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12- 17/03/81 - 2

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Gilles Deleuze - Spinoza Cours du 17/03/81 - 2 transcription : Cecile Lathuillère

DELEUZE : Il y a une proposition trente-sept. Et la proposition trente-sept comporte, après son énoncé et après la démonstration de la proposition, comporte une proposition hors-cadre sous le titre de "Scolie".
Et le Scolie nous dit ceci : l’axiome de la quatrième partie concerne les choses singulières en tant qu’on les considère en relation avec un certain temps et un certain lieu. Ce dont, je crois, personne ne doute. Là, il faut rire parce que quand même, si je prends ce dont personne ne doute, il a attendu tellement de pages alors qu’il aurait pu nous le dire au niveau de quatre, ça nous aurait aidé et l’on aurait été moins troublé. C’est son affaire. Pourquoi il le dit seulement bien après ? Il le dit quand il a besoin de le dire. Qu’est ce que ça veut dire cette précision ?
-  Il nous dit : attention, l’axiome de la destruction, l’axiome de l’opposition, une essence peut s’opposer à une autre au point de la détruire. Ça ne se comprend que quand on considère les choses en relation avec un certain temps et un certain lieu. Il ne nous en dit pas plus. Qu’est ce que ça veut dire considérer les choses en relation avec un certain temps et un certain lieu ? Cela veut dire les considérer dans leur existence. Qu’est ce que ça veut dire les considérer dans leur existence ? Les considérer en tant qu’elles existent. En tant qu’elles sont passées à l’existence, en tant qu’elles passent à l’existence. Ça veut dire quoi ? On l’a vu.

-  Passer à l’existence, c’est quoi ? C’est : on passe à l’existence, une essence passe à l’existence lorsqu’une infinité de parties extensives est déterminée, se trouve déterminée du dehors à lui appartenir sous tel rapport.
-  J’ai une essence. Moi, moi Pierre ou Paul, j’ai une essence. Je dis que je passe à l’existence lorsqu’une infinité de parties extensives est déterminée du dehors, c’est-à-dire par les chocs qui renvoit à d’ autres parties extensives, est déterminée du dehors à entrer sous un rapport qui me caractérise. Donc avant, je n’existais pas dans la mesure où je n’avais pas ces parties extensives. Naître, c’est ça. Je nais lorsqu’une infinité de parties extensives sont déterminées du dehors par la rencontre avec d’autres parties, à entrer sous un rapport qui est le mien, c’est-à-dire qui me caractérise. Voyez, à ce moment-là, à ce moment-là, j’ai rapport avec un certain temps et un certain lieu. Qu’est ce que c’est que ce temps et ce lieu ? Le temps de ma naissance est lieu de ma naissance. Ça s’est passé ici. C’est ici. Ici et maintenant, c’est quoi ? 
-  Mais, c’est le régime des parties extensives. Les parties extensives, les ensembles de parties extensives, ils ont toujours un temps et un lieu. Bien plus, ça durera ce que ça durera. Les parties extensives sont déterminées du dehors à entrer sous tel rapport qui nous caractérise. Mais pour combien de temps ? Jusqu’à ce que, jusqu’à ce qu’elles soient déterminées à entrer sous un autre rapport. À ce moment-là, elles passent dans un autre corps. Elles ne m’appartiennent plus. Ça dure un certain temps. Bizarre ! Qu’est ce que ça veut dire alors ? En quoi, ça doit nous éclairer ? En fait, je ne peux parler d’opposition entre deux individus que dans la mesure où ces individus sont considérés comme existant, ici et maintenant. Très important pour la formation des rapports d’opposition. C’est uniquement dans la mesure où les individus sont considérés comme existant ici et maintenant qu’ils peuvent entrer. Ce n’est pas une question de bonté ou de méchanceté. C’est question de possibilité logique. 

Je ne peux avoir des rapports d’opposition avec un autre individu que en fonction de quoi ? En fonction des parties extensives qui nous composent, qui nous appartiennent. C’est ça le lieu, le milieu de l’opposition. C’est ça. C’est les parties extensives. Et en effet c’est bien forcé, il s’agit de quoi dans les oppositions entre individus ? Dans les oppositions entre individus, il s’agit toujours de savoir sous quel rapport finalement vont entrer tels ensembles infinis de parties extensives.
— Imaginer la triste situation : je me bats avec un chien pour manger, pour manger une espèce de pâtée. Bon. Spectacle horrible. Comment le raconter ce spectacle ? Et bien, et bien... Il s’agit de quoi ? Vous avez trois termes :
-  la nourriture,
-  le chien et
-  moi. Alors je mords le chien pour m’emparer de son aliment. Le chien, il me donne un coup de patte. Bon...Qu’est ce qui se passe ? C’est quoi ça ?
-  Vous avez un infini de parties extensives sous le rapport viande.
-  Vous avez un infini de parties extensives sous le rapport chien. 
-  Vous avez un infini de parties extensives sous le rapport moi.
-  Et tout ça, ça tourbillonne. Tout ça, ça s’entrechoque. A savoir, moi, je veux conquérir les parties extensives de la viande pour me les assimiler, c’est-à-dire, leurs imposer mon rapport. Faire qu’elles n’effectuent plus le rapport viande et qu’elles viennent effectuer un de mes rapports à moi. Le chien, il veut pareil. Le chien, je le mords, c’est-à-dire, je veux le chasser, etc, etc... Lui, il me mord. Enfin, on n’en sort plus.
-  C’est le domaine des oppositions. L’opposition, c’est l’effort. C’est l’effort respectif de chaque existant pour s’approprier des parties extensives. Qu’est ce que veut dire s’approprier des parties extensives ? C’est-à-dire faire qu’elles effectuent le rapport qui correspond à tel individu. Bon.
-  En un sens, je peux toujours dire : je suis détruit par plus fort que moi. Et en effet, tant que j’existe, c’est le risque de l’existence. Bon.

-  Et ce risque de l’existence, ça ne fait qu’un avec ce qu’on appelle la mort. Puisque encore une fois, qu’est ce que c’est que la mort ? C’est le fait, que Spinoza appellera nécessaire au sens d’inévitable, que les parties extensives qui m’appartenaient sous un de mes rapports caractéristiques, cessent de m’appartenir, et passent sous un autre rapport qui caractérise d’autres corps. C’est inévitable en vertu même de la loi de l’existence. Une essence rencontrera toujours une essence plus forte qu’elle, sous des conditions d’existence qui font que dès lors l’essence plus forte détruit, détruit quoi ? Littéralement, détruit l’appartenance des parties extensives à la première essence. Bon, d’accord.

-  Mais, je dis d’abord, quite à corriger tout à l’heure, et je dis qu’il faudra bien le corriger, je dis : supposez maintenant que je sois mort. Je suis mort. D’accord, je suis mort. Pour Spinoza, là ça va prendre un air abstrait, mais c’est lié. C’est à vous de faire un effort. Je vais essayer de dire toute à l’heure pourquoi ça ne me paraît pas abstrait, mais, faites un effort.
-  Je suis mort. Bon. Qu’est ce que ça veut dire ? Encore une fois, si vous acceptez ces prémisses qui ne sont pas du tout, il me semble, de la théorie abstraite, qui sont vraiment une manière de vivre. Si c’est bien ça la mort, ça veut dire qu’il n’y a plus de parties extensives. Il n’y a plus aucun ensemble extrinsèque qui m’appartiennent.

-  Je suis dépossédé. D’accord, je suis dépossédé. Je n’ai plus de parties. Ça veut dire : mes rapports caractéristiques cessent d’être effectués. Ça veut dire tout ça, mais rien que ça. Alors qu’est ce que ça n’empêche pas la mort ? Ce que ça n’empêche pas selon Spinoza, c’est que : mes rapports, eux, ils cessent d’être effectués, d’accord, mais, il y a une vérité éternelle dans ces rapports. Ils ne sont pas effectués d’accord, mais on a vu que pour Spinoza les rapports étaient largement indépendants de leurs termes. Effectuer un rapport ça veut dire : des termes arrivent qui effectuent le rapport. Un rapport il est effectué par ses termes. Là, il n’y a plus de termes qui l’effectuent. 
-  Mais, le rapport, il ne se réduit pas aux termes qui l’effectuent. Donc, le rapport, il a une vérité éternelle en tant que rapport. Une vérité indépendante de ses termes. Il n’est plus effectué. Mais, il reste actuel en tant que rapport. Ce n’est pas qu’il passe à l’état de virtualité.
-  Il y a une actualité du rapport non effectué.

-  Et à plus forte raison, il y a une actualité de l’essence qui s’exprime dans le rapport. Puisque l’essence n’est pas du tout une partie extensive. C’est une partie intensive. C’est un degré de puissance. Et bien, ce degré de puissance ne lui correspond plus aucune. Ce degré, bon, on l’a vu la dernière fois, ce degré d’intensité ne lui correspond plus rien en extension. Il n’y a plus de parties extensives qui correspondent à la partie intensive. D’accord, bon. Mais, la réalité de la partie intensive, en tant qu’intensive, elle subsiste.
-  En d’autres termes, il y a une double éternité, tout à fait corrélative. Il y a une double éternité, l’éternité du rapport ou des rapports qui le caractérisent, et l’éternité de l’essence. De l’essence singulière qui nous constitue qui elle, ne peut pas être affectée par la mort.

Et bien, plus à ce niveau, comme il est dit dans le livre V, dans le texte que je viens de lire, à ce niveau, il ne peut pas y avoir d’opposition. Pourquoi ?
-  Parce que tous les rapports se composent à l’infini suivant les lois des rapports. Il y a toujours des rapports qui se composent. Et, d’autre part, toutes les essences conviennent avec toutes les essences. Chaque essence convient avec toutes les autres en tant que pur degré d’intensité.

-  En d’autres termes, pour Spinoza, dire qu’un degré de puissance, ou un degré d’intensité détruit un autre degré d’intensité, c’est une proposition dénuée de sens. Les phénomènes de destruction ne peuvent exister qu’au niveau qu’elles ont pour statut. Et elles renvoient aux régimes des parties extensives qui m’appartiennent provisoirement.

-  Dès lors, qu’est ce que ça veut dire ? Je sens, j’expérimente que je suis éternel.  Ce n’est pas :" je le sais". Ce que j’aimerais vous faire sentir c’est la différence entre les deux propositions. "Je sais, je sais et je maintiens que je suis immortel". C’est, si vous voulez, la proposition, on pourrait dire c’est une proposition, je ne sais pas, théologique. "Je sais et je maintiens que je suis immortel". Et, je sens et j’expérimente que je suis éternel. Et en effet, Spinoza s’en prend, dans le livre V, à toute conception de l’immortalité.
-  Il nous dit : non, non. Il ne s’agit pas de dire que chacun est immortel, il s’agit de dire que chacun est éternel. Et ce n’est pas du tout pareil. Pourquoi ce n’est pas du tout pareil ? Comment ça se présente chez Spinoza ? Qu’est ce que c’est cette expérimentation ? C’est plus que - je crois qu’il faut prendre le mot au sens le plus fort -ce n’est pas simplement : je fais l’expérience, j’ai l’expérience. C’est plutôt : faire l’expérience d’une manière active. Je fais l’expérience que je suis éternel.

-  Qu’est ce que c’est que cette expérimentation ? Très curieux, si vous cherchez dans la littérature, c’est bien plus tard, c’est dans la littérature anglaise du XIXe que vous trouverez une espèce de spinozisme de ce type. L’éternité, une espèce d’expérimentation de l’éternité. Et bizarrement, liée aussi à l’idée d’intensité. Comme si je ne pouvais faire l’expérience de l’éternité que sous une forme intensive. Et c’est un thème fréquent justement, chez des auteurs qui ne me paraissent pas tellement éloignés de Spinoza, même si ils ne le savent pas. Des auteurs comme Lawrence, à moindre titre comme Powice. Une espèce d’expérimentation de l’éternité sous forme de l’intense. Voilà.

J’essaie de rendre plus concret. Quand vous existez, vous existez, vous vous opposez aux autres. On s’oppose tous les uns aux autres. Et Spinoza ne dit pas du tout qu’il faudrait sortir de ça. Il sait bien que c’est absolument nécessaire. C’est une dimension. C’est une dimension de l’existence, d’accord.

Il nous dit : voilà, prenons deux cas extrêmes.
-  Prenons l’individu A, l’individu Pierre. Prenons Pierre qui lui passe la majeure partie, vous allez voir comment là cela devient très nuancé et très concret Spinoza, on peut dire de Pierre qu’il a passé sa vie, en gros, dans le premier genre de connaissance. C’est même le cas de la plupart des gens, puisque suivant Spinoza, il faut quand même un peu de philosophie pour sortir du premier genre de connaissance. Il faut... Prenez le cas de quelqu’un qui vit dans le premier genre de connaissance, la majeure partie. Pourquoi je précise la majeure partie ? En fait, il faut être très optimiste, ça n’arrive pas tout le temps.

-  Ce quelqu’un, de toute façon, il aura bien compris un petit truc dans sa vie. Une fois, pas longtemps. Un jour, un soir, un soir en rentrant chez lui, il aura compris un petit quelque chose. Il aura eu l’impression de comprendre un petit quelque chose. Peut-être qu’il aura vraiment compris quelque chose et puis qu’ensuite toute sa vie il la passera à essayer d’oublier ce qu’il avait compris tellement c’était frappant.
-  Tout d’un coup, il s’est dit : mais quoi ? Qu’est ce que...Il y a quelque chose qui ne va pas. Tous, tous, même le dernier des misérables a fait cette expérience. Même le dernier des crétins est passé à côté de quelque chose qui...Où il s’est dit : est ce que je ne serais pas... Est ce que je n’aurais pas passé toute ma vie à me tromper ?

-  Alors, on sort toujours un peu du premier genre de connaissance. C’est-à-dire, en théorie spinoziste, il aura compris, même sur un point minuscule. Il aura eu une intuition de... Ou bien de quelque chose d’essentiel, ou bien il aura une espèce de...
-  Ou bien l’intuition d’un essentiel, oui, ou la compréhension d’un rapport. Il y a même- alors là on peut être très généreux -il y a très peu de gens qui sont totalement idiots. Il y a toujours un truc qu’ils comprennent. Je veux dire, on est tous, on a tous notre petit truc.
-  Par exemple, un sens... les uns ont un sens étonnant de tel animal. Ça ne les empêche pas d’être méchants, tout ça. Mais là, ils ont, ils ont quelque chose. Ah, oui, là.
-  Ou bien, le sens du bois. Ah, oui, ça. Ce type, cet imbécile, cet imbécile est si méchant, au moins quand il parle des arbres, il y a quelque chose, on sent qu’il y a quelque chose. Et puis nous on passe notre temps à faire ces expériences. Ah, là, oui. L’impression que, si vous voulez, c’est fini, que même le pire clown...Il y a un point où, non, c’est finit d’être clown, là. Enfin, il y a quelque chose. Bon, c’est comme ça.
-  Vous pouvez vous dire, ben oui, personne n’est condamné au premier genre de connaissance. Il y a toujours, toujours un petit espoir, quoi. Bon. Oh, c’est très important ça. Non, parce qu’encore une fois, ce par quoi nous nous sauvons, c’est uniquement, et très bizarre, que je puisse même plus parler de la durée. Que je sois forcé de parler en fait d’instants. Il y a toujours des moments où il y a une lueur chez quelqu’un. Ah, il était moins odieux que je ne croyais. Il suffisait de trouver le truc. Alors bien sûr, parfois, on est tellement...On a plus envie de trouver. Bon, d’accord. Et puis, ça retombe vite. Ça retombe vite. Mais, je ne sais pas moi, le pire agent de police, le pire (inaudible), il y a sûrement un petit truc chez lui...Sûrement.

-  Alors Spinoza fait pas du tout de l’appel à l’armée du salut, "faut sauver tout le monde", non, il veut nous dire quelque chose d’autre. Il veut nous dire : voilà, voilà, vous comprenez, c’est très compliqué parce que finalement votre existence c’est affaire de proportions. Qu’est ce que ça veut dire affaire de proportions ? Ben, d’accord : Vous avez des parties extensives qui vous composent. Et, tant que vous existez, pas du tout question d’y renoncer. Il est complètement...qu’est ce que ce serait ? Renoncer aux parties extensives qui vous composent. C’est-à-dire renoncer à toutes les combinaisons de l’existence. Comme ça, se retirer des oppositions vécus. Je me retire des oppositions vécues. Ah, bon, et ben, je ne mange plus que de l’herbe, j’habite une grotte, etc. C’est, en gros, ce que l’on a toujours appelé, l’ascétisme.
-  Spinoza, ça ne l’intéresse pas du tout. Ça lui paraît même une solution très, très louche. Très, très louche. Il va jusqu’à penser que l’ascète est profondément méchant. Et que l’ascète poursuit une haine inexpiable, une haine inexpiable contre le monde, contre la nature, etc. Donc, ce n’est pas du tout ce que veut nous dire Spinoza. Il nous dit : faites attention. Dans votre existence, et ben, il y a certaines proportions relatives. Entre quoi et quoi ?

Vous m’accordez un (inaudible). J’ai donc, maintenant, mes trois dimensions de l’individu :
-  mes parties extensives,
-  deuxièmement, les rapports,
-  troisièmement l’essence ou la partie intensive qui nous constitue. 

Je peux les exprimer sous la forme suivante :
-  les parties inextensives qui m’appartiennent c’est comme, les idées inadéquates que j’ai.  Elles sont nécessairement inadéquates. C’est donc les idées inadéquates que j’ai, et les passions qui découlent de ces idées inadéquates. Les rapports qui les caractérisent lorsque j’arrive à un plan de connaissance, c’est des idées communes ou des notions adéquates. 
-  L’essence comme pure partie intensive, comme pur degré de puissance qui nous constitue, c’est encore une, et des idées adéquates.  Spinoza nous dit : dans votre existence, vous pouvez vous-même avoir une vague idée de la proportion qu’il y a entre, les idées inadéquates et passions, puisque les deux s’enchaînent,
-  les idées inadéquates et affects passions qui remplissent votre existence d’une part,
-  et d’autre part les idées adéquates et les affects actifs auxquels vous arrivez.

Je vais vous rappeler les idées inadéquates. Je vais terminer rapidement pour voir si...Pour vous demander si vous avez compris.
-  Les idées inadéquates et les passions, ça renvoie à la dimension de l’existence, à la première dimension : avoir des parties extensibles.
-  Les deux autres aspects, connaissance des rapports et connaissance des degrés de puissance, comme parties intensives, ça renvoie aux deux autres aspects : les rapports caractéristiques et l’essence comme partie intensive.

Supposez que dans mon existence, j’ai relativement - Il n’est pas question d’abjurer les parties extensives, ce serait se tuer. Et l’on a vu ce que Spinoza pensait du suicide. - Imaginez que durant mon existence, j’ai relativement atteint...Et Spinoza dit : plus ce serait impossible puisque vous avez des parties extensives et vous êtes soumis à la loi des parties extensives.
-  Non, mais supposez que vous ayez atteint, relativement fréquemment, à des idées adéquates et à des affects actifs. Voilà un cas. Premier cas.
-  Et deuxième cas, imaginez l’autre cas. Vous y avez atteint, très très rarement. Et peu durablement. Bon. Mettez vous maintenant à l’instant de votre mort. Très concret tout ça. Lorsque vous mourrez, dans le premier cas et dans le second cas, qu’est ce qu’il se passe ? Dans le second cas, lorsque vous mourrez, ça veut dire, de toute manière, vos parties extensives disparaissent. C’est-à-dire, elles vont dans d’autres corps, c’est-à-dire elles effectuent d’autres rapports que le vôtre. Et ben, lorsque vous mourrez, et que, second cas, vous avez eu en majorité dans votre existence des idées inadéquates et des affects passifs, ça veut dire que ce qui meurt, c’est relativement la plus grande partie de vous-même. C’est proportionnellement la plus grande partie de vous-même.

Au contraire, l’autre cas -C’est curieux, c’est là qu’intervient une espèce de proportion relative. Je veux dire, c’est ça qui est important dans le livre V. Si ça vous échappe dans le livre V, en même temps il le dit explicitement, je crois que vous ne pouvez pas comprendre le mouvement du livre V. -
-  L’autre cas : supposez que, dans votre existence, vous ayez atteint, au contraire, proportionnellement un nombre relativement grand d’idées adéquates et d’affects actifs. A ce moment-là, ce qui meurt, de vous, c’est relativement une partie peu importante, insignifiante. Alors, c’est très curieux.
-  Il me semble que là, se réintroduit chez Spinoza l’idée de l’existence en tant qu’épreuve. Mais c’est pas du tout une épreuve morale. C’est comme une espèce d’épreuve physico-chimique.  J’expérimente que je suis éternel. Oui. Qu’est ce que veut dire ce texte ? Qu’est ce que ça veut dire ? Je l’expérimente dès maintenant, à quelle condition ? C’est pas du tout la question : est ce que l’âme survit au corps ? Pas du tout la question.
-  La question de l’immortalité c’est : en quel sens et sous quelle forme l’âme survit-elle au corps ? Tel que ça a été posé par la théologie et la philosophie, de - Si vous voulez, là, il me semble que quelles que soient leurs différences qui sont grandes, de Platon à Descartes. - De Platon à Descartes, ce qui est posé, c’est vraiment la question de l’immortalité de l’âme. Et l’immortalité de l’âme, elle passe forcément à ce moment-là, par le problème d’un avant et d’un après. Pourquoi ?
-  Qu’est ce qui détermine l’avant et l’après du point de vue de l’immortalité de l’âme, à savoir, le moment de l’union de l’âme et du corps. À savoir, l’avant de l’âme c’est avant l’incarnation, avant que l’âme s’unisse à un corps. L’après, l’après de l’immortalité, l’après de l’âme, c’est après...que l’âme, c’est-à-dire que l’âme après la mort, c’est-à-dire après que. D’où la gêne de tous les auteurs qui ont voulu parler d’une immortalité de l’âme. Leur gêne, c’est quoi ? C’est que l’immortalité de l’âme peut être appréhendée, ou ne peut être conçue que sous les espèces encore temporelles d’un avant et d’un après.
-  Et c’est déjà tout le thème du Phédon qui porte sur l’immortalité de l’âme, chez Platon. Le dialogue de Platon, Phédon, lance une grande doctrine de l’immortalité de l’âme, précisément sous la forme de l’avant et l’après. Avant l’union, après l’union. Lorsque Spinoza oppose son éternité à l’immortalité, on voit très bien ce qu’il veut dire.
-  Du point de vue de l’immortalité, si vous voulez, je peux "savoir" que l’âme est immortelle. Mais en quoi consiste l’immortalité ? Ça consiste à dire que je sais, par exemple, je sais alors de quel savoir - ça c’est autre chose - mais je sais que mon âme ne meurt pas avec mon corps. Même si j’admets l’idée platonicienne que c’est là un savoir, je ne sais pas sous quelle forme. Et tous le disent. Pourquoi ? Parce que l’immortalité semble bien exclure l’avant et l’après. Par-là, elle est déjà une éternité. Mais précisément elle ne peut être sue ou connue que sous les espèces de l’avant et de l’après. Et Descartes encore le dira. Sous quelle forme ? Que l’âme soit immortelle, ça je peux le dire, j’en suis sûr, selon Descartes. Mais, sous quelle forme ? Je n’en sais rien. Je peux tout au plus affirmer que. Affirmer que, il y a un avant et qu’il y a un après. Que l’âme n’est pas née avec le corps et qu’elle ne meurt pas avec le corps. Je peux affirmer le que, je ne peux pas affirmer le ce que ou le corps. Il faudrait une intuition intellectuelle comme disent...Comme ils disent. Or on n’a pas l’intuition intellectuelle. Très bien.

-  Spinoza ce n’est pas comme ça qu’il pose le problème parce que pour lui le problème c’est pas du tout un avant et un après, c’est un en même temps que. Je veux dire c’est en même temps que je suis mortel que j’expérimente que je suis éternel. Expérimenter que je suis éternel ça ne veut pas dire qu’il y a un avant, qu’il y a eu un avant, et qu’il y aura un après. Ça veut dire que, dès maintenant, j’expérimente quelque chose qui ne peut pas être sous la forme du temps. Et qu’est ce que c’est si ça ne peut pas être sous la forme du temps ?

-  À savoir, qu’il y a deux sens absolument opposés du mot partie. À savoir, il y a des parties que j’ai. Ce sont les parties extensives, extérieures les unes aux autres. Et celles-là, je les ai sur le mode du temps. En effet, je les ai provisoirement, je les ai dans la durée. Je les ai sur le mode du temps. C’est des parties extérieures les unes aux autres, des parties extensives que j’ai. Bon.

-  Mais lorsque je dis "partie intensive", je veux dire quelque chose de complètement différent. Les deux sens du mot partie différent en nature. Parce que lorsque je dis" partie intensive égale essence", c’est plus une partie que j’ai. C’est plus des parties que j’ai. C’est une partie que je suis. Je suis un degré de puissance, je suis partie intensive. Je suis une partie intensive et les autres essences sont aussi des parties intensives. Partie de quoi ? Et bien, partie de la puissance de Dieu dit Spinoza. Bon. Il parle comme ça, très bien.

-  Expérimenter que je suis éternel c’est expérimenter que "partie au sens intensif", diffère en nature, coexiste et diffère en nature de "partie au sens extrinsèque, au sens extensif". J’expérimente ici et maintenant que je suis éternel. C’est-à-dire que je suis une partie intensive ou un degré de puissance irréductible aux parties extensives que j’ai, que je possède. Si bien que lorsque les parties extensives me sont arrachées, égal mort, ça ne concerne pas la partie intensive que je suis de toute éternité.

-  J’expérimente que je suis éternel. Mais encore une fois, à une condition, à condition que je me sois élevé à des idées et à des affects qui donnent à cette partie intensive une actualité. C’est en ce sens que j’expérimente que je suis éternel. Donc c’est une expérimentation qui signifie une éternité, mais de "coexistence". Ce n’est pas une "immortalité" de succession. C’est dès maintenant dans mon existence que j’expérimente l’irréductibilité de la partie intensive que je suis de toute éternité, que je suis éternellement avec les parties extensives que je possède sous la forme de la durée.

Mais, si je n’ai pas actualisé mon essence, ni même mes rapports, si j’en suis resté à la loi des parties extensives qui se rencontrent du dehors, à ce moment-là je n’ai même pas l’idée d’expérimenter que je suis éternel. À ce moment-là quand je meurs, oui, je perds la plus grande partie de moi-même. Au contraire, si j’ai rendu ma partie intensive proportionnellement la plus grande. Qu’est ce que ça veut dire ? Là, évidemment, il y a bien une petite difficulté. Voilà qu’il met en jeu, si vous voulez, dans une espèce de calcul proportionnel, les parties extensives que j’ai et la partie intensive que je suis.
-  C’est difficile parce qu’il n’y a pas de communauté de nature entre les deux sens du mot "partie". Alors comment est ce qu’il peut dire que les unes et les autres sont plus ou moins grandes relativement à l’autre ? Il nous dit : quand je meurs, tantôt ce qui périt - à savoir les parties extensives qui s’en vont ailleurs, - ce qui périt de moi est dans certain cas la plus grande partie, dans l’autre cas c’est au contraire une partie assez insignifiante, assez petite. I-l faudrait donc que la partie intensive et les parties extensives aient une espèce de critère commun, pour rentrer dans cette règle de proportion, à savoir, des deux cas, des deux cas extrêmes.
-  Où tantôt les parties extensives qui disparaissent constituent la plus grande part de moi-même, -tantôt au contraire elles ne constituent qu’une petite part de moi-même parce que c’est la partie intensive qui a pris la plus grande part de moi-même.

Bon, on ne peut pas aller plus loin.
-  À savoir que, peut-être que c’est à nous, dans l’existence, d’établir cette espèce de calcul de proportions, ou de sens vécu de la proportion. Il faudrait dire que, oui, qu’est ce qui est important dans une vie ? Bon. Qu’est ce qui est important ? Le critère de l’importance. À quoi vous allez donner l’importance ? C’est l’importance. C’est...Il faudrait faire presque de l‘importance. L’importance. Ça ce n’est pas important, ça c’est important.
-  Il faudrait presque en faire un critère d’existence, je crois. Les gens qu’est ce qu’ils jugent important dans leurs vies ? Est ce que...Ce qui est important, est ce que c’est de parler à la radio ? Est ce que c’est de faire une collection de timbres ? Est ce que c’est d’avoir une bonne santé, peut-être ? Tout ça...Est ce que c’est...

-  Qu’est ce que c’est une vie heureuse au sens où quelqu’un meurt en se disant : après tout, j’ai fait en gros ce que je voulais. J’ai fait à peu près ce que je voulais, ou ce que j’aurais souhaité. Oui, ça, c’est bien. Qu’est ce que c’est cette curieuse bénédiction qu’on peut se donner à soi-même ? Et qui est le contraire d’un contentement de soi.

Qu’est ce que ça veut dire ça, cette catégorie ? L’important. Non, on est d’accord, ça c’est embêtant, mais ce n’est pas important. Qu’est ce que c’est ce calcul ? Est ce que ce n’est pas ça ? Est ce que ce n’est pas la catégorie du remarquable ou de l’important qui nous permettrait de faire des proportions entre les deux sens irréductibles du mot partie ? Ce qui dépend et ce qui découle de la part intensive de moi-même et ce qui renvoie au contraire aux parties extensives que j’ai. Alors, et puis évidemment, il y a toujours le problème : les morts prématurés. L’essence singulière, elle passe à l’existence, bon, et puis...Je suis écrasé bébé. Bon. Jusqu’à quel point joue la règle spinoziste, à savoir : mais, le temps que je dure n’a aucune importance finalement.

-  Spinoza le dit très ferme, et là, il a le droit de le dire puisqu’il n’est pas mort très vieux, mais enfin, il n’a pas été écrasé bébé. Il a eu le temps d’écrire l’Ethique, alors quand même, les bébés qui meurent. La règle de Spinoza : mais après tout quand je meurs, ça ne veut dire qu’une chose, à savoir, je n’ai plus de parties extensives. Là, on est gêné devant le cas des morts prématurés. Parce que le mort prématuré... Bon, on peut toujours dire : il a son essence éternelle.
-  Mais cette essence éternelle, encore une fois, tel qu’on lit Spinoza, ce n’est pas simplement une essence comme une figure mathématique. C’est une essence qui n’existe qu’en essence que dans la mesure où elle est passée par l’existence, c’est-à-dire, où elle a actualisé son degré. Où elle a actualisé pour lui-même son degré, c’est-à-dire la partie intensive qu’elle était.
-  Ça va de soi que quand je meurs prématurément, je n’ai pas actualisé la partie intensive que j’étais. En d’autres termes, j’ai pas du tout exprimé, j’ai pas du tout "fait être" l’intensité que je suis. Alors, ça va quand on meurt quand même à un certain âge, mais tous ceux qui meurent avant...Je crois que là en effet, il ne faut pas...Il faut plutôt... Si on imagine qu’un correspondant aurait pu dire ça à Spinoza, demander ça à Spinoza, qu’est ce que Spinoza aurait répondu ? Je crois que là, il n’aurait pas du tout fait le malin. Il n’aurait pas du tout...Il aurait dit quelque chose comme : ben, oui. Que ça faisait partie de l’irréductible extériorité de la nature. C’est comme tout, toute la cohorte des gens qui ont été, qui seront, qui sont empoisonnés, etc. Que tout ce problème de la part extensive de nous-même, était tel que dans certains cas, il pouvait en effet faire.

Je dirai qu’en termes spinozistes, il faudrait presque dire : celui qui meurt prématurément, ben oui, c’est un cas où la mort s’impose de telle manière que, elle s’impose dans des conditions telles que, à ce moment-là, elle concerne la majeure partie de l’individu considéré. Mais ce que l’on appelle une vie heureuse, c’est faire tout ce qu’on peut, et ça, Spinoza le dit formellement, faire tout ce qu’on peut pour précisément conjurer les morts prématurées. C’est-à-dire empêcher les morts prématurées. Ça veut dire quoi ? Pas du tout empêcher la mort, mais faire que la mort lorsqu’elle survient, ne concerne finalement que la plus petite partie de moi-même.
-  Voilà, je crois, tel qu’il voyait, expérimentait et sentait les choses. Bon. Est ce que vous avez des réactions, des questions à poser ?
-  Oui. Mais pas de théorie, rien que du sentiment.

ÉTUDIANTE : Dans l’Ethique, quand Spinoza dit : je n’entends pas. Il dit je. Que quand il veut citer un exemple, il dit Paul ou Pierre. Et quand il dit : nous sentons et nous expérimentons. C’est un nous qui compte. Ça veut dire c’est :, tous, ensemble. Et de la même façon, quand il parle de l’amour intellectuel de Dieu dans le livre V, c’est : omnium, c’est tous, ensemble. Et donc peut-être que la mort prématurée peut être corrigée, d’une certaine façon, par cette alliance, au fond, par cette communauté.

DELEUZE : Oui. Ce que tu dis est très profondément vrai parce que le "nous" ça signifie que, au niveau des essences, il ne peut y avoir d’opposition, encore une fois qu’au niveau des existences et des parties extensives. Donc, les essences, elles conviennent toutes avec toutes, en tant qu’essences. Alors, dire en effet, que c’est les essences, dont les vies ont été relativement réussies, qui peuvent faire...Qui peuvent prendre en charge ces morts prématurées. Oui, ça d’accord. Vous avez raison. Oui, oui. Sans doute, oui. Oui. Lui est ce qu’il a eu une mort prématurée ? À son goût, sûrement. Il n’a pas eu une mort prématurée pourtant, il est mort avant d’avoir fini un livre auquel il tenait beaucoup. Mais sûrement. C’est difficile de dire comment quelqu’un est mort, mais c’est difficile de l’imaginer mourrant autrement que... se disant vraiment qu’il avait fait ce qu’il avait voulu. Parce que c’est vrai, il a fait ce qu’il a voulu.

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