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8- 03/02/81 - 3

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cours 8 du 03/02/81 - 3 Deleuze - Spinoza transcription : Jean-Charles Jarrell

00’00’’ ...parce que ça correspond assez mal à tout ce que je viens de raconter. Je veux dire dans l’exposé du livre deux de l’Ethique, Spinoza commence par ce qu’il appelle lui-même les notions communes les plus universelles, c’est à dire l’idée de ce en quoi tous les corps conviennent. Tous les corps. Ils conviennent en ceci qu’ils sont dans l’étendue, ils conviennent en cela qu’ils ont mouvement et repos. Mais si vous continuez... pourquoi est-ce qu’il commence, je crois, par là ? Et bien, en un sens, c’est presque... c’est triste, mais il ne peut pas faire autrement. Je dis « c’est triste » parce que ça rends les choses très abstraites, on a l’impression que les notions communes, alors, c’est des considérations très générales, très...tout à fait générales. C’est pas du tout des rapports précis, « tous les corps sont dans l’étendue... », c’est pas... Il est forcé de le faire, parce que, là, il fait une espèce de déduction logique des notions communes.

-  Donc, en faisant sa déduction logique des notions communes, il est forcé de commencer par les plus universelles. En quoi il faut avoir de la patience, parce que si vous passez à la proposition suivante, vous voyez que il est question de notions communes non plus communes à tous les corps, mais communes à « au moins deux corps ». Je dirais presque : c’est celle-là qui compte. Ne vous fiez pas à l’ordre du texte, il faut bien commencer par quelque chose, il a des raisons importantes qui le font commencer par les notions communes les plus universelles. Mais c’est pas là que c’est opératoire, les notions communes. Ça nous laisse dans le vague, les notions communes les plus universelles. Ce qui est intéressant c’est les notions communes à deux corps, c’est à dire c’est les notions communes les moins universelles, ou les plus précises.

Pourquoi est-ce que c’est ça qui est important ? Par exemple, entre le corps de la mer... - bien plus, je précise : notion commune à deux corps dont l’un est le mien, sinon je ne formerais pas la notion commune. Je ne peux former la notion commune que parce que l’un des corps qui entre sous la notion commune est mon corps. Sinon ce serait absolument abstrait. Donc c’est en fait les notions communes les moins universelles qui tiennent le secret de toutes les notions communes. Si bien qu’il a raison de commencer son ordre... comme il fait une déduction des notions communes, il a raison de commencer par les plus universelles, mais tout le sens pratique des notions communes, c’est l’ordre inverse, c’est partir des moins universelles. Ce qui est intéressant dans la vie, c’est les notions communes au niveau de : « un autre corps et le mien », parce que c’est par l’intermédiaire de ces notions communes là qu’on pourra s’élever petit à petit aux notions communes les plus universelles. 03’12’’ Vous saisissez ? Simplement il faudrait une confirmation de ça, que c’est bien les notions communes les moins universelles qui sont plus importantes d’abord. Et bien si vous allez jusqu’au livre cinq, vous verrez que dans le livre cinq Spinoza ne prend plus l’ordre déductif des notions communes, mais prend l’ordre réel. On commence par former les notions communes les moins universelles, c’est à dire celles qui conviennent à un corps et au mien, et de là on s’élève à des notions communes de plus en plus générales, de plus en plus universelles. Alors... bon, est-ce que c’est tout ? Vous voyez donc, ce second effort de la raison c’est les notions communes et les joies actives. Est-ce qu’on a tout épuisé ? Là on est sortis du monde des signes... Pourquoi ? C’est presque la conclusion à laquelle je voulais arriver aujourd’hui... Voilà... Vous comprenez, hein, je n’ai plus qu’à tirer des conséquences : une notion commune, elle est forcément univoque. On est complètement sortis de l’équivocité du signe. Quand vous avez atteint le domaine des compositions de rapports, vous êtes dans l’univocité. Pourquoi c’est forcément des expressions univoques, les notions communes ? Pour une raison très simple : encore une fois elles sont communes parce que elles sont communes à deux corps au moins. Dès lors, étant communes à deux corps au moins, elles se disent en un seul et même sens de l’autre corps et du mien. Elles ne peuvent pas se dire en plusieurs sens. Et les notions communes les plus universelles, elles se disent de tous les corps, d’accord, mais elles ne peuvent se dire qu’en un seul et même sens. Il ne peut pas y avoir d’équivocité au niveau des notions communes, pour une simple raison, c’est que l’équivocité me dit que une même chose, un même terme, une même notion ne se dit pas dans le même sens pour la partie et pour le tout, pour ceci et pour cela. Au contraire les notions communes ne peuvent avoir qu’un seul sens.

05’50’’ Alors ce monde qu’on cherchait depuis le début... là, ça a presque l’air... je suis trop rapide en un sens parce que c’est une conséquence de ce qu’on a dit. Il n’y a plus aucun problème à ce niveau. On va voir qu’il y a d’autres problèmes, mais il n’y a aucun problème... Si vous avez compris ce que c’est qu’une notion commune, par exemple le mouvement de la vague et le mouvement de mon corps en tant qu’ils se composent, c’est une notion absolument univoque. Seul le mauvais nageur est équivoque, seul le mauvais danseur est équivoque. Le bon danseur, c’est une expression univoque. Forcément... c’est ça le monde de la lumière. Est-ce que c’est ça seulement ? Non ! Un dernier effort... Un dernier effort, ce serait quoi ? On n’a pas tout atteint encore... qu’est-ce qu’il y a d’autre ? Vous voyez, j’ai déjà deux niveaux : les corps envisagés dans les effets qu’ils ont les uns sur les autres, ça c’est l’affection inadéquate. Deuxième niveau : les corps envisagés dans les rapports qui se composent, ça c’est la notion commune ou l’idée adéquate.

07’13’’ Est-ce que j’ai tout dit de ce qu’il y a dans le monde ? Non... J’ai pas dit... j’ai pas dit un terme qui intervient constamment dans Spinoza, à savoir : les essences. Les corps envisagés dans leurs essences. Ah ça, ça va être très important pour notre avenir. Alors, la notion commune, c’est pas l’idée d’une essence ? Non, ça ne pouvait pas l’être ! Qu’est-ce que c’est qu’une notion commune ?

07’50’’ Là, vous me permettez une rapide parenthèse terminologique, parce que encore une fois, je crois tellement que en philosophie il y a une terminologie très... très simple, mais que si vous ne l’avez pas, vous ne pouvez pas comprendre... Il est très fâcheux de confondre deux choses. Il est très fâcheux de confondre terminologiquement ce qu’on appelle une idée abstraite et ce qu’on appelle une idée générale. La différence, elle est très importante. L’idée abstraite, c’est un drôle de truc, au point que personne ne sait s’il y en a. C’est pas Spinoza, là, mais j’en ai besoin pour Spinoza, c’est des remarques de terminologie. Personne ne sait si ça existe, un truc comme une idée abstraite. Qu’est-ce que ce serait ? Si il y en a, qu’est-ce que ce serait ? Je fais un exemple, prenons des exemples : vous voyez, j’ai mes lunettes là, sur la feuille de papier. Je... j’extrais... -elles sont posées sur la feuille de papier, hein... J’extrais mes lunettes de la feuille de papier. Est-ce une abstraction ? Vous riez, et vous me dites : évidemment non, ce n’est pas une abstraction. Car même vos lunettes posées sur la feuille de papier, il y avait une distinction dite « réelle » entre vos lunettes et la feuille de papier, et pas une distinction de raison. Donc, là je ne fais pas une abstraction, je fais une séparation. Ça va ? Oui.
-  Stade supérieur... (bruit de feuille de papier) -mes lunettes étaient séparables de la feuille de papier.
-  Second stade : qu’est-ce qu’on pourrait appeler une sélection ? Je fais une sélection, et plus une séparation... (bruit de feuille de papier) Voilà...feuille de papier... je la prends pour elle-même...

Vous voyez, ça c’est des exercices pratiques de philosophie. Je rêverais, et puis alors il faudrait... c’est comme ça qu’ils faisaient au Moyen-Âge, vous voyez, ils faisaient des cours comme ça et puis il y avait les... les étudiants qui intervenaient sur des questions très précises, c’était formidable, alors... il y avait les émeutes, il y avait tout ça... (rires) Alors, voilà ma feuille de papier : une feuille de papier, ça a un recto et un verso, un envers et un endroit. Je ne peux pas les séparer. Je pouvais séparer mes lunettes et la feuille de papier, je ne peux pas séparer le recto et le verso de la page. Vous me suivez ? En revanche, je peux les sélectionner. Sélectionner, ça veut dire quoi ? Me mettre dans l’état optique où je ne vois strictement qu’un côté, comme ça. J’aurai sélectionné soit le verso, soit le recto. Ha, si je la tiens comme ça...vous voyez là... ah bah oui, j’ai pas sélectionné ! Puis-je dire qu’une telle sélection, - car il y a beaucoup d’auteurs, c’est marrant, ces choses là, il y a beaucoup d’auteurs qui font - c’est pas grave, hein...-, mais qui font un contresens pur sur l’abstraction. Ils conçoivent l’abstraction comme une sélection du recto et du verso. C’est idiot, c’est pas une abstraction, ça... Pourquoi ? Parce que le recto et le verso sont donnés inséparables dans la chose, la feuille de papier, mais dans ma représentation, ils peuvent être donnés séparément. Ma représentation peut me donner distinctement, séparément, le recto et le verso. Je dirais : il n’y a pas abstraction. Ça nous donne au moins une définition très stricte de l’abstraction : on ne peut employer le mot abstraction que lorsque l’on parle d’une opération qui consiste à séparer par la pensée ce qui est inséparable dans la représentation. Je ne vois pas d’autre définition possible de l’abstraction.

12’50’’
-  Si vous séparez par la pensée ce qui est inséparable dans la représentation même, à ce moment là vous faites une abstraction. Vous me suivez ? Donc lorsque vous avez sélectionné le recto, ou le verso, vous n’avez pas fait d’abstraction puisque c’est donné séparément dans votre représentation, ou que c’est donnable séparément dans votre représentation. Quand est-ce que vous feriez une abstraction ? On sait pas si ça existe, une abstraction, encore une fois, mais en tout cas je sais juste que si ça existe, ça doit répondre à ce critère : vous séparez par la pensée ce qui est donné comme inséparable ou inséparé dans la représentation.

Oh ben, c’est difficile ! Je prends un exemple. Je dis : « une étendue sans mouvement »... C’est louche, hein... j’en suis pas sûr, est-ce que c’est une abstraction ? Une étendue immobile... Est-ce que je peux vraiment me représenter une étendue immobile, ou bien est-ce que le mouvement appartient à l’étendue ? Si mouvement et étendue sont inséparables dans la représentation, lorsque je dis « une étendue immobile » je fais une abstraction. Prenons un exemple plus sûr : « une couleur étendue ». Ça, je sais que couleur implique étendue. Couleur implique étendue... si je dis « une couleur inétendue », je sépare par la pensée quelque chose qui n’est pas séparable dans la représentation. Une couleur inétendue, ça ce serait une abstraction, d’accord. Est-ce qu’il y a des couleurs inétendues ? Peut-être, je ne sais pas... je ne sais pas, c’est très compliqué... En tout cas, ce serait ça, une abstraction. Si bien que l’abstraction, au sens rigoureux du mot : « séparer par la pensée ce qui est donné comme un dans la représentation », « faire deux dans la pensée de ce qui est donné comme un dans la représentation », un tel truc a suscité des doutes, et plus que le doute, de beaucoup de philosophes.

15’27’’ Si bien que vous entendrez parler de beaucoup de philosophes qui disent : « il n’y a pas d’idée abstraite », « il n’y a pas d’idée abstraite et il ne peut pas y en avoir, parce qu’une idée abstraite, c’est contradictoire ». Vous voyez que cette position qui consiste à nier les idées abstraites et la possibilité des idées abstraites consiste juste à prendre en toute rigueur la définition de l’abstraction. Vous ne pourrez pas penser comme séparé ce qui n’est pas séparable dans la représentation. Si bien que des auteurs comme Hume, comme tout ce qu’on appelle les empiristes anglais, Berkeley, Hume, d’autres encore, et beaucoup de modernes, nient complètement l’existence et la possibilité d’existence des idées abstraites. Alors qu’est-ce qu’ils veulent dire ? Leur thèse ne se comprend que si ils ajoutent : « attention, il n’y a pas d’idées abstraites, mais il y a des idées générales ». C’est pour ça que c’est très différent, abstrait et général.

16’35’’ Parce qu’une idée générale, c’est quoi ? Vous allez voir que c’est complètement autre chose ... Abstrait, ça désignait la nature de certaines idées supposées. Général, ça ne renvoie pas à une nature d’idée, général c’est une fonction. C’est une fonction que peuvent prendre certaines idées, ou toutes les idées. C’est une fonction... ça veut dire quoi une fonction ? Une abstraction, si ça existe, c’est quelque chose, quelque chose d’abstrait. Une généralité, c’est quoi ? C’est pas un quelque chose, c’est un rapport, c’est un rapport qui convient à plusieurs choses. Une idée générale, c’est l’idée d’un rapport qui convient à plusieurs choses. On va comprendre la différence, là je... au moins, que ça vous apprenne quelque chose, tout ça... Qu’est-ce que ce serait l’idée abstraite d’un triangle ? L’idée abstraite d’un triangle, ce serait l’idée d’un triangle qui n’est ni droit, ni euh...ni euh... j’sais plus quoi, ni j’sais plus quoi... vous voyez... Ou un angle qui n’est ni droit, ni obtus, ni aigu. Ça ce serait l’idée pure d’angle. Comme disait déjà Berkeley, montrez-moi un tel angle... Alors évidemment, en disant « montrez-le moi », il n’était pas gêné puisque par définition c’est inmontrable, une idée abstraite. Mais il voulait dire « ça n’a strictement aucun sens ». Quand vous parlez de l’idée d’angle, aucun sens ! Il n’y a pas d’angle qui ne soit ni droit, ni aigu, ni obtus. Donc, négation des idées abstraites. Ça n’empêche pas qu’il y a des idées générales. L’idée générale, c’est quoi ? Il n’y a pas d’idée abstraite du triangle, le triangle est toujours ceci ou cela, mais un triangle, quel qu’il soit, a ses trois angles, la somme de ses trois angles égaux à deux droits. A + B + C avec des petits chapeaux = deux droits. C’est quoi, ça ? C’est pas quelque chose, c’est un rapport. Ce rapport convient à tous les triangles, quels qu’ils soient. Spinoza dirait : « c’est la notion commune des triangles, c’est le rapport commun à tous les triangles, c’est le rapport composé de tous les triangles... ». C’est une idée générale, c’est pas une idée abstraite. Il n’y a pas d’idée de triangle abstraite, en revanche il y a une idée générale du triangle, c’est le rapport composé qui convient à tous les triangles : A + B + C = deux droits. Or A + B + C = deux droits, c’est pas l’idée d’un triangle, c’est l’idée d’un rapport, vous comprenez, c’est l’idée d’un rapport effectué par tous les triangles. En d’autres termes, il n’y a pas d’idées abstraites, il n’y a que des idées particulières qui peuvent avoir des fonctions générales. Générale, c’est la fonction qu’une idée particulière peut assumer lorsque elle consiste dans un rapport composé commun à plusieurs idées particulières. Le rapport composé commun à plusieurs idées particulières, c’est ça l’idée générale. Elle est générale par sa fonction, et non pas par sa nature. Vous comprenez ? Et bien je dirais des notions communes de Spinoza : ce ne sont surtout pas des idées abstraites, et en effet chez Spinoza, vous trouvez... il a en commun avec les plus purs empiristes... vous trouvez en toutes lettres une critique radicale de l’idée abstraite, ça le fait même beaucoup rire l’hypothèse des idées abstraites, il trouve ça grotesque ! Et vous voyez peut-être pourquoi, c’est que pour lui, il le sent très bien, l’idée abstraite c’est un ressort du langage équivoque. Le langage équivoque, il procède par abstraction, par pseudo abstraction, mais en fait il n’y a pas d’abstraction. Donc Spinoza peut, là, opposer, en toutes lettres, dans le livre deux, les notions communes et ce qu’il appelle les termes transcendantaux. Les termes transcendantaux étant précisément les idées abstraites. Alors...bien...

22’15’’ Je faisais cette parenthèse pour dire quoi ? Et ben, une notion commune, aussi loin qu’elle aille, elle ne nous donne pas encore une idée de l’essence des corps. En effet, ce qu’elle nous donne, c’est un rapport composé qui convient à un certain nombre de corps, exactement comme « A+B+C... » convient à tous les corps triangulaires. Mais par là, et il le dit formellement dans une démonstration du livre deux, la notion commune n’énonce pas l’essence d’aucune chose, puisque l’essence d’une chose c’est au contraire la puissance singulière de telle chose, et non pas le rapport commun entre deux choses. Donc, c’est dire que la troisième étape, c’est s’élever des notions communes à la connaissance des essences singulières de chaque chose. Et par « essence singulière » -il ne faut surtout pas, là non plus, réintroduire une abstraction, c’est pour ça qu’il dit « singulière »... Les choses, c’est dans leur individualité, dans leur singularité que chaque chose a une essence... et son essence, c’est son degré de puissance pris en lui-même. C’est sa puissance en tant que telle. Et ça, ça déborde les notions communes, si bien qu’il faudra encore un autre type d’idée pour saisir les essences. Simplement, ce que Spinoza va s’efforcer de montrer c’est que, à partir des notions communes... les notions communes sont des tremplins pour arriver jusqu’à la connaissance des essences. A ce moment là, je saisis, moi-même, dans mon essence, les corps extérieurs dans leurs essences, et la substance -c’est à dire Dieu-, dans son essence. A ce moment là ma connaissance ne procède plus par notions communes, elle procède par essences singulières.

24’42’’ Or quand vous trouvez dans la terminologie de Spinoza la distinction de trois genres de connaissance, vous voyez que ça répond à des choses très strictes que l’on peut résumer maintenant, à savoir : le premier genre -si je regroupe-, le premier genre de connaissance ce sera l’ensemble des affections et des affects-passions qui en découlent, c’est à dire le monde des signes. Le deuxième genre de connaissance, appelé raison, ce sera l’ensemble des notions communes univoques et des affects actifs qui en découlent. Comment passe-t-on du premier genre au second ? On l’a vu, là je ne fais que de la récapitulation, on l’a vu très en détails : c’est en se mettant sur le vecteur joie, augmentation de puissance. Troisièmement, ce que Spinoza appelle troisième genre de connaissance ou intuition. Cette fois, c’est la connaissance des essences. Question subsidiaire : comment passe-t-on des notions communes aux essences ? Ça, on ne pourra le voir que tout à fait à la fin... En tout cas, le deuxième genre et le troisième genre sont nécessairement adéquats, sont des connaissances adéquates, contrairement au premier genre, et par là même constituent le monde de l’univocité.

26’35’’ Alors, je termine rapidement sur ceci... C’est une très curieuse conception, à laquelle on aboutit... Dans le livre cinq, qui est le livre le plus difficile, le plus beau sûrement, qui justement va nager dans les essences, va se mouvoir dans le domaine des pures essences... Dans le livre cinq, Spinoza nous dit des choses très étranges, où il y a... je vous ai expliqué que... il me semble que ce livre change de rythme, tout ça... a des vitesses, des accélérations très curieuses, des intuitions qui procèdent comme par éclairs, un ton très différent des autres livres. Et bien, il dit... assez constamment il se réfère à sa formule mystérieuse : « nous expérimentons dès maintenant... nous expérimentons dès maintenant que nous sommes éternels ». Et dans les commentaires de Spinoza, ça a beaucoup... on a beaucoup cherché qu’est-ce que c’est... cette expérience, dès maintenant, que chacun fait au deuxième et troisième genre de connaissance, en quelle il serait éternel. Qu’est-ce que c’est que cette éternité de Spinoza ? Je veux juste... -je ne peux pas, actuellement, dire le détail-, je veux juste renvoyer à des théorèmes du livre cinq, 38 - 40 je crois... ah mais j’ai pas la référence... oui, 38 - 40, où il nous dit une chose... bah qui me paraît très plaisante, hein, pour nous, pour notre éternité à chacun. Il dit : vous comprenez, voilà, il s’agit... il s’agit de savoir ce que vous allez faire... ce que vous faites dans votre vie, il dit. Il dit : il y a des gens, finalement, la majeure partie d’eux-mêmes est occupée par des affections et des affects du premier genre. C’est curieux, il emploie le terme, là : « pars minima », la plus petite partie, et « pars maxima », la plus grande partie. C’est donc comme, là, une proportion qu’il essaie de dire. Il y a des gens, et ben la plus grande partie d’eux-mêmes est occupée par des affections du premier genre, et des affects du premier genre. Il dit : « ben ceux-là, évidemment... ». Qu’est-ce qu’il veut dire ? Ça procède vraiment à toute allure ! Il dit : « bah ceux-là, oui, ils n’ont pas beaucoup de risques de se sentir éternels... ». Mais est-ce qu’ils le sont ? Pas sûr, même pas sûr, qu’ils le sont... Et il ajoute cette formule, qui me paraît d’un mystère, mais d’un mystère très très... lumineux, il dit : « en revanche, les gens qui auront mené leurs vies de telle manière qu’ils auront rempli la majeure partie d’eux-mêmes, « maxima pars », -pas tout ! Pourquoi pas tout ? Pas tout, on l’a vu : parce qu’il y a des tristesses inévitables, parce que tout le monde est mortel, tout ça... Mais ils auront organisé et composé leurs vies de telle manière qu’ils auront rempli la majeure partie d’eux-mêmes de notions communes et d’idées d’essences, c’est à dire d’affections du deuxième et du troisième genre. Ceux là sont tels, dit-il, que quand ils meurent, c’est peu de chose d’eux-mêmes qui meurt avec eux. Oh que c’est curieux... c’est splendide ! Très très beau !... C’est la plus petite partie d’eux-mêmes qui va mourir avec eux parce qu’ils ont rempli la majeure partie d’eux-mêmes par des affections et des affects qui échappent, précisément, à la mort. Qu’est-ce qu’il voulait dire ?

30’35’’ Bien sûr on a raison de parler d’une espèce d’expérience mystique, d’expérience non-religieuse, sur quoi se termine le livre cinq. Mais c’est une mystique, encore une fois, c’est une mystique de la lumière. Je veux dire, cette histoire d’une expérimentation de l’éternité dès maintenant, ça consiste à dire : « mais dès maintenant, vous pouvez faire que la majeure partie de vous-même soit effectuée, que la majeure partie de votre puissance soit effectuée par des notions communes et des idées d’essences ». Et à ce moment là, bah bien sûr vous mourrez, vous mourrez comme tout le monde, et même comme tout le monde vous serez très triste de mourir, mais ce qui mourra de vous et ce qui sera triste en vous de mourir, ce sera finalement la plus petite partie de vous. Bizarre... On sent... là, je souhaite même pas aller plus loin parce que c’est... il n’y a plus rien à dire, il faut voir si ça marche, pour vous, si ça veut dire quelque chose pour vous. Si ça veut rien dire, vous laissez tomber, tout le reste du Spinozisme vaut. Mais, c’est ça qu’il veut nous faire sentir par : « nous expérimentons que nous sommes éternels », c’est à dire l’éternité est affaire d’une expérimentation. Je ne crois pas qu’il veuille dire c’est l’affaire d’une expérience donnée, il veut dire c’est l’affaire d’une expérimentation active. Si vous avez atteint le second genre de connaissance ou le troisième genre, à ce moment là vous avez construit... vous avez construit votre propre éternité, comme éternité vécue. Bon, mettons... Mais tout ce sur quoi je veux conclure pour la prochaine fois, c’est que dès lors, un individu quel qu’il soit, il est composé de trois niveaux, et ça alors ça va relancer tous nos problèmes concernant l’univocité, l’équivocité, et on aura plus que ça à faire pour comprendre enfin les rapports entre l’Ethique et l’ontologie. Ce qui nous mènera à la fin. Les trois niveaux que je vois... je dis : vous ou moi, ou la table -puisqu’il n’y a pas d’idées abstraites-, la table c’est cette table-ci. L’homme, il n’y a pas d’idée abstraite de l’homme, c’est celui-ci ou celui-là, il y a simplement des idées générales d’homme. Qu’est-ce que c’est qu’une idée générale d’homme ? Vous voyez la différence...

33’06’’ La définition de l’homme : « l’homme est un animal raisonnable », ça c’est une idée abstraite. Spinoza, il ne définira jamais l’homme comme un animal raisonnable. Il définira l’homme comment ? Par le rapport composé susceptible de convenir à tous les hommes, en d’autres termes par une collectivité. C’est par là qu’il fait de la politique. Il dirait très bien : il n’y a de définition de l’homme que politique, puisque : le rapport auquel tous les hommes particuliers en tant qu’hommes particuliers, le rapport tel qu’il peut convenir à tous les hommes particuliers tels que particuliers, c’est ça l’idée générale d’homme. Mais si vous cherchez une essence abstraite, non... les essences ne sont pas abstraites. L’essence, c’est l’essence de Pierre ou de Paul, répète tout le temps Spinoza. Il n’y a pas d’essence abstraite, il n’y a pas d’essence de l’homme. En revanche, il y a une composition de rapports de tous les hommes. Ce serait la société idéale. En fait, il n’y en a même pas, puisque... les hommes, pourquoi ? Parce qu’ils sont entraînés...Si ils étaient entraînés par le deuxième et troisième genre, il y aurait une communauté de tous les hommes. Il n’y a pas de communauté des hommes, parce que on a toujours un pied dans le premier genre, et même pire, les deux pieds, et puis jusque là dans le premier genre... Donc, il n’y a pas, il n’y a pas. C’est pour ça qu’il faut des sociétés. Et les sociétés c’est les moyens par lesquels, tant bien que mal, on se débrouille dans le premier genre. Bon... Mais vous voyez, il y a des essences singulières, vous, moi, cette table-ci, elle a une essence singulière... le petit chat, le chien, n’importe quoi a une essence singulière... tout, chaque chose. Voilà, ça c’est le noyau le plus profond de un individu. Deuxième niveau : il y a des rapports, rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur. A la fois, ces rapports sont tantôt constituants d’un individu, tantôt entre deux individus. Quand ils sont entre deux individus, c’est pas grave, ils sont toujours les deux à la fois, ils sont toujours à la fois entre individus et constituants d’un individu. Je veux dire : un rapport sera constituant du sang, et ce même rapport sera entre le chyle et la lymphe. Comme tout individu est composé, est composé à l’infini, c’est la même chose de dire : un rapport est entre deux individus, ou dire : un rapport est constitutif d’un troisième individu. Donc, les rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur sont la seconde dimension de tout individu. Donc, vous n’êtes pas seulement une essence singulière, vous êtes un ensemble de rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur différent, vous, Pierre, c’est différent des rapports qui composent Paul. Simplement, Pierre et Paul peuvent se composer entre eux, composer leurs rapports, à ce moment là ils forment une troisième individualité. Bon... Et quoi d’autre ?

36’54’’ Il y a les affections, les affections passives qui m’arrivent. Elles sont inévitables, le premier genre a bien un domaine. Mais ce domaine, il renvoie à quelle dimension de l’individu ? Cette fois-ci, à ceci qu’un individu a un très grand nombre... -il le dit comme ça-, un très grand nombre de parties. « Plurime partes ». Plurime partes, mot à mot : un très grand nombre de parties. Tout individu est composé, c’est à dire a un très grand nombre de parties, qui elles-mêmes constituent des sous-individualités, et caetera et caetera, à l’infini. J’ai donc une infinité de parties qui me composent, qui entrent dans ma composition. Qu’est-ce qui fait l’unité de tout ? Je dirais que le très grand nombre de parties qui me constituent, qui m’appartiennent, m’appartiennent sous tel ou tel rapport -les rapports qui me composent -, et le rapport ou les rapports qui me composent expriment mon essence. Mais je peux dire : l’individu a trois dimensions chez Spinoza : les parties extensives qui lui appartiennent -entre parenthèses, sous tel rapport -, deuxième dimension : les rapports qui le caractérisent, troisième dimension : l’essence singulière qui lui correspond.

38’40’’ Bah, c’est là qu’on en est, et le problème, le problème de la prochaine fois ça va être exactement : mais qu’est-ce que c’est que ce statut des trois dimensions ? Qu’est-ce que ça veut dire, ces trois dimensions qui nous arrivent, là ? Bon, j’ai des parties, ces parties entrent sous certains rapports, ces rapports correspondent à des essences, à une essence... Bon, mais quoi, alors ? Quel est le statut des parties extensives... Le statut des rapports, on l’a vu, hein, mais là encore, les deux bouts... cette fois c’est les deux bouts de la chaîne qui nous manquent. On a vu le statut des rapports, les notions communes. Mais le statut des parties qui nous composent ? Vous comprenez, c’est très bizarre, elles se renouvellent constamment, c’est jamais les mêmes... Je dis « ce sont mes parties » uniquement dans la mesure où elles effectuent mes rapports. Elles ne m’appartiennent que sous tel rapport. Donc, si elles changent, d’autres parties m’arrivent, ce qui revient à dire : je renouvelle constamment mes cellules, mes molécules, et caetera... Ce qui les définit comme miennes, c’est les rapports qui me constituent. Tant que des parties entrent sous ces rapports là, ce sont « mes » parties. Mais d’où elles viennent, ces parties ? Ça, ça va être un très curieux problème... C’est pourquoi dans le livre deux de l’Ethique, Spinoza éprouve le besoin de couper l’ordre de ses démonstrations pour faire un exposé physico-biologique concernant sa propre doctrine de « ce que c’est qu’un corps ». Et ce que c’est qu’un corps en fonction des trois dimensions : les parties qui lui appartiennent, les rapports qui le composent, l’essence singulière qui va constituer sa puissance.

40’33’’ Ce que nous verrons la semaine prochaine puisqu’il n’y a pas de vacances... voilà...merci beaucoup...(fin de la cassette)

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