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92-18/06/1985 - 1

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Gilles Deleuze - cinéma et pensée cours 92 du 18/06/1985 - 1 transcription M. Fossiez

Gilles DELEUZE : Bon ! c’est l’idéal, ce serait comme ça toute l’année, cela changerait tout comme nature de travail ! mais enfin puisque c’est pas comme ça ! L’année prochaine, je ferai comme ça - je dis, l’année prochaine parce que j’ai des problèmes sur quoi faire - mais comme peut être vous ne serez plus là l’année prochaine, il faudra que j’attende l’année prochaine, pour dire mes problèmes ! Est-ce que quelqu’un veut poser des questions ? Parce que là, on est dans de bonnes conditions, n’importe quelle question sur ... oui ! enfin !

-  c’est à propos de "l’énonçable". Vous avez identifié l’énonçable d’une certaine façon au monologue intérieur...

-  G.Deleuze : "dans un cas"

-  dans un cas par rapport au seul processus d’insertion ou de spécification.  Je vous demande si le passage de (..), à un acte de fabulation si cela entraîne un changement de l’énonçable et les rapports de l’énonçable et le processus de l’ordre du temps et du processus de déviation et d’ordination . Est-ce que l’on peut dire dans ce cas que l’énonçable dans le cinéma moderne s’identifie au discours indirect libre ? »

G. Deleuze -Ouais, ouais, ouais, je comprends très bien la question. Tout le monde a entendu ? La question elle est très bonne ; car c’est une partie qui est très floue. J’ai très conscience que ce que j’ai dit sur l’énonçable et comment se servir de cette notion à propos du cinéma, c’est quand même resté très flou et un peu vite dit. Comme on est dans des conditions spéciales, on peut ... Pour moi - tout le monde a du le comprendre d’ailleurs que c’est une manière d’échapper à la linguistique. Alors qu’est ce qu’il y a de flou dans cette notion ? et je pourrai essayer de la rendre moins floue. C’est que j’ai voulu juste dire, que c’était une notion qui avait une place chez certains linguistes, mais que c’était une notion très, très bizarre. Les linguistes, mettons, ils considèrent des unités linguistiques et des opérations linguistiques. Des unités linguistiques de différents étages ; exemple : le phonème, le monème etc, et ils considèrent aussi des opérations linguistiques : syntagme, paradigme. Quand ils disent qu’il peut y avoir langage sans langue - ça on l’a vu, je l’ai développé beaucoup - ils veulent dire : on peut concevoir des opérations syntagmatiques et paradigmatiques indépendamment des unités linguistiques ; s’il y a des unités linguistiques, il y a nécessairement les opérations et vous avez un langage avec langue ; si vous avez des opérations linguistiques indépendamment des unités linguistiques, vous avez un langage sans langue. D’où tout l’école d’inspiration linguistique au cinéma dira : « le cinéma n’est pas une langue mais c’est un langage » puisque ce n’est pas la peine de chercher les unités linguistiques ; en revanche ça vaut tout à fait la peine de chercher les opérations linguistiques du type : syntagme et paradigme ; voilà une position claire : c’est celle de toute la sémiologie d’inspiration linguistique.

Alors moi ça ne me va pas. Pourquoi ça ne me va pas ? On en est au niveau où il s’agit pas de dire qu’ils ont tort. Supposons qu’ils fassent du travail excellent. Pourquoi ça ne me convient pas ? Parce que pour des raisons que je ne développe pas, c’est une sémiologie qui supprime radicalement la notion de signe. En effet, Ils n’ont plus besoin de la notion de signe. Ils remplacent le signe par le signifiant ou la signifiance. Il ne faut pas croire que le signifiant ou la signifiance sociale, cela implique la notion de signe, cela détruit la notion de signe. Alors déjà ils font sauter la notion de signe. Moi, pour 1000 raisons...C’est en ce sens que je vous dis :" les théories, ça n’est jamais vrai ou faux. Il y a en nous quelque chose qui fait qu’elles nous conviennent ou qu’elles ne nous conviennent pas, ça ne veut pas dire que c’est suivant notre humeur. Mais il y a des raisons plus fortes que la raison qui font que l’on se sent plus ou moins attiré par une théorie. Moi, ça ne me plaît pas du tout car je tiens énormément à la notion de signe. Et une sémiologie qui supprime le signe, vous comprenez, ça m’ennuie énormément. En plus la notion de signifiant me paraît... elle me révulse. Alors ça fait beaucoup de choses. C’est les raisons pour lesquelles personnellement, je ne peux pas me sentir très attiré par cette linguistique. Si l’un de vous me disait : "c’est cette direction qui me convient" ; je n’aurai que respect et je dirai : « va ton chemin » ; pas du tout dans le sens de : « va voir ailleurs » mais « fais ton chemin dans cette direction". D’autre part, ça supprime non moins la notion de l’image. Les opérations du signifiant vont remplacer. Alors bien sûr, ils parleront de "l’imaginaire", ils parleront de l’imaginaire dans ses rapports avec le signifiant etc... Mais la notion d’image saute aussi bien que la notion de signe. Elle est remplacée par les thèmes du langage du syntagme, du paradigme, du signifiant ou de la signifiance. Alors c’est tout ça, moi, qui ne me convient pas. Mais une fois dit que ça ne me convient pas, ça n’a aucun intérêt sauf pour moi. Cela n’a de risque de devenir intéressant que lorsque je me dis : une fois dit que cela ne te convient pas : qu’est ce que tu vas faire ? C’est de ce niveau, la pensée c’est comme l’action.

Supposons je cherche - cela suppose déjà beaucoup de travail - je cherche des linguistes, comme ça, dans un dernier effort désespéré. Et voilà que j’en trouve un qui me fait problème à moi. Il ne fera pas problème pour d’autres, au besoin. Il me fait problème à moi parce que je le trouve admirable, particulièrement admirable entre tous les linguistes - et je ne suis pas le seul - et il y a un petit truc chez lui qui m’intéresse particulièrement. C’est Hjelmslev (linguiste danois (1899-1965)). Hjelmslev : Il y a un premier point où le rapport « signifiant- signifié est remplacé par une corrélation « expression - contenu » ; une complémentarité « expression- contenu ».
-  L’expression présente une forme et des substances ;
-  le contenu présente forme et substance. Voyez le rapport, le couple signifiant- signifié se développe, chez Hjelmslev :
-  en expression : forme et substance d’expression,
-  contenu : forme et substance de contenu. Vous me direz tout ça, qu’est ce que ça veut dire ? Parce que ce qui m’intéresse, c’est le texte qui est relativement rare, formé chez Hjelmslev - ce n’est pas moi qui le découvre tous les linguistes les ont marqué - où sous un terme anglais que tantôt on traduit par matière et tantôt par sens - matière me paraît assez bon, comme traduction. Il nous dit exactement ceci ou à peu près ceci : « l’expression et le contenu jettent leur filet - il n’emploie pas souvent, il ne parle pas par métaphores, Hjelmslev, les linguistes parlent rarement par métaphores, ce sont des hommes de sciences. Et voilà qu’on trouve chez Hjelmslev, cette très belle métaphore : formes et contenus qui sont des notions corrélatives intérieures au langage, jettent leur filet - leur filet, c’est une forme de substance - sur une matière. Je dis donc quelque soit... (Deleuze va écrire au tableau :
-  Lucien Gouty :"j’en ai, j’en ai" - en tendant une craie...)
-  G. Deleuze (Ah jusqu’au dernier !..)

G.Deleuze :
-  Donc si j’ai mon système linguistique ; expression - contenu et pour chacun, forme et substance, c’est une espèce de filet qui se jette sur une matière. Qu’est ce que c’est que cette matière ? Et en effet, qu’est-ce qu’il appellera « une substance de contenu d’expression ? La substance est toujours une matière formée. Il y a donc une matière - comment dire ? - qui n’est pas sans forme puisque le filet linguistique est jeté sur une matière. Lorsque le filet est jeté sur une matière, cette matière devient substance, qui donc précède, du moins d’un point de vue logique, précède et le contenu et l’expression, et la forme et la substance, et qui pourtant est strictement corrélative au langage..

Corrélative au langage, c’est pas la matière physique. Et le mot employé par Hjelmslev, c’est aussi bien : matière que sens. ( inaudible : je peux que vous renvoyez à la traduction, c’est dans les prolégomènes ... c’est matter je crois, avec le double sens de matière ou de "ce dont il s’agit dans" - c’est bien matter, double sens de matière C’est aussi compliqué que ce que Husserl appelle "la Hylé" ou il y en a de toutes sortes, cela se rapprocherait de ce que Husserl ... Je retiens ça, Je mets cela de côté, cette espèce de matière égale x.. (coupure)

Un contemporain de Saussure, Gustave Guillaume. Le premier qui en ait parlé, à ma connaissance en France, c’est Merleau Ponty à la fin de sa vie ; et comme à la fin de sa vie, il connaissait bien Lacan, il était très lié à Lacan, je pense qu’il y avait une rivalité, chacun son linguiste. Pas une rivalité très amicale. Lacan devait découvrir Jakobson et que Merleau Ponty, lui, découvrait Guillaume. Et Guillaume apparaît extraordinairement sérieux et être l’oeuvre parmi les linguistes, d’une espèce d’autodidacte qui fait une linguistique qui ressemble à celle de personne : et encore maintenant ça ressemble à personne : et je vous l’ai dit pour ceux qui veulent des publications de Guillaume, sont à la fois difficiles à trouver et très éparses, je vous ai renvoyé à un livre qui explique un peu mais qui justement, ne dit rien de ce qui me parait moi, le plus intéressant - mais en dit beaucoup sur la linguistique de Guillaume.( C’est le livre de Ortigues "Le discours et le symbole" (chez Aubier). il y a toute une partie sur la linguistique de Guillaume.

Ce que je retiens de Guillaume, c’est ceci. Guillaume nous dit - et encore une fois c’est très curieux que Ortigues n’en tient aucun compte. Guillaume, il nous raconte l’histoire suivante. Alors je voudrais que vous vous sentiez comment, indépendamment de toute influence, il y a un thème commun avec ce que l’on vient de voir pour Hjelmslev. Il nous dit : la linguistique, elle est faite de signes ; Et le signe, c’est quoi ? Le signe, c’est la condition, la corrélation, l’insignifiant, et l’insignifié. Jusque là, ce serait du Saussure. Où cela cesse d’être du Saussure c’est que il va nous dire voilà comment il conçoit lui, le rapport signifiant-signifié. Le signifiant va avoir un primat du signifiant - et là aussi c’est très saussurien - il va y a voir un primat du signifiant, en ce sens que le signifié, c’est un effet ; c’est un effet du signifiant. Un signifié, qu’il appellera lui même un signifié d’effet. D’où vient ce signifié-d’effet ? Comment est-ce que le signifiant constitue un signifié ? Sa réponse est : il faut comprendre qu’il y a un premier signifié - à nouveau j’ai perdu le mot, ah si ! - Il y a un signifié de puissance, qu’il ne faut surtout pas confondre avec le signifié d’effet. Le signifié de puissance, il est à la fois corrélatif du langage - puissance, il emploie puissance. Ce signifié de puissance, il est strictement corrélatif du langage mais il est extérieur au signifiant et au signifié d’effet. Il est même premier, c’est lui qui rend le langage possible. Pourquoi ? Parce que le signifiant, cela va être un point de vue.
-  Le signe ou le signifiant, c’est : "un point de vue sur le signifié de puissance".

C’est un peu Bergsonien et Guillaume connaissait Bergson. Vous voyez, un peu comme il y a des points de vue sur un mouvement ou des coupures sur un mouvement. Le signifiant, il opère une "coupure" ou il impose un point de vue, sur un signifié de puissance. C’est en faisant cela, qu’il produit un signifié d’effet.
-  Le signifié d’effet, c’est ce que produit le signifiant lorsque le signifiant opère "une coupe" du signifié de puissance. Ce qui revient à dire quoi ? Il ne peut pas, ne pas être bergsonien !
-  Le signifié de puissance, c’est nécessairement un mouvement ou une durée. Le signifiant effectue une coupe sur un mouvement ou une durée. Effectuant une coupe ou prenant un point de vue, il produit un signifié d’effet.

-  Qu’est-ce que c’est que ce signifié de puissance ? J’insiste sur le mot « puissance » : c’est une potentialité. En effet, il n’a pas d’actualité dans le langage. Le langage ne nous présente pas que des signifiants ou du signifié. C’est donc bien un signifié de "puissance" qui préexiste au langage et qui en même temps est comme corrélatif, inséparable du langage. Pourquoi j’insiste sur le mot « puissance » ? Parce que, voyez bien ce que cela raisonne avec "la matière" de Hjelmslev. Je vous préviens, je force les choses, je fais un rapprochement, il faut les forcer - je reste quand même très prudent, en disant : à mon avis, entre "la matière" de Hjelmslev et "le signifié de puissance" de Guillaume, il y a quelque chose de commun. Si vous pensez par exemple - ne serait-ce qu’au niveau terminologique - aux rapports constants entre matière et puissance tels qu’ils existent dans le concept, dans la philosophie, depuis Aristote. Et donc, il semble que l’avantage.. il nous dirait, Guillaume pourrait très bien nous dire : le couple : le signifiant qui produit un signifié ; le signifiant qui est un point de vue de couple, jette son filet sur le signifié de puissance donc le signifié de puissance, c’est à la lettre, une matière-mouvement ou une durée ; ou un mouvement (qui est de cette nature) ou un processus temporel.

C’est vague ! Je vais essayer de vous expliquer plus concrètement. Je rappelle seulement, on a, par exemple, un mouvement qui nous donne deux exemples au niveau du mouvement : particularisation / généralisation. Ces exemples nous éclairent. Il s’agit donc de mouvements de pensée. Et en effet voilà que surgit un mot très bizarre chez Guillaume, car le domaine de signifié de puissance, il va l’appeler une véritable psycho-mécanique. Tous les linguistes reprochent très durement à Guillaume d’avoir toute une partie de son œuvre dans le tradition "idéaliste" de la philosophie mais pas de la linguistique scientifique. Vous voyez pourquoi. C’est à cause du statut très bizarre du signifié de puissance qui n’est pas du langage et qui, est en même temps, est à la fois présupposé par le langage et corrélât indispensable du langage. J’ai des mouvements de pensée ; mouvement de particularisation, mouvement de généralisation. Le signe-signifiant opère des coupes ou des points de vue, sur ce mouvement ; de même pour la particularisation : c’est-à-dire tel degré de généralités, tel degré de particularités ou de particularisation. Et c’est dans la mesure où le signe comme signifiant, opère ces coupes, qu’il produit un signifié d’effet.

Alors on l’a vu, à propos de l’article. Tous les sens différents de l’article indéfini « un » ou de l’article défini « le » sont, selon Guillaume, des points de vue sur les mouvements de particularisation et les mouvements de généralisation et qui eux, sont des signifiés de puissance. Alors je dis, qu’est ce qui m’intéresse aussi là dedans ? Et je peux dire que le signifié de puissance, c’est aussi bien un esprit temps. je peux dire aussi bien que c’est une matière et que c’est un sens. Que c’est le sens. C’est ça le sens ! Pourquoi ?

Je repense aux rares textes de Bergson, sur le langage, lorsque Bergson dit : « mais vous ne partez pas du tout des signes, qu’est ce qui se passe quand vous parlez ? ». Et là il ne s’occupe pas de linguistique. Qu’est ce qui se passe quand vous parlez ?... Quand vous parlez ou quand vous écoutez l’autre, quand vous parlez avec quelqu’un, il faut bien que vous vous installiez - (.)il faut avoir du vide, on va voir quel vide - mais sans vous sautez dans un domaine qui est le sens. Vous avez besoin de points de repère, en effet. Ce sont les signes, les sonorités, tout ce que vous voulez. Encore faut-il que vous les perceviez. Qu’est ce qui fait que je ne peux pas parler avec quelqu’un dont j’ignore la langue ? C’est parce que je n’ai aucun repère qui me fasse sauter dans ce domaine commun qui est le sens. Quand je vous dis, ce n’est jamais la peine de discuter ; là aussi je me sens très bergsonien à cet égard. Ca veut dire quoi ? ça veut dire que pour discuter, il faut s’installer dans un domaine commun avec celui avec qui on parle - ce domaine commun, c’est ce qu’on appelle le sens. Le sens, cela n’est ni vrai ni faux ! Mais si vous n’avez pas avec celui avec qui vous parler, le minimum d’un "sens commun", il n’y a pas lieu de discuter, aucun lieu de discuter, à moins que ça vous amuse de parler pour ne rien dire. j’appellerai ça aussi bien le problème.

Le Sens, le problème, la matière, c’est pareil. Si vous n’avez pas un problème commun, de quoi vous voulez parlez ? C’est vraiment parler pour ne rien dire. Vous continuerez, chacun continuera son monologue. Et si vous avez le problème commun, le sens commun ; il n’y a pas lieu de discuter là non plus. Pourquoi ? Pas du tout parce que vous êtes du même avis ; mais parce que vous êtes engagés dans un autre rapport avec l’autre, de travail, ce n’est pas de la discussion ; à ce moment là, c’est de la collaboration, collaborer ce n’est pas du tout discuter. Donc de toute manière ce n’est pas la peine de discuter car il n’y a jamais lieu. C’est ça qui est très pénible dans les trucs à la télé..... Alors je dis juste : On avance.

Je retiens de Hjelmslev, cette notion très bizarre de "matière extra linguistique" et pourtant spécifique au langage. Une matière qui ne serait pas linguistique mais qui serait propre au langage. Chez Guillaume, je retiens : un signifié de puissance qui me paraît être dans le même cas : une matière propre au langage et pourtant qui n’est pas en elle-même linguistique.
-  Je dis : c’est ça le sens. Pour moi, le sens d’une proposition, le sens d’un énoncé, c’est précisément cette matière sur laquelle, ou ce mouvement, ce processus sur lequel, le signe opère une coupe ou prend un point de vue. Si bien que Bergson nous dit très bien : lorsque vous parlez, vous allez du sens au signe et pas du signe au sens. Il faut d’abord vous installer dans le sens pour former vos phrases. Vous formez vos phrases en les arrachant à cette matière ; appelons la, "matière pré-linguistique", bien qu’elle soit spécifique au langage ; c’est pas une matière... vous ne pouvez la saisir qu’à travers les coupes du langage...

Vous voyez quel avantage en tire Guillaume. Vous me direz : et à quoi cela lui sert ? « à quoi ça lui sert »à faire quelque chose de fondamental car la linguistique s’orientait chez beaucoup de ses auteurs, de ses représentants scientifiques, vers cette conception fondée sur les oppositions. Par exemple ; les oppositions phonématiques, les oppositions de phonèmes. J’entends bien qu’il y avait de grandes différences. Les grandes différences portaient sur la manière de concevoir l’opposition. Par exemple c’est évident qu’un linguiste comme Martinet ne conçoit pas l’opposition de la même manière qu’un linguiste comme Jakobson. Mais l’opposition chez eux, et telle qu’elle venait des phonologues, telle qu’elle venait de Troubetskoï, telle qu’elle venait de la grande phénoménologie, l’opposition était catégoriquement l’avantage du langage. Et déjà chez Saussure et c’est ce qu’il voulait dire par l’idée de la différence La différence linguistique chez Saussure ; la langue comme système de différence, c’était l’opposition. Chez Guillaume, chez lui c’est pas les oppositions qui vont constituer les rapports linguistiques ; c’est les positions relatives du signe. Le signe ou les signes parcourent des positions relatives. Vous voyez pourquoi ça découle tout droit. En tant qu’un signe est un point de vue sur un signifié de puissance ; c’est-à-dire sur un mouvement ou sur un processus ; et bien, un ensemble ou une catégorie de signes va se définir par les positions relatives de chaque signe. Une catégorie de signes se définira par ceci : ils ont le même signifié de puissance mais ils représentent des positions relatives différentes. C’est-à-dire qu’ils opèrent des coupes différentes ou des points de vue différents sur ce signifié de puissance. Ce sera donc toute une linguistique de positions "différentielles", très différente de la linguistique des "oppositions". Mais encore une fois, à mon avis si vous supprimez le terme de "signifié de puissance" comme étant premier vous ne pouvez pas maintenir cette linguistique des positions par différence avec une linguistique des oppositions. Parce que à ce moment là, le système du langage se referme sur lui-même (..)

Alors ce que j’appelle l’énonçable, c’est quoi ? C’est la matière de Hjelmslev, le signifié de puissance. Pour ma compte, je dis en effet, c’est ça le sens.
-  Le sens c’est ce corrélât pré-linguistique, propre à la linguistique, propre au langage, spécifique au langage ; c’est la matière du langage.

Je comprends l’accusation d’idéaliste mais ça m’est égal. Je pourrais tout aussi bien dire que c’est l’esprit ; c’est l’esprit du langage ; c’est une matière-mouvement ou c’est un esprit durée, un esprit temporalité. Mais alors à quoi ça me sert si flou que ce soit ? Il faudrait beaucoup préciser le statut de cet énonçable ; et donc ce que Hjelmslev appelle « matière » et ce que Guillaume appelle « signifié de puissance », je l’appelle énonçable. Pourquoi ? parce que on comprend bien que l’énonçable, en partie, ça recueille l’idée de potentialité, le mot même énonçable. On voit bien que c’est quelque chose qui ne fait pas partie de l’énoncé ; et c’est quelque chose sans quoi, l’énoncé n’existerait pas.
-  Je dirais que tout énoncé est un point de vue sur l’énonçable ; sur un énonçable. Si on me dit : « mais où est ce qu’il existe l’énonçable ? », je peux dire :" il n’existe pas indépendamment de la langue ; mais lui-même n’est pas, n’appartient pas à la langue. C’est le corrélât de la langue".

Si bien que ça me servait beaucoup quant à mon problème de cinéma. En quel sens ? moi je disais : le cinéma, ce n’est ni une langue, ni un langage. Pourquoi ? Parce que c’est un ensemble d’images et de signes qui constitue l’énonçable. Le cinéma, c’est la représentation de l’énonçable. Donc ce n’est ni un langage, ni une langue. Représentation de l’énonçable ; qu’est ce que ça veut dire ? Ca veut dire : tantôt c’est l’image-mouvement, tantôt c’est l’image-temps, avec les signes correspondants. Il y aura donc des signes de l’image-mouvement ; il y aura donc non seulement des signes, il y aura des types d’images-mouvement. Tout comme Guillaume distinguait la particularisation et la généralisation ; moi là-dessus, ça ne m’intéressait plus parce que dans le cadre du cinéma, ça ne marchait pas. Je cherchais à dégager les grands types d’image-mouvement qui constituaient un énonçable : l’énonçable cinématographique.

Et puis dans la mesure où on découvrait, qu’il y avait une image-temps très différente de l’image- mouvement, là je cherchais à définir des processus temporels que le cinéma nous présentait, qu’il nous présentait directement sans passer par le mouvement ou indépendamment du mouvement : donc je dirai que ça c’était l’image-temps comme énonçable ; qu’il y avait deux énonçables, deux grands énonçables ; avec chacun leurs signes. Avec chacun plutôt leur type : type de mouvement, type de temporalisation et chacun leur signes. Je disais donc, le cinéma c’est ça. Alors en effet pour répondre à Christian après ce long détour. Je crois en effet, que l’énonçable n’est pas le même dans le cadre de l’image-mouvement et dans le cadre de l’image-temps. C’est pas du tout le même.

Christian : « Par là on peut même distinguer radicalement le cinéma et le roman » ?

G. Deleuze  : « complètement, radicalement...oui et non ».

Christian ; « Parce que s’il y a deux types d’énonçable, c’est déjà mieux, au moins pour moi. Ca me donne d’autres possibilités pour dépasser le problème de la narration ».

G. Deleuze  : « Je pense en effet que les processus temporels constituent un énonçable. Si je reviens à la linguistique, je dirai ; bon les mouvements - ça parait bizarre mais seulement à première vue - les mouvements sont avant tout donnés par le substantif ; l’image-mouvement, elle est substantive. Dans certaines langues comme la nôtre, le substantif étant la combinaison article-nom ; tandis que l’image-temps c’est autre chose, elle est donnée par le verbe : ce sont les processus de temporalisation. C’est-à-dire, c’est le corrélât du verbe, les processus de temporalisation. Les chronogenèses, quoi. Tandis que l’image-mouvement- et là, on pourrait créer des mots mais ça n’a aucune utilité- elle nous donne elle des tynostructures Il faudrait distinguer, exactement comme on a distingué l’image-mouvement et l’image-temps, on peut distinguer les "tynostructures" et les chronogenèses. Alors ça, ça formerait l’énonçable qui est la matière propre du cinéma. Qui est l’objet propre du cinéma. (...) Alors ça n’empêche pas que « le cinéma a un langage ». Oui, il n’est pas un langage mais il a un langage ; et on a vu en effet qu’il y avait des énoncés cinématographiques ; que ces énoncés pouvaient être muets, c’est-à-dire lus et qu’ils pouvaient être parlants ; et qu’ils pouvaient être parlants de plusieurs manières . Mais je crois que ce qui va être propre au cinéma, c’est que le cinéma quand il produit des énoncés, ces énoncés ne sont cinématographiques que dans la mesure où la cinéma s’en sert pour réengrosser l’énonçable : c’est-à-dire qu’il fait l’inverse.
-  Si le mouvement du langage, c’est saisir l’énonçable dans le filet des énoncés, tout le mouvement du cinéma c’est : projeter les énoncés qu’il produit sous la forme du muet ou du parlant ; projeter les énoncés qu’il produit ou dont il se sert, pour réengrosser, pour les redonner à l’énonçable c’est-à-dire pour recharger à la lettre, pour recharger à la lettre, l’énonçable ; c’est-à-dire l’ensemble des images et des signes. Ce serait bien, ce serait comme une contre-entropie. Il rechargerait l’ensemble des images et des signes.

Christian : « Est- ce qu’on peut supposer par exemple des mouvements vers et inverses par rapport à l’énonçable et les énoncés. Par exemple, dans le cinéma expérimental, il y a une tendance qui se pose des questions sur l’énonçable mais qui ne sont pas actualisées par un énoncé.

G.Deleuze  : « tout à fait ; et même on peut dire ; à ce moment là, il faudrait dire qu’ils ont des positions très proches de l’énonçable » Tout ce qu’on a dit les autres années, sur les espaces quelconques, par exemple, étaient typiquement des espaces de potentialité . Tout un aspect du cinéma expérimental considère l’espace comme pure potentialité d’évènement. L’évènement n’étant pas donné. Pure potentialité d’événements, oui, les espaces vides par définition ou les espaces déconnectés sont très proches d’un pur énonçable. C’est bien l’opération par laquelle les énoncés cinématographiques, redonnent de l’énonçable.

Du point de vue de la logique - je retrouve alors au niveau du cinéma, quelque chose qui m’intéresse beaucoup en philosophie... ce qui m’intéressait en philosophie ? Mais ça, c’est des vieilles choses ; c’est des choses sur lesquelles je travaillais il y a bien longtemps, comme beaucoup d’autres gens. Je me demandais : "qu’est ce que le sens d’une proposition ? Et moi ce qui m’intéressait pour répondre à cette question. Et vous allez voir comme tout se retrouve, si vous m’accordez encore quelques minutes de philosophie et de logique. Ce qui m’intéressait, c’était toute une tradition qui commence avec les stoïciens et qui se poursuit à travers tout le moyen âge, et qui nous dit : le sens d’une proposition, le sens d’un énoncé, c’est ce que les stoïciens appellent déjà "l’exprimable". Alors l’exprimable, c’est quoi ? Là-dessus, ils nous disent des choses très étranges. Ils nous disent : "C’est une entité qui n’a pas d’existence... Ah ! bon une entité qui n’a pas d’existence ! C’est leur idée : l’existence n’épuise pas l’ensemble des entités. Il y a des entités non existantes. Est-ce que ça veut dire qu’elles sont dans notre tête ? pas du tout, Il y a du non-existant. Il n’y a aucune raison d’identifier l’être et l’existant. Ils vont faire des théories très belles au Moyen-âge, ça va abonder ces théories mais elles sont aussi belles. Il vont distinguer dans l’énoncé, les composantes de l’énoncé - par exemple pour les stoïciens, les composants dans l’énoncé sont physiques ; ils sont phonétiques - Alors c’est pas ça le sens. Ils vont distinguer l’état de choses auquel l’énoncé se rapporte lorsque je dis : "la neige est blanche". Là il y a un objet : la neige, le ciel. Ou bien je dis : "Dieu est". Leur astuce - mais c’est pas pour le plaisir - était qu’ils estimaient nécessaires de découvrir une troisième instance. Vous voyez pourquoi il y a besoin d’une troisième instance ? parce que sinon il n’y aurait aucun rapport assignable entre l’énoncé et son objet. L’objet a une existence physique ou mentale. C’est à dire l’imaginaire est du côté de l’objet. L’objet a une existence physique ou psychologique ; l’énoncé, c’est ce que vous dites, Il est linguistique. pourquoi voulez-vous qu’il y ait le moindre rapport ? Et comment établir un rapport quelconque entre la linguistique et les objets ? Comment voulez-vous établir un rapport quelconque entre les mots et les choses ? Voilà leur problème. Et leur réponses ? (...).Là aussi voyez à quel point ce n’est pas la peine de discuter, vous pouvez très bien dire : le problème n’est pas le même ! vous pouvez très bien dire : faut pas poser le problème comme ça ; les

Si vous acceptez de poser le problème comme cela : « les énoncés, c’est des systèmes de mots. Ils ont un référent : l’objet. Ce référent, on l’appellera "le désigné" ou le référent. N’importe quoi, Il y a mille mots. Comment voulez vous, quel rapport ? La désignation, qu’est-ce qui rend possible la désignation ? C’est à dire le fait qu’un énoncé soit en rapport avec un objet ou un état de chose. Si vous acceptez le problème posé comme ça, dès lors vous êtes concernés pas ces auteurs, vous étes prèts à les écouter. Si vous n’êtes pas concernés, vous dites : "c’est pas pour moi". (..)

Cette troisième instance, ils vont l’appeler "l’exprimable", c’est à dire le sens. Pourquoi pas la signification ? C’est que la signification, cela ne va pas non plus - là je n’ai pas voulu le dire, je le dis très vite. La signification, elle est facile à définir au niveau des concepts qui correspondent aux mots. L’exprimable ou le sens, c’est autre chose que les concepts logiques. Alors c’est quoi ça , cet exprimable ou ce sens ? Alors là, ils sont très embarassés, Ils vont chercher à nous faire sentir - c’est une notion tellement nouvelle , chaque fois qu’il y a notion nouvelle, il y a besoin d’un .. ; Ils vont nous dire : l’exprimable de la proposition "Dieu est", c’est quoi ? C’est "Dieu-être" ou "Dieu étant". Ils emploient parfois l’infinitif, parfois le participe. A mon avis, il faut y ajouter un point d’interrogation car ils diront bien que l’énoncé "Dieu est" et l’énoncé "Dieu n’est pas" ont strictement le même "exprimable". A savoir, le Dieu étant ou l’étant de Dieu. L’exprimable de "la neige est blanche" c’est : "neige être blanc". (...) Voyez qu’une astuce, pour le moment, de terminologie. Ils éprouvent le besoin de donner à l"exprimable une formulation différente de celle de l’énoncé. D’où leur emprunt de la forme infinitive ou participiale.Qu’est ce quIls veulent dire, alors ? Il veulent dire : voilà, l’exprimable c’est une entité très bizarre, c’est pas un objet, c’est pas un concept. C’est vraiment le mot entité qui convient. C’est une entité très bizarre parce qu’elle est à la fois l’exprimable de la proposition, et en ce sens elle renvoie à la proposition, et d’autre part, elle est l’attribut "logique" de la chose ou de l’état de choses. C’est à dire qu’une chose n’a pas seulement des qualités physiques, elle a des attributs logiques. Si bien que l’exprimable, il a comme un envers et un endroit. D’une part il est attribut logique de l’état de choses qu’il ne faut pas confondre avec ses qualités physiques, d’autre part il est l’exprimable de la proposition qu’il ne faut pas confondre avec les éléments de la proposition ni avec les concepts que la proposition met en jeu..(coupure)

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