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2- 03/06/80 - 2

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Gilles Deleuze - dernier cours de Vincennes - Anti-oedipe et autres reflexions cours du 03/06/80 - 2

A savoir c’est un « je » qui vaut pour un « il ». C’est un "je" aligné sur le « il ». Pourquoi ? Ben, je peux très bien, par exemple, dire : je me promène et ne pas me promener. Ah je viens de dire.... Tiens, je peux dire « Je me promène » la preuve, je ne bouge pas, je ne me promène pas, je dis « Je me promène ». Je peux donc dire « Je me promène » sans me promener. Ça revient de dire, dans ce cas, le « je » à un rapport de désignation avec un état de chose qui lui est extérieur, qui, peut donc, être effectué ou pas effectué. Je dirais à ce moment-là c’est un emploi du mot « je », d’accord, le mot « je » est un mot spécial, un signe spécial mais il peut avoir un emploi commun.

Lorsque je dis « Je me promène », je ne me sers pas de « je » au sens propre de « je ». Je m’en sers en un sens commun, c"est-à-dire il vaut pour un « il » virtuel. Je dis « Je me promène » exactement comme un tiers dirait de moi : "il se promène ou il ne se promène pas" il y a alignement de je sur il. Peut-être est-ce que vous comprennez à ce moment là, l’idée de Benveniste qui consiste à dire : "il ne suffit pas, Il ne suffit pas simplement de dégagez la spécificité formelle de « je » et de « tu » par rapport à « il », il faut encore faire quelque chose de plus, c’est à dire degager la forme d’un « je » spécial". Il faut dégager dans le "je" un « je » encore plus spécial et encore plus profond qui lui, va être au centre de la langue parole, c’est-à-dire au centre du discours. Qu’est-ce que ce serait ? Je veux prendre le cas juste opposé à la formule « Je me promène ». Je viens de voir lorsque je dis « Je me promène », j’ai un emploi du mot « je ». Mais j’en fais un usage courant et commun, c’est-à-dire je l’emploie comme un « il » ou comme un concept commun.

Cherchons un cas qui soit pas comme ça. Ce que je viens de dire « Je me promène », vous vous rappelez, c’est bien là un emploi commun puisque je peux très bien dire « Je me promène » sans me promener, donc « Je me promene » est une formule qui renvoie à un état de choses extérieures qui peut être effectué ou ne pas l’être.

Tandis que je saute à l’autre extrême. Je dis « Je promène ». Je dis « Je promène », c’est curieux, ça. C’est complètement différent du point du vue d’une bonne analyse linguistique, non seulement Benveniste, l’a fait, mais tous les linquistes anglais s’en donnent a coeur joie. C’est, quand je dis « Je promets ». D’accord. Je promets. D’accord. Ça peut être une fausse promesse. Une fausse promesse, c’est pas une promesse fausse. Je veux dire que fausse promesse, c’est pas une promesse fausse, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que lorsque que "je promets", lorsque je dis « Je promets », il se trouve que, que je le veuille ou non, que j’aie l’intention de la tenir ou de ne pas la tenir, je fais quelque chose en le disant, à savoir, « Je promets » effectivement. C’est enveloppé dans la formule.

Je dirais, une telle formule ne désigne rien qui lui soit extèrieure. Ou je dirais aussi bien : sa signification est enveloppée. Voyez la différence-là ? je voudrais que vous m’accordiez cette différence, la différence fondamentale entre deux formules : « je » de « Je me promène » et « je » de « Je promets ».
-  En disant « Je promets », je promets.
-  En disant « Je me promène », je ne me promème pas pour ça.

Or, si on se demande pourquoi c’est deux cas différents ? L’analyse linguistique vous rend compte parfaitement. C’est que dans un cas comme dit un Anglais, un linguiste anglais :" je fais quelque chose en le disant". Il y a des choses que je fais en le disant. En disant « Je promets », je promets, en disant « Je ferme la fenêtre », je ne ferme pas la fenêtre. En d’autres termes, on dira en ce sens, qu’il y a des "actes de langage", qu’il y a des actes propres au langage, d’où le concept très curieux que les linguistes anglais ont construit de "speech act". L’acte de langage. Il y a des actes de langage qui doivent être distingués des actions, des actions extérieures au langage. « Je ferme la fenêtre » renvoie à une action extérieure au langage. « Je promets » ne renvoie pas à une action extérieure au langage. Lorsque je dis : je déclare « La séance est ouverte », la séance est ouverte. Pas sûr d’ailleurs. Supposons, à première vue, ça peut se dire. Lorsque je dis « La séance est ouverte », la séance était ouverte.

En d’autres termes, Je fais quelque chose en le disant. J’ouvre la séance. Il n’y a pas d’autre moyen d’ouvrir la séance que de dire que la séance est ouverte. C’est un speech act. Vous voyez ? Bon. Alors, bien, j’ai mes deux cas extrêmes : « Je me promène » et « Je promets ». ou bien, si je dis « Je te salue », vous me direz qu’il y a des équivalents. Oui, en effet. Au lieu de déclarer « La séance est ouverte », je peux donner trois petits coups de marteau. Trois petits coups de marteau, c’est pas un speech act. On appellera "speech act" toute formule dont le propre est que quelque chose est fait, lorsqu’on l’a dit. Alors « Je promets » n’est pas du même type que « Je me promène ». Alors bon, je dis, est-ce que c’est si clair que ces deux cas extrêmes ?

Je prends des exemples.
-  Je dis : « Je suppose ». Ça renvoie à quoi ? A quelqu’un.
-  Je dis « Je pense ». Ça renvoie à quelqu’un. On sent que ça va être parfois compliqué.
-  Je dis « Je résonne ». Ça, ça devient assez intéressant. parce que si on mélange tout. Je vois qu’incontestablement Descartes est sans doute...- il avait raison, c’est pas qu’il s’oppose par goût. Descartes est quelqu’un qui pense que la formule « Je pense » est du second type : "Je ne peux pas la dire sans faire quelque chose en le disant, c’est à dire sans penser. Pourquoi ? Parce que parmi les présupposés implicites, il y a l’idée que l’homme pense toujours. Donc que d’une certaine manière, je ne peux pas ne pas penser.

Benveniste, il niera que « Je pense » soit une formule du second type. Il la fera passer du coté du premier type. Bon, c’est vous dire que..., c’est compliqué, chaque fois il faudrait des analyses de formule. Mais j’ai au moins rempli - c’est à ça que je voulais en venir - j’ai au moins rempli une partie de ma construction de problème ; A savoir : qu’est-ce que Benveniste veut dire lorsqu’il centre l’ensemble de langage, non seulement sur le pronom personnel, première et deuxième personne, mais sur quelque chose de plus profond encore, contenu dans le pronom personnel de la première ou de la seconde personne ?

Vous voyez ? La réponse c’est que c’est tout un centrage du langage - comme le disait très bien Comtesse, tout à l’heure - va permettre de mettre la question de la dualité de la langue/parole au profil de ce que Benveniste appelle le discours. Et qui consiste à dire que « il » ou bien l’ensemble des formules dites communes n’existent que par, n’existent comme..., n’existent linguistiquement que dans la mesure où on doit les rabattre et les rapporter à cette espèce de matrice du discours, à savoir ce « je » plus profond que tout « je ».

-  Ce « je » plus profond que tout « je », c’est-à-dire ce « je » du type « Je promets ». L’embrayeur ou shifter.

Vous voyez que donc qu’il y a non seulement le dépassement, je reprends le point de départ, dans ce cas il y a non seulement linguistiquement dépassement de « il » vers « je » et « tu », mais dépassement du « je » et « tu » vers un « je » encore plus profond. Alors là, on rebondit, parce que, comme Benveniste a eu, je ne sais pas quel effet très important sur la linguistique - le texte de Blanchot me parait vraiment devenir encore plus insolite, pourtant Blanchot ne pense pas aux linguistes actuels quand il écrit ca. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Lorsque, lui, il dit : non, pas du tout. Qu’est-ce que c’est que ca ? Tout passe comme si Blanchot nous disait « Qu’est-ce que c’est que cette personnologie qu’on met dans . ; ? » et Il dit, il nous dit explicitement : toute la littérature dite moderne a été contre ce mouvement. Toute la littérature dite moderne ou tout ce qui compte selon lui dans la littérature moderne, a été dans le mouvement inverse qui consistait à dépasser le « je » et le "tu" vers un « il » de la troisième personne. Et le « il » de la troisième personne vers un « il » encore plus profond qui n’est plus d’aucune personne.

C’est là, il me semble que Blanchot a quelque chose à nous apprendre même non seulement littérairement, mais linguistiquement, car à ma connaissance, c’est le seul qui soutienne ce type de proposition au niveau de la linguistique. C’est-à-dire c’est dans Blanchot qu’il y avait les éléments d’une critique de la théorie des embrayeurs, d’une critique de la théorie linguistique des embrayeurs. Si bien que c’est curieux parce que.... Pourquoi est-ce que Blanchot ne la fait pas ? pourquoi .. ; Il y a quelquechose que je vois pas ! Qu’est-ce qu’il veut dire ? Ça revient de dire pour nous : tout ce schèma de Blanchot ne tient - que si tout comme Benveniste nous montrait qu’il y a un « je » plus profond que « je », à savoir un « je » de " je promets" plus profond que le « je » de « Je me promène ».
-  Il faudrait que Blanchot, fasse la tentative très différente mais comme inverse : montrer que dans le « il » de la troisième personne il y a un « il » beaucoup plus profond qui est le « il » qui n’est plus d’aucune personne et qui nous concerne tous et qui - je ne dirais plus à ce moment-là - est le centre du langage, mais est au bord de langage, est le tenseur du langage, assure la tension périphérique de la langage, toute la tention superficielle de la langage, au point que le langage serait comme aplati, tendrait vers sa propre limite.

Et en effet tous les auteurs dont il se réclame comme ayant maniés ce « il » mystérieux, Kafka et d’autres. C’est les auteurs qui ont comme propre, precisément, d’opérer cet espèce d’étalement du langage, mais pas du tout de le centrer sur des shifters ou autres, mais d’opérer une espèce du détachement, et de traiter le langage comme une peau qui est tendue, tension superficielle de cette peau et qui tend vers une espèce de limite... Ils ne mettent pas dans le langage des "centres", Ils le traversent avec des "tenseurs".

Alors bien, qu’est-ce que ce serait ? Il faut encore.... Et puis, qu’est-ce que ce serait, ce « il » ? C’est pas difficile, vous devez déjà avoir deviner quel « il » c’était. Si vous m’accordez - on fait semblant de croire, à ce qu’a dit, Benveniste... pourquoi pas ? il a surement raison à son point de vue - Au niveau de « je », il y a deux niveaux. Encore une fois pour parler simple et ne pas compliquer les choses : il y a le « je » de « Je me promène » et le « je » de « Je promets ». C’est pas le même.

-  Pour nous, la question c’est... Est-ce qu’il y a deux niveaux de « il » ? Vous voyez, vous me direz faut pas faire trop de symétrie, mais c’est quand même curieux parce que Benveniste il fait comme si « il » ne posait aucun problème. Il le dépasse tout de suite vers « je » et « tu », il dépasse « je » et « tu » vers le « je » plus profond. Il n’y a pas l’analyse de « il »chez lui. Il traite « il » comme un concept commun comme le mot "chien", comme tout ça. Or, est-ce qu’il n’y a pas aussi deux « il ». Il, ça peut être la troisième personne. Oui, d’accord. Ça peut être la troisième personne. je dis "Il arrive", il arrive. Ça peut être quoi d’autre ? Moi, je ne parle pas au nom de Blanchot, je cherche. à dire les choses les plus simples on va voir si Blanchot se raccroche à ça.

Mais il y a un autre « il » qui est dit non seulement la troisième personne, qui est le « il » impersonnel : il pleut. Il pleut. Pourquoi ça mériterait une analyse linguistique autant que le « je » la différence entre ces deux « il » ?

Quand je dis « il arrive » ou quand je dis « il pleut », il y a là aussi deux formules qui sont tendues à l’extrême. Il pleut. Qu’est-ce que ce serait, ce « il » ? Qu’est-ce que c’est ce signe-là ? ça ne désigne plus une personne. Ca designe quoi ? Ca designe un événement.

-  Il y a donc le « il » de l’événement. Vous retrouvez ce « il » de l’événement dans la formule "Il y a". Ce serait curieux de voir que les personnologistes eux, font dépendre le « il y a », le traitent comme un shifter, c’est-à-dire le font dépendre du « je ». On n’en est pas là. "Il y a" ou « il » de « il pleut » renvoie à un évènement. Un évènement c’est pas une personne. Pourtant est-ce que c’est l’anonyme ? Si vous vous rappellez, ce que je disais tout à l’heure, on retrouve en plein le problème là, non ! C’est pas l’anonyme. C’est pas de l’universel. Un évènement, c’est au contraire extraordinairement singulier et c’est individué. Voilà, il faut dire que l’individuation de l’évènement c’est pas du même type que l’individuation de la personne.

Là aussi, ça fait un sacré problème parce que le problème, il est en train de rebondir, au fur et à mesure qu’on le construit, à chaque instant on se dit on ne va plus le dominer, tellement il éclate dans des directions diverses. Si bien que je fais à nouveau une parenthèse. Je pense qu’on est en train de le tenir ce problème. Malgre toutes les parenthèses que je fais. Parce que les parenthèses, elles font partie de la construction du problème. Elles ne feront plus partie du problème. Vous pouvez laissez tomber après, mais pour se débrouiller dans le problème, il faut toutes sortes de détours.

Alors, en effet, il y a beaucoup d’auteurs, même je crois, le maximum d’auteurs. Le problème de l’individualisation c’est un autre problème mais on l’a traité une année, j’y ai passé des mois là-dessus. J’étais content parce que ça m’intéressait bien. Et ben, c’est.., il y a énormément d’auteurs - si on fait à nouveau une recherche de sources. Enormément d’auteurs pour qui l’individuation, au premier sens du mot, ça ne peut être que l’individuation d’une "personne". Bon, voilà, j’ai un texte de Leibniz qui me revient à l’esprit. Il dit : bien sûr il y a toutes sortes d’ emplois du mot : un, une - il fait une réflexion sur l’article indefini, où il dit : un, une c’est une série de degrés hierarchiques. Quand je dis une armée, c’est ce qu’il appelle "un pur être de collection", c’est un abstrait. Quand je dis une pierre c’est déjà plus individué selon Leibniz. Quand je dis une pierre, une bête, un animal, c’est encore plus unifié, individué. Et il lance sa grande formule ; "être un c’est être Un ». Vous voyez ? être « Un » souligné. Un, c’est être. « Un » souligné. . Etre un c’est être Un ». Bon, on est d’autant plus, qu’on est plus « Un ». Ça revient dire que ce qui est fondamentalement "être", c’est la personne.

Donc, beaucoup d’auteurs ont pensé que le secret de l’individuation était du côté de la personne. Et finalement, ils diront que l’événement n’a d’individuation que :
-  ou bien par dérivation,
-  ou bien par fiction. C’est une individuation fictive ou dérivée. Elle suppose des personnes.

Encore une fois il n’y a que les anglais. C’est curieux, cette histoire de "génie des nations". Il n’y a que les anglais qui ont jamais marché là-dedans. Moi, Je crois que beaucoup d’auteurs anglais, au moins passent, frôlent cette idée que : non, finalement le secret de l’individuation c’est pas la personne, que la véritable individuation, c’est celle des événements. C’est une drôle d’idée.

Vous me direz : qu’est-ce qui se justifie ? On n’en est plus là. Oui, qu’est-ce qui vous va ? Est-ce que ça vous dit quelque chose ? Est-ce que ça vous parle ? Qu’est-ce qu’ils veulent dire ? Il veulent dire que même les personnes - ils font la dérivation inverse - Il disent que même les personnes sont individuées à la manière d’événements. Simplement ça ne se voit pas ! On a tellement de mauvaises habitudes, on se prend pour des personnes. Mais on n’est pas des personnes. On est à notre manière des petits événements. Et si on est individué, c’est à la manière d’événement, c’est pas à la manière de personnes. C’est curieux, on dirait, bon, mais il faudrait définir l’événement - personne, non je fais appel aux raisonnances que les choses..., suivant ce que vous direz, la définition de l’évènement, va changer singulièrement.

-  Qu’est-ce que c’est que une bataille ?
-  Qu’est-ce que c’est un événement ? Un événement, ah, tiens la mort ! C’est quoi ? C’est un événement ?
-  Quelle est le rapport de l’événement et de la personne ? Une blessure, c’est un événement ? oui, si je suis blessé. Une blessure, c’est un événement ? C’est l’expression de quelque chose qui m’arrive ou qui m’est arrivé. Bon. Comment s’est individuée une blessure ? Est-ce que c’est individué parce qu’elle arrive à une personne ? Eh bien, est-ce que j’appellerai personne celui à qui elle arrive ? Compliqué.

Vous vous rappelez peut être, ceux qui étaient là, il y a je ne sais pas combien de temps, j’avais passé très longtemps à poser la question suivante : - qu’est-ce que c’est de l’individuation d’une heure de la journée.
-  Qu’est-ce que c’est que l’individuation d’une saison ?
-  Qu’est-ce que c’est que ce mode d’individuation qui, à mon avis, ne passait pas du tout par les personnes ?
-  Qu’est-ce que c’est que l’individuation d’un vent ? Lorsque les géographes parlent du vent. Tiens, justement ils donnent des noms propres au vent.

Notre problème rebondit. Comprenez ? c’est le même problème dans lequel on est pris depuis le début, tout le temps, à des niveaux differents.
-  Les uns diront : le nom propre c’est d’abord la personne. Et tous les autres usages du nom propre sont derivés.
-  Les autres, ils diront - là autant faire son choix, je suis tellement de cet autre côté que j’essaie de dire. Mais Non, vous savez, c’est pas comme ça... ça a l’air.., d’accord. Enfin c’est pas la première fois que ça a l’air et que c’est pas ça. Je crois vraiment que le premier usage du nom propre est que le sens du nom propre, il se découvre en dérivation avec les événements. Ce qui a été fondamentalement, ou ce qui est fondamentalement, indexé d’un nom propre, c’est pas des personnes, c’est des évènements. Je veux dire avant, la personne, il y a évidemment toute cette région très très curieuse. parce que, les individuations s’y font d’une toute autre manière.

J’invoquais le poème si beau de Lorca : « Quel terrible cinq heure du soir ! » Quelle terrible cinq heure du soir ! Qu’est ce que c’est cette individuation ? Dans les romans anglais. Je vous demande, juste de repérez ça, dans les romans anglais - Je dis pas toujours, dans beaucoup, chez beaucoup de romanciers anglais, les personnages ne sont pas des personnages. Tiens, on retombe dans Blanchot, avec heureusement, là, on le conforte, on se conforte avec lui. C’est les romanciers anglais, ils n’en parlent pas. Donc on a une autre source, peut-être pour donner raison à Blanchot. Mais dans beaucoup de romans anglais, à beaucoup de moments, surtout aux moments principaux, les personnages ne sont pas traités comme des personnes. Il ne sont pas individués comme des personnes.

Par exemple, les soeurs Brontë ont une espèce de génie. Elles ont une espèce de génie surtout l’une.., je sais plus laquelle c’est, alors je m’abstiens. Je crois que c’est Charlotte. Je crois que c’est Charlotte... Ne cesse pas de presenter ses personnages comme... C’est pas une personne. C’est absolument l’équivalent d’un vent. C’est un vent qui passe.

Ou Virginia Woolf, c’est un banc de poissons. C’est une promenade. C’est pas... Tiens, je retrouve le même cas.., justement ce que Benveniste négligeait et traitait comme mineur :" Je me promène". C’est précisément il suffit que je me promène pour ne plus être un "Je". Si ma promenade est une promenade, Je suis plus un « je », je suis un évènement.

Celle qui a su faire ça à merveille, dans la littérature anglaise, c’est évidenment Virginia Woolf. Virginia Woolf, dès qu’elle fait bouger un héros, il perd sa qualité de personne. Grand exemple, dans Virginia Woolf, la promenade de Mrs Dalloway. "Je ne dirai plus : je suis ceci ou cela, conclue Mrs Dalloway. Je ne dirai plus, je suis ceci ou cela... Je ne dirai plus « je », J’ai un problème d’individuation.. c’est très curieux, mais il faut se méfier des trucs. On en a jamais fini. On se disait au besoin. Ah, bien, il y a un vague choix entre quoi et quoi ? Entre dire « je » et dire le néant, ou dire « je » ou dire "l’abîme indifferencié". La forme de « je » ou le "fond sans visage".

Il y a des auteurs, il y a des penseurs. Traitez-les comme des grands peintres - quand je disais en philosophie il y a autant de création d’ailleurs, c’est comme la peinture, c’est comme la musique. Il y a des grands philosophes qui ont fonctionné dans ces coordonnées là. La forme de l’individu ou l’abîme indifferencié. Et Dieu qu’ils avaient du génie ! un de ceux qui a poussé le plus dans cette direction, c’est Shopenhauer qui chantait, le malheur de l’individuation, mais l’individuation étant conçue comme l’individuation de la personne et l’abîme indifférencié. Et Nietzsche, jeune, sera pris là-dedans et "La Naissance de la Tragédie" en reste encore à ces coordonnées. Très vite, Nietzsche se dit qu’il y a une autre voie. C’est pas une voie moyenne. C’est une toute autre voie qui bouleverse les données du problème. Il dit : "mais non, le choix, il n’est pas entre l’individuation de personne et l’abîme indifferencié. Il y a un autre mode d’individuation".

Donc il me semble que précisément, c’est tous les auteurs qui tournent autour de cette notion trés trés complexe d’évènement. Une individuation de l’événement qui ne ramène pas une individuation de personne. En quoi il y a une morale ? Il y a une morale, partout, dans la personnologie que je decrivais tout à l’heure, il y a toute une morale. Comprenez ? Comprenez Benveniste est un moraliste du langage. C’est un moraliste du langage, simplement son moralisme est un moralisme de la personne. Dans l’autre cas, il y a peut-être autant de morale mais il se trouve que c’est pas vraiment la même. C’est ni la même dignité, c’est pas la même sagesse, c’est pas la même dissipation.., c’est pas la même non-sagesse, c’est pas.. tout change.

Pourquoi ? Parce que si vous vivez que votre individuation n’est pas celle d’une personne.., bon, mettons, pour reprendre que les termes que j’employais la dernière fois , c’est celle d’une tribu par exemple. Je suis une tribu. J’ai mes tribus. Bon, j’ai mes tribus à moi. Donc vous allez me dire « T’as dit à toi », donc « T’as dit j’ai ». Donc la tribu, c’est subordonnée toi/moi. Ah non, toi/je . Je dirais non, vous n’avez pas compris, ne m’embêtez pas avec le langage ! une fois quand je dis « le soleil se lève ». Alors j’ai dit : J’ai mes tribus. Ben, mais, soit que dans la formule" J’ai mes tribus", ça n’est pas que j’ai une tribu surbordonnée de « je » et à « mes » . C’est à dire au pronom personnel de première personne qui est au possessif. C’est que « je », en fait, est individué sur le mode des tribus, c’est-à-dire une individuation qui n’est pas, qui n’est pas du tout l’individuation d’une personne. Alors je dis, est-ce que ça ne change pas tout ? Là aussi, la question n’est pas de savoir qui a raison. Si l’on dit maintenant, ben, vous voyez, le nom propre il désigne avant tout des événements. Il désigne des vents, il désigne des événements. Il ne désigne pas des personnes. C’est seulement et secondairement en dernier lieu qu’il désigne des personnes. C’est-à-dire on fait l’anti-Benveniste, c’est pas pour ou contre Benveniste.

C’est parce qu’on tient un autre chemin. Qu’est-ce que ça voudrait dire ? Pourquoi je me mets à parler de l’individuation par événement, par opposition à l’individuation. A ce moment-là, j’ai dit presque l’individuation sur le mode de la personne, Qu’est-ce que ce serait ? Uniquement, uniquement, une fiction linguistique, ca n’existe pas. Je dirais ça parce que j’en ai envie. ;... Evidemment à ce moment-là, tout personnologiste supposez ce que ce soit. Si c’était vrai, évidemment la personnologiste ne peut identifier une fiction, ou quoi. Bon, mais, qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Ça peut vouloir dire, ben voilà, il faudrait dire, ça doit être l’événement. C’est une drôle des choses, des événements, parce qu’il faut distinguer pas dans l’évènement à son tour, il faut distinguer deux choses. On n’en aura pas fini toutes ces distinctions. On va déplacer les distinctions. Je suis blessé, aïe !la blessure.... un couteau s’enfonce en moi...

Joe Bousquet, c’est un auteur trés curieux, c’est beau c’est beau. Il a reçu une blessure, par l’éclat d’obus, pendant la guerre de 14/18. Il en est sorti - il est mort il n’y a pas très très longtemps. Il en est sorti, paralysé, immobile. Il a vécu dans son lit, il a beaucoup écrit, tout ça. Il a écrit pas du tout sur lui, heureusement. Il a écrit sur quelque chose qu’il estimait avoir à dire. Et voilà une phrase de Bousquet qui parait bizarre. Il dit « ma blessure », ma blessure me pré-existait, j’était né pour l’incarner". Il y a beaucoup de choses. Qu’est-ce qu’il veut dire au juste ? Vous remarquez, seul quelqu’un de profondément malade, de profondément touché, peut tenir une proposition qui serait odieuse en tout autre bouche. Il faut bien que Bousquet et son éclat d’obus qui l’ait paralysé complétement, pour pouvoir tenir à une pareille proposition. "Ma blessure me pré-existait", ça parait une espèce d’orgueil diabolique, ou quoi. "Je suis né pour l’incarner".

Si la phrase vous dit quelque chose.., acceptez cette méthode.., si la phrase vous dit rien, laissez tomber. Si la phrase vous dit quelque chose, on essaie de continuer. Qu’est-ce qui peut vouloir dire ? S’il peut vouloir dire, il me semble qu’il explique si bien lui-même, on le sent bien.., c’est qu’un évènement n’existe que comme effectué. Il n’y a pas d’événement non-effectué. Ça, d’accord. Il n’y a pas d’"Idée platonicienne de la blessure". Mais en même temps, il faut dire les deux, il y a dans l’événement toujours une part qui dépasse, qui déborde sa propre effectuation. En d’autres termes, un événement n’existe que comme effectué dans quoi ? Je retrouve les termes qu’on employait tout à l’heure.
-  Un événement n’existe que comme effectué dans des personnes et des choses... des personnes et des états de choses. La guerre n’existe pas indépendamment des soldats qui la subissent, indépendamment des matériels qu’elle met en jeu. C’est-à-dire effectuée dans les lieux qu’elle concerne. Effectuée dans des états des choses et des personnes. Sinon on parle de quoi ? de quelle guerre... une pure idée de la guerre, qu’est ce que ça veut dire ? Donc je dois maintenir que tout événement est de ce type.
-  Et en même temps, je dois soutenir que dans tout événement si petit qu’il soit, si insignifiant qu’il soit, il y a quelque chose qui déborde son effectuation. Il y a quelque chose qui n’est pas effectuable.

je ne peux pas aller trop loin. Qu’est-ce que ce serait, ce quelque chose qui n’est pas effectuable ? Est-ce que ce serait pas ce que j’appellais, l’individuation propre à l’événement qui ne passe plus par les personnes ni les états de choses. Dans un vent froid, voilà, dans un vent froid - si vous aimez le vent froid ou si je sais pas - il y a quelque chose, un vent froid n’existe pas en dehors de son effectuation dans quoi ? Dans des états de choses, exemple : la température qui le déclenche, qui l’entraine. Et dans des personnes, le froid éprouvé par des personnes, des animaux, etc.. Et pourtant quelque chose me dit - peut-être ce serait très légitime que certains entre vous me disent : ah moi, ça ne me dit rien du tout, ça.

Quelque chose me dit qu’il n’y a pas de vent froid qui ne déborde par, qui pourtant, est consubtantiel de cette part qui est celle de son effectuation. Et c’est là.., qu’i a une espèce de.., à la lettre, quel que soit l’événement qui nous arrive, il y a quelque chose qu’il faut bien appeller "la splendeur d’un événement" il déborde toute effectuation. A la fois il ne peut pas ne pas être effectué et il déborde sa propre effectuation. Comme s’il avait un "en plus", un surcroït. Bon. Quelque chose qui déborde l’effectuation par les choses, dans les choses et par les personnes.
-  C’est ça que j’appellerai la sphère la plus profonde de l’événement.

Pas la plus profonde, le mot est mauvais parce que c’est plus un monde de la profondeur, voilà j’emploie n’importe quel mot. Vous voyez, où je veux en venir, à ce moment-là, on comprend mieux les phrases de Bousquet où il dit, "le problème, c’est être digne" - alors là c’est toute sa morale à lui, "être digne de ce qui nous arrive" - quoi que ce soit qui nous arrive, que ce soit bon ou mauvais, il a presque penser même - ceux qui savent un peu - à la morale stoïcienne, elle prend une autre allure, la morale stoïcienne.

-  Accepter l’événement. Qu’est-ce que ça veut dire ? Accepter l’événement, ça veut pas dire du tout se résigner : "mon Dieu, tu as bien fait", c’est pas du tout chez les stoïciens. Je crois qu’ils avaient une idée, c’est pas par hazard, que les stoïciens c’est les premiers chez les Grecs qui font une théorie de l’événement, et qu’il l’a poussé très très loin de l’événement. Et ce qu’ils veulent dire précisément ça, que dans l’événement, il y a quelque chose qui nous appelle dans leur langage à eux ou il y a quelque chose qu’ils appellent "l’incorporel". L’événement, à la fois, s’effectue dans les corps et n’existe pas s’il ne s’effectue pas dans les corps mais en lui-même, il contient quelque chose d’incorporel.

"Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner". C’est-à-dire, oui, elle s’effectue en moi mais elle contient quelque chose par qui ce n’est plus « ma » blessure. C’est « il » blessure.

Bon, on retombe dans Blanchot. Vous comprenez ? D’où "Etre digne de ce qui nous arrive". Quoi que ce soit, que ce soit la merde, que ce soit une catastrophe, que ce soit un grand bonheur, il y a des gens qui vivent sur le mode, ils sont perpetuellement indignes de ce qui leur arrivent. Que ce soient les souffrances, que ce soient les joies et les beautés. Je crois que ce sont des personnologues. Je crois que c’est ceux qui centrent, qui font le centrage sur la première ou la seconde personne, c’est ceux qui ne dégagent pas la sphère de l’événement.

Bon. Etre digne de ce qui nous arrive, c’est une idée très curieuse, ou c’est un vécu très très curieux. C’est-à-dire ne rien médiocriser, quoi. Il y a des gens qui médiocrisent la mort. Il y a des gens qui médiocrisent leur propre maladie, pourtant ils ont des maladies. Je sais pas, oui, ils ont des maladies événements. Ben, il y a des gens qui rendent tout sale.., comme le type qui écrit "suicidez vous".

Voilà une formule de médiocrité fondamentale. C’est pas quelqu’un qui a un rapport avec la mort.., absolument pas. les gens qui ont un rapport avec la mort, Ils ont au contraire un culte de la vie.... qui est autre chose et ils ne font pas les petits cons comme ça. Alors, bon, comprennez ? C’est ça être digne ce qui arrive, c’est dégager dans l’événement qui s’effectue en moi ou que j’effectue, c’est dégager la part de l’ineffectuable.

fin du dernier cours à la faculté expérimentale de Vincennes - Juin 1980

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