THEMES COURS
 ANTI-OEDIPE ET AUTRES RÉFLEXIONS - MAI/JUIN 1980 - DERNIERS COURS À VINCENNES (4 HEURES)
 SPINOZA - DÉC.1980/MARS.1981 - COURS 1 À 13 - (30 HEURES)
 LA PEINTURE ET LA QUESTION DES CONCEPTS - MARS À JUIN 1981 - COURS 14 À 21 - (18 HEURES)
 CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES)
 CINEMA : UNE CLASSIFICATION DES SIGNES ET DU TEMPS NOV.1982/JUIN.1983 - COURS 22 À 44 - (56 HEURES)
 CINEMA / VÉRITÉ ET TEMPS - LA PUISSANCE DU FAUX NOV.1983/JUIN.1984 - COURS 45 À 66 - (55 HEURES)
 CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES)
 - CINEMA / PENSÉE + COURS 90 À 92
 - FOUCAULT - LES FORMATIONS HISTORIQUES - OCTOBRE 1985 / DÉCEMBRE 1985 COURS 1 À 8
 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25

39- 26/04/83 - 1

image1
46.2 Mo MP3
 

cours 39 du 26/04/83 - 1 transcription : Jean-Charles Jarrell

0’00 ...ça va vous donner des combinaisons que Goethe appellera, pour les distinguer des précédentes qui étaient des combinaisons harmonieuses, des combinaisons caractéristiques. Et une corde ira, et juxtaposera, et ira du jaune au rouge, en sautant l’orangé. Et une corde ira du rouge au bleu, en sautant le violet. Et une corde ira du jaune au bleu, et vous aurez aussi une corde du violet au vert, une corde du vert à l’orangé, une corde de l’orangé au violet. Vous aurez couvert votre cercle, votre cercle se présentera comme totalité parfaite. Et je disais, je suggérais que les diamètres de complémentaires, c’était nos distances, dont nous étions partis. Et là, les cordes nous renvoient à quoi ? Les cordes sont de véritables intervalles, puisque vous sautez toujours une couleur. Voilà qu’on est en train de retrouver à la fin du cercle chrono-chromatique, chrono-chromique, l’ensemble des notions autour desquelles on tournait comme images du temps. Alors si on les retrouve à la fin, au bout du cercle qui est comme la pacification... L’esprit s’est élevé au dessus de la nature par une douce aurore : il s’est découvert comme âme. Il s’est sacrifié, ou du moins il a sacrifié l’être sensible auquel il était attaché. Et vous vous rappelez alors, à notre hommage à Murnau, c’est ... c’est cette fois-ci - mais ça dépend aussi du rouge, c’est le rouge qui commande tout, hein... - c’est le brillant de Hélène qui s’est sacrifiée, qui s’est sacrifiée à la morsure de Nosfératu, et à la fin, qui fait naître en effet une douce aurore, pour parler comme Schelling, ou c’est la fin de Aurore, le film de Murnau, où le couple réconcilié et le visage en gros plan de la femme fait naître une douce aurore. Cette aurore, cette fois-ci, c’est celle qui entoure, ou d’où sort le cercle chromatique total, qui est harmonie, qui est paix, et caetera... qui est dignité, qui est noblesse, qui est jeune, qui est vieux, et caetera et caetera...

3’25 Alors, bon... Tout ça, tout ça, ce que je traite alors depuis plusieurs séances, on peut le résumer avant de prendre un court repos, c’est : qu’est-ce qui appartient... qu’est-ce que c’est cette image du temps, dont je dis maintenant et qu’elle travaille le mouvement et qu’elle travaille la lumière ? C’est à dire elle compose l’image-mouvement et elle compose l’image-lumière. C’est pour ça que je l’appelle image indirecte du temps, puisqu’on ne peut la saisir qu’à travers la composition de l’image-mouvement et la composition de l’image-lumière. Et bien cette image indirecte du temps, elle a quatre caractères, si je réunis tout ce qu’on a fait depuis le début : le temps comme tout - le Tout -, l’intervalle ou le présent variable, l’instant et la distance. Vous vous rappelez, la distance définie comme longueur indi... heu, comme grandeur... non, comme... heu... oui, comme longueur indivisible ? C’est à dire comme non extensive. Bon, ben il nous reste un dernier problème quant à cette figure du temps, c’est que on doit sentir que ces quatre thèmes sont étrangement liés, très très profondément liés, et que on voit pas encore comment. L’intervalle et l’instant... Le tout et la distance... Alors évidement, si on découvre comment ils sont liés, on fera un tout petit pas comme à l’intérieur du temps, on marquera au moins un chemin qui pourrait nous conduire vers, non plus une image indirecte du temps mais vers une image-temps. Mais là, pour le moment, on ne peut poser que des problèmes. Et les problèmes que je veux poser, c’est presque y répondre à nouveau, et je voudrais juste relayer, cette fois... Pourtant elle n’a besoin de rien, elle n’a pas besoin de prolongement, elle se suffit très bien à elle-même, mais ça fait rien, si on peut essayer de relayer et de prolonger la théorie Kantienne du sublime... Et la relayer à partir de quels problèmes ?

6’52 Et ben, je vois bien comment le présent, ou l’intervalle, peut tendre vers l’instant. Je dirais même que le présent variable tend vers l’instant dans quelle mesure ? A mesure qu’il accélère. Il est variable. A mesure qu’il se précipite et accélère, il tend vers l’instant. Bon... Je pourrais même dire que l’intervalle est entre deux instants. D’accord : l’intervalle est entre deux instants. Voilà le mystère. Je veux dire, on approche du mystère. C’est que... en tant que le présent variable se précipite vers un instant, il révèle un étrange pouvoir. C’est comme si -là je ne veux parler que par image- il élevait l’instant au carré, à la puissance deux. Le présent comme intervalle nous précipite dans un instant doué d’une puissance deux, ou d’une énième puissance. Pourquoi ? Alors je dirais, le sublime dynamique, c’est ceci : c’est que l’instant ne soit jamais simplement un instant, mais qu’il soit toujours un instant au carré. Par « instant au carré », je m’excuse, je ne trouve pas d’autre formule facile, je veux parler de cette puissance, de cette élévation de l’instant à une puissance supérieure. Bon, ce qui fait problème, c’est ça. C’est : le rapport de l’intervalle et de l’instant est tel que l’instant prend une énième puissance. Pourquoi ? Et la énième puissance de l’instant, je dirais : et bien, c’est ça, le sublime dynamique. Je relie donc ma notion de présent-intervalle à la notion d’instant, là. Bon... Est-ce que c’est sûr ? non ? J’essaie de définir un schéma abstrait : pourquoi cette énième puissance ? Pourquoi chaque fois que nous vivons un instant dont nous pensons que c’est un instant -on ne vit pas couramment des instants, ce qu’on vit couramment c’est des présents. Lorsque notre présent se précipite d’une certaine façon, et suffisamment, voilà qu’il donne lieu à un instant et que cet instant est à une puissance, à une puissance petit n.

10’40 Et puis, deuxième problème : chaque fois que, d’une certaine manière, nous arrivons à concevoir le tout, ou un tout, non seulement nous nous apercevons que ce tout a pour dimension l’immense, le sublime mathématique de Kant, mais nous nous apercevons que nous-mêmes, nous ne sommes pas ce tout mais nous plongeons dans ce tout, et que nous-mêmes, nous prenons très bizarrement - mais il faudrait s’expliquer là-dessus -, nous prenons très bizarrement une sorte d’immensité en tant que nous plongeons dans ce tout. Comme si nous touchions à une distance infinie. C’est l’ensemble de mes quatre termes : tout, distance, intervalle, instant. Nous atteignons à une distance infinie lorsque nous plongeons dans le tout, nous atteignons à un instant de énième puissance lorsque nous passons de l’intervalle à sa limite. Qu’est ce qui peut bien se passer, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et bien ce serait ça le temps, mais sous quelle forme ? Je veux dire, en quoi c’est autre chose que Kant... -et en même temps ça épouse complètement : ma première remarque concerne une suite du sublime dynamique, ma seconde remarque concerne une suite du sublime mathématique. Ça veut dire, au plus simple : nous avons une place démesurée dans le temps. Vous vous rappelez tout ce qu’on avait dit, on était partis d’un trop du temps. Qu’est-ce que ça voulait dire, il y en a trop ? Ça voulait dire : il y a quelque chose en trop, qui est quoi ? Question même... Je veux dire : nous occupons dans le temps une place démesurée. Vous, moi ... Et d’autre part nous disons : nous atteignons à des instants de énième puissance. Bon, ça doit être un peu la même chose, tout ça... Mais, qu’est-ce que ça veut dire ... je veux dire, au point où on en est, alors, mais qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Ben... rien... je veux dire, c’est... Faudrait voir si ça répond à quelque chose... je me laisse aller, là... Mais : l’expérience ! L’expérience revient en disant : « mais, où tu fais cette expérience-là ? Une place démesurée, que les êtres, que les choses auraient dans le temps ? » . Démesurée, ça voudrait dire quoi ? Au moins, on peut avancer un petit peu. Si ça veut dire quelque chose, ça veut dire : démesurée par rapport à la place que les êtres occupent dans l’espace et dans l’extériorité du temps. Il y aurait un intérieur du temps, dans lequel, qui que vous soyez, vous occupez une place démesurée.

15’15 intervention : Est-ce que ce n’est pas le rapport, chez Hegel, entre mauvais infini et bon infini ? dans la mesure ou le bon infini, c’est justement l’infini intériorisé. Peut-être que l’intériorisation, c’est la façon dont le dialecticien fait jouer la quantité d’infini, la façon dont il la comprend... G.D : Peut-être, ce serait un moyen de tout rejoindre, là... et ce serait un peu la même chose de l’autre côté...
-  ...pour Hegel, quand il s’agit de la quantité, avec le nombre on passe de la quantité à la qualité par la médiation de la puissance... parce que, la puissance, le nombre il se replie sur lui-même... G.D : Ouais, oh, tout y est... oh ça, chez Hegel on retrouverait toutes les notions, on les retrouverait toutes... Mais je dirais presque : on les retrouverait toutes chez tous, hein... D’une autre manière... Chez Kierkegaard, l’instant à la énième puissance, l’instant élevé à la énième puissance, c’est même une notion qui serait très très proche de Kierkegaard. C’est pas pour ça qu’il faut tous les mélanger !

16’23 Moi, je voudrais prendre un exemple parce qu’il me trouble beaucoup...c’est...alors... heu... c’est toujours l’exemple... c’est...c’est l’exemple de Proust. Justement, pour nous sortir, là, pour entrer dans une espèce d’élément complètement nouveau. Il y a quelque chose dont, à la lettre, je ne me sors pas dans cette œuvre, parce que bien sûr, on peut donner des solutions, comme ça, on peut... C’est lorsque, à la fin de la Recherche, il dit... - vous voyez, toute la Recherche du Temps Perdu, elle est construite principalement sur ce qu’il appelle lui-même, parfois, des réminiscences. Des réminiscences... Or les réminiscences, c’est quoi ? C’est des contaminations d’instants à intervalles séparés. Des intervalles, de grands intervalles entre deux instants, n’empêchent pas deux instants de percuter. Une très grande distance de temps n’empêche pas un instant très lointain et un instant actuel de percuter. C’est la fameuse madeleine. Je dis, là on a un bel exemple... on a un bel exemple de quoi ? De ce qu’on pourrait appeler une corde, un intervalle corde, un intervalle ou une corde tendue entre deux instants... Or, quel est l’effet de cet intervalle corde tendu entre deux instants ? Elever l’un des instants - pas les deux, ce serait... et là on va peut-être comprendre un petit quelque chose -, élever l’un des instants au carré, à la puissance deux, à la énième puissance. Pourquoi ? Ce serait bien, si on pouvait se contenter de dire... évidemment on ne peut pas se contenter de dire... Ben forcément, l’un des deux instants va être élevé à la énième puissance puisqu’il est multiplié par l’autre. C’est le mystère de la vitesse. Le mystère de la vitesse, c’est v2. C’est que la vitesse soit une puissance. Le mystère de l’instant c’est i2, c’est que l’instant soit toujours à une puissance supérieure à 1. Sinon ce n’est pas un instant. Alors, la corde, la corde d’un instant à l’autre, elle peut en effet expliquer l’élévation de l’instant à une puissance deux ou à une puissance n, puisqu’elle multiplie l’instant considéré par l’autre, et en effet cette multiplication ou cette élévation à une puissance supérieure, on la voit bien chez Proust, c’est connu, c’est célèbre. C’est célèbre sous quelle forme ? C’est célèbre puisque il nous dit -je reprends l’exemple éternel de la madeleine, bon... Voilà que, quand il goûte la madeleine, ça réveille une portion de son enfance, un lieu de son enfance, et caetera... Mais encore une fois, ça ne les réveille pas du tout comme il les a vécus. C’est pas un passé vivant qui lui revient, non seulement c’est pas un passé intellectuel mais c’est pas un passé vivant qui lui revient. C’est un passé tel qu’il n’a jamais été vécu. En effet, ce lieu de son enfance, il ne l’a jamais vécu comme ça. Je dirais : c’est ça l’instant puissance deux. Vous voyez, il est élevé à une puissance supérieure. Tout se passe comme si la corde tendue entre deux instants, l’instant présent et l’instant passé, multipliait l’instant passé par l’instant présent, dés lors, élevait l’instant passé à une puissance que lui, cet instant passé, n’a jamais eue. Bon...donc... là, j’aurais...je sens l’insuffisance absolue de ce que je dis, en même temps...

21’22 intervention : il y a un film, « a drift ( ?) », que j’ai vu près du cercle des italiens à Paris, dans lequel chaque partie est un certain flashback de quelque chose qui a été montré au départ, qui est différente, qui est habitée d’autre chose, ce n’était pas de la même manière qu’on le revoyait, et pratiquement... G.D : Ouais... ça... ça, ça peut être très dangereux parce que, ça peut être autre chose. Je ne sais pas ce qu’il y a, dans ce dont tu parles, mais on peut le comprendre sous forme : chaque fois, on saisit le passé sous un autre point de vue. C’est absolument pas ça. Là, on ressaisit le passé sous une puissance telle qu’il n’a jamais été vécu, qu’il n’a été saisi d’aucun point de vue. Alors, je ne voudrais pas tout mêler, mais, on verra tout à l’heure. Non, faut pas... sinon, ça... oui, tout de suite, hein, je termine parce que... je vais... Non, une seconde, parce que sinon je vais perdre mon idée, tu parles tout à l’heure, tout de suite, je te dirai...

22’42 Or voilà que... c’est ça que Proust appelle le temps retrouvé. (soudain, en changeant une cassette, un auditeur diffuse par mégarde quelques notes d’un enregistrement de musique...) C’est joli... C’est ça qu’il appelle le temps retrouvé ! (rires)... Mais voilà que à la fin de son livre, Proust nous dit, là je ne déforme pas du tout le texte, il dit à peu près, il dit exactement ceci : [passage manquant sur la cassette] ... ces instants élevés à la puissance n. Alors, qu’il y a d’autres moyens que la madeleine, mais que le but de l’œuvre d’art, c’est ça. Il dit : « j’entre dans le salon des Guermantes, et là je rencontre la plus grave des objections à mon entreprise ». La plus grave des objections à mon entreprise... C’est ça qui m’intéresse, c’est...c’est...c’est la lettre de ce texte. Le mot objection y est, en toutes lettres, il rencontre une objection, alors qu’il était sûr de posséder le tout de son œuvre. Le tout, puisque c’est une œuvre comme un tout. La plus grave des objections... Et cette objection elle paraît à première vue dérisoire : il rencontre des gens qu’il n’a pas vu depuis des années, et il les reconnaît pas. Et là, il y a un numéro Proustien très brillant, en expliquant ce que c’est que le vieillissement des gens, notamment au niveau de leurs visages...heu...là... comme ci... alors il y a ...Il analyse tous les types de vieillissement, et il explique que le vieillissement c’est un phénomène géologique, ou bien zoologique, ou bien... et caetera... que... ou bien... ou bien international : que telle jeune fille qu’il avait quittée mince et danseuse ressemble maintenant à une énorme, dit-il, à une énorme vieille femme turque...(rires) . Alors, il dit : comment ça se fait, ça, qu’elle soit devenue comme ça, turque ? A la lettre, elle est devenue turque, c’est curieux ! Alors, bon, il développe... Ou bien, un homme qui a des poches sous les yeux telles que Proust, qui n’en rate pas une, hein, jamais, il lui dit : « ça vous gène pas, non ?... » (rires), et l’autre dit « quoi ? » et il comprend que c’est pas une maladie... que c’est pas une maladie, c’est... non, c’est les rapports, dans... bon, tout ça. Enfin, un passage admirable de Proust, il y a des pages et des pages là-dessus.

25’48 Mais en quoi c’est une objection ? Pourquoi il dit : ça c’est l’objection à tout ce que je voulais faire ? Bon, on peut dire : l’objection c’est simplement que le vieillissement... c’est la découverte du vieillissement et de la mort. Et que le vieillissement et la mort, c’est le contraire du temps retrouvé. Parce que le contraire du temps retrouvé, c’est pas simplement le temps perdu, le temps perdu c’est toujours bon, hein... Ce qui s’oppose vraiment au temps retrouvé, c’est le temps de la mort. Et surtout le temps du vieillissement. Alors, bon.... Mais, pourquoi c’est une objection ? Parce que je pense à un autre texte de Proust, et là... là, ça me fascine, là, je ne m’en sors pas bien, c’est... C’est un texte qui revient... qui présente la scène suivante : il se penche pour lacer ses chaussures, ou les délacer, je ne sais plus, et il sent en lui une douleur insupportable. Pourquoi ? Parce que cet instant là vient d’entrer en rapport avec un instant très ancien, l’instant où sa grand-mère faisait exactement le même geste, et en refaisant par hasard le geste de la grand-mère il prend une conscience, mais aiguë, une conscience suraiguë, une conscience à la énième puissance, que sa grand-mère est morte. Vous me suivez, hein ? Or pour ceux qui ont lu -je suppose, la plupart d’entre vous ont lu du Proust-, je vous demande : quelle différence y a t-il entre cette histoire de la bottine sur laquelle il se penche et l’histoire de la madeleine ? Aucune ! Aucune ! Dans les deux cas, vous avez un instant présent qui ressuscite un instant passé en lui conférant une puissance n. Or il se trouve que dans le cas de la madeleine, c’est du temps retrouvé et c’est l’extase, dans le cas de la bottine... pourquoi c’est pas l’extase ? Ou inversement, dans le cas de la madeleine, pourquoi c’est pas la panique ? Pourquoi ça ne lui rappelle pas la mort, la madeleine ? Pourquoi ça ne lui rappelle pas la mort de sa mère ? C’est prodigieux, cette histoire... Si bien que -j’avance un tout petit peu dans mon... dans ma tentative-, lorsque il nous dit à la fin : j’entre dans le salon des Guermantes, et je rencontre la plus grave objection... En fait, si c’est la plus grave objection à son œuvre, c’est que elle était déjà là. Et à mon avis, là où elle était déjà, c’était l’apparente contradiction entre le souvenir de la madeleine et le souvenir de la bottine. Il y avait là pas seulement une objection, il y avait une espèce de contradiction vécue, entre deux effets absolument opposés (...). Alors, comment faire ? Ben, il me semble ... voilà l’idée qu’il a :

30’01 : Nous occupons dans l’espace et dans le temps, nous occupons une certaine... une certaine place. Cette place, elle est très limitée. Je dirais, voilà les deux versants de l’idée : on ne vit pas bien longtemps, la place qu’on occupe, dans l’espace, on a beau bouger, c’est pas grand-chose, hein... la place qu’on occupe dans le temps, c’est pas grand-chose. Voilà ! Facile à régler ! En même temps, si petits que nous soyons, peu importe, c’est pas... c’est pas l’intérêt de notre vie, en même temps nous plongeons dans un tout. Vous me direz, ce tout, c’est quoi ? Il ne s’agit pas de savoir, pour le moment, ce que c’est. C’est pas l’univers, c’est pas... ça veut pas dire, dans l’esprit de Proust, ça veut évidemment pas dire... on verra... ça veut pas dire l’univers. Supposons, nous plongeons dans un tout, comme un élément. Bien plus, ce tout, c’est pas l’univers, c’est : l’intérieur du temps. C’est l’intérieur du temps. Et, dans cet intérieur du temps -imaginez une espèce... c’est quelque chose de monstrueux, quoi... Il est en train de dire quelque chose de monstrueux ! Je veux dire, cet intérieur du temps, c’est... c’est terrible ! C’est... vous allez comprendre pourquoi c’est terrible, mais c’est un monstre ! C’est... Tout va bien, tout va bien, tant qu’on en reste... tenez bien la place que vous occupez dans l’espace et dans le temps. Si vous la lâchez... Voyagez, voyagez, changez de place, ça changera rien... Mais, si vous vous risquez à cette autre dimension, vous allez dans l’intérieur du temps. Vous me direz : facile à dire, mais... mais on se laisse guider, tant bien que mal. Vous allez dans l’intérieur du temps, et là vous découvrez quelque chose de terrifiant : que dans l’intérieur du temps, vous tenez une place incomparable, démesurée, par rapport à la place que vous avez dans l’espace et dans le temps. Encore une fois, il ne s’agit pas de l’univers. Il s’agit de votre propre temps, intérieur. Il s’agit de vous comme tout. Mais on retrouve, on est en train de retrouver une idée qu’on traîne depuis le début : le tout c’est le temps, et le temps c’est ce par quoi le tout ne ferme pas. C’est l’ouvert. Et qu’il n’y a qu’une définition du temps, c’est : l’ouvert. Tout comme il n’y a qu’une définition du tout, c’est : le tout qui change. Et que le tout qui change, c’est le temps comme étant ouvert. Bon, c’est ce que je traîne depuis le début, voilà, ça. Non, mais je ne souhaite pas faire autre chose que le faire sentir, quoi, c’est... voilà, et puis le faire sentir... et puis l’appuyer sur... bon, je pense que Bergson a eu cette intuition très très profonde... Mais peut-être qu’on est en train de la retrouver chez Proust, parce que qu’est-ce qu’il nous dit ? Dans l’intérieur du temps, chacune de vos années, chacun de vos instants, chacun de vos jours, est en dessous de vous. Il est en dessous de vous, c’est à dire, à la lettre : vous êtes assis sur lui. Là, n’hésitons pas à faire des figurations très grossières : vous êtes assis sur vos jours. Tant que vous êtes assis sur vos jours, ça va... vous occupez votre place. Vous occupez votre place, quoi ? Votre place dans l’espace et dans le temps. Vous êtes ancrés, vous... ça va ! Et encore une fois, vous pouvez bouger, vous pouvez voyager, vous ne quitterez pas votre place, vous serez toujours assis sur vos jours. Et puis il suffit que, tout à coup, vous vous saisissiez à l’intérieur du temps. Encore une fois, l’intérieur du temps... vous sentez où je veux en venir. C’est pas du tout fermé, c’est au contraire ça, l’ouvert, et c’est pour ça que ça va être catastrophique. Ce qui est fermé, c’est...c’est... c’est l’espace et le temps, c’est l’espace et le temps qu’on occupe. Ça, c’est des ensembles, l’espace et le temps qu’on occupe c’est des ensembles. C’est des ensembles relativement ouverts, relativement fermés... Mais lorsque vous vous saisissez à l’intérieur du temps, et pas dans un temps extérieur, vous voyez... vous vous saisissez vous-mêmes dans ce que j’appelais -alors là on rejoint tout, on re-mélange tout-, une perspective temporelle, plus une perspective spatiale. Et la perspective temporelle, c’est une chose dont la perspective spatiale ne peut nous donner aucune idée. La perspective temporelle, mais c’est... c’est... c’est l’heure où les monstres se lèvent. Vous ne restez plus assis sur vos jours, et vous vous levez. Et à ce moment-là vos jours sont comme des échasses -c’est Proust qui le dit-, vos jours sont comme sur des échasses. Echasses dont vous savez bien qu’à chaque instant, vous allez tomber. La chute intensive. Et c’est par rapport à ces échasses, lorsque vous vous dressez sur vos jours, que vous occupez dans le temps une place démesurée. Démesurée par rapport à quoi ? Démesurée par rapport à la place (...) que vous occupez subjectivement et objectivement dans l’espace et dans le temps. Je veux dire, là ce que j’appelle l’intérieur du temps, c’est pas du subjectif. C’est pas plus subjectif... le subjectif et l’objectif, c’est... c’est tout à fait dans l’espace et dans le temps, là, que vous occupez.

37’20 Voilà la dernière phrase de « A la recherche du temps perdu »... la dernière, donc il faut croire qu’il y attache particulièrement d’importance : « Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j’avais admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli... » -il a vu le vieillard, là, assis sur une chaise, et il s’est dit : oh, ben, il a pas tellement vieilli, hein ? oui, je le reconnais... Je saute une longue métaphore, parce qu’on va s’y perdre sinon... « Dès qu’il se lève ... Dès qu’il s’était levé -le duc-, il ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingt trois années, -c’est là que ça commence : - comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup, ils tombaient » -c’est un beau texte, ça ! Alors, ça, il n’y a pas besoin d’avoir quatre-vingt trois ans, comme le duc de Guermantes... ça arrive à vingt ans, ça arrive... ça arrive de temps en temps... Je veux dire, ce type d’expérience, vraiment, vingt ans c’est énorme, c’est déjà des échasses... Trois ans, c’est des échasses... C’est des échasses d’où on tombe, mais on tombe toujours de l’intérieur du temps, c’est ça l’intérieur du temps, et c’est dans l’intérieur du temps que j’occupe une place démesurée, que ce soit par rapport à mes vingt ans ou mes quatre-vingt trois ans... De toute manière, à l’intérieur du temps, j’occuperai toujours une place démesurée par rapport à la place que j’occupe objectivement et subjectivement dans l’espace et dans le temps. Je crois que c’est ça qu’il veut dire.

40’03 « Je m’effrayais que les miennes ... -mes échasses, je relis tellement c’est beau, hein... - comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses... » -ça, ça ne vaut que pour... c’est ça la description Proustienne de l’intérieur du temps, qui encore une fois n’est ni subjectif, ni objectif : « Comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup, ils tombaient. Je m’effrayais que les miennes -d’échasses - fussent déjà si hautes sous mes pas. Il ne me semblait pas que j’aurais encore la force de maintenir longtemps attachées à moi ce passé qui descendait déjà si loin. Du moins, si elle m’était laissée assez longtemps -la force, si la force m’était laissée assez longtemps - pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes -ne manquerais-je pas d’abord, voilà que c’est devenu d’abord ! - ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes entre lesquelles tant de jours sont venus se placer dans le temps. »

42’08 C’est étonnant ! Il est en train de nous dire : dans l’intérieur du temps, -que vous ne devez penser ni comme objectif ni comme subjectif, je dirais pensez-le comme pure forme... Dans l’intérieur du temps, et si peu que vous ayez vécu et si jeune que vous soyez, vous êtes comme des géants, qui touchez d’un côté à un passé millénaire et d’un autre côté à un futur profond. Et vous avez une taille, à l’intérieur du temps, qui n’a rien à voir avec votre taille au sens de position que vous avez dans l’espace et dans le temps. Et, lorsque vous vous pensez ou lorsque vous vous vivez à l’intérieur du temps à de courts moments, à ce moment-là vous apercevez en effet que vous tenez à l’intérieur -et seulement à l’intérieur du temps - une place démesurée. Bon... Comme une taille... une taille intérieure. Bref, une distance infinie vous traverse. Une distance infinie vous traverse parce qu’à l’intérieur du temps, qu’est-ce que c’est ? Et ben l’intérieur du temps, c’est le tout du temps comme ouvert. Et je reviens toujours, là, à cette définition Bergsonienne, ou à cette intuition Bergsonienne : le temps, c’est l’ouvert. Et ben dans l’ouvert, dans l’ouvert chacun de nous occupe une place démesurée qui fait de lui un géant sur des échasses dont à chaque instant, il peut tomber, ou il risque de tomber. Qu’est-ce qu’il est en train de nous raconter ? A l’intérieur du temps, la distance entre les instants se creuse de telle manière que les deux instants s’écartent, s’élèvent à une puissance sans commune mesure avec leur succession dans le temps, et que c’est ça l’immense ou le démesuré. En d’autres termes, dans le tout du temps comme ouvert, c’est chacun de nous qui est démesuré. Ce qui veut pas dire génial. C’est aussi bien nos ridicules, c’est aussi bien notre grotesque qui est démesuré, c’est... c’est... C’est chaque chose, chaque être, qui prends cette démesure gigantesque à l’intérieur du temps. Bon...

45’42 je saute, parce que... mais, quitte à tout embrouiller... mais je sais pas si c’est... c’est... Ça me paraît tellement compliqué, tout ça, que je me dis alors, dans le cinéma, je reviens à ça, la place de géant que quelqu’un obtientàl’intérieur du temps... C’est un problème de l’image, ça aussi, bon dieu, si c’est ça qui vous intéresse... Vous faites...Vous êtes peintre ou vous faites du cinéma, et vous vous dites, un jour, comme ça, de bonne volonté, vous vous dites... vous êtes travaillé par ce problème : comment rendre compte de cette place démesurée que les êtres les plus insignifiants occupent à l’intérieur du temps comme s’ils étaient des géants ? .. Comment faire ? Comment faire... je ne sais pas, moi, je me dis... ben, je me... je me dis que...dans...dans... dans un peintre... chez un peintre comme le Greco il y a un problème de ce type. Il y a un problème de ce type dans le Greco. Bon... Mais il y a un type de cinéma que je vois, et qui pourtant, alors, n’est pas proustien. Là, il ne s’agit pas de Proust, vous comprenez, il s’agit... aucun rapport, tout ce que je dis, plus aucun rapport, ce que je dis... C’est Dovchenko. Dovchenko, lui, c’est des paysans, hein, ses types c’est des paysans, c’est des paysans ukrainiens. Pour ceux qui ont vu des films de Dovchenko, c’est frappant, ça. C’est même ça, c’est même ça, on parle toujours du fantastique de Dovchenko, du féerique chez Dovchenko, ben son fantastique c’est ça. Alors comment il fait ? Et bien il a toutes sortes de procédés, ça, sûrement, faudrait étudier là-dessus les procédés, tout comme faut étudier les procédés Proustiens.

En effet, quand on lit la Recherche du temps perdu, c’est pas de la réflexion théorique, on a le sentiment que chaque personnage qu’il décrit prend une stature de géant, et marche comme sur des échasses, si grotesque qu’il soit. Il est grotesque à la manière d’un géant, ce personnage... En d’autres termes, suivant une expression de Proust lui-même, c’est un « gaga sublime », oui... Je ne sais plus de quel personnage il dit, à la fin, c’est un gaga sublime... bah oui, le sublime est là. Vous voyez en quoi c’est bien ça le sublime dynamique : c’est cette place démesurée que nous prenons à l’intérieur du temps, comme si on joignait, si peu de jours qu’on ait vécu pourtant, comme si on joignait, sur une pile de jours sur lesquels on se tient comme sur des échasses, le plus ancien, le plus actuel, le plus à venir...

48’56 Or chez Dovchenko, les...(on a) toujours l’impression que c’est pas des personnages en longueur, hein... c’est pas des personnages rendus grands... Mais c’est des personnages dont chaque geste, chaque image, dont la lumière, et caetera, rend compte comme si ils tenaient au tout début de l’Ukraine et étaient en même temps les contemporains de la révolution russe. C’est à dire l’Ukraine millénaire -ce pour quoi Dovchenko se fera mal voir -, l’Ukraine millénaire et le futur le plus profond. Et le paysan le plus abruti à une stature de géant qui lui fait toucher de la tête l’Ukraine millénaire -ou l’inverse si vous voulez-, tandis que de ses pieds -ou de sa tête, si vous l’inversez -, il touche à la révolution russe. Là il y a quelque chose d’extraordinaire, dans... c’est vraiment, comme il fait dire à un de ses personnages dans un... les... les héros...seulement il me manque un adjectif... les héros je ne sais plus quoi -j’ose pas dire que c’est « gigantesques », ce serait trop beau... -, mettons, hein, mettons : les héros gigantesques d’une époque fabuleuse. Mais, l’époque fabuleuse, et ben bon... Autre exemple, je voudrais dire, parce que à mon avis il n’avait pas le génie pour ça, son génie était ailleurs, mais Eisenstein, qu’est-ce qu’il veut faire ? Il veut le faire, mais il n’a pas les moyens, il n’a pas les moyens d’y réussir aussi directement que Dovchenko. Eisenstein, pensez que on dit toujours... heu... il ramasse de courtes durées - le cuirassé Potemkine : deux jours, Octobre, dans mon souvenir, c’est dix jours -, les deux jours de Potemkine, les dix jours d’Octobre, et qu’est-ce qu’il veut, et qu’est-ce que c’est la mise en scène ? C’est, avec de tout autres moyens, il me semble, c’est précisément faire que ces deux jours de Potemkine participent vraiment à un intérieur du temps tel qu’il se répercute, tel que le cuirassé lui-même et chaque marin devienne comme une espèce de géant, qui n’a aucune mesure avec la place de, finalement, cet incident, de cet incident pré-révolutionnaire, mais qui dans l’intérieur du temps va acquérir cette dimension, ce que Proust appellera - toujours pour tout mélanger - une dimension inconcevable. Ou ce j’appellerai, alors, ou ce que j’appelais depuis le début : une perspective temporelle.
-  La perspective temporelle, c’est ce qui fait de nous des géants à l’intérieur du temps. Encore une fois, grotesques ou pas, c’est une autre affaire. Et je dirais, c’est ça le sublime... c’est ça le sublime mathématique.

52’32 En d’autres termes, c’est à l’intérieur du temps que nous avons conquis une distance infinie. Alors je n’ai plus qu’à faire le chemin inverse. De l’autre côté, l’intervalle présent, l’intervalle présent... on l’a vu : c’est le présent variable. En effet, l’intervalle est variable, c’est l’intervalle de mouvement. Mais il n’est pas quelconque, il est vectorisé. Là, je vais très vite, parce que il y en a marre... Quand... quand l’intervalle est saisi comme vecteur, quand ce présent variable... quand ce présent variable est vectorisé, qu’est-ce qu’il devient ? Il devient à la lettre - on l’a vu, on en a parlé, ou j’sais pas... oui, on en a parlé, sûrement...-, il devient le bond qualitatif. Le saut qualitatif. Le saut d’une qualité à une autre...

-  Sentez que j’essaie en ce moment de regrouper toutes les notions par lesquelles on est passé depuis un ou deux mois. Il devient le saut qualitatif, c’est à dire le passage d’une qualité à une autre, et - car il y a deux choses, il y a deux choses, heureusement j’ai trouvé cette semaine un texte qui confirme qu’il y a bien deux choses, parce que je me disais : est-ce que les dialecticiens distinguent bien les deux choses ? il y en a un, au moins, qui le fait...

54’27 Il ne suffit pas de parler de saut qualitatif. Saut qualitatif, c’est une notion double. Le saut d’une qualité à une autre : par exemple, je passe du liquide au solide, la glace, au degré zéro. Je passe de la tristesse à la colère... vous voyez... Dans le saut qualitatif, il y a deux choses : il y a l’idée d’un passage d’une qualité à une autre, et d’un passage accéléré. C’est ça que j’appelle la vectorisation. Passage accéléré d’une qualité à une autre, si le passage n’est pas accéléré on n’obtiendra pas l’effet à la recherche duquel je suis. Passage accéléré. D’une qualité à une autre. Et surgissement soudain de la nouvelle qualité le passage étant accompli. Mais l’un ne vient pas après l’autre, puisque le surgissement est instantané. Je veux dire : il vient à la fin du passage, le surgissement, il faut qu’il y ait passage accéléré et éclatement de la nouvelle qualité.

Je reprends mon exemple grotesque de devenir chauve : je perds des cheveux, mais à ce moment-là, pas d’intérêt encore, il n’y a pas de saut qualitatif parce que je les perds de jour en jour, et caetera... Il faut que ça se précipite, là ça commence à être intéressant... Ils tombent par touffes, de mieux en mieux, épatant (rires)... là ça devient très très intéressant... la nouvelle qualité surgit : je suis chauve. Bon... Il faut, donc, passage accéléré d’une qualité à une autre et surgissement instantané de la nouvelle qualité. Là, sentez, on est en train de réunir là mes deux notions d’intervalle ou présent variable et d’instant. Bon, je dis... Eisenstein, je tombe sur un texte d’Eisenstein, dans les mémoires, très... qui alors me touche énormément, où il dit : « le centre d’équilibre de mon œuvre -il dit, comme ça, en passant...-, le centre d’équilibre de mon œuvre, on dit souvent que c’est l’explosion - c’est à dire le surgissement de la nouvelle qualité - il dit : non, il ne faut pas s’y tromper, avant l’explosion il y a, ce qui est encore beaucoup plus important, il y a la compression. » Bon, c’est à dire, le passage qualitatif ce n’est pas seulement le bond d’une qualité à une autre. En fait le bond d’une qualité à une autre comporte deux choses... -c’est une notion complexe, j’aurais pas dû dire bond d’une qualité à une autre comme si c’était une notion simple. C’est une notion complexe parce qu’elle implique le passage accéléré et l’éclatement soudain de la nouvelle qualité. Dès lors, c’est en vertu de l’accélération du passage que, nécessairement, la nouvelle qualité surgit. En tant qu’elle surgit sous cette condition, sous la condition du passage accéléré, la nouvelle qualité surgit en un instant, lequel instant est à une puissance deux, à une puissance n.

58’04 J’ai trouvé mon opérateur, je veux dire, qui élève l’instant -vous me direz, c’était pas difficile...-, c’est que dans le bond qualitatif, il y a bien cette accélération du passage d’un instant à l’autre qui va servir vraiment de multiplicateur. Et qui va faire que le bond qualitatif - voilà ce que je veux dire, et là je rejoins alors à nouveau une idée de Eisenstein -, le bond qualitatif n’est jamais seulement matériel. Quand il dit "matériel", comprenez ce que ça veut dire, ça ne concerne pas simplement, au niveau des images si je parle à nouveau cinéma, le bond qualitatif ne concerne pas simplement le contenu de l’image. On ne passe pas de la tristesse à la colère, on ne passe pas du liquide au solide comme ça, comme si simplement se faisait un changement dans le contenu de l’image ou dans l’objet de l’image. Il ajoute : le bond qualitatif n’implique pas seulement un changement dans le contenu de l’image, mais dans la forme, mais dans la forme de l’image. Le surgissement de la qualité nouvelle n’est pas seulement matériel, il est formel. C’est ce qu’il appellera, par exemple, le saut du gris dans la couleur. Le changement n’est pas simplement matériel, il est formel. En même temps qu’on passe de la tristesse à la colère - changement matériel -, il faut un autre changement, il faut un saut formel. C’est ce qu’il attendra du son, et c’est ça qui le passionnera avec le parlant, c’est que le parlant implique précisément cette multiplication de dimension. Le saut formel, c’est l’élévation à une puissance supérieure.

60’15 Et du coup, alors... bon, revenons pour en finir, là, cette fois vraiment, plus de récréation... revenons alors à Proust. Prenez... je reviens à l’histoire de la madeleine, bon d’accord... l’histoire de la madeleine, et ben oui... Vous avez deux instants, si lointains qu’ils soient cette fois, et vous avez un accélérateur. L’accélérateur, c’est que... il prenne actuellement ce gâteau, la madeleine. Et l’accélérateur va faire passer d’un instant à l’autre, de l’instant présent à l’instant passé, mais dans un saut qui n’est pas seulement "saut matériel", qui est également "saut formel". C’est à dire avec une dimension supplémentaire, ou des dimensions supplémentaires, ou si vous préférez avec une puissance n.

Si bien que si j’essaie d’unifier, là, tous mes aspects du temps, je dirais : à l’intérieur du temps comme Tout... voilà mes conclusions, quoi...
-  A l’intérieur du temps comme Tout, nous occupons une distance infinie. C’est à dire : nous occupons une place démesurée.
-  Dans notre présent comme présent... - deuxième proposition-, dans notre présent comme présent variable, nous atteignons à des instants de puissance n. Rectification : est-ce que c’est forcé ? non, heureusement... heureusement... Sinon, qu’est-ce qui se passe ? Sinon nous nous contentons - et ça peut être très bien, et ça peut être prodigieux-, nous nous contentons de la place que nous occupons dans l’espace et dans le temps. Et ça peut faire une vie d’aventures, ça peut faire une vie formidable, et caetera...

Bien plus, dans l’autre régime, à savoir où nous pénétrons dans l’intérieur du temps et où nous atteignons à la puissance ou aux puissances de l’instant, on peut pas tenir très très longtemps... C’est à la lettre : de temps en temps, et ça suffit bien, faut pas trop, quoi... bon... Donc, je dirais : une place démesurée, voilà exactement la puissance du temps comme Tout. C’est ça qu’il nous donne. Les instants de puissance n, ça c’est... la puissance du temps comme intervalle.

63’57 Alors si on reprenait, par exemple... à partir de là, si on voulait rejoindre le cinéma, on reprendrait tout le schéma de... de Eisenstein. La spirale ouverte, je dis très vite pour ceux qui se rappellent ou qui connaissent ses textes, la spirale ouverte qui est le Tout ouvert, le Tout fondamentalement ouvert. Les spires bien déterminées, c’est les parties et l’ensemble. Les parties et l’ensemble... Mais justement, les parties et l’ensemble, les deux à la fois, que depuis le début on essaie de distinguer puisque depuis le début de cette année, j’essaie de distinguer très... très ferme les parties... heu... l’ensemble et le Tout. Les parties et l’ensemble plongent dans le Tout. Et puis, si vous vous rappelez le schéma de Eisenstein complet, non seulement il y a des spires bien distinguées, qui répondent à des proportions spéciales de la section d’or, mais il y a des cordes, qui vont d’un point à un autre marqué sur les spires. Et ces cordes, ce n’est plus la grande spirale organique, ce sont les bonds pathétiques, ce qu’il appelle le pathétique c’est-à-dire les sauts d’un point à un autre, les sauts des points... c’est un peu comme si la spirale... je disais de la spirale qu’elle est... qu’elle est l’arc... La spirale organique est comme l’arc, et le pathétique c’est-à-dire les cordes qui font passer d’un instant à un autre, c’est comme à la fois la corde de l’arc et la flèche. La corde, c’est le présent vectorisé, le présent accéléré, et la flèche c’est le surgissement de la nouvelle qualité à une nouvelle puissance.

Si bien que, dans cet ensemble : tout, la place que nous avons dans le Tout, le présent variable, ce à quoi nous conduit le présent variable, il y aurait cette image indirecte du temps qui correspond tantôt à l’image-mouvement, tantôt à l’image-lumière. Si bien qu’il nous resterait la dernière partie avant de... avant autre chose, la dernière partie, à savoir que j’avais annoncé que non seulement les images-mouvement et les images-lumière donnaient lieu à une image indirecte du temps, mais que aussi elles donnaient lieu à des figures de la pensée. C’est ça que je voudrais voir pour la prochaine fois, commencer la prochaine fois... je vous le demande très instamment, si vous le voulez bien, donc, de lire un peu de Pascal, de lire notamment le texte célèbre sur le pari... dans Pascal... heu... parce que j’en aurai besoin.

67’15 Je sens... j’ai été extrêmement con, aujourd’hui... Mais ça fait rien, ça fait rien...

 22- 02/11/82 - 1


 22- 02/11/82 - 2


 22- 02/11/82 - 3


 23- 23/11/82 - 2


  23- 23/11/82 - 1


 24- 30/11/82 - 2


 24- 30/11/82 - 1


 24- 30/11/82 - 3


 25- 07/12/82 - 1


 25- 07/12/82 - 2


 25- 07/12/82 - 3


 26- 14/12/82 - 1


 26- 14/12/82 - 2


 26- 14/12/82 - 3


 27- 21/12/82 - 3


 27- 21/12/82 - 1


 27- 21/12/82 - 2


 28- 11/01/83 - 2


 28- 11/01/83 - 1


 29- 18/01/83 - 1


 29- 18/01/83 - 2


 30- 25/01/83 - 1


 30- 25/01/83 - 2


 31- 01/02/83 - 1


 31- 01/02/83 - 2


 32- 22/02/83 - 1


 32- 22/02/83 - 2


 32- 22/02/83 - 3


 33- 01/03/83 - 1


 33- 01/03/83 - 2


 33- 01/03/83 - 3


 34- 08/03/83 - 1


 34- 08/03/83 - 2


 34- 08/03/83 - 3


 35- 15/03/83 - 1


 35- 15/03/83 - 2


 35- 15/03/83 - 3


 36- 22/03/83 - 1


 36- 22/03/83 - 2


 37- 12/04/83 - 1


 37- 12/04/83 - 2


 38- 19/04/83 - 1


 38- 19/04/83 - 2


 38- 19/04/83 - 3


 39- 26/04/83 - 1


 39- 26/04/83 - 2


 40- 03/05/83 - 1


 40- O3/05/83 - 2


 41- 17/05/83 - 1


 41- 17/05/83 - 2


 41- 17/05/83 - 3


 42- 24/05/83 - 1


 42- 24/05/83 - 2


 42- 24/05/83 - 3


 43- 31/05/83 - 2


 43-31/05/83 - 1


 44- 07/06/83 - 2


 44- 07/06/83 - 1


La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien