THEMES COURS
 ANTI-OEDIPE ET AUTRES RÉFLEXIONS - MAI/JUIN 1980 - DERNIERS COURS À VINCENNES (4 HEURES)
 SPINOZA - DÉC.1980/MARS.1981 - COURS 1 À 13 - (30 HEURES)
 LA PEINTURE ET LA QUESTION DES CONCEPTS - MARS À JUIN 1981 - COURS 14 À 21 - (18 HEURES)
 CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES)
 CINEMA : UNE CLASSIFICATION DES SIGNES ET DU TEMPS NOV.1982/JUIN.1983 - COURS 22 À 44 - (56 HEURES)
 CINEMA / VÉRITÉ ET TEMPS - LA PUISSANCE DU FAUX NOV.1983/JUIN.1984 - COURS 45 À 66 - (55 HEURES)
 CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES)
 - CINEMA / PENSÉE + COURS 90 À 92
 - FOUCAULT - LES FORMATIONS HISTORIQUES - OCTOBRE 1985 / DÉCEMBRE 1985 COURS 1 À 8
 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25

41- 17/05/83 - 1

image1
27.9 Mo MP3
 

DELEUZE - Cinéma cours 41 du 17/05/1983- 1

C’est bien délicat tout ça... Alors... Donc vous voyez, hein, vous voyez où on en est. On a passé du temps à fixer, à commencer à fixer des images indirectes du temps. Et puis on disait : les images indirectes du temps, telles qu’on était arrivé à en fixer toutes sortes de figures, dans toutes sortes de cas, eh bien elles s’accompagnent aussi, cette fois-ci, de ce qu’il faudrait appeler des figures de la pensée. Et c’est dans cette histoire des figures de la pensée qu’on se lançait. Alors vous voyez, d’ici la fin de l’année, dans l’idéal, il faudrait qu’on ait le temps de finir les figures de la pensée, de les confronter aux images du temps, et de passer enfin au principe d’un temps et d’une pensée qui seraient comme directs. J’espère qu’on n’aura pas le temps parce que j’ai jamais fini un cours de ma vie donc il n’y a pas de raison que... Mais aujourd’hui, alors, je voudrais vraiment essayer de dire un peu ce qu’est pour moi ce problème des figures de la pensée, parce que c’est un problème qui, en effet, d’une certaine manière, peut être présenté comme celui de la philosophie. C’est pas non plus que j’oublie le reste, car je pense que les figures de la pensée sont fondamentalement inscrites, si elles sont fondamentalement présentées par la philosophie elles sont également inscrites dans tout ce qui est art, et aussi dans le cinéma, puisque pour moi et pour nous, depuis tout ce qu’on a fait là-dessus, les grands auteurs de cinéma c’est non seulement comme des peintres, c’est non seulement comme des architectes, mais c’est aussi non seulement comme des penseurs. Et bien entendu j’espère que ce qu’on aura obtenu en philosophie, on ne se contentera pas de l’appliquer à l’art ou au cinéma, mais que... on sera frappé par des rencontres, tantôt des rencontres attendues, tantôt des rencontres inattendues. C’est pourquoi aujourd’hui, moi, je dis on verra bien où ça nous mène, mais commençons par ce problème :
-  comment est-ce que les figures de la pensée peuvent être présentées à travers finalement toute une histoire qui est celle de la philosophie ? Alors je vais pas faire toute cette histoire, je vais essayer d’en retenir, moi, ce qui m’intéresse à cet égard. C’est-à-dire aujourd’hui, ben on fera plutôt de la philosophie que... que autre chose, quoi : l’heure est venue. Et je dis : en effet, des figures de la pensée, comprenez tout de suite qu’il s’agit de quelque chose de très concret. C’est évidemment pas du tout la même chose si je considère le penseur.

-  Voilà ma question : comment considérez-vous le penseur ? comment pensez-vous le penseur ? Le penseur, c’est personne, mais comment est-ce que vous le considérez ? Je dis au hasard : vous pouvez le considérer comme un combattant vaillant, un suprême combattant. Vous pouvez le considérer comme un sublime travailleur. Vous pouvez le considérer comme un joueur invétéré. Je sais pas ce que ça veut dire. Si ça veut dire quelque chose, ce ne sont pas des métaphores. Parler c’est parler littéralement. Je parle littéralement si je dis « le penseur est un combattant suprême », ou si je dis « le penseur est un travailleur infatigable », ou si je dis « le penseur est un joueur invétéré », et Dieu merci la liste est évidemment pas close, hein... Alors vous dites : quand je pense, qu’est-ce que je suis, moi, dans quoi je me reconnais ? Si vous ne vous reconnaissez dans aucune de ces trois catégories, c’est qu’il y en a d’autres. Parce qu’après tout, qu’est-ce que c’est que tout ça ? Voilà l’histoire que je veux raconter. C’est que la figure de la pensée, ce que j’appelle figure de la pensée, c’est la pensée elle-même en tant qu’elle arrive à penser le réel ou l’existant : à ce moment-là, elle dessine une figure. Je n’emploie pas donc du tout « figure » au même sens que Hegel lorsqu’il parle des « figures de la dialectique ».
-  Pour moi, la pensée produit une figure lorsqu’elle arrive à penser le réel ou l’existant. Mais pourquoi est-ce qu’il y a là un problème ? Le problème, je vais le dire assez vite - oui, parce que j’aimerais bien une petite montre, pour que je déborde pas trop... - ce que la pensée pense, en quoi il y a problème ? Je dirais : il est tout simple le problème, ce que la pensée pense, du fait même que c’est pensé, c’est du possible. Le possible est la modalité immédiate de la pensée. Ce que vous pensez en tant que vous le pensez, vous le posez comme possible. Où commence le drame ? C’est que la pensée en elle-même - je dis bien : en elle-même - ne dispose d’aucun moyen pour distinguer le possible et le réel. Ce que la pensée pense, elle le pose comme possible, un point c’est tout. Pourquoi est-ce que la pensée en tant que pensée ne dispose d’aucun moyen pour distinguer le possible et le réel ? C’est évident - ou : le possible et l’existant -, c’est évident si vous y réfléchissez. Considérez un concept quelconque, ou une représentation quelconque : représentation soit d’un bœuf, soit d’une chimère, soit d’un triangle. Cette représentation ou ce concept, c’est ce que la pensée pense. Rien n’est changé, que l’objet de la représentation existe ou n’existe pas. Tout est changé pour nous, rien n’est changé pour la pensée, c’est-à-dire : rien n’est changé dans la représentation. C’est ce que Kant disait déjà dans une page célèbre de la Critique de la raison pure. Vous vous faites la représentation de 100 francs - il disait, lui, pour des raisons de nationalité, 100 thalers. Vous vous représentez 100 francs : que ces 100 francs existent, bien plus, que vous les ayez ou que vous ne les ayez pas, c’est très important pour vous ; du point de vue de la représentation, rien n’est changé. Vous vous faites un concept de chimère, animal fabuleux. Qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas des chimères, ça change beaucoup ; ça change rien du point de vue du concept, du point de vue de la représentation.

Ce qu’on a toujours traduit, en philosophie, en disant que l’existant, c’était extérieur à la représentation. L’existant, c’est la position de l’objet hors du concept. Donc, que la chose existe ou n’existe pas, rien n’est changé dans le concept. « La chose existe », ça veut dire : elle est posée en dehors du concept ou de la représentation. « La chose n’existe pas », ça veut dire : elle est pas posée, elle n’est posée que par l’intermédiaire du concept ou de la représentation. Mais le concept ou la représentation ne changent en rien, que la chose existe ou pas. Vous vous faites un concept de triangle : ça ne vous dit en rien si des triangles existent dans la nature. Est-ce qu’il y a des triangles dans la nature ? C’est une autre question, ça ne concerne pas le concept : le concept reste le même, qu’il y en ait ou qu’il y en ait pas. Vous comprenez ? Donc, ce que je traduis en disant : comprenez, la pensée pense directement le possible, c’est-à-dire l’essence. En effet, l’essence, c’est ce qu’une chose est, indépendamment de la question de savoir si elle existe. La chimère est ceci, cela, cela, indépendamment de la question de savoir s’il y a des chimères. Donc la pensée pense l’essence, c’est-à-dire le possible, et comme l’existant c’est la position de la chose hors du concept ou de la représentation, la pensée ne dispose d’aucun moyen, ne semble disposer d’aucun moyen pour penser l’existant ou le réel. Puisque rien ne change dans son concept, sinon que l’objet, la chose, existe ou n’existe pas. Vous comprenez ? Je veux dire que, là, je m’adresse surtout aux non-philosophes de formation, parce que... pour les autres, ça va de soi... j’espère, en tout cas... mais c’est très important de comprendre ça, c’est pour ça qu’il y a un problème de la pensée. Je dirais : le problème éternel de le pensée, ç’a été : moi, pensée, comment est-ce que je vais arriver à penser le réel et l’existant ? comment est-ce que je vais sortir de ma sphère des possibles ? comment penser autre chose que l’essence ? Je dirais presque, c’est à partir de là, bon... D’où... d’où, il me semble, la distinction de deux types de principes.

La pensée par elle-même pense le possible. Au nom de quoi ? Au nom de certains principes qu’on appellera des principes logiques. Les principes logiques sont des principes qui fixent ce qui est possible et ce qui ne l’est pas ; qui déterminent ce qui est possible et ce qui n’est pas possible. Et ces principes logiques, je dirais : ce sont les principes des essences ou du possible, puisqu’ils discernent, ils distinguent le possible du non-possible ou de l’impossible, ces principes sont au nombre de trois dans la logique classique.
-  L’un, c’est le principe d’identité, A est A. Et puis deux petits principes qui semblent être comme des spécifications du grand principe d’identité, A est A, c’est-à-dire la chose est ce qu’elle est.
-  Second principe, dit de non-contradiction : A n’est pas non-A, la chose n’est pas ce qu’elle n’est pas.
-  Et puis troisième principe, dit du tiers-exclu : la chose est A ou non-A. Ou si vous préférez : entre A et non-A, il n’y a pas de tiers, d’où l’expression « principe du tiers exclu », A ou non-A. Ça m’intéresse déjà, parce que ces trois principes de pure logique,
-  l’un est un principe de position ou d’affirmation (A est A),
-  le second est un principe de négation (A n’est pas non-A),
-  le troisième est un principe d’alternative ou de disjonction (A ou non-A).

Je sais donc ce qui est impossible, c’est-à-dire impensable. Ce qui est impossible ou impensable, c’est quelque chose qui ne serait pas ce qu’elle est (donc elle contredirait à l’identité), qui serait ce qu’elle n’est pas (elle contredirait à la non-contradiction), et qui serait à la fois ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas (elle contredirait au tiers exclu). Tout va bien. Sous ces trois principes, je pense les essences, le monde des essences ou le monde du possible, mais je retombe toujours là-dessus : comment penser quelque chose de réel ? Pour penser le réel, la réponse la plus immédiate, c’est... eh ben, il faut recourir à de tout autres principes. Et ces principes, ils ont été assez vite déterminés : principe de causalité (tout ce qui est réel a une cause), principe de finalité (tout existant répond à des fins externes ou internes, etc.). Bon... ben oui, mais à partir de là tout démarre. Puisqu’enfin ces principes, c’est quoi ? Principe de causalité, principe de finalité... Il faudrait presque dire : c’est des principes empiriques : j’aurais bien du mal à les déduire des principes logiques. Et est-ce qu’ils me permettent réellement de penser le réel ou l’existant ? Il faudrait que j’arrive à les penser eux-mêmes, ces principes. Est-ce que la pensée est capable de penser des principes aussi bizarres que les principes de causalité et de finalité ? Pas sûr, pour une raison simple, c’est que ces deux principes empiriques renvoient à l’infini. D’accord, toute chose a une cause, mais elle est elle-même effet d’une autre cause, à l’infini. Et de même la finalité renvoie à l’infini. Qu’est-ce que c’est que ça ? Comment je vais m’y retrouver ? Bien. C’est mon premier point, pour que vous voyiez le problème.

-  Deuxième point : cherchons quelques tentatives extraordinaires. C’est pour ça que je vais pas refaire toute l’histoire de la philosophie, je fais comme ça, je marque des grands moments. Je vais vous raconter la tentative extraordinaire - pas longtemps - du philosophe Descartes, dans la première moitié du XVIIe siècle. Il est bien connu que, dans les Méditations, Descartes nous raconte une histoire qui est à peu près celle-ci, ou qui semble être celle-ci... mais comme, aujourd’hui, ça va être consacré à la manière dont il faut pas lire les textes... elle semble être celle-ci. Première méditation, dans son livre Les Méditations : je doute, je doute de tout. Je doute de l’existant - peut-être que cette femme n’existe pas -, je doute de la vérité - peut-être que les trois angles d’un triangle ne sont pas égaux à deux droits - donc je doute du réel, du vrai, je doute de tout. Bon.

Mais il y a au moins une chose dont je ne peux pas douter, c’est quoi ? C’est que, moi qui doute, je pense. Parce que, bien sûr, je peux douter que je doute, ça change rien : douter c’est penser, et douter que je doute c’est encore penser. Donc je doute de tout, mais précisément il y aura toujours quelque chose dont je pourrai pas douter, à savoir que, moi qui doute, je pense. Et que, pensant, je sois une chose pensante, res cogitans. C’est un peu plus compliqué que ça, parce que - vous l’avez déjà compris d’avance - il est évident que Descartes ne dit pas et ne pense pas un instant qu’il doute de l’existence des choses. Descartes est comme tout le monde, il ne doute pas de l’existence de la table. Pourquoi ? parce que ce serait une opération parfaitement idiote. Sa question ne porte pas sur l’existence des choses, sa question porte sur la pensée de l’existence des choses. Toute l’opération du doute porte sur la connaissance que nous avons des choses, et non pas sur les choses elles-mêmes. Donc, ce qu’il dit, c’est qu’il est en droit de douter de la connaissance que nous avons de la table, et que, bien plus, il est en droit de douter de la connaissance mathématique. Et il se demande : est-ce qu’il y a une connaissance dont je ne peux pas douter ? Et il répond : oui. En tant que je doute, il y a une connaissance dont je ne peux pas douter, c’est la connaissance de moi comme être pensant, comme être doutant donc pensant.

-  Je me connais comme être pensant d’une connaissance qui ne peut pas être mise en doute. Voilà ce qu’il nous raconte : c’est l’objet des deux premières Méditations. Vous comprenez, c’est une opération extraordinairement subtile, très belle opération... si on aime ça... si on aime ça d’un amour philosophique, c’est-à-dire... alors, bon... qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce qu’il a fait qui compte pour la philosophie, avec toute cette histoire ? Il est le premier, à ma connaissance - on aura beau lui chercher des précurseurs, on trouve toujours des précurseurs, mais c’est des questions idiotes - il est le premier à introduire en philosophie, bien qu’il ne le dise pas sous cette forme, une formule à laquelle la philosophie allemande donnera une forme - précisément - qui est la suivante : Moi = Moi. Vous me direz, Moi = Moi, y a pas de quoi en faire une histoire. Eh ben si. Car je vous demande de comparer : « Moi = Moi » est une formulation du principe d’identité « A = A » ou « A est A ». « Moi est Moi ». Vous voyez, le « Moi est Moi » de Descartes, c’est exactement : moi qui doute de tout, moi qui doute de toute connaissance, il y a une connaissance dont je ne peux pas douter, c’est la connaissance de moi comme être pensant.

Donc vous avez bien vos deux Moi : moi qui doute de tout, il y a une connaissance dont je ne peux pas douter, c’est la connaissance de moi comme être pensant, Moi est Moi, Moi = Moi. Lorsque la philosophie fut pénétrée par cette formule puissante, qui devait l’entraîner dans la découverte de la subjectivité, qu’est-ce qui se passait ? C’est qu’il y a une rude différence entre le principe d’identité que j’invoquais tout à l’heure, A est A, et cette formule martelée, Moi = Moi. En effet, Moi = Moi n’est pas un cas particulier de A = A. A = A vaut pour toute chose que je pense. Vous voyez, vous sentez tout de suite : Moi = Moi, c’est l’identité du penseur, c’est-à-dire pas vous ou moi - l’identité du penseur en tant que tel c’est-à-dire l’identité du sujet de la pensée. Vous me direz : quelle importance ? Une importance énorme. L’identité A = A, c’est l’identité de la chose pensée. Mais qu’est-ce qui était très gênant avec ce principe d’identité ainsi posé, A = A, A est A ? C’était qu’il était hypothétique. Il était hypothétique ! Comme c’est beau, la philosophie, vous voyez ? Tout ça, c’est pas affaire de goût, on a beau dire... c’est pas... quand on est lancé, on est lancé, ça y est... Il était hypothétique ! Evidemment, car sa formulation complète aurait dû être : s’il y a A, A est A. S’il y a A, A est A. Mais peut-être qu’il y a pas A, peut-être qu’il y a rien. En d’autres termes, le principe d’identité était un jugement hypothétique. Et en effet, comme Descartes le montrait, je pouvais toujours douter de A, non seulement dans son existence, mais même dans son concept. Donc y a pas de concept ? Qu’est-ce que c’est que ça, un concept ? Et il nous dit : il y a une chose dont je ne peux pas douter, moi qui doute de tout, moi qui doute de tout je ne peux pas douter que moi qui doute je pense, Moi = Moi. Admirez : il a découvert une identité qui n’est plus soumise à une condition hypothétique, il a découvert une identité inconditionnée. Moi = Moi n’est pas une autre manière de dire A = A, c’est une manière d’élever le jugement hypothétique impliqué par A = A à un jugement d’une tout autre nature, qu’on pourra appeler un jugement thétique : la position ou l’autoposition du moi. Jugement thétique ou catégorique.

(Intervention) -

Ouais, t’en demande trop, là, tu comprends, faudrait faire un cours sur Descartes. Ce qui est un problème, c’est toutes sortes de... et encore, c’est un problème... c’est un problème très vite résolu par lui, quoi. Bien sûr il passera par Dieu, mais si je dois... Il faudra Dieu pour être sûr que le moi qui pense ait une existence : ça oui, d’accord, t’as raison, mais tout ça je le supprime, je prétends pas donner un détail de... Je prétends repérer un point, là, je fais uniquement du repérage, parce que sinon ce serait un cours sur Descartes, Dieu m’en préserve... (Rires) C’est cette espèce de révolution cartésienne qui est... parce que vous comprenez, ça engage plein de choses, même logiquement : la proposition « Moi = Moi » n’est pas du type, n’est pas du même type que la proposition « A est A ». C’est, en effet, encore une fois un jugement thétique ou catégorique. Ce que Descartes a fait avec le Cogito, le « Moi = Moi », ç’a été élever le jugement hypothétique au jugement thétique, c’est-à-dire faire que le principe d’identité morde sur une portion déterminée d’existant, sur une portion déterminée de réalité - la réalité de la chose pensante, ou la réalité du sujet pensant. Voilà que le principe d’identité, en prenant la forme « Moi = Moi » irréductible à la forme « A = A » mordait sur un quelque chose de réel que Descartes allait nommer la res cogitans, la chose pensante. Bon. C’était encore une fois l’autoposition du Moi, le principe d’identité sortait de la sphère logique et faisait un premier pas dans le réel ou l’existant. Et puis le voilà enfermé, si j’ose dire, facilement, comme dans sa citadelle.

Car pour sortir du Cogito - à plus forte raison, là, tu aurais encore plus raison - pour sortir du Cogito, pour sortir du Moi pensant, et pouvoir affirmer par la pensée - pour pouvoir penser - la réalité d’autre chose que du sujet pensant, c’est-à-dire la réalité de quelque chose de pensé, par exemple les mathématiques, ou la réalité de quelque chose non seulement de pensé mais d’éprouvé, de vécu, à savoir le monde sensible, il lui faudra une série d’acrobaties, il faudra une série de raisonnements, de complications, et qui font toujours appel à la garantie de Dieu. Bon, voilà. Troisième point. Second sondage. Donc je retiens juste de ce premier sondage : avec Descartes, très curieusement, le principe d’identité atteint une valeur catégorique, thétique, prend une toute nouvelle forme, Moi = Moi, qui lui permet de se constituer comme un îlot d’existant, la res cogitans. Deuxième coup de sonde, deuxième sondage : Leibniz, un des plus extraordinaires de tous les philosophes. Et ça s’enchaîne bien parce que lui, il va dire : d’accord, Descartes il a obtenu son petit îlot, mais ce qu’il faut c’est l’adéquation de la pensée avec tout l’existant. Et il recommence. Il faudra bien que chaque philosophe recommence éternellement. Et il recommence et il nous dit : le principe d’identité est le principe qui règne sur le possible - A est A. Comment penser dès lors le réel ? Comment penser l’existant ? Il nous dira : il faut un autre principe, mais il faut en même temps que cet autre principe soit pas seulement un principe empirique, il faut que nous comprenions son rapport avec le principe d’identité. Et pourquoi est-ce que Descartes ne lui suffit pas ? Descartes ne lui suffit pas parce que ce que lui réclame, c’est que la pensée soit apte à penser tout l’existant. Qu’elle ait pas son petit îlot subjectif - la res cogitans - mais qu’elle accède à une pensée de tout l’existant, de l’existant dans son ensemble, du réel dans sa totalité. Quel programme. Hegel se souviendra de ce programme. Il le réalisera d’une tout autre manière mais il s’en souviendra. Et qu’est-ce qu’il va dire ? Leibniz va nous raconter une histoire qui paraît une histoire de fées, uniquement une histoire de fées, quoi, ou de science-fiction. Il nous dit : eh ben vous savez, c’est pas difficile, vous avez en effet - partons de Descartes - vous avez en effet la certitude du moi dans l’autoposition Moi = Moi ; seulement ce que Descartes n’a pas vu, c’est que chaque Moi contient la totalité du monde. Il suffisait d’y penser, à ce moment-là, en effet : la pensée, grâce au Moi = Moi, ne porte plus sur le petit îlot de la res cogitans, va porter sur l’ensemble du réel et de l’existant. Si le Moi comprend la totalité du monde, chaque moi - mais alors, même mon îlot... - chaque moi pensant pense la totalité du monde... Simplement il le sait pas... en effet, si on le savait, ben... Et qu’est-ce que ça veut dire, « chaque moi pense la totalité du monde » ?

Ça veut dire : chaque moi est un point de vue sur le monde, chaque moi est un point de vue sur le monde, c’est-à-dire : il exprime le monde entier de son point de vue. Et l’exprimer, c’est-à-dire : le monde, il n’existe pas hors des points de vue qui l’expriment. La ville n’existe pas hors de l’ensemble des points de vue sur la ville. C’est une rudement belle idée, euh... et la ville c’est ça, c’est l’ensemble des points de vue sur la ville. C’est une philosophie déjà perspectiviste. Chaque moi contient la totalité du monde, ça veut dire quoi ? Eh ben oui : chacun de ces moi, il va créer un nom pour les désigner, le mot « monade ». Chaque monade exprime la totalité du monde, dans son existence. Vous voyez : il y a le principe d’identité qui règle les vérités d’essence, mais les vérités d’existence renvoient à un autre domaine, chaque moi exprime le monde tout entier. Chaque moi exprime le monde tout entier, ça veut dire : il y a une chose évidente, c’est que j’exprime les événements qui m’arrivent. Ça c’est sûr, au moins : j’exprime les événements qui m’arrivent, tout ce qui m’arrive je l’exprime, de ma naissance à ma mort. Bon. Chacun de nous. Mais chacun de nous de chaîne en chaîne, évidemment, ça fait le monde : Jules César exprime ce qui lui arrive... Mais c’est bien plus gai que ça : si chacun de nous exprime ce qui lui arrive - là, je passe sur les raisons que donne Leibniz pour ça - il faut bien que chacun de nous exprime tout ce qui arrive aux autres. C’est-à-dire : chacun de nous exprime la totalité du monde. On n’a pas le choix... Si vous me dites : pourquoi ?, accordez-moi... laissez-vous aller, il faut se laisser aller, je veux dire... parce que, là aussi, ça supposerait un cours sur Leibniz de... de... deux heures... Simplement, simplement il est pas idiot.

...

 22- 02/11/82 - 1


 22- 02/11/82 - 2


 22- 02/11/82 - 3


 23- 23/11/82 - 2


  23- 23/11/82 - 1


 24- 30/11/82 - 2


 24- 30/11/82 - 1


 24- 30/11/82 - 3


 25- 07/12/82 - 1


 25- 07/12/82 - 2


 25- 07/12/82 - 3


 26- 14/12/82 - 1


 26- 14/12/82 - 2


 26- 14/12/82 - 3


 27- 21/12/82 - 3


 27- 21/12/82 - 1


 27- 21/12/82 - 2


 28- 11/01/83 - 2


 28- 11/01/83 - 1


 29- 18/01/83 - 1


 29- 18/01/83 - 2


 30- 25/01/83 - 1


 30- 25/01/83 - 2


 31- 01/02/83 - 1


 31- 01/02/83 - 2


 32- 22/02/83 - 1


 32- 22/02/83 - 2


 32- 22/02/83 - 3


 33- 01/03/83 - 1


 33- 01/03/83 - 2


 33- 01/03/83 - 3


 34- 08/03/83 - 1


 34- 08/03/83 - 2


 34- 08/03/83 - 3


 35- 15/03/83 - 1


 35- 15/03/83 - 2


 35- 15/03/83 - 3


 36- 22/03/83 - 1


 36- 22/03/83 - 2


 37- 12/04/83 - 1


 37- 12/04/83 - 2


 38- 19/04/83 - 1


 38- 19/04/83 - 2


 38- 19/04/83 - 3


 39- 26/04/83 - 1


 39- 26/04/83 - 2


 40- 03/05/83 - 1


 40- O3/05/83 - 2


 41- 17/05/83 - 1


 41- 17/05/83 - 2


 41- 17/05/83 - 3


 42- 24/05/83 - 1


 42- 24/05/83 - 2


 42- 24/05/83 - 3


 43- 31/05/83 - 2


 43-31/05/83 - 1


 44- 07/06/83 - 2


 44- 07/06/83 - 1


La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien