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41- 17/05/83 - 2

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Gilles deleuze - Cinéma cours 41 du 17/05/83 - 2

... une petite portion du monde, celle qui m’affecte de ma naissance à ma mort, mes relations, mes entours : c’est ma sphère d’expression claire et distincte. En d’autres termes, il dira : je n’exprime clairement et distinctement que ce qui arrive à mon corps, que ce qui touche mon corps.

Mais tout le reste, la totalité du monde depuis qu’il y a un monde et jusqu’à la fin du monde - car j’exprime non moins le passé que le futur, selon lui - je l’exprime mais obscurément, indistinctement, inconsciemment.
-  Soit un exemple, le passage du Rubicon. Eh ben, le passage du Rubicon, chacun de nous l’exprime ; chacun de nous l’exprime, mais inconsciemment, indistinctement. En revanche, il y a un moi, une monade qui l’exprime clairement et distinctement, c’est la monade Jules César. Bon. Voyez, chaque moi exprime l’infinité du monde. C’est-à-dire : tout ce qui se passe dans le monde, tous les objets qui composent le monde, tous les événements qui constituent le monde sont des attributs du moi. Ce sont les attributs clairs et distincts de tel ou tel moi, mais ce sont les attributs plus ou moins clairs...

En effet, Jules César exprime très clairement et distinctement le passage du Rubicon, mais les compagnons de Jules César l’expriment clairement, peut-être pas très distinctement, s’il comprennent pas de quoi il s’agit, et moi je l’exprime... alors... quand même, je l’exprime, puisque je l’ai appris à l’école, mais je l’exprime abstraitement, moi. Donc... mais tout ça... voyez, chaque moi exprime la totalité du monde, c’est-à-dire contient la totalité du monde à titre d’attribut ou prédicat, attribut ou prédicat du sujet. Bon. (A des étudiants) Essayez de fermer... Qu’est-ce qu’il est en train de faire ? (Retour au cours)

Eh ben... Voilà. Si le monde est compris dans chaque moi, dans chaque sujet qui l’exprime, toute proposition d’existence a dès lors une raison. Toute proposition d’existence, tout ce qu’il appelle lui-même « vérité d’existence » par distinction avec les « vérités d’essence », toute vérité d’existence a une raison, qui est quoi ? Le moi qui la comprend clairement et distinctement. C’est-à-dire : le moi dont elle est l’attribut clair et distinct. Voilà que tout l’existant et tout le réel répond à un principe qui est le principe de raison, principe de raison suffisante. L’identité réglait les essences, la raison suffisante va régler les existences. Vous me direz : en quoi ça progresse, d’après la répartition de deux types de principes ? C’est que, en même temps, il a trouvé un rapport entre le principe de raison qui règle les existences et le principe d’identité qui règle les essences.
-  A savoir : le principe de raison n’est que l’inverse du principe d’identité, le principe de raison est la réciproque - plutôt - du principe d’identité. Vous me direz : la réciproque du principe d’identité... comment est-ce que la formule « A est A » peut avoir une réciproque ? La réciproque de « A est A », c’est « A est A ». Eh ben non. Là aussi, le coup de génie de Leibniz, c’est d’avoir montré que la réciproque de « A est A », c’était pas du tout « A est A ». Pourquoi ? Parce que « A est A » cachait quelque chose, à savoir que le principe d’identité lui-même était vectorisé. A savoir : la vraie formule ou la formule développée, si vous développez la formule « A est A », vous obtenez la formule : tout jugement analytique est vrai.

Tout jugement analytique est vrai, ça veut dire quoi ? On appelle « jugement analytique », en logique, un jugement tel que l’attribut est compris dans le sujet. (A quelqu’un) Oh non pas tout de suite, pardon, tout à l’heure... (Retour au cours)

Bon. Exemple : le triangle a trois côtés, tout corps est étendu. Ce sont des jugements analytiques, pourquoi ? Parce que vous ne pouvez pas dire « triangle » en mettant quelque chose sous ces mots, en pensant quelque chose, sans avoir déjà dit « trois côtés ». En effet, « triangle » égale « trois droites enfermant un espace ». Lorsque vous dites « le triangle a trois côtés », vous dites : « le triangle est triangle ». Tout jugement analytique est vrai. Et en effet, comment en serait-il autrement ? Tout jugement analytique est vrai, il ne risque pas d’être faux. « S’il y a des triangles, le triangle est triangle », c’est vrai. Ou bien « tout corps est étendu ». « Tout corps est étendu », c’est un jugement analytique puisque vous pouvez pas avoir défini « corps » sans avoir invoqué déjà « étendu ».

En revanche, si vous dites « tout corps est pesant », là c’est un problème. Est-ce que vous avez pu définir « corps » sans y mettre de la pesanteur, oui ou non ? Sinon, c’est un jugement analytique. Si vous avez pu définir « corps » sans y mettre « pesanteur », c’est pas un jugement analytique. Problème. Pour Leibniz, il n’y a pas de problème, y aura pas de problème. Et ce sera à lui de le montrer, qu’il y a pas de problème pour lui. En tout cas, accordez-moi que « tout jugement analytique est vrai » n’est que le développement du principe d’identité « A est A ». Simplement vous avez vectorisé le principe, puisque vous l’avez exprimé en termes de sujet et prédicat, à savoir : le jugement analytique est vrai, c’est-à-dire un jugement tel que le prédicat soit contenu dans le sujet.

Qu’est-ce que sera l’inverse, alors, du principe d’identité - la réciproque, plutôt, du principe d’identité ? La réciproque du principe d’identité, ce sera : tout jugement vrai est analytique. Or là c’est beaucoup moins sûr, en apparence. C’était évident que tout jugement analytique était vrai. L’autre cas, c’est beaucoup moins sûr, hein ? C’est pas du tout sûr, même, à première vue, « tout jugement vrai est analytique ». Il fait une opération étonnante, là, Leibniz, quand même. Il commence par bien nous dire : là, vous ne pouvez pas me le refuser, hein, vous pouvez pas le refuser, hein - il nous tient -, tout jugement est analytique est vrai. Alors on lui dit... Si on comprend ce que veut dire « analytique », on lui dit : ben oui, évidemment, oui, c’est vrai, tout jugement analytique est vrai. Ben il dit : eh ben vous n’allez pas pouvoir... si vous m’avez accordé ça, vous n’allez pas pouvoir me refuser aussi que tout jugement vrrai est analytique.

Pourquoi ? Il n’y a plus qu’à ressouder, là, nos parties de l’exposé de Leibniz : le moi ne se contente pas d’être l’îlot cartésien, posé dans la certitude de soi-même. Le moi exprime le monde, c’est-à-dire il comprend le monde comme l’ensemble de ses propres attributs, soit clairs et distincts, soit obscurs. Le moi comprend l’ensemble du monde, au titre de ses propres attributs.
-  Dès lors, tout jugement vrai - c’est à dire lorsque j’attribue avec vérité quelque chose à un moi, « César a franchi le Rubicon », c’est un jugement analytique, puisque « franchir le Rubicon » était un attribut contenu dans César, en tant que César exprime le monde et exprime distinctement ce qui arrive à son nom. « Franchir le Rubicon » était un prédicat, un attribut du sujet César. En d’autres termes, si la proposition « César a franchi le Rubicon », proposition d’existence, est vraie, c’est parce qu’elle est analytique.
-  D’où non seulement toute proposition analytique est vraie, mais toute proposition vraie est analytique. Le principe de raison suffisante qui régit les existences, ou qui régit le réel, n’est que la réciproque du principe d’identité qui régissait les essences. Seulement il y a une petite différence, qui va être évidemment énorme, c’est que dans le cas des essences l’analyse que je dois faire pour montrer l’identité du sujet et du prédicat est une analyse finie, tandis que l’analyse que, pour les existences, je dois faire pour montrer l’identité du sujet et du prédicat, de « César » et de « franchir le Rubicon », est une analyse infinie. Vous reconnaissez Leibniz comme mathématicien de l’infini.

Or une analyse infinie, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Bon, j’arrête là mon sondage, cette opération formidable qui va faire que la pensée morde non plus sur un îlot d’existence qui serait déterminé comme la chose pensante ou moi pensant, mais porte sur la totalité du monde, en inventant une réciproque du principe d’identité. Peu importe, là c’est difficile, si vous avez pas compris, ça fait rien, hein...

Retenez juste que c’est tout à fait bien, cette histoire. En effet, c’est un monde fou, c’est le point où le rationalisme a épousé le délire, c’est le plus grand moment du rationalisme, quoi, il est devenu complètement folie à l’état pur, toutes ces monades qui expriment la totalité du monde avec chacune sa petite portion de clarté, tout ça, vous vous rendez compte... ça joue non seulement entre César et chacun de nous mais même de nous à nous, chacun sa portion de clarté. Comme il dit, c’est des monades, les monades ou les "moi" sont « sans portes ni fenêtres ».

-  On n’a ni portes ni fenêtres, on a la totalité du monde en soi. Alors comment on s’accorde ? Chacun exprime pas clairement et distinctement la même portion. Alors pour les jonctions... parce que les jonctions, ça, ça l’intéresse, mais qu’est-ce que ça représente ? Pensez un peu, parce que ça a l’air d’être... je dis c’est un conte de fées, non, c’est aussi toute une histoire des mathématiques, comment est-ce qu’on peut prolonger des convergences, tracer des cercles de convergence, vous seriez chacun le centre d’un cercle de convergence, c’est votre portion d’expression claire, ce que vous exprimez clairement du monde... Alors il y en a qui expriment presque rien. Il dira alors - c’est formidable - il dira : très bien, mais oui, un microbe, mais oui un microbe c’est un sujet, évidemment un microbe c’est un sujet. Simplement, évidemment... Et il exprime le monde entier ? D’accord, il exprime le monde entier, puisque c’est un sujet - la portion du monde qu’il exprime clairement et distinctement, alors là elle est vraiment toute petite petite petite. Un animal, c’est un sujet, il exprime aussi une portion... La vache, elle exprime clairement et distinctement une portion du monde qui la concerne essentiellement - l’herbe. C’est déjà ça, mais elle exprime aussi la totalité des vaches, et en tant qu’elle exprime la totalité des vaches, chaque vache, toutes les vaches sont dans chaque vache, la totalité des vaches est comprise dans chaque vache, c’est la lignée germinale, on y peut rien, c’est le germen (Rires).

Ça va loin, parce que ça exprime aussi alors, du coup, tous les gardeurs de vaches, y compris ceux d’Ulysse, et du coup ça exprime le gardeur de vaches qui a vu César passer le Rubicon : ça c’est dans une vache, tout ça. Mais enfin, ça va pas loin, sa portion d’expression claire et distincte, elle mâchonne son herbe... Vous ? Ça dépend, quand vous allez bien... quand vous allez bien, votre portion d’expression claire et distincte... de toute manière, elle est pas très fameuse pour nous tous, car nous sommes finis.

Notre portion d’expression claire et distincte, elle est pas grande, elle concerne avant tout ce qui nous arrive. Ce qui nous arrive... c’est déjà ça. Dieu, qui est la monade des monades, lui, lui seul exprime clairement et distinctement la totalité du monde. Alors il nous donne des petits bouts... mais chacun de nous exprime la totalité du monde, simplement le propre de Dieu c’est d’exprimer la totalité du monde clairement et distinctement. C’est bien... Et alors, comprenez vraiment ce retournement du principe d’identité, il retourne le principe d’identité qui paraît la chose la moins retournable du monde. Il fait deux coups prodigieux : nous apprendre que le principe d’identité est retournable, et que quand on le retourne on obtient quelque chose de très différent. Et par là il va combiner, c’est-à-dire il trouve la manière dont le principe de raison suffisante s’ancre dans le principe d’identité. C’est-à-dire il dépasse l’empirique, et il fait le rationalisme le plus absolu qu’on ait jamais fait, c’est-à-dire il identifie - et c’est le premier à identifier - le logique et l’existant. Jusque là, le logique c’était le possible et pas l’existant. Le second devant être Hegel. Y en aura que deux pour se livrer à une telle tentative. Et puis deux, ça suffit, une fois que c’est fait deux fois... mais ça aura été fait deux fois très différemment... Oui, tu veux dire quelque chose ? Pas longtemps, je t’en supplie, parce qu’il y a tant à faire...

Intervention d’un auditeur :

Tu m’as dit : quelle différence y a-t-il entre le moi profond et le moi superficiel ? Je te dis : j’ai pas parlé de ça. Alors c’est une question pour ton compte, que tu poses, qui n’a rien à voir avec ça, avec ce qu’on est en train de dire ? Si c’est une question pour ton compte, je dirai : bon, j’sais pas... Leibniz qu’est-ce qu’il dirait, lui ? Il dirait : y a pas de moi profond et de moi superficiel. Tu me dis : quelle différence il y a entre le moi profond et le moi superficiel ? Je te réponds : qu’est-ce qui te dit que c’est un problème, ça ? Qu’est-ce qui te dit que ces deux notions soient fondées ?... Ah non, m’explique pas pourquoi, parce que... (Rires) Je connais des auteurs, moi, qui ont parlé du moi profond et du moi superficiel, par exemple Bergson. Mais justement il a rien à faire avec ce dont on parle.

Toi, puisque tu en parles, toi... Alors, Leibniz, remarquez que, dans ce que je viens de dire, Leibniz il distingue pas du tout un moi profond et un moi superficiel, il distingue une portion claire et distincte de ce que le moi exprime et une portion obscure et confuse. Mais pour lui, c’est ni profond ni superficiel, c’est autre chose. La distinction même d’un moi profond et d’un moi superficiel fait partie d’un ensemble de problèmes - je ne dis pas du tout que c’est un faux problème - fait partie d’une ensemble de problèmes qui n’a strictement rien à voir avec ce dont on parle aujourd’hui. Alors je peux pas répondre à la question, parce que sinon il faudrait tout changer, quoi. Vous comprenez ce qu’il a fait, Leibniz, je veux dire... Voilà je vais vous dire : il a gardé le principe d’identité pour régir les essences et le possible, et pour régir l’existant il a porté le principe d’identité à l’infini. Et c’est formidable, ça, je voudrais vous communiquer quelque chose de mon enthousiasme (Rires). Et quelles mathématiques il fallait pour ça... C’est pour ça, vous comprenez, que la science, les rapports science-philosophie, faut complètement revenir sur ce problème, tout le temps revenir sur ce problème, parce qu’actuellement je crois qu’on ne dit plus que des bêtises... Faire porter le principe d’identité dans l’infini, c’était découvrir sa réciproque, c’était le retourner, c’était tout ce que j’ai dit sur l’analyse infinie qui va régir les existants, tandis que l’analyse finie régit les essences. Mais ça supposait quoi ? Ça supposait des révolutions dans les mathématiques, que Leibniz faisait en même temps, en tant que c’était un grand mathématicien, à savoir : il créait tout un calcul de l’infini.

Bon. Troisième sondage. Et là, vous comprenez, à chaque fois il y a des risques, et voilà qu’un philosophe, et voilà que - plutôt - une série de philosophes naissent, et il faut dire : c’est une nouvelle race de philosophes, tout comme Leibniz ça représentait... Et peut-être qu’ils sont rendus possibles par Leibniz. Et ces philosophes - je fais un sondage aussi -, je dis : il nous tiennent un premier type de proposition. Et ils nous disent : oui, Descartes a bien réussi quelque chose, parce qu’il a su élever le jugement hypothétique à l’état de jugement thétique, et il a substitué, à « A = A », « Moi = Moi ». Et ça, il rendent hommage à Descartes.
-  Mais ils disent : son erreur, ç’a été de concevoir le Moi = Moi comme substance, res cogitans, substance pensante, et dès lors, en effet, il s’enfermait dans un îlot restreint. Donc ils reprennent la tentative de Leibniz. C’est pas par hasard : c’est la naissance de la grande philosophie allemande. Mais ils vont pas dire comme Leibniz... là, je passe sur les raisons... ils ne pourront pas car plus personne après Leibniz n’osera affirmer que tout jugement vrai est analytique. Pourquoi ? Parce qu’il y aura eu une découverte fondamentale de Kant, et la découverte fondamentale de Kant ce sera que, il y a des jugements analytiques bien sûr, mais qu’il y a des jugements aussi qui doivent être nommés synthétiques.

Et que lorsque je dis : un triangle a trois angles, c’est un jugement analytique parce que je ne peux pas définir « triangle » sans avoir déjà dit « trois angles ». Et que lorsque je dis : un triangle a trois côtés, c’est un jugement analytique, parce que je ne peux pas avoir conçu le triangle sans avoir déjà mis trois côtés dans le concept, donc A est A. Mais lorsque je dis : les trois angles d’une triangle sont égaux à deux droits, c’est pas analytique, c’est un jugement synthétique, parce que, être égal à deux droits, ça n’est pas compris dans le concept de triangle, ça n’est pas contenu dans le triangle. Vous me direz : ça devient très délicat... mais alors ils sont contre Leibniz ? Oui et non. Car Leibniz dirait : si, c’est analytique, mais si ! Seulement, à quel prix il le dirait ? Analyse infinie. C’est analytique du point de vue d’une analyse infinie. Les autres disent : analyse infinie, vous ne pouvez dire ça et maintenir ça que si vous invoquez un Dieu et l’entendement d’un Dieu. Eux, ils ont fait tomber l’entendement divin, y a plus d’entendement de Dieu... fini... ils parlent du Moi = Moi. Descartes, il gardait encore un Dieu, mais eux, bon, c’est pas qu’ils soient athées, oh pas du tout, ils le retrouveront, Dieu, mais ils sont réformistes, donc ils ne retrouveront Dieu qu’à partir du Moi = Moi. Ils veulent pas présupposer un Dieu. Toute la Réforme est passée par là : ils ne sont plus catholiques, ils sont réformistes, donc ils veulent partir du Moi = Moi.

Evidemment, si vous dites : un triangle a ses angles égaux à deux droits, mais c’est pas analytique ! Pourquoi que c’est pas analytique ? C’est que pour le découvrir, qu’est-ce que vous avez fait, si vous vous rappelez votre enfance, quand vous étiez petits garçons, petites filles, à l’école... Je n’ose pas faire le test de savoir qui se rappelle comment on démontre qu’un triangle a les angles égaux à deux droits, mais premièrement, on pousse un côté du triangle (il dessine au tableau), deuxièmement on élève une parallèle à un autre côté, poussez un côté du triangle, par exemple AB, je prolonge AB... Prolongez AB, élevez la parallèle BC’, A... AC... non, ou... enfin vous voyez... (Rires) Si, je le fais quand même, car ce serait dommage que vous ne compreniez plus rien à cause de ça. Je fais un très gros triangle, pour démontrer que les trois angles sont égaux à deux droits : qu’est-ce que vous faites ? Vous allez pousser ce côté-là, le prolonger, puis vous allez élever une parallèle BD, parallèle à AC, et puis (inaudible) et puis vous allez démontrer les égalités de ceci et cela avec cela et ceci. Voilà. (Rires)

Or, je vous demande un peu, c’est pas le triangle qui fait ça tout seul. Comme dit Hegel dans un texte merveilleux, le triangle n’est pas comme une fleur, il n’est pas un bourgeon qui développe ses propres pétales. Non, il a bien fallu que vous le fassiez : jugement synthétique. Avoir les trois angles égaux à deux droits n’est pas contenu dans le concept de triangle : c’est un jugement synthétique. En d’autres termes, ça veut dire quoi ? D’accord, d’accord, le fondement de tout c’est le Moi = Moi, Descartes l’a bien vu. Mais Descartes n’a pas compris ce que signifiait Moi = Moi. Car ce que signifie « Moi = Moi » c’est une identité synthétique, et pas analytique. C’est Kant. Et à partir de là tout va se précipiter, car on appellera kantiens, postkantiens, les philosophes qui reconnaissent que Kant a été leur point de départ fantastique, et qui vont dire : en quoi consiste l’identité synthétique du moi ? qu’est-ce que l’identité synthétique ?, estimant que Kant n’a pas su répondre à la question qu’il posait lui-même.

Bien sûr, Kant a donné une réponse, mais une réponse selon eux insuffisante, puisqu’en effet, pour rendre compte de l’identité synthétique, il invoquait quelque chose d’autre, d’irréductible à la pensée et au moi. Eux, ils veulent au contraire que l’identité synthétique soit fondée dans le moi comme tel. Et voilà qu’ils vont dire : l’identité synthétique, c’est « le Moi n’est pas le non-Moi ». Le Moi n’est pas le non-Moi : voilà l’identité synthétique. Et là encore, tout comme pour Leibniz, il ne faut pas dire « c’est pas grave, tout ça ». C’est une découverte prodigieuse. Il faut considérer toutes ces formules comme vous considéreriez, dans un cours de chimie, la découverte d’une formule chimique. « Moi n’est pas non-Moi », c’est étonnant. Parce que ça veut dire que le Moi ne se pose comme identique à soi qu’en s’opposant à un non-Moi. Alors ça, c’est vraiment pas cartésien, ça, c’est la philosophie postkantienne, c’est le Moi = Moi de Fichte. Le Moi = Moi de Fichte, c’est : l’autoposition du Moi implique l’opposition du Moi avec un non-Moi, et le Moi ne se pose comme Moi que par négation du non-Moi.

Alors, comprenez, c’est très concret, en fait, parce que cette négation du non-Moi par le Moi, elle se fait comment ? Est-ce que c’est l’art qui la fait ? Dans ce cas-là, ce serait une philosophie de l’art. Hein, c’est pas le tout de dire ça, elle se fait pas toute seule... Et ce serait dans l’art que la pensée penserait l’existant... Ou bien est-ce que c’est la morale qui la fait ? Fichte pensera que c’est la morale qui la fait. Schelling pensera beaucoup plus - et là je schématise énormément, mais c’est pour vous donner des directions - Schelling pensera beaucoup plus que c’est l’art qui la fait, et les pages splendides de Schelling sur l’art consisteront à montrer comment, dans l’art, la pensée prend possession de l’existant. Tandis que pour Fichte, ce sera l’acte moral. Alors, là aussi, vos préférences doivent jouer, vous devez déjà sentir si vous vous sentez attirés par... bon... eh bien... Voyez, cette identité synthétique du moi... On n’en est pas loin... Dès lors, eux, qu’est-ce qu’ils sont en train de faire ? Eh ben, voyez, la frontière, toujours, entre les essences et les existences, on a commencé par la mettre là (il dessine), on l’a fait passer entre principes logiques, d’abord, et principes empiriques du type... principes logiques du type identité, principes empiriques du type causalité, finalité.

Et puis il y a eu l’aventure Descartes et Leibniz. Avec Leibniz, étonnant : les principes empiriques étaient élevés au-dessus de l’empirique, parce qu’ils devenaient principe de raison suffisante qui découlait du principe d’identité, qui était la formule renversée du principe d’identité (il écrit toujours au tableau). Avec les postkantiens, ils vont faire passer la ligne de démarcation encore plus haut. Cette fois-ci ils vont dire : d’accord, l’identité, c’est l’identité vide, c’est l’identité vide qui ne vous permet de penser que l’essence ou le possible, c’est l’identité analytique. Mais déjà l’identité synthétique, c’est l’opération par laquelle la pensée s’élève à la puissance de l’existant et prend possession de l’existant. Et l’identité synthétique, c’est quoi ? Eh ben, c’est le principe de non-contradiction.
-  Simplement, simplement, il suffisait de comprendre le principe de non-contradiction. Et tous les autres ont eu bien tort, ils avaient la vérité sous la main, mais ils l’ont pas vue parce qu’ils comprenaient rien au principe de non-contradiction. Et ils comprenaient rien au principe de non-contradiction, les autres, disent les post-kantiens, parce qu’ils croyaient que c’était là comme ça, un simple double du principe d’identité, une simple conséquence du principe d’identité ; que A n’est pas non-A, c’était une simple manière de dire « A est A ». En fait, la vraie ligne de séparation, elle était entre principe d’identité et principe de non-contradiction (il continue d’écrire au tableau). Et c’était déjà au niveau d’un principe de non-contradiction, c’est-à-dire d’identité synthétique, que la pensée prenait possession de l’existant et du réel, et du réel dans sa réalité, c’est-à-dire dans son développement même, dans sa genèse.

Et c’est ce que je vous disais la dernière fois. Ça va aboutir, ça va éclater, ça va trouver son aboutissement après Fichte et Schelling, ça va trouver son aboutissement dans Hegel. Et Hegel, contrairement encore une fois à ce qu’on dit, ce n’est pas du tout quelqu’un qui dit : les choses se contredisent. Encore une fois, ça, c’est le contresens majeur sur la dialectique que j’appellerai dialectique moderne : jamais un dialecticien moderne - je précise « moderne », je le dirai pourquoi tout à l’heure - jamais un dialecticien moderne n’a dit « les choses se contredisent ». Bien plus, un dialecticien moderne dit : les choses ne se contredisent pas. Vous me direz : mais tout le monde dit « les choses ne se contredisent pas » depuis qu’il y a de la philosophie ! Oui. Mais en disant « les choses ne se contredisent pas », les autres pensent ne rien dire sur les choses. Ils pensent dire seulement quelque chose sur la possibilité des choses : si les choses se contredisaient, elles seraient impossibles.

Donc, lorsque les autres - tous ceux avant Hegel, avant les dialecticiens, avant les post-kantiens - lorsqu’ils disaient : les choses ne se contredisent pas, ils ne disaient rien sur les choses. Hegel - et à un moindre titre Fichte et Schelling, ses prédecesseurs - Hegel est le premier à penser que lorsqu’il dit : les choses ne se contredisent pas, il dit quelque chose sur les choses.
-  A savoir, non seulement il dit quelque chose sur les choses, mais il dit comment elles naissent et se développent. Elles naissent et se développent en ne se contredisant pas.

Là aussi, quel coup, je veux dire... c’est quand même une série de coups, c’est... c’est bizarre, cette histoire de la philosophie, vous savez... Une fois que c’est fait, hein, on assimile ça et allez hop, on passe de... de Leibniz à Hegel, on arrange tout ça, c’est même ce que je fais là aujourd’hui, c’est... mais rendez-vous compte enfin... que dans quel domaine... quand je dis : c’est de la création tout ça, ben évidemment c’est de la création. A chaque fois, ils créent des systèmes de concepts, c’est vraiment... ça préexiste pas... Et alors, encore une fois, je reprends mon invocation : la vérité, là-dedans, où vous voulez la mettre ? Vous allez pas dire : est-ce que c’est vrai ou faux, enfin... non... -

-  Parler d’une recherche de la vérité en philosophie, je crois que c’est la seule chose qui a fait la philosophie universitaire, c’est ça qui empêche de créer de nouveaux concepts, parler de vérité en philosophie.

Qu’est-ce que ça peut avoir à faire avec la vérité ? J’espère bien que ça n’a rien à faire avec la vérité... parce que c’est la vérité qui n’a rien à faire... Bon, qu’est-ce qu’ils veulent dire, encore une fois ? J’essaie de résumer, parce que je l’avais assez développé la dernière fois. Ils prennent à la lettre le principe de non-contradiction. A n’est pas non-A : eh bien ça veut dire que A ne se pose que par la négation de son opposé. Ça veut pas dire que A est son opposé, ça veut pas dire « A est A », ça veut dire « A n’est pas non-A ». Mais « A n’est pas non-A », ça veut dire que ce qu’est A, vous ne l’obtenez que comme le résultat de la négation de la négation. En d’autres termes, je ne dis pas « A est ce qu’il n’est pas », je dis : A doit passer dans ce qu’il n’est pas et nier ce qu’il n’est pas pour se poser comme ce qu’il est.

C’est la genèse et le développement. Et comme c’est la genèse et le développement du réel à la fois, la pensée et l’existant sont réconciliés et ne font strictement qu’un. Et je dirai ainsi, par exemple : l’esprit n’est pas la nature. Mais ça voudra dire : l’esprit n’est esprit qu’en niant ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire en niant la nature, et il ne peut nier la nature qu’en passant dans la nature elle-même, puisque ce qu’il est implique précisément qu’il nie ce qu’il n’est pas. Comment pourrait-il nier ce qu’il n’est pas...

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien