même compris dialectiquement, il pataugeait toujours dans le verbe « être » : il substituait « n’est pas » à « est », il affectait le verbe être de la négation. Mais dans le principe du tiers exclu, on garde bien le verbe être : x est A ou non-A, mais on déplace, et on déplace sur quoi ? sur la conjonction « ou ».

Enfin, enfin, quelque chose de nouveau qu’on peut respirer. Enfin des conjonctions au lieu de l’éternel verbe être. Bon, alors peut-être qu’il y a d’autres manières de procéder, mais je me dis : et qui c’est, ça, ces types-là ?
-  « Ou bien... ou bien ». Voilà que la pensée, c’est l’alternative. Dès lors, le penseur, c’est un joueur ? Mais cela ne suffit pas de dire : c’est un joueur, c’est léger, c’est tellement facile, c’est même un peu dégoûtant de parler de la pensée comme jeu. Là aussi il faut parler littéralement : si penser, c’est jouer, et pas travailler (le travail du négatif), et pas combattre, ou...

Si penser c’est jouer, il faut dire quel jeu, et il faut pas se tromper. C’est-y les échecs ? C’est-y autre chose ? Je vais vous dire pourquoi c’est pas les échecs... Et si c’est pas les échecs on se retrouve dans Leibniz... Si c’est les échecs on se retrouve dans Leibniz... Enfin, je vais pas le démontrer parce que... mais... bon... Ça peut pas être les échecs. Alors c’est quoi ? quel jeu, quel type de jeu ? Et puis jouer, est-ce que ça veut dire être irresponsable ou pas ? Non, il y a des jeux à responsabilité illimitée, il y a des jeux à responsabilité limitée, il y a des jeux irresponsables... Tout ça, ça fait beaucoup de joueurs, il faut savoir de qui on parle.

Quand Nietzsche pense que penser c’est jouer, lui, il se cache pas, quoi. La notion de responsabilité, il a jamais compris. C’est pas qu’il soit contre, il sait pas ce que ça veut dire. C’est son affaire... Il a, comme on dit, un manque moral à cet égard, très très curieux, quoi (rires). Mais il y a d’autres auteurs pour qui, au contraire, « penser c’est jouer » ça veut dire que je suis responsable de tout, je suis responsable de tout l’univers. Alors bon, c’est pas la même chose, vous voyez. Alors comment on va se débrouiller ? Essayons juste un tout petit peu, là, de commencer, parce que... Et là on va trouver plein de choses... plein de choses pour... bon... Que j’espérais aller plus loin aujourd’hui, hélas !...

« Ou bien... ou bien » : pour moi, ça évoque une trinité, du point de vue philosophique. Du point de vue peinture, ça évoque aussi des choses. Après tout il y a bien des peintres qui pensent pas la peinture en termes d’opposition. Il y a des peintres qui pensent la peinture en termes d’opposition : opposition de complémentaires, par exemple. Je dirais pas pour autant que c’est des dialecticiens, mais d’une certaine manière... il y a des peintres qui pensent la peinture d’une tout autre manière...

Vous allez retrouvez tous ces schémas : comprenez que ça appartient pas simplement à la philosophie. La philosophie, elle travaille pour tout le monde, tout comme la peinture travaille pour tout le monde, et puis le cinéma travaille pour tout le monde. Il y a des cinéastes, il y a des cinéastes qui... ben oui, où je vois jamais d’oppositions, chez eux... je vois tout le temps des alternances. Et pourtant ça devient compliqué. Je prends un exemple immédiat facile : il y a des cinéastes qui mettent en conflit, en combat, le blanc et le noir. Ils en tirent de merveilleux effets de lumière, qui sont comme des formes spirituelles de la lumière. Ces cinéastes, on les connaît, on en a un peu étudié, on en a beaucoup parlé, c’est les expressionnistes. Y a un combat, on l’a vu, de la lumière et des ténèbres qui passe par le contraste du blanc et du noir.

Je prends un cinéaste comme Dreyer, ou comme Bresson. J’ai le sentiment - ce sera à justifier, là je le dis, il y a pas lieu pour le moment de me demander mes raisons, on verra - j’ai le sentiment que ça se passe tout autrement. Et vous pouvez dire, évidemment, vous pouvez dire : ce noir s’oppose à ce blanc. Mais c’est à force de dire des choses comme ça, qui sont pas fausses, qu’on fait pire, c’est-à-dire : qu’on fait des contresens et qu’on passe à côté des choses. J’ai le sentiment, quand je vois des images de Dreyer, que ça alterne. C’est pas un contraste du noir et du blanc qui exprimerait un combat de la lumière et des ténèbres. C’est une alternance, qui peut être impitoyable, de blanc et de noir, comme dans un pavage : un carreau blanc, un carreau noir.

Et chez Bresson, je vois bien qu’on peut constamment parler de blanc et de noir, et j’ai l’impression que, là aussi... c’est pas un pavage, mais... que c’est beaucoup plus sous la forme d’une alternance ou peut-être d’une alternative. Bon. Laissons ça à l’état de pure question, puisque ce sera pour la prochaine fois. On retrouvera ça la prochaine fois. Je pense, alors... je reviens à la philosophie.

Je vois un auteur, immédiat - ça va fonder ma lignée... j’essaie de dégager une lignée du « ou bien... ou bien », une lignée de l’alternative, c’est-à-dire : j’appelle lignée de l’alternative ceux pour qui le rapport de la pensée et de l’existant se fera au niveau du tiers exclu à condition de comprendre le tiers exclu d’une nouvelle manière - eh ben ça commence... à ma connaissance, ça n’existe pas avant... - là aussi on trouvera toujours des précurseurs - ça commence avec Pascal.

Pascal le catholique. Et il nous lance son texte sublime, le pari, fondé sur un « ou bien... ou bien ». Mais « ou bien... ou bien » quoi ? Ça, c’est autre chose, alors, « ou bien... ou bien » quoi ? Et puis je vois en second lieu - et je suis même tellement ignorant que je ne sais pas si le second connaissait le premier, pourtant ça doit se savoir, ça - je vois Kierkegaard... le pasteur réformé... qui, si on lui demandait de définir sa philosophie, et s’il acceptait - il l’accepterait pas, évidemment, mais s’il acceptait, soit il serait distrait, ou il serait trop amoureux de Régine - dirait : c’est la philosophie de l’alternative, c’est le « ou bien... ou bien ». Et, très bizarrement - et comme il y a bien longtemps que mon vœu était de rendre à ce philosophe un hommage, tant je l’admire - je vois un troisième, qui est Sartre, et qui, lui, est athée... bon... et qui, d’une certaine manière, si on lui demandait de définir sa philosophie, ce qu’il a apporté de nouveau, ce par quoi il y a eu un existentialisme français, dirait : c’est pas difficile, c’est une philosophie du choix. Elle est très bizarre, cette pensée.

Moi, je vais vous dire ma position, pour pas avoir à la redire la prochaine fois puisque, là, c’est pas de moi que je parle : j’arrive pas à bien démêler, pour mon compte... c’est pour ça que j’ai envie d’en parler, parce que... rien ne me dit, là-dedans, mais rien, ça ne me dit absolument rien, rien rien, toutes ces notions me disent rien, et en même temps elles me fascinent. Alors c’est une espèce de fascination d’indifférence, c’est très curieux. Alors j’arrive pas... j’espère que... précisément, j’ai envie de vous parler de ça parce que je me dis : je vais peut-être trouver, alors, pourquoi j’ai ce double état. C’est même pas un double état : ça me fascine complètement, et je m’en fous à un point, ça m’intéresse pas, ça me... mystère. Et le problème part tout de suite - et je voudrais qu’on en reste là-dessus... Ah, bizarrement, je dis : c’est pas par hasard que j’ai fait ma liste de cinéastes avant - mes deux - car si vous acceptez quand même que les auteurs, les grands auteurs de cinéma ne soient pas des incultes, mais soient profondément des penseurs aussi, ben je ne crois pas exagérédedire à coup sûr, même sans lui demander,que Bresson a lu Pascal... et bien d’autres choses, mais entre autres Pascal... et que, pour mon compte, je serais très prêt à dire que Bresson est très proche de Pascal, et qu’il est encore moins exagéré de certifier que Dreyer connaît admirablement Kierkegaard.

Alors ça nous ferait peut-être des ponts... Mais, je veux dire, de quoi il s’agit ? Justement : de quoi il s’agit ? De quoi s’agit-il dans le « ou bien... ou bien » ? Si c’est là que la pensée doit rejoindre le concret, de quoi s’agit-il ? En d’autres termes, penser c’est choisir. Soit. Oh... Dès que j’entends ça, je me dis : faut qu’on me dise quelque chose de plus, parce que c’est tellement bête, penser c’est choisir, mais ça veut rien dire, ça, un truc comme ça ! A condition qu’on me dise plein de choses : attention, en quel sens penser c’est choisir. Dans quel sens ? Je prends un exemple, comme ça, qui fait pas partie d’un auteur de l’alternative : Proust. Voilà que le narrateur, quand il aperçoit le groupe des jeunes filles sur la plage - elles le frappent toutes, il les trouve toutes tellement charmantes... - et il rêvasse, il rêvasse, là, comme un bon à rien, et il se dit - il joue - il se dit : de laquelle je vais tomber amoureux ? de laquelle ? Est-ce que c’est de la petite aux grosses joues ? Est-ce que c’est de la grande, de la brune ? Il est prêt à être amoureux, il sait pas bien de laquelle il va tomber amoureux. Disons pour simplifier : est-ce d’Albertine, est-ce d’Andrée, ou est-ce de... Gisèle... je crois qu’il y a une Gisèle... ouais, enfin peu importe. Est-ce d’Albertine, d’Andrée ou de Gisèle, de qui je vais tomber amoureux ? C’est un pari, c’est un choix. Et - j’ai honte d’une comparaison qui peut paraître profane - voilà que, religieusement, Pascal nous dit : sur quoi allez-vous parier ? qu’est-ce que vous allez choisir ? Et là, ça fait partie... je vous l’ai déjà dit, donc... je vous l’ai déjà dit à quel point ça me frappe, chacun de nous une fois dans sa vie a cette rencontre. Rencontrer un grand texte classique, à mon avis on ne l’a qu’une seule fois dans sa vie, rencontrer un grand texte classique, très connu, et être persuadé, avoir la persuasion intime...

(Interruption de l’enregistrement)

... J’ai pas lu, mais vous pouvez peut-être me corriger, j’ai pas assez lu de commentateurs de Pascal, mais tous les commentateurs que j’ai lus de Pascal font comme si, encore une fois, ce dont il s’agit dans le pari, c’est : est-ce que Dieu existe ou est-ce que Dieu n’existe pas. Et dès lors, question complémentaire, ils en tirent la conclusion : à qui s’adresse le texte du pari ? Car s’il s’agit de parier pour savoir si Dieu existe ou si Dieu n’existe pas, il faut que le pari s’adresse à des gens très spéciaux. Il ne s’adresse, en effet, ni aux purs croyants ni aux athées résolus, qui ont déjà résolu la question. Vous voyez : les deux questions de la plupart des commentateurs me paraissent complémentaires. S’il est vrai que le pari concerne « est-ce que Dieu n’existe ou Dieu n’existe pas », il faut se demander pour qui est écrit le pari. Moi je regarde, et je m’aperçois avec stupeur - c’est pour ça que je vous supplie de le lire - que, à mon avis, il n’y a pas dans ce texte, qui est court, qui est un texte très court, une ligne qui concerne l’existence ou la non-existence de Dieu. Que le pari ne porte en rien sur « Dieu existe » ou « Dieu n’existe pas ». Le choix n’est pas là.

Et lorsque je me dis, amoureux, me sentant prêt à être amoureux, « est-ce que je vais choisir Albertine ou Andrée ? », où est le choix ? Le choix a l’air, cette fois-ci, d’être clairement entre Albertine et Andrée : c’est l’une ou l’autre - s’il y en a que deux, je suppose qu’il y en ait que deux, sinon entre quatre, cinq, huit... Est-ce que c’est Albertine, est-ce que c’est Andrée ? En fait, c’est pas entre Albertine et Andrée que je choisis. Quand j’aurai choisi... et l’avenir me l’apprendra, que j’ai choisi tout à fait autre chose qu’entre Albertine et Andrée. Et j’aurai choisi quoi ? Je crois que je choisis entre Albertine ou Andrée, je crois que je choisis entre l’existence de Dieu et sa non-existence. Rien du tout. Ce que je choisissais, c’était déjà tout à fait autre chose : je choisissais entre le mode d’existence que j’aurais si j’aimais Albertine, si je choisissais Albertine, et le mode d’existence que j’aurais, dans mon imagination, si je choisissais Andrée. C’était pas de l’égoïsme, au contraire. Je choisissais, non pas du tout entre deux termes dits objectifs, je choisissais entre deux modes d’existence miens. Je pressentais et je savais parfaitement qu’Albertine ne me donnerait pas le même mode d’existence qu’Andrée. Par exemple, peut-être que le narrateur sentait déjà... et c’est évident qu’il le sentait déjà, il suffisait de voir la tête d’Albertine pour qu’il soit sûr qu’Albertine le rendrait jaloux, or il cherchait que ça, puisque pour lui l’amour c’était rien d’autre que... c’était pas nécessaire... ce qu’il fallait c’était être jaloux, simplement on pouvait pas être jaloux sans être amoureux, mais... c’était son problème, c’est le problème infâme de Proust, problème abject, son problème abject c’est la subordination de l’amour à la jalousie, la vraie finalité c’est la jalousie... Il sentait qu’Andrée ne lui donnerait pas le mode d’existence qu’il voulait choisir, parce que ce serait pas une fille à le rendre jaloux. Bon, supposons, alors, dans le choix... alors là, pour reprendre, je peux dire : il y a peut-être un choix superficiel qui cache un choix plus profond. Je veux pas encore m’avancer pour Pascal, mais alors pour Pascal ce serait la même chose ? Existence ou non-existence de Dieu, rien du tout. Rien du tout, mais c’est pas ça, c’est absolument pas ça, ça lui est complètement égal.

Ce qui l’intéresse, c’est le mode d’existence de celui qui croit en Dieu, et le mode d’existence de celui qui ne croit pasen Dieu. Et ce qu’il veut nous dire dansle pari, c’est : vous avez à parier entre deux modes d’existence qui sont les vôtres, et il ne veut absolument pas dire « est-ce que Dieu existe ou Dieu n’existe pas ? ». Et là je vous prends à témoin, je veux dire, parce que c’est important, c’est pour ça que je vous supplie de lire le texte, et le défi que je fais, c’est qu’on m’apporte une ligne tendant à montrer qu’il s’agit d’un pari sur l’existence de Dieu, alors que, de toute évidence, il ne s’agit pas d’un pari sur l’existence de Dieu... comment est-ce que... c’est une vérité qui saute aux yeux... Bon. Mais alors déjà, juste - je termine là-dessus pour vous laisser songer... pendant une semaine... mais c’est très important la manière dont on a engagé... - on vient de me dire : il s’agit de choisir. Il s’agit de choisir, moi je veux bien... non, je veux pas, d’ailleurs... mais enfin, il faut que... y a pas à discuter, c’est le problème qu’on m’impose, alors je dis bon d’accord, on va pas discuter avec Pascal, on va pas discuter avec Sartre, on va pas dire « ah non, je suis pas d’accord ». On est pas d’accord ? Même si on est pas d’accord, on fait comme si on l’était, c’est tout ce qu’on nous demande. Je dis : bon, bon, d’accord, alors c’est ça. Il s’agit de parier, bon ben je vais parier, que je dis. Mais qu’est-ce qu’on est en train de m’apprendre ? Je vais choisir... je vais choisir, d’accord. Je vais choisir entre quoi et quoi ?

Je viens de pressentir - mais c’est pas encore de l’analyse - : le choix il est pas entre deux termes, il est pas entre deux termes entre lesquels choisir. Vous voyez, c’est vraiment le déplacement du tiers exclu. Il est pas entre deux termes entre lesquels choisir, alors il est quoi ? Il est entre deux modes d’existence de celui qui choisit. Aïe-aïe-aïe-aïe-aïe, voilà qu’un choix est entre deux modes d’existence de celui qui choisit. Mais ça devient très curieux... Un dernier effort : si le choix est entre deux modes d’existence de celui qui choisit, mais on ne peut plus s’arrêter, on est dans une... on est dans une... comment est-ce qu’on appelle ça, le contraire d’une montée... une pente, mais une pente à toute allure...

Si le choix est entre deux modes d’existence de celui qui choisit, à mon avis on ne peut pas s’empêcher alors de prendre conscience - une conscience abominable, affreuse, mais terrifiante, vertigineuse - de ceci qu’il n’y a des choix qu’on ne peut faire qu’à condition de dire et de croire qu’on ne choisit pas. Il y a des choix qu’on ne peut faire qu’à condition... pourquoi ? Bon, réfléchissez, il faudrait lier les trois, là...

On a nos trois pressentiments, hein :
-  choisir, c’est pas choisir entre des éléments ;
-  deuxièmement, choisir c’est choisir, dès lors, entre deux modes d’existence de celui qui choisit ;
-  dès lors, il y aura des choix tels que celui qui les fait ne peut les faire qu’à condition de nier qu’il choisisse. Il y aura des choix qu’on ne pourra faire qu’à condition de dire « oh, j’ai pas le choix ».

Qu’est-ce que ce sera, ça ? Sans doute la honte, une grande honte. « Ah, vous savez, j’ai pas le choix ! » (Rires) « Ah non, ah non, j’ai pas le choix... d’abord, on a pas le choix. » D’où la formule de Sartre, « Jamais nous n’avons été plus libres... »... Alors ça m’intéresse parce que, quelle pensée, là... ça pose un problème des rapports pensée philosophique-pensée politique. Quand Sartre commençait, à la Libération, un article qui fit grande impression dans Le Figaro, journal qui avait longtemps collaboré, et que l’article commençait par : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’Occupation », bien sûr on peut y voir un paradoxe de philosophe, à la limite du bon goût...

Qu’est-ce qu’il voulait dire ? Il n’a pas cessé de le dire, Sartre, à ce moment-là : de toute façon vous choisissiez. De toute manière vous choisissiez. Résistance ou collaboration, vous choisissiez. Seulement ce qui définissait le collaborateur, c’était que le choix qu’il faisait, il ne pouvait le faire, finalement, tant ce choix était cynique et infâme - très curieux, là, tout ce moralisme de Sartre - il ne pouvait le faire qu’à condition de dire « mais voyons, on n’a pas le choix ! ». Et en effet, d’une certaine manière - là je parle devant un public qui n’a pas connu les circonstances, donc j’en dirai quelques mots la prochaine fois - d’une certaine manière, la Résistance, elle est pas née toute seule, elle est pas née toute faite. Je veux dire : y avait pas le choix, y avait l’occupation allemande, y avait pas le choix. Et les premiers résistants se sont entendus dire : mais on fusille les otages, les Allemands fusillent les otages, vous vous rendez pas compte de ce que vous faites, on n’a pas le choix ! on n’a pas le choix ! Bon. Pourtant, pourtant, c’est trop évident qu’être collaborateur - je dis pas être nazi, être fasciste ou nazi, ce qui poserait un tout autre problème, on le verra, on n’a pas fini - mais être collaborateur, c’est-à-dire être pour l’ordre établi, quel qu’il soit, être pour l’ordre établi quel qu’il soit, être pour l’ordre établi c’est un choix, mais c’est un choix que je ne peux faire qu’à condition de dire « je n’ai pas le choix ».

Ainsi nous sommes pénétrés de bien étranges choix et de choix peu glorieux. Tous les choix que nous cessons pas de faire et de refaire chaque matin, en nous disant « c’est parce que j’ai pas le choix »... Si bien que, de quoi s’agit-il dans le choix ? Il s’agit pas de choisir entre deux termes, il s’agit de choisir entre deux modes d’existence. Et qu’est-ce que c’est que ces deux modes d’existence, peut-être ? Choisir, ça consiste entre choisir et ne pas choisir, puisque ne pas choisir c’est encore un choix, mais ne pas choisir c’est un choix qu’on ne peut faire que dans des conditions où l’on dit « j’ai pas le choix », et où l’on croit qu’on n’a pas le choix.
-  Donc on choisit en fait entre le choix et le non-choix, le non-choix lui-même est un choix, puisque c’est la forme du choix que l’on opère lorsque l’on croit qu’on n’a pas le choix. Alors je crois que Kierkegaard, Pascal et Sartre devront... leur première tâche, ça va être, d’urgence, former un nouveau concept pour désigner cet état des choix qu’on ne cesse d’opérer, ces choix honteux qui font notre vie, qui font ce que Sartre appelait les « salauds », dans son style emporté (rires)... c’est ça, le concept de salaud chez Sartre, c’est un concept très intéressant, il en faisait un concept philosophique, il lui donnait un autre nom parfois, c’était la « mauvaise foi ». La mauvaise foi, ça allait désigner ça, ce type de choix que je ne peux faire qu’à condition de dire « j’ai pas le choix »... ça allait être la mauvaise foi, mais Kierkegaard allait lui donner un autre nom pour son compte, et ça allait être tantôt une partie de ce qu’il appellerait le « stade esthétique », tantôt le « stade démonique » - pas démoniaque, démonique - et enfin Pascal allait forger un concept admirable pour désigner ce mode de choix, et il allait le nommer « divertissement ».

Et me frappe énormément à quel point le divertissement pascalien et la mauvaise foi sartrienne, les deux concepts des deux auteurs se ressemblent. Donc c’est tout ça, c’est tout ce thème du choix et du pari qu’on reprendra la prochaine fois.

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