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15- 07/04/81 - 3

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Gilles Deleuze - peinture cours 15 du 07/04/81 - 3 transcription : Damien Houssier

... les poses les plus naturelles en fonction de la force invisible qui s’exerce sur le corps. Bacon peut faire les figures les plus contournées du monde. Mais, on a l’impression que, c’est comme des corps à la torture. Mais c’est une première impression qui, elle, est figurative et narrative car si vous prenez plus un regard, comment dire, pictural, vous apercevez que, si vous arrivez à comprendre vaguement la force qui est en train de s’exercer sur le corps, le corps a la position la plus naturelle en fonction de cette force. Prenons des exemples quotidiens, alors là, au point de restaurer comme une espèce de figuration, mais la figuration secrète d’un tableau. Prenez quelqu’un qui a mal au dos, un peu mal au dos, pas très, hein, qui a une vertèbre un peu déplacée et qui doit rester, qui pour une raison quelconque, doit rester assis très longtemps. Si vous le regardez, vous verrez qu’il prend, de l’extérieur, toute l’attitude du corps qui peut vous paraître la plus suppliciée, la plus contournée du monde. Mais qui en fait, et en fonction des forces qui s’exercent sur lui, est la plus naturelle et précisément celle qui lui permettra de tenir le plus longtemps. Si la peinture, si le fait pictural - ce que je veux dire c’est ceci : le fait pictural est fondamentalement et essentiellement "maniériste". Pourquoi ? Parce que le maniérisme c’est exactement l’effet que nous fait une figure, que nous fait une forme, une forme visible, lorsque l’on ne voit pas la force invisible qui s’exerce sur elle. Si par votre œil pictural, c’est-à-dire votre troisième œil, si par votre troisième œil vous saisissez la force qui s’exerce sur le corps - puisque c’est ça l’objet de la peinture : capter la force - à ce moment-là ce corps cesse d’être maniéré ; il reste maniériste, parce qu’il faudra définir le maniérisme comme ceci : le rapport du corps visible avec la force invisible. Et c’est ça qui lui donne cette attitude maniériste. Si bien que je crois que le maniérisme est en fait une dimension fondamentale, une dimension consubstantielle de la peinture.

-  Alors, bon, mais capturer une force, vous savez, c’est pas facile. Voilà : vous êtes peintre, vous êtes peintre ; vous voulez dessiner un bonhomme qui dort. C’est rien, qu’est-ce qu’il ferait un peintre si vous, si on...quand on a pas de génie, on peut dessiner même très bien un bonhomme qui dort ! C’est illustratif dans quel cas et ça cesse d’être illustratif et même narratif... ? Narration, bon : cet homme s’endort, il était fatigué. Alors le contexte est bien narratif : ça peut être la nuit, ça peut être le jour, c’est pas la même histoire si je m’endors le jour, la nuit, tout ça. Bon, les traits que vous faîtes sont figuratifs : un personnage sur un lit, bon. Je dis, tout ça, c’est le monde des données pré-picturales. Alors ça compte assez peu finalement que des peintres passent par ces données-là. Que d’autres peintres ne les tracent pas sur la toile, qu’est-ce que ça peut faire ? Ca compte très peu. De toute manière, même ceux qui les tracent c’est pour les brouiller, c’est pour les faire passer par le diagramme. Et qu’est-ce que c’est le fait pictural qui sort du diagramme ? Qu’est-ce que c’est ? Ce serait trop facile de dire : ah bon, c’est le corps en tant qu’il est en rapport avec la force de sommeil. "Force de sommeil", ça veut rien dire, c’est qu’un redoublement qu’il dort. Comprenez, un grand peintre il arrive à très bien capter. La force de sommeil, elle est multiple. Dans le cas de Bacon il dessine beaucoup, il peint beaucoup de personnages qui dorment. A mon avis c’est ses grandes, c’est parmi ses grandes réussites. Les dormeurs de Bacon sont très très prodigieux.

Qu’est-ce qui nous frappe ? Eh bien je crois que ce qui frappe, c’est une chose, si vous voyez des reproductions ou si vous en avez dans vos souvenirs, c’est que, ce qu’il a saisi - et vraiment je ne vois que lui, il y en a peut-être d’autres qui ont réussi ce coup-là - il a complètement capté ce qu’il faut appeler la force d’aplatissement dans le sommeil. Savez, un corps vraiment fatigué, qui se couche, et on le voit même visuellement ! mais comment le rendre ? Ca c’est être un grand peintre. Le corps qui semble complètement se vider, s’aplatir sur le matelas. Si bien que, à la lettre, c’est pas que ce soit un corps sans épaisseur ; si je peins un corps sans épaisseur, c’est nul, ça rate. Si je peins un corps en train de perdre son épaisseur, c’est réussi. Bon. Cela, j’ai mis : la forme en rapport avec une force de déformation à savoir la force qui l’aplatit. Or les dormeurs de Bacon prennent... Alors à ce moment-là on comprend pourquoi il les flanque de figures témoins debout. Des figures témoins...

Et ça permet de répondre aussi à des questions comme : dans un tableau complexe, qu’est-ce qui est important, qu’est-ce qui est secondaire ? Vous voyez par exemple des dormeurs de Bacon, et là aussi c’est, c’est... encore une fois ça me parait ses grandes réussites, hein. Des dormeurs de Bacon qui sont couchés donc sur un lit. Et puis, ça peut être en triptyque, les deux autres panneaux, panneau gauche et panneau droit, présentent des personnages volumineux et très contorsionnés. Bon, votre regard, c’est pas parce que c’est au centre. Il y a des triptyques de Bacon où l’essentiel il est dans un panneau extérieur, droite au gauche, pas au centre. Les dormeurs peuvent très bien être dans un panneau extérieur. Alors, on se dit, bon : où est la force, de quelle force il s’agit ? Et quelle est la force qui vous touche, vous, là-dedans ? Eh ben pour Bacon c’est très curieux, c’est sa manière de vivre le sommeil, mais là, comprenez, ce n’est plus du cliché. J’aurais pu faire sinon un bonhomme qui dort, que ce soit une merveille, une merveille, une merveille de traits, une merveille de couleurs. J’aurais pu faire le lit, une petite merveille de lit. Bon, d’accord, on passe au tableau suivant quoi. Aucun intérêt. Quand quelque chose vous frappe, c’est le fait pictural qui vous frappe. Ces tableaux dont je parle tout à l’heure, ils n’ont pas de fait. Il n’y a aucun fait pictural. Il y a un fait qui est celui du sommeil, il y a un fait narratif, il y a fait un illustratif, il y a tout ce que vous voulez, il n’y a pas de fait pictural. Aucun avènement d’un fait pictural.

-  Alors qu’est-ce qu’il faut faire ? Qu’est-ce qu’il faut faire, pour ça, pour être un grand peintre, hein ? Eh ben, vous regardez... moi je vois deux forces ; en fait c’est toujours très compliqué parce que... Bacon c’est son affaire, je suis sûr que c’est un homme qui a avec le sommeil un rapport particulier. Parce que, c’est là le rapport du vécu et de la peinture, hein, il faut que... j’imagine Bacon dormant beaucoup, beaucoup, beaucoup. C’est sûrement pas un insomniaque. Un insomniaque n’aurait pas à peindre ça. Alors, euh, sous quel agent dort-il ? Je n’ose y penser... mais il dort beaucoup, sûrement. Enfin s’il était insomniaque ce serait un catastrophe mais ça fait rien. Bien. Alors, pour lui c’est très curieux. Là aussi, il y a quelque chose de purement illustratif. Il y a énormément de dormeurs ou de dormeuses de Bacon, vu qu’il a fait des séries de dormeurs ou de dormeuses, énormément de dormeurs qui dorment avec un bras ou même deux bras dressés. Hein, voyez, ils sont couchés... et ou bien, la cuisse levée.

Bon, ce que je dis là, c’est figuratif. C’est ça que j’appelle le donné. Je peux dire à un peintre : en effet c’est du donné, c’est du pré-pictural. Peut-être que Bacon lui-même dort comme ça. C’est du pré-pictural. Peut-être que Bacon aime cette position. Hein, une jambe dressée, ou un bras dressé, et dormir comme ça. Il y a toutes les combinaisons possibles : l’oreiller peut être haut, le bras comme ça et le corps comme ça, appuyé sur l’oreiller le bras mais... bon. Voyez, si je dis, eh bah je peux toujours dire à un peintre : dis-donc, j’aimerais bien que tu peignes un, un dormeur avec une, un bras dressé, bon. Quelle différence avec un dormeur de Bacon ? Je disais tout à l’heure : regardez les dormeurs de Bacon et voyez si vous avez le même sentiment que moi c’est-à-dire que la forme est en effet déformée, même au besoin très peu, par une force d’aplatissement. Dès lors, le sommeil ne serait pas du tout défini simplement de manière tautologique comme force d’endormissement. Le sommeil pour Bacon, tel que le vit Bacon, c’est une force d’aplatissement du corps. S’aplatir de fatigue, s’aplatir de sommeil.

Et autre chose, autre chose qui me parait très curieux. Je dirais que, Bacon, vous savez il a fait aussi - alors on va voir comment des thèmes différents d’un peintre peuvent se court-circuiter - Bacon il a fait énormément de quartiers de viande. Il les appelle même d’un nom particulièrement coquet : crucifixions. Des quartiers de viande qu’il nomme "crucifixions". Le quartier de viande ça a toujours été ; peu de peintre ont résisté au quartier de viande. Formidable pour un peintre, un quartier de viande. Puisque, je veux dire, c’est une telle matrice de couleurs. Bon. Certains peintres sont particulièrement connus pour leurs quartiers de viande. Il y a au moins un grand quartier de Rembrandt qui est une merveille, une carcasse, une merveille. Et puis il y a les séries infinies mais tellement, tellement belles de Soutine. Or quand vous voyez les quartiers de... Figurativement on peut dire, bon, au moins trois grands peintres - Rembrandt, Soutine et Bacon - bah, ont figuré des quartiers de viande et des carcasses entières. Bon, figurativement, narrativement, d’accord, aucun intérêt jusque-là. Si je me demande : qu’est-ce que c’est la manière dont, qu’est-ce qui intéresse Bacon dans le quartier de viande ? Pas forcément la même chose que ce qui intéresse Soutine. Ou que ce qui intéresse Rembrandt. Ben, il me semble à tout ça, il faudrait euh... il faudrait que vous en voyiez. Ben, il me semble qu’il y a quelque chose de très curieux dans les quartiers de viande. C’est qu’ils vivent le quartier de viande, la carcasse comme étant un mouvement - bien sûr, ça c’est pas nouveau ! - mais un mouvement par lequel la chair décolle des os. La chair décolle des os comme si au lieu d’une organisation - dans un corps vivant il y a une espèce d’organisation chair-os ; chez Bacon, la carcasse, elle se distingue précisément du corps vivant en ceci : que la chair, c’est pas du tout que la chair devienne molle, c’est une chair ferme, hein, c’est une chair ferme, et c’est une chair qui décolle des os. A la lettre, je ne trouve rien de mieux, c’est une chair qui descend des os. Elle descend des os. Or si vous regardez - je suppose que vous regardiez un Bacon et que vous ne me donniez pas tort - c’est ça qui l’intéresse dans un quartier de viande : la chair descend des os. Faut le faire, hein ! Comment peindre une chair qui descend des os ? Pas de recette, c’est une force. Il y a une force de pesanteur propre à la viande - c’est ça qui intéresse Bacon dans la viande - force par laquelle la chair descend des os. Tiens ! descente - crucifixion ! L’opération par laquelle la chair descend des os, c’est ça la crucifixion ou la manière dont Bacon vit la crucifixion.

Si bien que ces espèces de quartiers de viande qui sont comme dégoulinants, qui descendent des os, il les appellera : crucifixions. Bien, ça nous ouvre des horizons, qu’est-ce que... En d’autres termes, les crucifixions qui l’intéressent ce sont des descentes. Mais le thème de la crucifixion dans son rapport avec la descente, il parcourt toute la peinture. D’où question qui rebondit : et les vieux, vieux peintres que nous admirons, qu’est-ce qu’ils faisaient passer dans la descente de la croix ? Qu’est-ce qu’ils faisaient passer ? Qu’est-ce qui les intéressait dans la descente de croix ? Sûrement pas la même chose que Bacon. Je dis pas du tout que c’était la chair descendant des os, c’est pas ça, mais ça devait être autre chose, ça devait... est-ce que c’était pas aussi une histoire de force ? En tout cas, vous voyez ce que je veux dire. Lorsque Bacon peint ses dormeurs, avec bras levé ou cuisse levée, mais si vous regardez le tableau, et ça c’est une question vraiment de regard, je dis pas du tout c’est pas, c’est pas du raisonnement, comprenez-moi, c’est formidable en effet : c’est tout un mouvement par lequel le bras vaut comme un os, la cuisse levée vaut comme un os, et dès lors tout le corps du dormeur descend de ce quasi-os, descend de cet os. C’est le processus de la descente : tous ces dormeurs c’est des "crucifixions", c’est le mouvement de la chair qui descend des os. Et il lui faut... Même si par goût, donnée figurative, il aime dormir comme ça, la fonction picturale du bras levé est complètement autre : c’est assigner une force du sommeil, la force du sommeil ; une des forces du sommeil étant pour Bacon le mouvement par lequel la chair descend des os. Un peu comme lorsque vous mettez la tête à l’envers, plus bas, et que vos joues, là, remontent. Remontent, c’est-à-dire, tendent à quitter l’orbite. Ce mouvement de la chair qui descend des os, la tête en bas etc., le corps qui coule du bras levé, le corps qui tombe de la cuisse levée. Et en effet vous ne pouvez pas voir les tableaux de Bacon, ces dormeurs, sans tout constituer le corps comme descendant de cette cuisse, comme descendant de ce bras, et c’est ça que j’appelle le fait pictural. Si bien que je dirais dans les dormeurs de Bacon vous avez en effet une déformation de la forme, le fait pictural c’est exactement ceci : déformation de la forme, en fonction de deux forces - j’en vois que deux moi, mais quelqu’un d’autre en verra d’autres ! Je pense pas que ce soit les seules forces ou bien peut-être que Bacon vit le sommeil comme le lieu d’exercice de ces deux forces principalement - une force d’aplatissement, aplatissement du corps et une force de descente. Le corps descend des os. Un corps qui dort c’est une viande parce que c’est un corps qui descend des os. Et c’est un corps aplati. Il n’y a pas d’histoire là-dedans. Quand vous avez atteint ça, il me semble que vous avez atteint, je ne sais pas, mais vous avez atteint ce que le peintre vous montre, c’est-à-dire, ce qu’il rend visible. Il a rendu visible dans ce tableau deux forces invisibles. Et s’il lui faut des corps témoins debout et contorsionnés, à leur tour ils ont des forces ces corps, ils rendent visibles des forces, mais à mon avis - à chacun de percevoir le tableau comme il veut - à mon avis, c’est secondaire. La réussite du sommeil était plus importante. Si bien que les corps volumineux et contorsionnés ne sont que comme des témoins du sommeil et ne valent que secondairement, mais on pourrait dire autre chose...

Bon, voyez, je reviens toujours à mes trois temps : des données figuratives et des données narratives vous en avez toujours. Vous en avez toujours. C’est pré-pictural, elles sont déjà là. C’est les photos, les clichés, tout ce que vous voulez. Les idées. C’est... pourquoi est-ce qu’ils sont toujours là ? C’est l’intention du peintre. L’intention ne peut être que figurative et narrative. Et même pour le peintre le plus abstrait, c’est pour ça que, il y en encore lieu de faire aucune différence. On verra à quel moment on peut faire une différence entre tel courant et tel autre courant. Au point où en est, il n’y a aucun lieu de faire la moindre différence. Quand Mondrian peint un carré, bah, il y a tous les carrés tout faits qui sont déjà là. Il se trouve exactement dans la même situation que les autres. Quand Pollock fait sa ligne d’un bord à l’autre, sa toile elle est déjà pleine de toutes les lignes qui ratent, de toutes les lignes clichés, de toutes les lignes toute faites. Bon. Donc, il n’y a aucun, aucune raison de faire la moindre distinction à ce niveau. Vous avez donc tout ce monde de données, de clichés, et je dis : c’est l’intention du peintre. En quel sens ? C’est que les clichés, le tout fait, il est inséparable de l’intention du peintre en tant que le peintre veut peindre quelque chose. Or encore une fois, quand on est peintre, on veut peindre quelque chose. Je dirais, vous comprenez, ce qui rend le cliché inévitable c’est que le cliché, il est fondamentalement intentionnel. Toute intention est intention de cliché. Toute intention vise un cliché. Or il n’y a pas de peinture sans intention. Qu’est-ce que j’appelle intention ?
-  Bah, j’appellerais intention, si j’essaie de donner une définition abstraite mais en même temps simple, je dirais : c’est la différence entre une pomme et une femme. Je veux dire : Cézanne n’a pas la même intention suivant qu’il se propose de peindre une pomme et de peindre une femme. Et vous me direz : "quand on se propose de peindre rien ?" Il n’y a pas de "peindre rien". Euh... Mondrian n’a pas la même intention quand il veut peindre un grand carré, un petit carré, voilà. Bon.

Or c’est l’intention qui promeut déjà le cliché. Dès lors c’est forcé que le cliché soit sur la toile, avant que le peintre ait commencé. Je dirais : la forme intentionnelle est toujours en peinture figurative et narrative. Elle ne peut pas être autrement. Si bien que la tâche du peintre et l’acte de peindre, ça commence avec la lutte contre la forme intentionnelle. Je ne peux réaliser la forme intentionnelle - s’il y avait une dialectique dans la peinture, ça me semblerait celle-ci - je ne peux réaliser la forme intentionnelle, c’est-à-dire la forme que j’ai l’intention de produire, je ne peux la réaliser que précisément en luttant contre le cliché qui l’accompagne nécessairement, c’est-à-dire en la brouillant, en la faisant passer par une catastrophe. Cette catastrophe je l’appelle, ce chaos-germe je l’appelle : le lieu des forces ou diagramme. Et si ça réussit, si le diagramme ne tombe pas dans un des multiples dangers que l’on a vus - une fois dit que les dangers sont multiples, on reviendra là-dessus - si le diagramme est vraiment opératoire, comme dirait un logicien, si le diagramme est vraiment opératoire, qu’est-ce qui en sort ? Le diagramme c’était la possibilité de fait, il en sort le fait. Le fait c’est la forme en rapport avec une force. Qu’est-ce que le peintre aura rendu visible ? Il aura rendu visible la force invisible.

Je voudrais donner un exemple, moi qui me frappe énormément, mais c’est plutôt pour que vous en trouviez, que vous trouviez vos exemples à vous. Il y a un peintre du XIXème - XXème siècle, et qui fait partie de la grande tradition expressionniste : Kupka. Kupka, il me semble que, là, on dirait : qu’est-ce qu’il a compris lui, si c’est vrai que Cézanne il a compris une ou deux pommes et puis que Bacon il a compris un dos d’homme et trois dormeurs ? Qu’est-ce qu’il a compris Kupka ? Lui, il a compris quelque chose qui parait beaucoup plus important et pourtant c’est pas un plus grand peintre que Cézanne ou Bacon. Il fait beaucoup de... de planètes qui tournent, hein, avec des couleurs très très... c’est du bel expressionnisme, hein. Or, là, et je trouve pas, pour Bacon j’arrive un peu à commenter comment si vous voulez, j’ai l’impression que ce que j’ai dit tout à l’heure, ça cernait bien les forces que Bacon a pu capter dans le cas du sommeil. Pour Kupka j’en parle parce que, là je me sens infiniment plus modeste, c’est pour moi un mystère absolu : comment expliquer que avec des espèces de petites boules - bien sûr avec des indications de rotation etc. - Kupka ait réussi à ce point à donner, à capter une force qu’on ne peut appeler qu’une force de rotation et de gravitation. Une espèce de force, alors, astronomique. Ca, euh, je veux dire à la limite, moi j’aimerais que, que quelqu’un qui comprend Kupka mieux que moi, que, ou qui l’aime, euh... j’admire ça très prodigieusement parce que j’y vois une, une très très grande réussite... ou autrement dit, c’est pas rien, hein, capter une force de cette nature ! Et c’est vrai que dans un tableau de Kupka, même, même rapide, même presque une ébauche, ça, c’est, c’est, c’est... c’est, c’est une espèce de truc, mais, mais fantastique. Dans les beaux Kupka, bien sûr ! Là-aussi vous sentez à quel point ça peut rater. Il s’en faut de quoi, pour que l’invisible soit capté ou pas capté, c’est-à-dire rendu visible, il s’en faut de quoi ?

Je reprends un mot de Bacon, là-aussi qui est, comme ça j’en parlerai plus : à un moment il a fait beaucoup de séries de gens qui criaient. De gens qui criaient. Des papes notamment. Il y a une série de papes qui crient, c’est une merveille. C’est dans la série des "papes" de Bacon. Bon, bon, un pape qui crie, tout ça. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Et il a une formule qui me paraît très belle, il dit dans ses entretiens : moi vous savez, hein, faut bien, faut bien regarder tout ça parce que moi, ce que je voudrais - il est modeste - ce que je voudrais c’est peindre le cri plutôt que l’horreur. Peindre le cri plutôt que l’horreur, ça ça me paraît vraiment du, une phrase de peintre. Pourtant c’est un des peintres qui a peint le maximum d’horreurs. Il le sait bien. Il nous a pas épargnés, c’est affreux. C’est affreux, d’accord, oui, c’est affreux. Ces crucifixions, c’est affreux ! Il y a une crucifixion qui représente un quartier de viande avec une bouche qui hurle, hein, pris dans le quartier de viande, et en haut de la croix un chien qui attend, hein. Et le chien, il est très très inquiétant, enfin c’est une horreur, il a peint une horreur là. Alors pourquoi il nous dit : moi vous savez ce qui m’intéresse c’est peindre le cri plutôt que l’horreur ? Bah, il sait bien, il sait bien, et plus il ira... et c’est ça le cheminement d’un peintre. Mais ils sont très sévères quand ils jugent, encore une fois. Il dit : bah oui, dans tous mes débuts, j’ai jamais su séparer, hein, le cri et l’horreur, j’ai peint l’horreur. Seulement, peindre l’horreur, c’est que du figuratif encore, c’est encore du figuratif, c’est encore du narratif. L’horreur c’est facile. C’est ça la leçon de la sobriété. De plus en plus sobre. Ca veut dire quoi : de plus en plus sobre ? Seulement, c’est pas facile, c’est tellement difficile à y arriver, que faut bien passer par ces espèces d’excès et de gamineries. Peindre l’horreur. Peindre l’horreur, peindre une scène abominable, oui, d’accord. Il fallait peut-être passer par là... Mais même déjà quand il peignait l’horreur c’était sans doute pour en extraire autre chose, à savoir le cri. Peindre le cri, c’est autre chose. Pourquoi peindre le cri ? Le cri, ben, qu’est-ce que c’est le cri, qu’est-ce que c’est ? Si je compare le cri et le sommeil. Quelle différence il y a entre le cri et le sommeil ? Quelle ressemblance plutôt ? Entre le cri et le sommeil il y a au moins une ressemblance qui est la ressemblance picturale, à savoir c’est que dans tous les cas, c’est des figures du corps - j’emploie figures précisément, expression bizarre en apparence, figures du corps - c’est des figures du corps, c’est-à-dire, qui n’existent que dans la mesure où le corps est en rapport avec des forces. Soit forces intérieures, soit forces extérieures. Il n’y a que ça d’intéressant : quand le corps est en rapport avec des forces. Alors, que le peintre ait tendance d’abord à mettre le corps en rapport avec des forces insupportables, insurmontables, même Michel-Ange il est tombé là-dedans ! Qu’est-ce que ça veut dire de plus en plus de sobriété ? Apprendre que le secret de la peinture ou que les faits picturaux les plus beaux c’est lorsqu’au besoin les forces sont très très simples, très rudimentaires. Ce ne seront plus des forces qui supplicieront un corps, ce ne seront plus des forces horribles, ce sera la force d’aplatissement du sommeil. On commence par faire des scènes d’accident abominables par exemple quelqu’un qui passe sous un autobus et puis on s’aperçoit que le vrai aplatissement du corps c’est pas du tout l’autobus qui vous écrase, que le vrai aplatissement du corps, c’est le fait quotidien que vous vous endormez. Et que dans le fait de s’endormir, il y a un fait pictural, alors qui vaut peut-être pour toutes les souffrances du monde, qui vaut peut-être pour tous les écrasements. A ce moment-là vous pourrez récupérer tout, et la torture, et la torture du monde et les horreurs du monde, rien qu’en peignant un bonhomme qui dort. C’est forcé. C’est ça que je veux dire. L’espèce de, de recherche d’une sobriété, d’une simplicité toujours plus grande. Euh... ce qu’en littérature Beckett a réussi à, lui, faire quelque chose de plus en plus sobre et que ce soit en un sens d’autant plus frappant, d’autant plus bouleversant. Mais dans les premiers Beckett il y a encore trop de richesse, il y a encore une espèce de richesse narrative et figurative. Puis il arrivera à, bon, il arrivera à cette espèce d’état, alors, de fait pictural, chez lui ça deviendra le fait littéraire, quoi, une espèce de fait littéraire à l’état pur. Bon. Et bah, c’est ça, vous comprenez, cette espèce de capture de forces.

Alors, le cri plutôt que l’horreur. Le cri, bon. C’est quoi ? C’est le corps en rapport avec une force qui le fait crier. Bon, quelle est cette force ? Comprenez, si je réponds comme tout à l’heure je voulais pas répondre "la force qui fait dormir c’est, c’est le besoin de sommeil", on aurait rien appris. Là je serais renvoyé au figuratif. Et au narratif. Si je dis "la force qui fait crier, et bah, c’est le spectacle du monde", je suis en plein dans le figuratif, à ce moment-là, il faut que je peigne une scène qui va rendre compte que la figure que je peins en même temps dans la scène, crie. Je serai en plein dans le figuratif. C’est donc pas ça que j’appelle une force. Une force c’est la force invisible. C’est en ce sens que je vous disais : il n’y a de lutte qu’avec l’ombre. Il n’y a de rapports du corps qu’avec les forces invisibles, ou avec les forces insensibles. Il n’y a de lutte qu’avec les forces. Et quel est le rôle, quel est le rapport du visible et de l’invisible ? Du visible et de la force qui n’est pas visible ? Le rapport du corps avec la force, il me paraît très, très simple finalement, c’est que : parce que le corps est visible et qu’il va subir de la force une déformation créatrice, alors, la visibilité du corps va me permettre de rendre visible la force invisible. C’est dans la mesure où le corps étreint la force invisible qui s’exerce sur lui - d’où le thème de la lutte avec l’ombre - c’est dans la mesure où le corps étreint la force invisible qui s’exerce sur lui que la force invisible devient visible. De quelle manière ? Là, tout devient flou. Que le corps la rende visible en tant qu’ennemie ou qu’il la rende visible en tant qu’amie ? Si le peintre arrive à faire qu’un corps qui meurt rende visible la force de la mort, peut-être à ce moment-là que la mort devient pour nous, et pour le corps représenté, devient une véritable amie. C’est-à-dire que tout ce qu’il y avait de facile, de figuratif, d’affreux, d’horrible, devient très secondaire par rapport à une espèce d’immense consolation vitale. De toute manière une capture de force c’est gai.

Alors, la bouche qui crie, bien sûr elle est en rapport avec quoi ? Pas avec un spectacle visible. Je pense à une phrase très belle de Kafka dans une lettre, dans une lettre il dit ceci, il dit : bah oui, ce qui compte finalement, c’est pas le visible, c’est quoi ? C’est capter, détecter - non, il dit pas capter lui, ça revient au même - détecter, détecter les puissances diaboliques de l’avenir qui frappent à la porte, qui frappent déjà à la porte. C’est-à-dire qui d’une certaine manière sont déjà là. Mais elles ne sont pas visibles. Je veux dire, prenez par exemple, bon, euh, le fascisme, euh, les états de torture, tout ça... il y a du visible mais il y a quelque chose encore qui excède toute visibilité. Ce qu’il y a de terrible, c’est jamais ce qu’on voit, c’est, c’est encore quelque chose qui est, qui est quoi ? En-dessous ? Pas visible ? Les puissances diaboliques de l’avenir qui frappent déjà à la porte. Eh bah, voilà, premier stade : je peins un spectacle horrible et une bouche qui crie devant ce spectacle. Si beau que ce soit c’est encore du figuratif et du narratif. Deuxième stade : j’efface le spectacle. Je ne peins plus que la bouche qui crie. Il m’a fallu passer par le diagramme. Par la catastrophe qui entraînait toute figuration. Et peindre la bouche qui crie seulement ça veut dire, en fait je ne la peins pas seulement, c’est qu’à ce moment-là j’ai capté les puissances. Les puissances qui font crier. Puis de telle manière que la bouche qui crie devienne aussi bien l’amie de ces puissances que l’ennemie. Ces puissances sont comme transformées. C’est curieux tout cela.

Alors on voit bien que dans le cas de Bacon, j’ai pris ça, bon, justement, il faudra voir, ça me parait tellement constant tout ce que je dis sur toute la peinture, des gens qui dorment, des gens... Mais Bacon, il a ses coquetteries, les peintres ils ont toujours leurs coquetteries. Lui, il fait en effet plutôt dans l’horrible, hein, ou même parfois dans l’abject. Mais il fait de moins en moins dans cette voie, il a épuisé cette voie, il se, il se traite très sévèrement d’être passé par cette voie. Mais, il peint énormément de hoquets, vomissements. Il y a un tableau très beau de lui : "Personnage au lavabo". Il y a un type qui, qui vomit dans un lavabo, on voit pas le vomissement, mais toute l’attitude du corps, le dos. Un dos qui vomit, tiens ! un dos en proie à la force de vomissement. Comprenez, c’est pas facile à faire après tout, à peindre. Hein, alors, il tient au lavabo, là, comme si le lavabo, bon. Qu’est-ce qu’il y a de commun entre un vomissement et un cri ? Pas difficile. C’est deux efforts - là aussi on va peut-être retrouver alors une obsession de Bacon. C’est deux mouvements par lequel le corps tend à s’échapper. Curieux ça. S’échapper, s’échapper. Mon corps m’échappe. C’est une impression de panique très vive, c’est la panique. Là, c’est la catastrophe. Il va falloir que le corps, bon, si le corps doit être peint, dans le cas de Bacon, faudra qu’il passe par cette catastrophe du corps qui s’échappe : c’est le diagramme de Bacon. Alors il peut s’échapper de manières très différentes : il peut s’échapper dans le vomissement et dans le cri. C’est pas du tout la même bouche, la bouche qui vomit et la bouche qui crie. C’est pas du tout pareil. Euh, s’échapper, un corps qui s’échappe, c’est curieux ça. Mon corps m’échappe.

Je ne sais pas si vous avez été opérés mais ceux qui ont été opérés ont cette expérience qui me parait faire comprendre des choses. Ceux qui ont subi, enfin, une, une opération importante. C’est marrant. D’abord l’opération, ça, euh... moi je serais peintre, c’est ça que j’essaierais de... Quelqu’un qui a subi une opération grave, hein. Quelque chose de formidable. Alors, faire de la figuration ce serait représenter une opération. Aucun intérêt évidemment, aucun intérêt. Bon. Mais dans une opération, vous savez, il y a quelque chose de très bizarre, c’est que même lorsque l’opération ne mettait pas la vie en danger, le type qui en sort, il suffit de le regarder après, c’est absolument comme s’il avait vu, mais vu sans tragique, je ne dis pas que ce soit tragique, comme s’il avait vu la mort. Je veux dire, les yeux sont extraordinaires, les yeux d’un opéré frais [rires], si vous n’en avez pas eu, si vous n’en avez pas eu autour de vous, faites les cliniques, n’importe quoi, mais ça, il faut avoir vu ça je crois, même, pas par curiosité, là je dis pas des choses de petite perversion lamentable, je dis des choses de, presque de tendresse. Si vous voulez sentir vraiment quelque chose pour l’humanité, voyez des gens qui se sont faits opérer. Les yeux sont comme complètement lavés, comme s’ils avaient vu quelque chose - qui n’était pas horrible, c’est pas du tout... - comme s’ils avaient vu quelque chose qui ne peut être que la mort, quoi, qui ne peut être que, qu’une espèce de limite de la vie, hein. Ils en ressortent avec cette espèce de regard très très pathétique, très... Bon. Rendre ce regard. Rendre ce regard ça ne pourrait être fait que si le peintre arrive à capter la force. Alors, avec quelle déformation du regard ? C’est pas comme s’il avait une thèse sur l’œil. C’est, c’est bien autre chose, c’est bien autre chose, c’est... Bon. Impossible à dire. J’arrivais un peu à dire pour Bacon dans le cas du sommeil. J’arrive pas, j’arrivais pas à dire pour Kupka dans le cas des forces astronomiques de Kupka. C’est, c’est ça qui définit un grand peintre, vous comprenez ? Alors, dans ces, dans l’expérience post-chirurgicale, il y a quelque chose de très étonnant, c’est que votre corps a tendance à s’enfuir, s’échapper partout à la fois. Au point que... euh... il fuit par tous les bouts. Et c’est pas du tout inquiétant, c’est même ce qu’on appelle une bonne convalescence, quoi ! Si vous prenez, vous sentez que votre corps vous ne le tenez plus du tout, qu’il s’échappe partout. Alors, c’est une drôle d’expérience ça. Et quand je dis ce regard comme de gens qui ont vu quelque chose, hein - c’est dommage qu’ils oublient tellement, en effet, sinon les gens ils seraient merveilleux, hein, ils oublieraient pas une opération, ils en sortiraient bons. On a l’impression après une opération qu’ils ont compris quelque chose. Pourtant c’est pas eux ! Mais que leur chair a compris quelque chose. Le corps il est intelligent quand même... Leur corps a compris quelque chose, qu’ils vont ensuite oublier tellement vite, tellement vite. Euh, bon, dommage, hein. Une espèce de bonté, une espèce de générosité émane d’eux, car cette mort qu’ils ont vu, et qui devient visible dans leurs yeux, c’est très curieux, dans la mesure où elle devient visible, elle cesse d’être l’ennemie, elle est d’une certaine manière l’amie. C’est-à-dire elle devient en même temps autre chose que de la mort. Or c’est ça que rend un grand peintre.

Bon, je dis dans le cas de Bacon, alors : le corps s’échappe, un vomissement. Un vomissement, bon. Je lis, justement, alors je vais prendre les lunettes. Voilà ! Je vous lis un passage d’un très grand romancier. C’est curieux, d’avant Bacon, hein. Ouais. Voilà l’histoire, je dis la narration, hein. C’est un moment du roman - c’est justement un romancier qui déborde tellement la narration ! Je le dis tout de suite c’est Conrad, c’est Joseph Conrad, dans un très beau roman intitulé "Le Nègre du Narcisse". La situation est celle-ci : le bateau coule, le bateau est en train de couler. Et il y a un marin, il y a un marin qui écrit dans une cloison - dans une... non pas dans une cloison, dans une cabine ! Tout s’est effondré, là, tout est bloqué, on ne peut pas le sauver. Et ses copains veulent le sauver parce que c’est... il est fétiche, parce que d’une part il est noir, c’est le seul noir du navire, et d’autre part il est tout le temps malade. Alors là, entre les obscurités de Bacon, on veut d’autant plus le sauver qu’il est condamné, hein. Et tout l’équipage s’y met, comme des fous, sans savoir pourquoi, il faut le sauver, lui. Il faut le sauver lui et enfin ils arrivent jusqu’à la cabine après toutes sortes d’efforts et avec un appareil, je sais plus quoi, euh, avec un morceau de fer, ils attaquent une cloison. Ils attaquent une cloison. Voilà le texte : "Nous regardions le fer attaquer obstinément le joint de deux planches. Un craquement, puis soudain la pince disparut à demi parmi les échardes d’un orifice oblong - voyez, s’enfonce la pince, la cloison cède tout d’un coup et passe de l’autre côté - Archie - le marin qui tenait la pince - Archie la retira prestement et - c’est là que le texte commence, formidable, euh, donc, c’est le nègre du Narcisse qui est enfermé dans la cabine - et ce nègre infâme - pourquoi infâme ? Vous allez comprendre tout à l’heure - et ce nègre infâme se jetant vers l’ouverture y colla ses lèvres et gémit : "au secours" d’une voix presque éteinte... - voyez, y a un trou minuscule, tout petit trou dans la cloison et le type, là, qui est enfermé, qui était dans la panique, colle ses lèvres, au risque de se blesser avec la pointe, là, et murmure "au secours" - ... d’une voix presque éteinte, pressant sa tête contre le bois dans un effort dément, pour sortir par ce trou d’un pouce de large sur trois de long." Un effort, pourquoi infâme ? Je me dis, cherchant à définir physiquement - on fait pas de philosophie, hein - l’abjection. L’abjection. Qu’est-ce que ce serait l’abjection ? Je me demande si l’abjection c’est pas l’effort constant - on est tous abjects à ce moment-là, ce serait bien ! - l’effort constant, ou de temps en temps, qui traverse le corps, l’effort par-lequel le corps tend à s’échapper, tend à s’échapper par un orifice, soit orifice lui appartenant, c’est-à-dire faisant partie de son organisme, soit orifice extérieur. Ce serait ça. Pourquoi est-ce que ce serait ça l’abjection ? J’en sais rien ! Quelqu’un me dit tout d’un coup : "oh, je voudrais passer par ce trou de souris". Abject. Pourquoi ? Je sais pas. Oh, il y a quelque chose d’abject là-dedans. "Je voudrais me faire..." tiens ! et en effet, pourquoi est-ce qu’il veut passer par le trou de la souris ? Parce qu’il a honte, hein. "Dans la honte, je vais me faire plus petit qu’une souris". Mais oubliez le tout courant de la formule, le tout fait de la formule : passer par un trou de souris, c’est abject ça. Comment un homme peut-il être réduit à passer, à vouloir passer par un trou de souris ? C’est grotesque, quoi. Celui qui vomit, il est doublement abject, il est doublement abject car d’une part son corps se réduit à cet... [interruption]

... grave, c’est pas grave. Bon, très bien. Alors, vomir, c’est ça. Tout mon corps - parce que c’est pas simplement ce que j’ai mangé, c’est tout mon corps qui tente de s’échapper par un de mes orifices. Et le cri ? Le cri, c’est pareil. Voilà, donc, j’appelle abjection, mais sans aucun sens péjoratif, hein, aucun, l’effort du corps par... Alors, s’échapper ainsi. Mais bien plus il est redoublé par ceci que... alors, ce que je, je tente de m’échapper par un de mes orifices, en fait c’est toujours redoublé : je tente de m’échapper aussi par un orifice extérieur, comme le type du Narcisse, à savoir, le spasmodique de Bacon en train de vomir, là, et qui s’accroche au lavabo, manifestement tente de s’échapper par le trou de vidange du lavabo. Tout son corps tente de fuir par là. Est-ce que la peinture rend compte de ça, si elle est rend compte de ça ? Bacon à la limite aurait pu appeler ça "Abjection". Il est très sobre dans ses titres parce que ça aurait été un titre trop figuratif, il appelle ça : "Figure au lavabo". "Figure au lavabo", très bien. Bon, ça appartient à une série, on voit le rapport avec le cri. Là aussi c’est en termes de "corps / force". Ca ne vaut en effet, alors vous voyez, toute figuration - même si elle continue à être présente, elle peut continuer à être présente - elle sera neutralisée, elle sera annulée. Chez Michel-Ange, elle continue à être présente, chez Bacon, elle continue à être présente. Chez un peintre dit informel, elle ne sera plus présente. Chez un peintre dit abstrait, elle ne sera plus présente. Mais, présente, actuellement présente ou pas, même quand elle ne l’est plus, elle est virtuellement présente. Evidemment ! Elle ne fait qu’un encore une fois avec la forme intentionnelle. Toute forme intentionnelle est figurative et narrative. Seulement en peinture la forme intentionnelle c’est le premier temps de l’acte de peindre. Le second temps, on a vu, c’est instaurer le chaos, le chaos-germe, ou le diagramme, qui va définir la possibilité du fait pictural. Et le troisième temps, c’est le fait pictural lui-même.

Alors, vous comprenez, je voudrais donner pour en finir, comme ça j’en aurais fini avec ce que j’avais à dire par exemple sur, l’exemple même de Bacon. Il y a un texte de Bacon qui me parait très beau. Voilà. Mais il faut hélas ! que je vous montre encore un petit bout de peinture. Mais vous ne verrez rien alors ça sert à rien [rires]. Voyez, euh, je dis, voilà : parapluie. Il y a un parapluie, hein, pour ceux qui ne voient pas. Il y a un parapluie. Il y a un homme sous le parapluie, mais là, soyez justes, j’espère que vous n’allez pas me contredire, et puis comme vous ne voyez rien, je peux dire ce que je veux [rires]. L’homme sous le parapluie, la tête, on ne voit que la moitié inférieure du visage, avec une bouche assez inquiétante, une bouche dentelée, hein, et cette bouche et toute cette moitié inférieure, ça monte, hein, ça monte. A mon avis ça monte. Impossible de le faire descendant du parapluie. Il est comme happé par le parapluie. Il monte dans le parapluie comme pour fuir par une pointe. Bon. Et puis, en haut, un grand quartier de viande, voyez. Plus, les couleurs des, des aplats de Bacon, qu’on retrouve constamment chez Bacon, bon. Vous avez bien compris. Bacon dans les entretiens il dit : voilà, voilà pour ce tableau, qui est intitulé "Peinture", "Peinture 1946", il dit : c’est tout simple, je voulais peindre, j’avais l’intention - là on va très bien retrouver nos trois états et comme ça après ce sera fini pour... - j’avais l’intention, c’était de peindre un oiseau qui se posait dans un champ. Un oiseau qui se posait dans un champ. Vous me suivez, hein, ça ça peut venir à l’esprit d’un peintre, c’est un bon sujet, un oiseau qui se pose dans un champ. Et il dit : j’ai commencé et petit à petit s’est imposé autre chose. S’est imposé autre chose. Et j’ai fait cet homme au parapluie, cette figure au parapluie. La première réaction, heureusement qu’il y a le type qui l’interviewe, qui justement joue le rôle de la première réaction, ça nous aide beaucoup, la première réaction ça serait de dire : ah oui, je comprends, au lieu de l’oiseau, au lieu de la forme oiseau, il a fait la forme parapluie. Très important. Et en effet, si vous voyez le parapluie, c’est un peu comme une espèce de grosse chauve-souris. Bon, il y a un thème d’oiseau. Rien du tout ! Car, à son interviewer qui lui dit : "oui, vous voulez dire que l’oiseau est devenu parapluie". Ce qui m’intéresse, c’est ceci, c’est que Bacon répond : "pas du tout, pas du tout". En d’autres termes : vous n’avez rien compris, quoi. Pas du tout, il dit, je veux pas dire ça. Ce qu’il faut mettre en rapport avec l’oiseau que je voulais faire, c’est, dit-il, l’ensemble qui m’est venu d’un coup - je cite presque exactement, je contracte un peu pour aller plus vite - c’est l’ensemble qui m’est venu d’un coup ou la série que j’ai faite progressivement. Ouh, ça ça m’intéresse bien, comprendre comment un peintre procède. Et déjà le texte est très bizarre, la réponse de Bacon est d’une grande confusion parce qu’enfin, il dit : il ne faut pas mettre en rapport mon intention d’oiseau et le parapluie. Il faut mettre en rapport mon intention d’oiseau et l’ensemble en un coup, c’est-à-dire la série graduelle. C’est l’un ou l’autre, à première vue. Une série graduelle et un ensemble en un coup, ça semble parfaitement contradictoire. Donc, si Bacon veut dire quelque chose, et on a toute raison de penser qu’il veut dire quelque chose, c’est qu’il se place à un point de vue où "série graduelle" ou "ensemble donné en un coup", la différence n’a plus d’importance. Il veut dire, de toute manière, le tout du tableau, envisagé spatialement ou temporellement. Envisagé temporellement, c’est la série graduelle, envisagé spatialement c’est le tableau tel qu’il se présente à nous : ensemble en un coup. Bon, d’accord. Alors, et il dit : ce qu’il faut mettre en rapport avec la forme intentionnelle oiseau, c’est toute la série ou tout l’ensemble. Bon. C’est quoi toute la série ou tout l’ensemble ? Si on comprend ce qu’il dit : la série, je peux la définir de haut en bas. Viande, quartier de viande, en haut ; parapluie, homme au visage rongé par le parapluie et à la bouche ouverte. Voilà. Ca me fait ma série. Ce que Bacon ne veut pas c’est qu’il y ait simplement un rapport d’analogie entre forme-oiseau et forme-parapluie. Et il dit : c’est pas comme ça que je procède. En effet, ce serait simplement une transformation : comment un oiseau se transforme en parapluie. Ca n’aurait pas beaucoup d’intérêt. A la limite, ça donnerait une espèce de vague surréalisme, hein. Bon. C’est pas ça, il dit. Et pourtant, il y a une analogie entre la forme-oiseau et l’ensemble du tableau. En d’autres termes, c’est la première fois que nous avons à rencontrer l’idée suivante quitte à la vérifier seulement plus tard : est-ce qu’il n’y aurait pas deux formes d’analogie très très différentes ? Voyez, je peux parler d’une première forme d’analogie, s’il y a analogie entre la forme-oiseau et la forme-parapluie. Je dirais quoi à ce moment-là ? Je dirais : il y a un transport de rapports. C’est-à-dire les mêmes rapports se trouvent entre les éléments de l’oiseau dans la forme 1 et les tranches du parapluie, les éléments du parapluie dans la tranche 2, dans la forme 2. Il y a transport de rapports identiques. Il y a identité de rapports. Bon. Des rapports donnés se transportent d’une forme à une autre. Peut-être qu’il y a une analogie esthétique qui n’a aucun rapport avec ça, qui est tout à fait différente. Ce serait quoi l’analogie esthétique ? Eh bah reprenons le tableau, dans notre souvenir confus : il y a la viande qui a comme deux bras par lesquels elle est suspendue comme à des crocs de boucher. Il y a une espèce, cette fois-ci, c’est pas une viande qui desc... si, il y a le thème des bras, la viande va descendre de ces espèces de deux bras indiqués. En d’autres termes, le rapport propre à l’oiseau "ailes qui s’ouvrent" est devenu quoi ? Il est devenu l’équivalent, ou il est devenu, il s’est... là, je ne trouve pas mes mots, mais c’est exprès. Il s’est transformé, c’est le rapport même qui s’est transformé en un tout autre rapport. Rapport os/viande, la viande descend des os, il y a des petits bras de la viande qui sont comme des os d’où la viande tombe, descend. Voilà. Ce qui évoque très vaguement l’oiseau c’est ce mouvement des bras dont la viande va tomber qui évoque très très vaguement une espèce d’ouverture d’ailes. Si bien que la viande qui tombe de ces deux petits bras, elle tombe à la lettre, disons quelque chose comme une espèce de ruissellement de viande. Elle tombe des os. D’où, d’où, comprenez, là, je suis en train de parler en terme de fait pictural, la viande descend des os, c’est la première connotation avec l’oiseau. L’oiseau qui ouvre ses ailes. Deuxième connotation : la viande tombe, elle tombe sur le parapluie, elle ruisselle sur le parapluie. Deuxième connotation avec l’oiseau, là cette fois-ci, le parapluie c’est comme les ailes qui se ferment. Troisième connotation : seul le bas de la figure, du visage de la figure, est visible. Une étrange bouche tombante et dentelée, cette bouche comme bec dentelé. En d’autres termes, l’oiseau est complètement dispersé dans l’ensemble ou dans la série. Il est complètement dispersé au point qu’il n’existe plus du tout figurativement. On pourrait dire tout au plus que le tableau contient - comment appeler ça ? - des traits d’oisellité. Premier trait d’oisellité : les petits bras levés de la viande. Deuxième traits d’oisellité : les tranches du parapluie. Troisième trait d’oisellité : le bec dentelé du, de la figure. Complètement dispersés dans le tableau. Les rapports constituants du tableau c’est : le rapport de la viande qui tombe avec le parapluie sur lequel elle tombe et de la figure qui est happée par le parapluie. Ca c’est les rapports constitutifs du tableau. En d’autres termes le fait pictural est produit par de tout autres rapports. Le fait pictural est produit par de tout autres rapports. Si vous voulez, est-ce qu’il n’y aurait pas deux types d’analogie ? Une qui procède par ressemblances qui se transportent, il me semble qu’on ne pourra voir ça que plus tard, et une autre qui procède tout à fait autrement, qui procède au contraire par rupture de ressemblances. Bon, supposons.

Tout ce que j’ai fait aujourd’hui c’était, si vous voulez, confirmer, en m’appuyant surtout sur le cas Bacon, c’était donc confirmer comme la présence de ces trois... Si je résume tout, j’ai bien à la fois : ce monde de données pré-picturales fait de narration et d’illustration. L’instauration, l’instauration vraiment fondamentale du chaos-germe, c’est-à-dire le tracé du diagramme. Le diagramme, il y est dans ce tableau, hein, vous pouvez pas voir mais si vous voyez, si vous êtes amenés à voir une reproduction, vous verrez que, un peu à gauche, sous le, au niveau du corps du bonhomme qui sourit, qui, euh, au bec dentelé qui est happé par le parapluie, il y a une zone proprement qu’on peut appeler "diagrammatique" qui est précisément faite de gris, d’une espèce de gris très tourmenté. Et, toute la série ascendante : bonhomme, parapluie qui le happe et viande au-dessus, là, sort, en quelque sorte sort de cette espèce de diagramme gris. Et puis, le fait pictural qui en sort. Bon.

Voilà, alors, ce que je voudrais surtout retirer c’est l’impression de, comme, de formule appliquée. Ca, c’est pas une formule appliquée. Pensez qu’en effet tout ce que je dis perd strictement tout sens si vous uniformisez cette notion de diagramme. Il faut voir que par exemple des diagrammes de peintres de lumière n’ont strictement rien à voir avec des diagrammes de coloristes. Euh, ou un dia... Si, s’il y en a chez tous les peintres, je ne suis même pas sûr qu’il y en ait chez tous les peintres, mais encore une fois, un diagramme Cézanne et un diagramme de Van Gogh, là où il y en a de toute évidence, n’ont strictement rien à voir. C’est pas du tout une idée générale le diagramme. C’est quelque chose d’opératoire dans chaque tableau. C’est une instance opératrice. Ce que je voudrais arriver, oui c’est ça qu’on fera après pâques, et comme ça on se rapprochera un peu de problèmes de pure logique ou de philosophie, c’est, je voudrais arriver à une conception du diagramme qui montre bien la différence entre des termes modernes comme "diagramme" et la différence d’un diagramme avec un code. En quoi c’est complètement autre chose qu’un code précisément. Si c’était un code, c’est la catastrophe, il n’y aurait pas, il n’y aurait aucun lieu de rapprocher ça de la peinture. Mais justement ça n’a rien à voir avec un code. Et encore une fois il y a à chaque instant possibilité jusqu’au bout que le diagramme rate. A ce moment-là, oui, le tableau devient un gâchis. Mais si dans un tableau vous ne voyez pas en quoi il a frôlé le gâchis, en quoi il a failli rater, vous ne pouvez pas avoir assez d’admiration pour le peintre. Courbet, c’est, c’est, mais n’importe qui, moi, je cite à mesure qu’ils me viennent à l’esprit, mais devant les Courbet, on se dit : c’est un miracle. Ca sort vraiment comme un miracle. Ca a tellement frôlé un truc qui allait rater. Et puis, non. Il se rattrape. Prodigieux ! Prodigieux. Or, tous les grands peintres donnent cet effet. Il s’en faut d’un rien que Michel-Ange ça devienne une boule de muscles, une boule de muscles qui vraiment ne... C’est la différence entre un disciple et un... Mais des Cézanne, c’est même pas la question des vrais et des faux, c’est la question des disciples et des, et des créateurs. Après Cézanne, bah oui, après Cézanne ce qui était chez Cézanne lutte contre le cliché est devenu chez ses imitateurs quoi ? Bah c’est devenu un cliché, forcément. Alors il faut chaque fois que la peinture se ré-arrache à son état de cliché.

Il y a un truc qui m’a toujours frappé, c’est, euh, euh, Rauschenberg. Rauschenberg qui, il me semble est un très grand peintre, avait à un moment dans ses périodes de provocation, il avait pris une esquisse d’un, d’un tableau, d’un, d’un peintre antérieur à lui et très grand aussi, et il l’avait simplement effacé et il avait mis : "Tableau effacé par Rauschenberg" [rires]. C’est stupide, c’est stupide, mais c’est l’illustration même de cette zone d’effacement, de nettoyage. C’est pas que le tableau de l’autre était médiocre, au contraire, il était prodigieux. C’était un très très beau dessin, hein. Mais, c’est vrai que quand le peintre l’a réussi, ça devient un cliché à une allure folle. Alors la réaction du peintre qui tantôt, et ça revient un peu au même, lorsqu’un grand peintre, vous savez, fait des études, c’est-à-dire copie le tableau d’un autre grand peintre - des exemples célèbres, bon, euh - ou lorsqu’il l’efface simplement, ça revient au même. Ca revient au même, il y a une espèce de volonté, là, de, de passer par le diagramme. Pour qu’en sorte un nouveau fait pictural. Alors ce qui m’intéresse maintenant c’est : en quoi, en quoi le diagramme est tout à fait autre chose qu’un code de la peinture. Eh bien, ayez de bonnes vacances ! Merci.

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