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8- 03/02/81 - 1

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Deleuze - Spinoza cours 8 du 03/02/81 - 1 transcription : Jean-Charles Jarrell

00’30’’ Vous voulez pas fermer, là... la porte ? Il y a une porte verte, ouverte... Bon, alors... Alors, vous voyez, on a bien un problème, parce que on tient comme deux bouts de... deux bouts d’une chaîne. Je veux dire, à un bout de la chaîne, on a le monde des signes. Or ce monde des signes, j’ai essayé de montrer en quoi, selon Spinoza, ça va très mal. Et ce monde des signes c’est vraiment un état de fait. On est dans ce monde. Vous remarquerez que on ne sait pas pourquoi, finalement, la tradition appelle un certain nombre de philosophes après Descartes... les appelle des cartésiens. En quoi Leibniz est cartésien, en quoi Spinoza, à plus forte raison, est cartésien, on le cherche plutôt en vain, parce que la chose déjà évidente, c’est que... il n’y a aucune possibilité d’un... -je dis ça pour ceux qui connaissent un peu Descartes -, il n’y a aucune possibilité d’un cogito, chez Descartes. Il n’y a aucune possibilité d’une saisie d’un être pensant. En fait, « on est dans un monde de signes », ça signifie quoi ? Et bien ça signifie entre autres que je ne peux me connaître que par les affections que j’éprouve, c’est à dire : que par l’empreinte des corps sur le mien. C’est un état de confusion absolue, il n’y a aucun cogito, il n’y a aucune extraction de la pensée ou d’une substance pensante. Donc je suis, vraiment, mais jusqu’au cou dans cette nuit, dans cette nuit des signes.

Et, la dernière fois, j’ai uniquement consacré la majeure partie de notre temps à essayer de définir ce monde des signes, qui est donc un état de fait, ou, si vous préférez... il dira aussi bien, Spinoza : c’est l’état de nature. Mais l’état de nature, là, il faut le prendre en un sens très large, c’est pas l’état ancien, l’état de dans le temps, l’état d’il y a très longtemps, il était une fois... C’est notre état de fait. En fait, nous vivons parmi les signes, nous ne cessons pas d’en réclamer, nous ne cessons pas d’en émettre, et tout ça dans une obscurité et une confusion qui définit le fait, notre état de fait.

03’02’’ Or tout ce monde de signes, avec tous les caractères, à la fois les caractères propres à tous les signes et les genres de signes... Je vous rappelle : caractères propres à tous les signes, c’est : variabilité, associativité, équivocité. Les genres de signes, c’est : les indications -les signes indicatifs -, les indications, les impératifs et les interprétations. Nous vivons dans un monde d’interprétations, d’impératifs et d’indicatifs. Bon... A l’autre bout de la chaîne, nous avons quoi ? Nous avons en quelque sorte le but, ou l’idéal que nous propose Spinoza, et tel que... on ne peut pas encore le saisir pleinement, mais au moins, on le saisit, on commence à le saisir par un aspect. A savoir : arriver à un monde de l’univocité. Un monde qui ne serait plus celui des signes toujours équivoques, mais un monde d’expressions univoques, où ce qui se dit se dit en un seul et même sens de tout ce dont il se dit. Je pourrais aussi bien, par oppositions aux signes obscurs et confus, le nommer le monde des expressions lumineuses. On a vu le rôle de la lumière là-dedans, que le langage soit de lumière. On a vu tout le thème du dix-septième à cet égard, cette espèce de monde optique de la lumière. Remarquez que déjà, lorsque je dis arriver à un langage de l’univocité, je dis un peu plus que une simple interrogation. Parce que si c’est ça que je me propose, la question même me donne certaines règles. Je veux dire, il ne s’agit pas de rendre univoques des expressions qui ne l’auraient pas été, parce que ça ne marche jamais comme ça. Il y a des signes ou des expression qui sont fondamentalement condamnées à l’équivocité.

Soit deux exemples...
-  Je pose la question : « Dieu a-t-il un entendement ? ». Et j’en reste au niveau de la question, de l’analyse de la question, je ne prétends pas répondre. Je peux déjà préciser, au niveau de cette question « Dieu a-t-il un entendement ? », je peux déjà dire : s’il a un entendement, ce n’est pas au même sens que l’homme en a un. Pourquoi ? Pour la simple raison que si Dieu a un entendement, c’est un entendement infini, qui diffère en nature avec le nôtre. Si Dieu a un entendement, dès lors je ne peux pas échapper à la conséquence suivante : à savoir, que le mot entendement se dit en deux sens. Au moins en deux sens. Quand il se dit de Dieu et quand il se dit de l’homme, il ne se dit pas au même sens. Donc, du point de vue d’une règle Spinoziste, l’affaire est déjà jugée : Dieu ne peut pas avoir d’entendement. Si l’homme a un entendement, Dieu n’en a pas. Bon...

06’52’’ Vous voyez que déjà, rien que la question... poser la question de l’univocité suffit déjà à éliminer un certain type d’expression.

-  Deuxième question : Dieu est-il substance ? Là, c’est plus compliqué... Si je dis : Dieu est-il substance ?... -j’essaie de développer la question, toujours...de pas y répondre, hein... sans y répondre... j’essaie de développer la question... Si Dieu est substance, de deux choses l’une : ou bien l’homme aussi est substance, ou bien l’homme ne sera pas substance. Je continue à développer... Supposons que Dieu soit substance, et l’homme aussi. A ce moment-là, substance est un mot équivoque, puisque ça ne peut pas être dans le même sens que Dieu est substance et que l’homme est substance. Pourquoi est-ce que ça peut pas être dans le même sens ? Ça peut pas être dans le même sens parce que Dieu sera dit substance en tant qu’il est incréé, comme on dit à cette époque : « en tant qu’il est cause de soi », tandis que l’homme sera substance à son titre de créature. Donc, substance se dira en deux sens, de l’être incréé et de la créature. Bien plus, il se dira en trois sens, de la créature corporelle et de la créature pensante. Dès lors, je peux dire -vous voyez, rien qu’en analysant la question...-, si Dieu est substance, avec ma règle d’univocité... avec ma règle d’univocité, je dois dire : si Dieu est substance... -j’en sais rien, mais supposons que Dieu soit substance -, il faudra à ce moment là, si il y a de l’univocité, il faudra à ce moment là que l’homme ne le soit pas. Donc, rien que la question de l’univocité... -rien que la question en tant que question -, l’univocité me permet de poser certaines règles d’avance. Ça empêche pas que ... on est pas tellement tellement avancés puisque on tient les deux bouts, encore une fois : le monde des signes, qui définit notre état de fait -des signes obscurs -, notre désir... -et pourquoi ce désir, d’où vient ce désir ? - notre désir d’accéder à un monde des expressions lumineuses, à un monde de l’univocité, mais plus je me tourne vers les signes, moins je vois de possibilité d’en sortir...

09’35’’ Comment échapper à ce monde des signes qui définit la confusion, qui définit l’obscurité, ou qui définit la conception, là, très originale, que Spinoza se fait de l’inadéquat ? Avec ses trois têtes très redoutables : l’indicatif, l’impératif, l’interprétatif. Alors, là, on est bloqués, quoi... on est bloqués, on peut pas avancer, si bien que dans votre lecture de Spinoza, il faut se dire : bon, bah...comment il peut... comment il peut avancer, lui ? Quel moyen, là ?... je veux dire : il y a des moments où on a plus le choix, encore une fois... on se trouve devant un truc sans issue, quoi... on est enfermés dans le monde des signes. Alors, vous voyez, vous pouvez vous dire... il y a toujours moyen de s’en sortir, vous pouvez vous dire : « Et bien, très bien, faut s’y faire... Restons dans le monde des signes ! ». Mais, encore une fois, tout le dix-septième siècle a été une critique du monde des signes.

Pourquoi il a été une critique du monde des signes ? Sans doute parce que le Moyen Age, et encore la Renaissance, a développé de magnifiques... même pas théories... de magnifiques théories pratiques des signes, et la réaction, la réaction du dix-septième siècle, ça a été cette critique des signes, pour y opposer les droits purement optiques de l’idée claire et distincte, de l’idée lumineuse. Alors bon... et Spinoza, il fait partie de ça. Donc, lui, comment il s’en sort ? Moi, je ne vois qu’une manière, alors... on se dit, bon... il n’y aurait qu’une manière, c’est si on avait oublié quelque chose, dans le monde des signes. Il faudrait... - voilà l’idéal, vous comprenez...-, on s’en tirerait si... -dans les conditions de ce problème...-, on s’en tirerait si on avait oublié un quatrième type de signe. A savoir : si il y avait des signes assez bizarres, dans le monde des signes, qui nous donnent non pas la certitude, mais la possibilité de sortir des signes. Ce serait des drôles de signes, ça... Alors si... si on pouvait jouer de ces signes là... bien sûr, il seraient encore équivoques, il seraient complètement équivoques, ces signes, puisque d’une part ils feraient pleinement partie du monde des signes, mais d’autre part ils nous donneraient un espèce de possibilité de sortir du monde des signes, si l’on savait les utiliser...

12’27’’ Si l’on savait les utiliser... Et bien j’ai l’impression que constamment dans le spinozisme... chez Spinoza, il y a une espèce de fonctionnalisme, ce qui l’intéresse c’est vraiment les fonctions, comment les choses peuvent fonctionner. Alors, des signes, qui par leur fonction... qui par leur nature seraient des signes -ce serait assez paradoxal : par leur nature ce seraient des signes mais par leur fonction, ils pourraient nous faire sortir du monde des signes. Et qu’est-ce qu’on a oublié alors ? Cherchons, si je me dis qu’on a oublié quelque chose... Vous sentez qu’on a oublié quelque chose, que ce monde des signes, en fait, il ne ferme pas sur soi, comme je l’ai présenté. En effet, qu’est-ce que j’ai dit, sur ces signes ? Et ben... Je disais il y en a trois sortes. En fait, vous pressentez que... il va y en avoir quatre. Heureusement ! Heureusement, sinon... sinon on serait condamnés au premier genre de connaissance... quel drame, alors... Ce monde des signes, je disais : c’est des indications, d’une part. Les indications, c’est quoi ? Vous vous rappelez, là il faut que vous fassiez juste attention, c’est pas difficile, tout ça, mais il faut juste de l’attention...
-  Les indications, c’est les effets d’un corps extérieur sur le mien, c’est l’empreinte d’un corps extérieur sur le mien. C’est la trace, c’est l’empreinte... Et c’est cela que Spinoza appelle affections, « affectio », ou idées, ou perceptions. Ce sont des perceptions... Par exemple : l’empreinte du soleil sur mon corps, quand je dis « oh, il fait chaud ! ». Deuxième type de signes, les impératifs. On a vu comment ils sortaient des perceptions : sous la forme des causes finales. Cette fois-ci, les causes finales, c’est du domaine de l’imagination. C’est, comme on disait au Moyen Age, des êtres d’imagination, ou des fictions.
-  Seconde sorte de signes, c’est les fictions, fondées sur les causes finales.
-  Troisième type de signes : les interprétations. Cette fois, c’est des abstractions, les interprétations. J’abstrais une idée de montagne, et je dis « Dieu est la plus haute des montagnes, c’est la montagne des montagnes... ». C’est un pur abstrait. Vous voyez : perception, fiction, abstraction.

15’29’’ Qu’est-ce que j’ai oublié ? Les perceptions, je disais, ce sont - à la rigueur, dans la rigueur de la terminologie Spinoziste -, ce sont les... les perceptions, c’est la même chose que affections, « affectio », ou idées. Mais vous vous rappelez qu’il y avait autre chose, et que les fois précédentes, j’ai bien distingué, selon les termes mêmes de Spinoza, les « affectios » et les « affectus ». Les affectios, c’est donc l’idée... -ou les perceptions, c’est pareil -, c’est l’idée de l’empreinte d’un corps extérieur sur le mien. A chaque instant, j’ai des affections... seulement, dès que je tourne la tête, mon affection change. Donc, l’affection, c’est toujours la coupe instantanée. Et je disais : il y a l’affect, l’affectus... c’est quoi ? Je peux dire de toute affection, à un moment donné... « les affections que j’éprouve à un moment donné », vous vous rappelez, là, la terminologie de Spinoza est très stricte, mais si vous ne l’avez pas présente vous ne pouvez pas comprendre... A tout moment, les affections que j’éprouve à ce moment effectuent -réalisent - ma puissance. Ma puissance s’effectue sous et par les affections que j’éprouve à tel ou tel moment. Ça, c’est une proposition très claire. Mais ça n’empêche pas que, dès lors, si j’introduis la dimension de la durée, toute affection, à un moment donné, effectue ma puissance, mais elle n’effectue pas ma puissance sans la faire varier dans certaines bornes. A savoir : ma puissance est effectuée par des affections de toutes manières, aussi parfaitement qu’elle peut l’être de toutes manières, mais de telle manière que tantôt cette puissance est diminuée par rapport à l’état précédent, tantôt cette puissance est augmentée par rapport à l’état précédent. Et ce que Spinoza appelle « affect », par différence avec affection, c’est l’augmentation ou la diminution, c’est à dire le passage. L’affect, c’est le passage d’une affection à une autre affection, mais l’affect n’est pas une affectio, c’est pas une affection. C’est le passage d’une affection à une autre, une fois dit que ce passage enveloppe, implique, ou bien augmentation de ma puissance ou bien diminution de ma puissance, qui de toutes manières est effectuée, par l’affection, à tel degré. Ça, il faudrait que ce soit très très clair. Si vous comprenez ça... -avant d’être sûr que ce soit clair, c’est à dire que... je recommence si c’est pas très clair parce que sinon, vous ne pouvez plus rien comprendre, je crois...-, j’ajoute ceci : dès lors, on la tient, notre quatrième espèce de signe ! On ne sait pas à quoi ça va nous servir, mais je vois bien que j’avais négligé un quatrième type de signe.

19’28’’ Revenons à mes affectios... Ce sont des signes indicatifs. Essayons de préciser. Signes indicatifs, ça veut dire : effets d’un corps sur le mien. Ça indique... ça indique en partie la nature du corps extérieur, et en plus grande partie la nature de mon corps affecté. Bon... Toute affection est aussi parfaite qu’elle peut l’être. En d’autres termes... ce que Spinoza... sa perfection, c’est quoi ? C’est la quantité de réalité, dit Spinoza, la quantité de réalité qu’elle enveloppe. Toute affection enveloppe une quantité de réalité. Vous voyez... C’est vrai que le soleil a tel effet sur mon corps. Alors, c’est certainement faux lorsque, de cet effet, je tire des conclusions sur la nature du soleil, mais en revanche, c’est vrai qu’il a tel effet sur mon corps. Cette affection, en tant que vraie, se définit par une quantité de réalité. On dirait, là, pour employer des termes mathématiques simples, que c’est une quantité scalaire. Elle vaut ce qu’elle vaut, voilà... il y a des quantités de réalité. Une affection a plus ou moins de réalité. Lorsque je passe à l’affectus, le passage, c’est à dire : augmentation de puissance ou diminution de puissance, c’est pas du tout une quantité de réalité, là. C’est quoi ? C’est beaucoup plus ce qu’on pourrait appeler une quantité vectorielle. Augmentation de puissance, diminution de puissance sont deux vecteurs. La règle des quantités vectorielles, c’est pas du tout la même que la règle des quantités scalaires. Alors... on tient quelque chose... La quatrième espèce de signe, que j’avais négligée, c’est les signes vectoriels. Les augmentations de puissance ou les diminutions de puissance c’est à dire les affectus, les affects, sont des signes. Signes de quoi ? Les affectus sont signes de l’augmentations ou de la diminution de puissance. Qu’est-ce que c’est que les affectus -du moins les affectus de base, les affects de base, on l’a vu : c’est la joie et la tristesse. Joie égale augmentation de puissance, tristesse égale diminution de puissance, c’est les deux vecteurs. Et bien, je dirais : tristesse et joie sont les signes vectoriels. Ça va... ?

22’43’’ Alors, on a fait un tout petit progrès, mais ça va nous servir, parce que il ne nous reste plus qu’une question -évidemment elle va être compliquée... La question qui nous reste, c’est : bon, et bah très bien... en quoi les signes vectoriels, à supposer qu’ils le puissent, nous permettent-ils de sortir du monde des signes ? Et en effet je crois très fort, là, que chez Spinoza, si il n’y avait pas ce quatrième type de signe, ces augmentations et ces diminutions de puissance, on serait condamnés à l’inadéquat, on serait condamnés, là, vous vous rendez compte... on serait condamnés à... à ce monde obscur, à ce monde nocturne, là, des... des affections. Et dès lors, des impératifs, et des... Si il n’y avait pas la joie et la tristesse. Bizarre, c’est comme si la joie et la tristesse, les augmentations et les diminutions de puissance -peut-être pas les deux...-, mais c’est comme si les affects étaient déjà, dans le monde obscur des signes, dans le monde nocturne des signes, comme des petites lueurs... des petites lueurs comme ça, espèces de vers luisants... Bon... C’est peut-être ça qui va nous ouvrir au monde optique. La joie et la tristesse ? Sans doute pas... sans doute pas les deux... sans doute qu’il y a un mauvais vecteur, il y a un... Si c’est des signes vectoriels, la joie et la tristesse, il y a un vecteur qui nous rabat sur le monde des signes, ça irait très bien, ça... et puis un vecteur -il s’agit de se mettre sur ce vecteur, comme on dit... « Se mettre sur un vecteur »... Il y aurait deux vecteurs, alors, vous voyez : un vecteur, comme ça (geste)... et puis un vecteur comme ça (geste)... Il y en a un qui nous rabat sur le monde des signes, et il y en a un qui nous fait gicler -ou qui peut... pas sûr...-, qui contient une chance de nous sortir du monde des signes. Vous sentez d’avance que ce bon vecteur, c’est la joie... Voilà... Donc, j’en suis exactement là... on a un peu progressé, quand même...

25’06’’ J’en suis exactement là : et comment... comment opère ce vecteur ? Donc, là je fais un appel très solennel, très émouvant, parce que... : je recommence tout si c’est pas très très clair. Je veux dire : comme tout le reste dépend de ce point, je veux pas avancer si... je veux dire, voilà exactement ce qu’il faut : que vous ayez compris... que j’aie dit très clairement en quoi les affects sont un quatrième type de signe. Si vous n’avez pas compris, je recommence. Ça va ?... Oui ?... Oui ?... Alors je continue. Bien... bien, bien bien... Et vous comprenez tout ça ? Non, je dis ça pas du tout pour... mais, ça m’étonne, parce que ça me paraît très difficile... si vous, ça vous va, c’est très bien... Bon ! Et ben voilà, là je trouve que... il nous dit, alors...à ce point, il nous dit des choses qui vont devenir extrêmement simples. Il nous dit : « voilà, vous comprenez, dans la vie, et ben... qu’est-ce que vous avez à faire ? ». A ce premier... Donc, pour le moment, j’en suis exactement à ça : essayer d’esquisser les étapes de la sortie du monde des signes. On est encore dedans, hein, on en est pas sortis. On a une idée : ah, si... si je me mets sur ce vecteur là, peut-être que je vais en sortir, mais comment, pourquoi ? Et comment se mettre sur ce vecteur là ? Et bien supposez que je fasse ceci en vertu d’une nature particulièrement douée... Supposez que... -c’est pas tellement compliqué d’un certain point de vue, vous allez même penser, j’espère, que c’est des choses que toute une tradition philosophique ont toujours dit, par exemple, depuis Epicure. C’est en effet une tradition assez Epicurienne, mais en un sens... au vrai sens d’Epicure, qui ne consiste pas du tout à dire « amusez-vous », qui consiste à dire beaucoup plus : à nous convier à une entreprise de sélection. Qui consiste d’abord en une espèce de parti pris : « non, on ne me fera pas croire qu’il y ait quelque chose de bon dans la tristesse ! Toute tristesse est mauvaise ! ». Alors on peut me dire -d’accord, je suis pas idiot, ça je peux le comprendre...-, que les tristesses sont inévitables, tout comme la mort, tout comme la souffrance. Mais chaque fois que je verrai quelqu’un qui essaie de me persuader que dans la tristesse il y a quelque chose de bon, d’utile ou de fécond, je flairerai en lui un ennemi, pas seulement de moi-même mais du genre humain. C’est à dire : je flairerai en lui un tyran, ou l’allié du tyran, car seul le tyran a besoin de la tristesse pour asseoir son pouvoir.

28’39’’ Bon... Or, c’était déjà ça, Epicure... je veux dire c’était déjà ça la dénonciation du tyran chez Epicure, c’était déjà ça la dénonciation de la religion chez Epicure. Bah là, Spinoza, il est très très disciple d’Epicure, et cette tradition, elle n’avait pas cessé... il y a une tradition qui est assez mal vue, dans... dans l’histoire de la philosophie, mais qui se marque par de grands auteurs... qui passe par Lucrèce, enfin qui... Bien, alors... Alors, cette première étape, il s’agit de quoi ? Il s’agit de faire vraiment œuvre de sélection. Sélectionner les joies... Autant qu’il est en moi, autant qu’il est en moi... ça veut dire quoi ? Ça veut dire, bah oui... il y a bien des tristesses inévitables, mais encore une fois, je comprends ce que veux dire une tristesse inévitable... Quelqu’un que j’aime meurt, ça c’est une tristesse, tristesse inévitable, ça arrive... j’y peux rien. En revanche, là où je peux, c’est... faire, comment dirais-je, gonfler cette tristesse, la gonfler à l’infini, faire la somme et la re-sommation de la tristesse. M’en barbouiller, m’enfoncer dedans, ça je peux. Ça, je peux, c’est même le vecteur tristesse qui m’invite à ça, à faire cette espèce de sommation très bizarre où plus que ça va mal, plus que finalement, j’éprouve une joie étrange. Tiens, je viens de dire « plus j’éprouve une joie étrange... plus que ça va mal, plus que j’éprouve une joie étrange... ». Ça veut dire que c’est pas aussi simple que je disais tout à l’heure, ma sélection... Et ça, c’est tout le livre trois de l’Ethique qui me paraît extraordinairement malin, en ce sens. Si il s’agissait simplement de sélectionner les joies, en éliminant le plus que je peux les tristesses, ce serait déjà quelque chose. Mais pour Spinoza, ce serait pas... ce serait pas un véritable art de vivre. Pourquoi ? Parce que il n’y a pas deux lignes pures, c’est là que ça devient important, et tout le livre trois le montre très bien. Il n’y a pas deux lignes pures : une ligne de tristesse et une ligne de joie. Il n’y a pas une ligne où les tristesses s’enchaînent avec les tristesses et une ligne où les joies s’enchaînent avec les joies. Pourquoi ? Parce que les lignes de tristesse sont elles-mêmes rythmées par des joies d’une certaine sorte. Les lignes de joie sont elles-mêmes rythmées par des tristesses d’une certaine sorte. Seulement, ce qui compte...-vous voyez, on est presque réconfortés... -, ce qui compte, c’est que les joies qui interviennent sur les lignes de tristesse ne sont pas du tout de même nature que les joies qui interviennent sur les lignes de joie.

32’15’ Quelle différence ? La ligne de tristesse, elle est fondamentalement diminution de la puissance d’agir, et vous comprenez pourquoi, c’est très... là, c’est très mathématique, presque. C’est vraiment la méthode géométrique, chez Spinoza. En effet, la tristesse, c’est la diminution de la puissance d’agir. Quand est-ce que j’éprouve un affect « diminution de la puissance d’agir » ? Lorsque l’affection que j’éprouve est, sur mon corps, l’empreinte d’un corps qui ne convient pas avec le mien. Un corps ne convient pas avec le mien, il diminue ma puissance d’agir, je suis affecté de tristesse, « affectus », mon affect est de tristesse. Immédiatement, on peut en conclure ce qu’est la haine. La haine c’est l’effort que je fais dès lors, en vertu de ma puissance, pour détruire l’objet qui m’affecte de tristesse. Quand vous êtes affecté de tristesse, vous cherchez à détruire l’objet qui vous affecte ainsi. Vous direz que vous haïssez cet objet qui ne vous convient pas. Supposez que vous arriviez à détruire cet objet, dès lors à supprimer votre tristesse. Bah dès lors, vous éprouvez une joie. Spinoza va jusqu’à faire un théorème, ainsi intitulé : « celui qui imagine la cause de sa tristesse détruite se réjouit ». Sous la forme « ah, bah celui-là, je l’ai eu ! ». Une joie ! Remarquez que... là, donc, sur la ligne de tristesse... vous avez une ligne de tristesse : tristesse, haine, puis bien d’autres choses... il y a une joie qui intervient : joie d’imaginer ou de faire que soit détruit l’objet qui cause la tristesse. Mais c’est une joie très bizarre. C’est une sale petite joie. (fin de la cassette)

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