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38- 19/04/83 - 3

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Deleuze - Cinéma cours 38 du 19/04/83 - 3 transcription : Charlène Thevenier

-  Deleuze : “Or, d’une certaine manière et là, il aurait trop raison pour dire... dire que c’est de la pure dialectique et que c’est rudement arborescent là, c’est vrai. Il faut bien que l’infini travaille le fini. Comment en serait-il autrement ? Quel gâchis tout ça, je veux dire quel gâchis de voir... parce qu’il faut vous sentir à travers ce que je dis si maladroitement... qu’est ce qu’il y a comme souffle à la fois philosophique et poétique là dedans. Il faut bien que l’infini travaille dans le fini, l’infini n’a pas disparu pour laisser place au fini. Le fini lui a donné des conditions de visibilité. Mais il n’a pas disparu l’infini. Comment est ce qu’il va se manifester dans le fini ? Voyez maintenant c’est plus... La question n’est plus comment va-t-il y avoir quelque chose qui se manifeste, mais dans ce qui se manifeste comment l’infini va-t-il se manifester lui-même, dans le fini, c’est-à-dire sans supprimer le fini ? Faut que l’infini se manifeste. Or le fini nous l’avons vu, sous ces trois aspects :
-  Les stries de blanc et noir.
-  les degrés de clair obscur.
-  Le rapport du jaune et du bleu. Sous ces trois aspects, il présentait une espèce d’échelle intensive. Échelle intensive encore une fois définie par la distance finie par rapport à zéro. C’est là qu’apparaissait l’idée de l’intensité comme telle. Avant c’était une intensité infinie, mais une intensité qui comporte des degrés donc la finitude, le degré c’est la finitude de l’intensité. Comment l’infini va-t-il se manifester ? Il va se manifester par une intensification infinie de l’intensité finie. Ooooh par une intensification infinie de l’intensité finie ! comment une telle chose est-elle possible ? Voyez à chaque fois, on croyait perdu un terme et puis il revient, on en finira jamais quoi ! Ahah qu’est ce qu’il y a de pire, hein ? Vous demandez, je réponds toujours je suis tourmenté par la question qu’il va poser, tout ça. Évidemment tout ça c’est une pensée profondément religieuse. Et quelle religion ? Quelle pensée, quel penseur ! Tout ça, c’est à la base de la philosophie de la nature, ça va constituer toute la grande philosophie de la nature, du romantisme.

Bon et l’intensification infinie de l’intensité finie, comment obtenir une chose pareille ? Et qu’est-ce que ce serait ? Je peux tout de suite nommer ce quatrième stade pour nous mettre tout de suite dans l’ambiance. Ce sera :
-  la colère de Dieu. Ce ne sera plus l’esprit de la nature, ce sera l’esprit de colère ou l’esprit du mal. Ce sera l’esprit du mal en tant qu’il exprime la colère de Dieu. Et à cet égard, Comtesse avait parfaitement raison tout à l’heure de rappeler le thème du mal radical qui va poser un tel problème non seulement chez Kant mais dans tout le romantisme. Ça va être la colère de Dieu. Pourquoi est-ce que l’intensification infinie de l’intensité finie c’est la colère de Dieu. Et bien voilà, voilà, c’est pas évident.

Vous allez intensifier vos degrés d’intensité. Ça veut dire quoi "intensifier" ? Ça veut dire saturer. C’est à dire, vous avez deux degrés à la fin de ma troisième étape, j’avais deux degrés puisque le blanc et le noir avaient glissé sur l’échelle ; j’avais deux degrés comme couleurs qui étaient les intensités finies constituant le contour de la nature et des choses : le jaune et le bleu. Vous allez intensifier le jaune et le bleu. Vous allez le saturer. Vous allez l’intensifier à l’infini. Ça veut dire quoi ? Vous ne cesserez pas de faire jaune sur jaune et vous ne cesserez pas de faire bleu sur bleu. Mais les opérations elles ne se valent pas, parce qu’on a vu : le jaune et le bleu ils ne sont pas symétriques, hein ! Le jaune et le bleu : le jaune c’est le blanc opacifié, obscurci, le bleu c’est le noir atténué, éclairci.
-  Intensifier le jaune c’est pas très difficile, c’est augmenter son obscurcissement, augmenter son obscurité. Si le jaune c’est un blanc obscur, vous allez augmenter cette obscurité, cet obscurcissement et vous aurez intensifié votre jaune. Vous l’aurez saturé.
-  Opération inverse, pour saturer le bleu, qu’est ce qu’il faut ? Là il y a juste une malice à comprendre - je vous en supplie puis vous en aurez fini après - Vous aurez tout compris. Rappelez-vous, le bleu c’est un éclaircissement du noir. Pour saturer le bleu, il ne faut pas l’éclaircir encore plus. Il faut diminuer l’éclaircissement qu’il représente par rapport au noir. Comme le bleu c’est pas un noir obscurci ( il n’y a rien de plus obscur que le noir) c’est un noir atténué. Intensifier le bleu c’est atténuer l’attenuation Intensifier le jaune c’est augmenter l’obscurcissement qu’il représente par rapport au blanc. Intensifier le bleu c’est atténuer l’atténuation qu’il représente par rapport au noir.

-  Dans la salle : « pas forcément, du négatif du négatif, l’intensification, ça peut être un positif du positif là j’ai l’impression que tu fais jouer un négatif du négatif. C’est à dire... »

-  Deleuze : « Ahhhh. Toute couleur est de toute manière opacité. C’est pas : il y a des couleurs claires et il y a des couleurs foncées. Il y aura des couleurs claires et des couleurs foncées, mais toute couleur est plus ou moins opaque. Donc intensifier, c’est de toute manière, indépendamment du négatif et du positif, intensifier c’est de toute manière rendre plus opaque. Saturer c’est de toute manière renforcer l’opacité. C’est pas d’un côté rendre pluss opaque et d’un côté rendre moins opaque. Il n’y a de couleurs que par l’opacité. Pour une simple raison encore une fois c’est que la couleur exprime le rapport direct de la lumière avec un corps opaque. Donc la couleur commence avec ce que Goethe appelle si bien l’humaine opacatum. L’humane opacatum, l’humaine opacatum à votre choix, lumière opaque, hein. Là cette espèce de création bon très prodigieuse de... si bien qu’il n’y a aucune... Là faut pas mettre la dialectique là où elle n’est pas, on en a assez Bon Dieu ! Il me semble qu’il n’y a aucune dialectique, toute couleur est opacité. Intensifier la couleur, qui est une intensité de la lumière, c’est nécessairement la rendre plus opaque. Or la manière de rendre le jaune plus opaque c’est de renforcer son opacité puisqu’il est lui même opacité du blanc. Il est opacification.. assombri... il est assombrissement du blanc. Et opacifier le bleu, comme le bleu est atténuation du noir, evidemment, c’est diminuer l’atténuation. Or qu’est-ce qui se passe ? Et là bon il est facile d’en faire l’expérience si vous faites cela. Et indépendamment de toute intervention diabolique, vous verrez une chose splendide.

Vous verrez que, cette opération d’intensification fait lever et fais naître un reflet rougeâtre. Je dis bien ; un reflet rougeâtre. Le texte de Goethe était si beau que je ne résiste pas à le lire parce que là c’est avec une précision, une espèce de précision scientifique.

“Le bleu ni le jaune...” - Paragraphe 699 du traité des couleurs - c’est divisé en paragraphe très petit. Paragraphe 699 : “le bleu ni le jaune ne se laissent concentrer sans qu’un autre phénomène se produise simultanément...” un autre phénomène, c’est un phénomène d’accompagnement, c’est très important pour moi, vous verrez pourquoi. “Dans son état le plus lumineux, la couleur est quelque chose d’obscur.” Voyez c’est ce que vient de dire l’humaine opacatum, il n’y a pas de couleurs claires ! Il y a des couleurs relativement claires. Mais la couleur dans son essence même est nécessairement lumière opaque. Elle est nécessairement quelque chose d’obscur. Encore une fois jamais Newton n’aurait dit une chose comme ça, ni même conçu une chose comme ça, il ne pouvait pas, lui posant le problème complètement autrement. “Dans son état le plus lumineux, la couleur est quelque chose d’obscur. Si on la concentre, il faut qu’elle devienne plus sombre.” Bon vous avez un jaune sombre, un jaune assombri et un bleu assombri. Mais comme le bleu est une atténuation, ce sera un bleu dont l’atténuation sera atténuée. Il a raison de dire c’est un mouvement dialectique, une négation de la négation, d’accord, oui. J’ai eu tort de dire bien sûr. Mais encore une fois c’est pas ma faute. Si on la concentre donc la couleur, comme elle est elle-même opacité... La couleur est quelque chose d’obscur, si on la concentre il faut qu’elle devienne plus sombre. Mais en même temps, mais en même temps... remarquez c’est deux choses, hein ? Il faut qu’elle devienne plus sombre d’un côté comme de l’autre. Que le jaune devienne plus sombre, que le bleu devienne plus sombre. Mais en même temps elle est dotée d’un reflet que nous désignons par le mot rougeâtre.

Rougeâtre. C’est pas rassurant ça. Paragraphe 700 : “ce reflet augmente constamment, si bien qu’au degré le plus élevé de l’intensification” c’est à dire plus j’intensifie mon jaune et plus j’intensifie mon bleu plus le reflet rougeâtre... hein. Si bien qu’au degré.. est ce que vous me sentez naître la colère de Dieu ? Elle n’est pas dans l’intensification. Au contraire ! Je dirais que c’est l’amour de Dieu qui se récupère comme un fini dans le fini. C’est lui qui intensifie les intensités finies, ou c’est lui qui nous pousse à intensifier les intensités finies. Il nous dit : “vas-y, vas-y, remets du jaune sur le jaune. Et remets du bleu sur le bleu, vas-y.” Et nous, pauvres innocents, on remet notre jaune sur le jaune, le bleu sur le bleu. Et on croit bien faire, à l’infini. Mais Dieu fait lever "en même temps" alors on dit :” j’y peux rien c’est pas moi qui est fait ça.” Hein. Mais en même temps elle est dotée d’un reflet que nous désignons par le mot : rougeâtre ! Ce reflet augmente constamment si bien qu’au degré le plus élevé de l’intensification il prédomine... qu’est ce que ça veut dire ça ? On ne peut pas aller trop vite, il prédomine... je retiens juste que j’ai un reflet rougeâtre des deux côtés.

Voyez, ma quatrième étape c’est l’intensification infinie des intensités finies.
-  Et bien j’intensifie, donc premier moment, (j’ai chaque fois des divisions) donc premier moment de cette quatrième étape : j’intensifie mon jaune et mon bleu. - Deuxième étape : en même temps que je fais ça, un reflet rougeâtre s’élève de part et d’autre. Reflet rougeâtre qui sera quoi ? Qui se présentera comme quoi ? Qui se présentera aussi sous plusieurs formes. Ce sera comme à la "surface" du jaune intensifié ou du bleu intensifié. À leur surface ce sera comme un scintillement... une brillance...

Une commentatrice, une très bonne commentatrice du traité des couleurs de Goethe, Éliane Escoubaz qui venait ici parfois, commentant ce texte de Goethe signalait que chez Homère, le rouge se dit de la mer dans des conditions très très spéciale, pas exactement le rouge, mais le pourpre. On va voir tout à l’heure, le porphyre en grec. La mer est porphyre. Et c’est quoi ? Ça va nous intéresser l’état porphyre, l’état rouge de la mer. Chez Homère c’est lorsque la mer se fragmente ou bien sous les lames de la tempête, ou bien même sous les coups de rames. Une espèce de fragmentation scintillante. Voyez, le scintillement de la mer, ce scintillement c’est la mer porphyre. Ça, c’est l’intensification du bleu.

Et le scintillement d’un jaune qui s’intensifie. C’est aussi, c’est comme le premier aspect du reflet rougeâtre. Et là je recommence avec tout mes exemples, c’est pas seulement la philosophie, car c’est important d’avoir une théorie du scintillement ou du reflet du reflet. Le scintillement comme première image du reflet. Le scintillement je dirais c’est le reflet fragmenté. C’est le reflet qui se compose, se décompose et se recompose. Or il est déjà lié au rougeâtre. Et c’est quoi ça ? Si j’en viens au cinéma c’est pas ma faute que ce soit celui-là qui, qui est, celui que l’on a tout le temps envie de citer. Celui qui a obtenu alors en noir et blanc, les effets de brillance de fragmentations scintillantes les plus puissants, hallucinants parfois. C’est Murnau encore.

Je vois au moins trois, trois grands types d’images de Murnau qui sont des scintillements fantastiques. Évidemment là ça devient, ça devient pour combien d’années ? Je veux dire, je ne sais pas comment on peut sauver ces trucs-là au cinéma. Ils sont condamnés à disparaître.
-  L’archange de « Faust », l’archange de « Faust » dont les plumes produisent un scintillement pas croyable. Rohmer dans son essai sur le Faust de Murnau. On voit très bien, il y a une page sur le scintillement chez Murnau
-  Deuxième exemple, « le dernier des hommes », scintillement de la ville. Et là Murnau et pas le seul, les expressionnistes pour eux, la ville c’est avant tout quelque chose qui scintille. C’est pour ça que ça hésite. C’est pas encore le lieu du diable puisque le diable on va voir qu’il lui en faut plus que du scintillement. C’est pas le lieu du diable, c’est pas le lieu de l’esprit humain, c’est là où c’est encore indécis. Et on a complètement tort parce que - par exemple quand il y a les scintillements chez Murnau, euh, j’ai vu des historiens parler parfois de tout d’un coup un impressionnisme qui viendrait prendre le relais de l’expressionnisme. Faut être tapé pour définir l’impressionnisme par le scintillement ! C’est sûrement pas ça. Ça fait complètement partie de la technique de lumière dans l’expressionnisme, le scintillement. C’est précisément, c’est précisément la première figure de ce reflet. Et c’est pas par hasard que les grands scintillements de Murnau sont obtenus à travers des vitres. Les vitres de l’ascenseur dans le "dernier des hommes", qui vont faire que la lumière de la rue scintille à travers les vitres se recompose, se décompose etc.. et scintille là de tous les feux.
-  Ou bien encore, génie du scintillement dans “Aurore” lorsque le couple à traversé le lac ténébreux et arrive à la ville où son amour va se ressouder. Bien voilà un scintillement qui tourne bien. Autant je dirais le scintillement, c’est comme la première figure de ce reflet rougeâtre.

Et puis deuxième, deuxième figure de ce reflet rougeâtre, il augmente ! Goethe vient de nous le dire, il augmente. C’est plus une espèce de brillance scintillante, il augmente. C’est à dire, il est vraiment reflet. Il augmente, il augmente et il ne cesse pas d’augmenter. Ça veut dire quoi ça, il ne cesse pas d’augmenter ? Qu’est ce que : c’est l’infini qui s’est réintroduit dans le fini ? Ça c’est le travail de l’infini dans le fini. À force de pousser l’intensification, on va arriver à quoi ? Non plus à un reflet rougeâtre qui était comme l’annonce d’une menace, mais à un rouge flamboyant - qui ne doit plus rien ni au bleu ni au jaune qui n’étaient que des déterminations finies - et qui va reconstituer l’infini dans le fini.
-  Un rouge qui ne doit plus rien ni au jaune ni au bleu. Bien plus qui les consument, qui les enflamment. Et qui n’est plus rien non plus qu’un reflet rougeâtre les accompagnant, mais un flamboiement, un flamboiement qui les fait disparaître. Il n’y a plus que le rouge-feu, et le rouge-feu détruit et la nature et ses objets. Et le rouge feu là, embrase, consume. Schelling insistera sur ce point, le "feu de Sodome". Et à ce nouveau stade encore on trouve Murnau et on le trouve de deux façons il me semble, deux procédés de Murnau. On trouve d’abord le feu splendide parce que, imaginez-vous, faire ça en noir et blanc... Les moyens de capter le feu en noir et blanc, c’est pas facile. Les procédés de Murnau étaient extrêmement compliqués.

On le trouve dans Faust encore, sous quelle forme ? les grands bûchers. Le bûcher où Faust jette ses livres. Et puis le bûcher des pestiférés surtout ; là c’est plus du scintillement, c’est une espèce de flamboiement. Je dirais c’est de la pré-couleur, c’est faire de la couleur avec...c’est du rouge l’écran est rouge.

Voilà, il y a ces feux et puis il y a un procédé beaucoup plus curieux chez Murnau, qu’on trouve évidement dans "Nosferatu" ou le reflet rougeâtre et du bleu et du jaune pourraient-il se rejoindre sinon dans un personnage aussi démoniaque et supra naturel que Nosferatu ? Quelle horreur ! Nosferatu c’est la colère de Dieu.

Et qu’est ce qu’il fait le Murnau, qu’est ce qu’il fait ? Pas toujours, quelquefois, ça a été analysé, ça a été très bien analysé dans le livre de Bouvier et Leutrat qui analysent plan par plan Nosferatu. Un truc étonnant, il a un fond, un fond ténébreux sur lequel se détache, mettons un fond noir. La porte du château ouverte et Nosferatu est sur ce fond, se tient sur le seuil de la porte donc sur fond noir. Il y aurait un traitement possible, par clair obscur. Et parfois Nosferatu est saisi en clair-obscur. Mais dans plusieurs cas, entre le fond noir et Nosferatu entre les deux Murnau interpose un spot lumineux. Qui fait que, la silhouette de Nosferatu ne se détache plus sur son fond. C’est comme si à la lettre un undgrund, un sans fond lumineux s’était inséré entre le fond et la figure.

Si bien que Nosferatu est projeté vers nous et en même temps perd toute épaisseur. Il n’est plus qu’une figure plate qui flamboie dans cette espèce de feu, qui n’est motivé par rien. Là aussi c’est comme un peu les lumières du Caravage ; quand il vous flanque une lumière, qui est comme on dit : pragmatiquement justifiée par rien. Et là cette lumière-là précisément va constituer la jonction des deux intensifications. C’est à dire elle va valoir pour un rouge pur, voyez ce que j’appelle le travail de l’infini dans le fini. C’est lorsque les deux lignes d’intensification du jaune et du bleu ont chacune dégagé le reflet rougeâtre sur toute leur série, les deux séries se rejoignent, il n’y a plus ni jaune ni bleu, il y a un rouge pur auquel Goethe et bien d’autres, réservent le nom de pourpre.
-  Le pourpre étant défini comme un rouge qui n’est ni jaune ni bleu.

Ah ! mais pour en finir, un rouge qui n’est ni jaune ni bleu, qu’est ce que c’est que ça ? Et bien c’est bien connu, d’une certaine manière on peut dire : ce n’est pas dans la nature. C’est pour ça que l’esprit de la nature s’y brûle, c’est le flamboiement de l’esprit de la nature. C’est la nature dépassée. C’est l’esprit qui se retrouve lui-même hors de la nature. Pourquoi est ce que le rouge pur ce n’est pas dans la nature ? Vous le savez. Parce que les deux bouts de l’arc en ciel ne ferment pas. Ce malheur de la nature qui est la marque de sa finitude, c’est à dire finalement, la marque de son impuissance à constituer une totalité. Donc la marque de son "égoïsme". L’arc en ciel à un bout, à un rouge jaune à l’autre bout un rouge bleu. Mais le rouge jaune et le rouge bleu de l’arc en ciel ne se superposent pas. Sauf par expérience prismatitique, c’est à dire lorsque vous les faites se superposer. Cette insuffisance radicale de la nature qui nous montre que : la nature n’est pas le véritable lieu de l’infini.

-  Donc loin d’exprimer le sommet de la nature, le pourpre exprime le moment où la nature brûle et où l’esprit va se retrouver dans ce foyer : c’est la colère de Dieu. Autant dire : le pourpre n’appartient pas à la nature, il appartient à l’esprit. À l’esprit retrouvé, mais l’esprit retrouvé se présente sous quelle forme ? La première figure de l’esprit retrouvé ce sera, hélas, l’esprit du mal. C’est Nosferatu, c’est Méphistophélès. Et en effet chez Murnau aussi, dans Faust, la tête de Méphisto est phosphorescente. Tout comme était aussi phosphorescent Nosferatu qui avait perdu toute épaisseur. C’est affreux cette histoire : cette colère de Dieu, cet esprit du mal... Alors là à plus forte raison, t’as raison, c’est de la dialectique, il faut passer par là. Il faut passer par Nosferatu pour retrouver les anges, il faut passer par Méphistophélès. Quoi ? »

-  Dans la salle : « A condition qu’on en reste là à Nosferatu »

-  Deleuze : « Toi tu veux t’arrêter tout de suite à Nosferatu. D’accord chacun peut s’arrêter au moment où il veut, mais enfin il va te manquer quelque chose. Tu vas être bien embêté parce que comment expliquer ? jusque-là ça va - mes derniers points seront pour la prochaine fois. Après comment expliquer Et là aussi le rouge, ce rouge flamboyant c’est quoi ? Une seconde figure de l’instant. Ce n’est plus l’instant fini, ce n’est plus l’instant comme degré de l’intensité finie, c’est l’instant comme intensification, c’est à dire travail de l’infini dans le fini. Et, en effet, l’oeil qui voit, l’instant de l’oeil qui voit, c’est la brûlure de l’oeil. Les romantiques allemands diront les effets de la brûlure de l’oeil. L’instant de la brûlure. C’est beau tout ça. J’ai des soupçons, c’est peut-être pas vrai. Mais c’est beau ! Alors, vous comprenez, il veut s’arrêter à Nosferatu, d’abord c’est très désagréable parce qu’évidemment il se met à la place de Nosferatu. Mais si on prend la loi sacrée : mettez vous toujours à la place de la victime ... Mais dans le cas de Nosferatu ça fait rien après tout, on s’y retrouve quand même. Mais c’est pas possible car comment expliquer que le rouge, le rouge cette couleur terrible, terrifiante, couleur de la nature embrasée, qui est la manifestation de l’esprit du mal, soit aussi... et éveille en nous un sentiment irrésistible. T’entends ? Oui, t’entends ? Un sentiment irrésistible de noblesse et d’harmonie. C’est au nom de Nosferatu... D’accord, bon, bon, bon, on va dans l’esprit de Goethe. C’était autre chose. C’était pas la noblesse propre à Nosferatu, c’était une noblesse d’un autre type.

La réponse nous annonce une cinquième étape, et ce sera pas pour nous étonner.

Je voudrais juste en rester là pour qu’on reprenne les choses la prochaine fois à partir de ce que vous avez compris ou pas compris. Pas pour nous étonner.
-  C’est que, ce que le rouge va susciter en nous c’est quoi ? C’est une irrésistible aspiration à quoi ? A la totalité. Cette totalité dont la nature était privée puisqu’elle n’arrivait pas à faire coïncider son rouge jaune et son rouge bleu. Donc qui appelait l’esprit du mal. Mais l’esprit du mal qui n’embrase la nature que parce que la nature n’avait pas de rouge, et bien il doit faire place lui-même à l’esprit du bien, c’est à dire le salut. Car ce que la nature n’a pas, l’esprit peut lui fournir sous forme d’une totalité harmonieuse de toutes les couleurs valant comme intensité.

-  Dans la salle : « il y a un tableau de Matisse qui est extraordinairement rouge qui donne une extraordinère notion de la totalité, il peint vraiment rouge sur rouge... »

-  Deleuze : « Ah, c’est interressant ça. Je ne vois pas, si tu trouves une reproduction, tu me la montrerais... »

-  Dans la salle : « il est à Beaubourg »

-  Deleuze : « ah, toi tu vois aussi ce tableau toi ? Il est à Beaubourg ?

Alors ce que je vous demande pour la prochaine fois c’est de reprendre un peu tout ça et dire ce qui vous paraît aller ou ne pas aller. Et puis on avancera, on fera la fin. Car réfléchissez à ceci : au niveau du rouge tel que je viens de développer, je voudrais que vous sentiez qu’on retrouve exactement le problème du “sublime dynamique”.
-  C’est ça que je voudrais montrer la prochaine fois : que le rouge et le sublime dynamique s’équivalent tout à fait.”

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