THEMES COURS
 ANTI-OEDIPE ET AUTRES RÉFLEXIONS - MAI/JUIN 1980 - DERNIERS COURS À VINCENNES (4 HEURES)
 SPINOZA - DÉC.1980/MARS.1981 - COURS 1 À 13 - (30 HEURES)
 LA PEINTURE ET LA QUESTION DES CONCEPTS - MARS À JUIN 1981 - COURS 14 À 21 - (18 HEURES)
 CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES)
 CINEMA : UNE CLASSIFICATION DES SIGNES ET DU TEMPS NOV.1982/JUIN.1983 - COURS 22 À 44 - (56 HEURES)
 CINEMA / VÉRITÉ ET TEMPS - LA PUISSANCE DU FAUX NOV.1983/JUIN.1984 - COURS 45 À 66 - (55 HEURES)
 CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES)
 - CINEMA / PENSÉE + COURS 90 À 92
 - FOUCAULT - LES FORMATIONS HISTORIQUES - OCTOBRE 1985 / DÉCEMBRE 1985 COURS 1 À 8
 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25

31- 01/02/83 - 2

image1
49.3 Mo MP3
 

Deleuze - Cinéma cours 31 du 01/02/83 - 2 transcription : Hélène Buhry

Bon, alors voilà, je pense à des exemples. J’y pensais l’année dernière mais, si, j’avais donné déjà des exemples, c’est constant dans un cinéma qui, précisément, se sert énormément du procédé de l’ellipse. Et là, c’est facile à opposer, les deux types d’images-actions au cinéma. C’est évident que vous avez des images-actions, et c’est seulement par l’image-action que vous apprenez quelque chose de la situation, ça se voit beaucoup dans les films policiers. Et encore une fois, tandis que dans les films criminels, ça ne se voit pas ; les films criminels, c’est l’exposition d’un milieu. C’est la grande formule S A S. Mais dans le film policier la situation est particulièrement embrouillée, on va d’actions à des dévoilements partiels de situation. Mais d’une manière plus intéressante, je pensais ça quand il y a eu ce film étonnant de Lubitsch qui a été redonné à la télévision il n’y a pas longtemps : « Sérénade à trois ». Je prends un exemple, Lubitsch était connu pour précisément, son maniement d’images qu’on pourrait appeler « indicielles ».

-  Alors qu’est-ce que c’est une image-indice ? C’est une image-action renvoyant à un signe du type indice, et indice de manque. Je prends un exemple qui m’a particulièrement frappé, parce que « Sérénade à trois », c’est quand même quelque chose comme film. On a jamais vu un film où une jeune femme réclamait ­il est de 1930 ou 1933 avec autant d’innocence et de foi en son droit, le droit de vivre avec deux hommes en toute connaissance de cause. Et c’est très curieux parce que même aujourd’hui, ça paraît quand même un film très curieux, très... Elle est tellement naturelle. Là il n’y a pas de drame, pas de culpabilité ni de revendication, ça va de soi, ça va tellement de soi que c’est une très belle réussite, c’est un film en avance. Même en avance par rapport à maintenant, je crois. Bon, il y a une image qui m’a paru tout à fait satisfaisante : Évidemment, les deux amants sont deux amis, ils sont très liés l’un à l’autre ; et il y en a un qui vient enfin de conquérir la jeune femme, la veille. Je l’appelle A, celui là. Et puis le lendemain, il arrive et il trouve son ami, son grand copain B, au petit matin... Et il le trouve en smoking. Rien n’est dit. Ca, c’est du Lubitsch à l’état pur : Il le trouve en smoking. C’est intéressant parce que c’est un type d’image si je voulais expliquer ce que c’est qu’une image - qui comprend, en tant qu’image, un raisonnement implicite. Et c’est déjà une image-raisonnement. Imaginez vous dans ce cas là, votre pensée est immédiate ; ou bien vous ne comprenez rien, ça peut se passer. Ou bien vous ne comprenez rien, ou bien vous comprenez tout d’un coup, le raisonnement est dans l’image même. A savoir : Pour être aussi bien habillé le matin d’un vêtement de soirée, il faut qu’il y ait passé la nuit. Là, le raisonnement est absolument immédiat, il est dans l’image ; et l’ami A dit à l’ami B : « Et comment, qu’est ce qui se passe ? » et l’autre prend l’air modeste et on comprend qu’en deux jours, la jeune femme a eu les deux hommes. Bon, c’est très intéressant, voilà une image-indice, voilà un indice qu’on peut appeler un indice de manque. La situation n’est pas donnée, bien plus, Lubitsch peut jouer d’une pudeur absolue. Son héros est trop habillé, c’est précisément parce que le héros est trop habillé d’un habit spécial qu’on en conclut qu’il fut en rapport, pendant la nuit, extrêmement intime avec la jeune femme. Donc vous concluez cette fois ci, l’habit vaut pour un équivalent d’action, l’habit, c’est un habitus, c’est à dire un comportement. Et chez Lubitsch, les habits sont toujours des comportements. Ils sont vécus et présentés comme des comportements en actes. C’est son côté « grande confection ». L’action donc, vaut pour une situation qui n’est pas donnée. Vous avez un indice de manque fonctionnant pleinement, fonctionnant admirablement. Ca peut faire des images splendides, remarquez que déjà au niveau de la création ça a l’air tout simple, mais réussir une image comme ça, c’est pas mal. Parce que, pensez à dans les mauvais films, qu’est-ce qui se donne pour signaler que l’homme et la femme viennent de coucher ensemble ? C’est lourd, hein ? Je trouve que ça n’est pas exagéré de parler en effet d’un génie de Lubitsch, lui ne fera jamais comme ça, lui montrera un type trop habillé pour qu’on en induise immédiatement que tout à l’heure, ils étaient tous nus. C’est une merveille, c’est une très belle image. Alors on voit très bien, là on est en plein dans un processus A S A’ . Voyez, il y a A, le type en smoking, ça dévoile une situation : il était donc là. Une situation elliptique, une situation qu’on a pas montré : il a donc passé la nuit là. Et ça va engendrer l’action A’, c’est à dire un nouveau type de rapports entre les deux amis. Et puis ça va avancer comme ça dans un processus A S A’ multiplié, développé.

Seulement, il n’y a pas que ça, je me dit presque que ça, c’est très important mais c’est trop simple. Je vois un autre cas, inutile de dire que je citais des images de Lubitsch mais c’est constant au cinéma, toute la comédie est pleine de ça. C’est constant aussi dans « Charlot » et à plus forte raison dans les films de Chaplin, constant. L’art de l’ellipse, ça a une origine très importante dans la comédie et dans le burlesque. Mais je me dis, est ce qu’il n’y aurait pas un autre type d’indices ? Ca se déduit moins que dans le cas précédent mais justement, c’est bien que ça varie. J’avais synsigne et il fallait bien, synsigne c’était l’organisation de la périphérie, du monde ambiant, et puis le binôme, le duo, ça se passait au centre.

Donc là, j’avais mes deux pôles donnés d’avance. Là je me trouve un peu bloqué, je me dis : « Ah bon, qu’est ce qu’on pourrait trouver d’autre comme indice ? » Est ce qu’il y a un autre type d’indice ? J’imagine un type d’indice qui ne se ramène pas à ce premier que j’appelle par commodité « indice de manque ». On conclut par inférence directe ou même par raisonnement très rapide, moi je préfère quand il y a raisonnement très rapide dans l’image, c’est très bien, ça fait les meilleures images. Et bien vous concluez d’une situation partiellement dévoilée, de l’action à une action partiellement dévoilée.

Est-ce qu’il n’y a pas d’autres indices ? Je prend un exemple tout simple, un exemple idiot : Vous entrez dans une pièce, quelqu’un a un couteau dans la main et il y a un cadavre à côté. Bon, il tient le couteau. Vous reconnaissez là une image constante dans les films noirs. Je dirais : « C’est un indice. » Mais un indice de quoi ? C’est le problème célèbre : Est ce qu’il tient le couteau parce qu’il est l’assassin ou est ce qu’il tient le couteau parce qu’il vient imprudemment de le retirer de la plaie en découvrant le cadavre ? Et l’innocent pris pour coupable rentrera pleinement dans ce type d’indices. Cette fois ci c’est une autre structure. Si j’essaie de faire mon premier indice, indice de manque, je peut le faire exactement comme ceci [il écrit au tableau]. Je vais de l’action d’un équivalent d’action au dévoilement partiel d’une situation, c’est pour cela que je met S entre parenthèses, pour indiquer que S n’est pas donné pour soi ; que S est donné, mais comme conclu n’est même pas donné, mais est présenté même pas présenté, mais ce conclu s’infère de l’action. Donc l’indice de manque aurait comme schéma ceci (si ça vous convient). L’autre indice c’est... Mon histoire : Je tiens le couteau, on dirait, c’est ça... Ca n’a pas l’air très clair mais... Voyez c’est très clair. Je veux dire, vous vous trouvez devant une action ou un équivalent d’action dont vous inférez simultanément deux situations très distantes l’une de l’autre, ce que j’aurais pu marquer par ce signe entre S’ et S’’, dont vous inférez simultanément deux situations très distantes l’une de l’autre. Qu’est ce que c’est ? Là dessus peu importe. Il peut se révéler ou ça peut même être immédiat, il y a toutes sortes de variations si vous me suivez dans ce schéma. C’est pour ça que j’ai fait à la fois un trait plein et à la fois un pointillé. Une des deux situations peut se révéler comme immédiatement illusoire, une seule étant réelle. C’est à dire, une des deux situations était simplement possible mais immédiatement démentie. Ca n’a aucune importance, même si elle est très vite démentie, elle a eu le temps de produire tout son effet ; aucune importance, ça ne change rien, c’est des petites variations dans ce schéma.
-  Ou bien c’est les deux situations qui sont illusoires.
-  Ou bien c’est les deux situations qui sont réelles.
-  Ou bien encore, et c’est le plus beau cas, elles s’échangent : sous l’indice, la situation qui était illusoire devient réelle et celle qui était réelle devient illusoire. Ca c’est un cas particulièrement compliqué mais c’est évidemment le plus beau.

Voyez que ce type d’indice si il existe, est d’une toute autre nature que mon premier indice que j’appelais indice de manque. Citons, j’avais cité l’année dernière des exemples, là j’ai... Citons très vite. Alors chez Lubitsch aussi, vous avez constamment dans la situation, certains indices qui qui vous laissent dans une sorte ­ pas de gêne, parce que rien ne gêne chez Lubitsch - mais ça vous intéresse. Vous vous dites : « Mais enfin, la jeune femme, est ce qu’elle aime le type ou bien est ce qu’elle y tient pour son argent ? » Vous comprenez que si Lubitsch aime tellement ces situations, c’est parce que selon lui, il n’y a pas de réponse, c’est une question stupide. Mais n’empêche, c’est une question stupide mais comme dirait Kant, c’est une illusion inévitable, c’est une question inévitable. Elle n’a pas de réponse. « Est ce que c’est pour son argent ? », d’abord est ce que la question a un grand sens ? Mais enfin, on la pose comme ça. « Est ce que c’est ceci ou est ce que c’est cela ? ». Voyez que là, la situation change du tout au tout suivant qu’elle l’aime pour son argent, pour le confort qu’il lui donne, pour le luxe, etc. Ou bien suivant qu’elle l’aime, comme on dit, pour lui même. Ce sont deux situations tout à fait différentes, mais qu’est ce qui va faire que perpétuellement, on est renvoyés de l’une à l’autre ? Je dirais dans ce cas, tantôt même, on choisit, on dit tantôt : « Ah oui, cette image là, elle montre qu’elle l’aime vraiment. ». L’image d’après, on se dit : « Ah, ça, cette image là, elle montre plutôt qu’elle y tient pour son argent. ». Et il y a les cas les plus beaux où, en cours d’image, ça va s’échanger, les deux situations distantes, je dirais même opposables. Les situations distantes étant toujours opposables à ce niveau dans cette image-action à un degré quelconque, les deux situations opposables peuvent s’échanger, et Lubitsch a fait un grand film là dessus, sur les situations opposables qui s’échangeaient, c’est son plus beau, c’est « To be or not to be » où là alors, l’échange des situations est vraiment une question de vie ou de mort. Mais ça importe peu finalement, quelques que soient les variations. Car qu’est ce qui nous fait perpétuellement varier ? Et qu’est ce qui fait même que les situations ne cessent pas de s’échanger ? La réelle et l’illusoire, tout ça !

Et bien c’est que l’action, je reviens à A, ma question porte sur S et S’, qu’est ce qui se passe dans A, là ? Dans ce type d’indices qui n’étaient pas dans le premier A, dans le premier type d’indices ? C’est qu’en effet, pour distinguer les deux types d’indices, c’est pas du tout, c’est pas tout à fait le même genre d’actions, suivez moi bien ; c’est des actions ou des équivalents d’actions tout à fait particuliers, à savoir qu’ils sont comme un peu fêlés, qui sont comme, je dirais, traversés par ou "à cheval sur" une petite différence. Ils sont à cheval sur une petite différence. Je veux dire, l’action qui nous est montrée, A, enveloppe en soi même une petite différence, comme un déphasage. Or ça arrive tout le temps, ça, mais très léger. C’est pour ça que j’emploie un terme qui implique comme une différentielle - une différence, je parle littéraire pas mathématiques strict - une différence infiniment petite.

Ou bien, ce qui revient au même, c’est pas A, c’est deux actions extrêmement semblables, presque identiques, deux actions qui se ressemblent tellement. Ca revient au même ce que je dis. Ou bien deux actions qui se ressemblent tellement qu’elles n’en font qu’un, ou bien une seule action qui est parcourue d’une différence toute petite qui fait qu’elle est presque comme dédoublée, dédoublée d’une manière infiniment petite. Image célèbre dans un « Charlot », on le voit de dos avec un portrait de femme, la caméra le prend de dos et on voit un portrait de femme. Et de toute évidence, son dos est secoué de ce qui ne peut être qu’un profond sanglot, c’est à dire que ça, c’est une option. Vous en induisez que le portrait de femme, (il y a tout ce qu’il faut dans l’image, ou on le sait d’avance, je ne me souvient plus) sa femme est partie. S’, c’est donc l’action ou l’élément d’action « être secoué » ou « avoir le dos secoué », renvoie à la situation de désespoir « Elle est partie, la femme que j’aime. ». Et puis Charlot se tourne et on s’aperçoit qu’il se préparait rythmiquement un cocktail. Il secouait son bras : S’’, à savoir : « Quelle joie, enfin libre. ». Les situations S’ et S’’ sont strictement opposables. La même action, le même élément d’action : le dos qui se contorsionnait, induisait les deux situations comme opposables, à quelle condition ? A condition qu’il y ait dans le geste une petite fêlure qui permettait l’un comme l’autre.

En effet, ce serait un critère. On pourrait faire jouer la même scène par de mauvais acteurs ou des non-acteurs, je suis sûr qu’ils ne rendraient pas compte et qu’ils n’arriveraient pas à laisser dans le vague « Est ce ceci ou est ce cela ? ». J’appelle laisser dans le vague, non pas qu’on devine d’avance, mais quand on s’aperçoit que c’est un cocktail qu’il prépare, on ne se dit pas du tout que les mouvements, les convulsions du dos qu’on vient de voir sont le moins du monde exagérées. Elles sont drôles, bien sûr ; il fallait bien, je dirais à votre choix, ces deux actions tellement semblables que l’acteur a pu les rendre de la même façon ; ou c’est une même action pénétrée d’une différence si petite qu’elle n’était pas perceptible immédiatement.

-  Et voilà mon deuxième type d’indice. Je dirais donc que j’appelle second type d’indice, une action ou un équivalent d’action qui, (Là j’essaie de donner une définition stricte même si ça fait une phrase trop compliquée.) en tant qu’elle enveloppe une différence infiniment petite, induit deux situations très distantes ou même opposables. Voilà mon second genre d’indice. Je dirais cette fois ci tant mieux pour moi, que ce second genre d’indices est elliptique, mais au second sens du mot ellipse, la figure géométrique. En effet, S’ et S forment un double foyer, l’ellipse étant décrite par A. Et j’appellerai cet indice, pour ne pas le confondre avec les indices de manque, indice (au choix) de distance, puisque les situations qu’il induit sont opposables ou très distantes, ce sera donc un indice de distance si j’insiste sur l’opposabilité des situations, c’est à dire la distance entre les deux foyers. Ou bien, si j’insiste au contraire sur A en tant que traversé par une différence infiniment petite, indice d’équivocité. Vous voyez qu’alors, ma formule A S A’ a une expression qui s’oppose point par point avec la grande formule de tout à l’heure : S A S. Tout à l’heure je disais que la formule S A S, c’est un grand écart qui n’existe que pour être comblé et maintenant je peut dire que la formule A S A’, c’est une petite différence qui n’existe que pour induire des situations très distantes.

D’où je peux dire, et bien voilà, on les tient nos deux indices, les deux signes de composition de l’image-action,
-  c’est l’indice de manque
-  et l’indice de distance. Alors, est-ce que ça épuise tout ça ? Non, ça n’épuise pas - heureusement - parce que je dis qu’il y a autre chose encore. Il y a autre chose, c’est que je n’ai tenu compte que d’une séquence. De toute manière dans mes deux exemples, j’ai bien dit, mais c’était du bout des lèvres, que ça se prolonge ensuite, A S, A’, S’ etc. S’’ dans la première formule, dans mon premier indice et dans le deuxième indice, ça va se prolonger aussi, dans l’échange des situations qui me paraissent encore une fois le plus beau cas, l’échange des situations.

Car vous remarquez que dans cette formule ce qui est intéressant, c’est que jamais rien n’est garanti, c’est le danger à l’état pur. Là ça n’est pas du tout comme dans S A S où le héros devient capable de l’action, et s’il réussit l’action, ça y est. Là c’est remis en question à chaque instant, on en finira jamais. En d’autres termes, il n’y a plus de héros. En d’autres termes, il s’agit de quoi ? On a beau rigoler, ça a beau être du Lubitsch, ça a beau être du « Charlot », c’est des entreprises de survie, c’est au coup par coup. Au coup par coup avec un espoir : que la situation tourne bien. Qu’est ce que j’appelle « que la situation tourne bien » ? Que ce soit S’’ et pas S’, ou l’inverse. Et on y va à l’aveugle, et ça marchera. Bon, ça va marcher deux fois, trois fois, est ce que ça va marcher la quatrième ? Pas sûr. On est comme sur une corde raide, on est comme sur une corde. Cette corde donc, elle renvoie à l’élément dont je n’ai pas tenu. C’est que je figeais une séquence mais que la vraie séquence, (je pourrais l’écrire comme ceci, j’ai plus de place, voilà, etc.) à chaque fois ça peut s’arrêter. Si j’appelle S2 la situation mortelle, S1 la situation de survie ; à chaque fois je risque, à chaque fois je balance. Je risque de tomber sur S2. Si ça n’est pas « mortel » ou « de survie », c’est « situation malheureuse », par exemple pour l’homme, n’être aimé que pour son argent ; et bonne situation, être enfin aimé pour soi-même. Vous comprenez ? Je n’aurai jamais de preuve d’un truc comme ça, il faudra recommencer à chaque coup, alors c’est fatigant tout ça, ça use, ça. On a plus rien à avouer, à chaque fois comme ça. Qu’est ce que ça va faire ça ?il faut continuer. Et là vous allez avoir quoi ? Une corde qui unit, où chaque noeud si vous voulez, chaque noeud de la corde sera formé par, premier noeud : A S1 S2, deuxième noeud : A’ S’1 S’2, troisième noeud, cette fois ci dans un processus temporel : A’’ S’’1 S’’2, etc. Et chaque noeud de la corde vaudra pour soi- même, sera une espèce de présent porté à son maximum d’intensité. Ce sera un présent, un événement valant pour lui-même, porté à son maximum d’intensité. Pourquoi ? Parce que, à chaque noeud se fait le renversement possible, « Est-ce que c’est ce coup ci que ça va m’arriver ? ». Vous trouvez ça constamment dans le néo-western. Là il n’y a plus du tout une action grandiose, il y a un type qui à chaque instant se demande si ce n’est pas ce coup ci qu’il va y passer. Et si ce n’est pas ce coup ci, ce sera le prochain et il le sait bien. La situation peut se retourner à chaque instant. Bon, et vous avez une corde à noeuds, comme ça, qui se prolonge ou bien qui est brusquement interrompue ; et cette corde à noeuds, elle peut se définir comme ceci, elle unit de plein fouet des instants hétérogènes les uns aux autres, A, A’, A’’, avec à chaque fois la possibilité que la situation se retourne.

Et l’année dernière, j’avais proposé un mot pour désigner cette espèce de... C’est comme une ligne brisée, c’est pas une ligne droite. C’est une ligne brisée qui va d’un événement à un autre et qui pourtant est la seule ligne possible. C’est à dire que c’est la ligne d’un destin (en un autre sens du mot destin), il n’y en a pas d’autre possible. Donc en un sens, elle est plus droite qu’une ligne droite, il n’y en a pas d’autre possible. C’était la seule possible pour aller de tel événement à tel événement. Chacun de ces événement étant indépendant, chacun étant porté au maximum de son intensité ; de telle manière qu’au niveau de chacun, la situation était réversible, retournable. C’est comme une ligne d’aventure, c’est comme une ligne d’erre -comme dit Anne Quérrien - e.r.r.e.

Et l’année dernière, je vous proposais d’appeler ça, parce que c’était commode et que ça nous servirait beaucoup, une ligne d’univers ou une fibre d’univers. C’est pareil, la fibre d’univers, c’est une corde à noeuds. Et tous, vous l’avez, vous devez vous persuader que vous avez vos préférences, vous avez vos privilèges dans notre tableau des images et des signes. Et qu’est-ce que vous êtes, vous ? Chacun de vous et chacun de nous, et tout ? Je pense que nous sommes tous, chacun de nous, un petit paquet d’images. Un petit paquet d’images avec des signes, avec des signes plantés dedans.

Voilà. Ce qui est un gros progrès sur la philosophie anglaise parce que je me souviens d’un texte qui était très très beau, un texte de Thomas Hardy qui dit « Les êtres sont un paquet de sensations. ». Alors nous, on peut dire plus : « Vous êtes un paquet d’images avec des signes plantés dedans. ». Il y a de quoi vivre, c’est pas triste du tout comme nouvelle. C’est ça qui définit tout ce qu’il y a de profond et de grand en vous, si vous n’étiez pas ça vous ne seriez rien. Jamais personne ne peut se dire : « Je ne suis qu’une seule image. ». « Je ne suis qu’une seule image et je ne suis qu’un seul signe » ça serait idiot. Ce ne serait pas seulement idiot, ce serait contradictoire. ... passer votre futur, c’est très intéressant pour la vie, car ça nous arrive tout le temps, on est tous traversés par une corde à noeuds. La corde à noeuds qui nous traverse c’est lorsqu’on prend conscience de ceci : « Ah mon dieu, je ne l’aurais jamais cru, il a fallu que je passe par là pour arriver là. ». Alors que la ligne droite semblait possible, il n’y a jamais de ligne droite. Dans une vie, il n’y a absolument jamais de ligne droite. Il y a des lignes qui ne cessent d’être des lignes plus droites que des droites. Je veux dire qu’il n’y a jamais une ligne qui irait de « faire des gammes » à « jouer du piano ». Encore qu’il faille qu’il y ait cette ligne, encore qu’il faille faire des gammes pour arriver à jouer du piano. Les lignes de vie, l’espèce de corde à noeuds qui nous traverse, elle passe d’un événement à un événement hétérogène, elle connecte ça de plein fouet.

Et on est stupéfait quand on se dit en effet : « C’est quand j’étais là bas, quand j’étais à tel endroit et où je n’y pensais absolument pas. C’est ça qui a été déterminant pour un événement qui m’est survenu vingt ans plus tard. » C’est plus rigolo que la recherche d’inconscient, de faire un tableau avec des cordes à noeuds qui courent au travers, c’est des lignes d’univers. Et les lignes d’univers, ça peut avorter, ça s’ensable, ça tombe dans un trou noir. Oui, c’est très rhizome, l’ensemble des lignes d’univers. D’où nous pouvons ajouter, parce que la ligne d’univers fait donc bien partie d’un type d’images mais en même temps, elle les entraîne toutes. Ce que nous sommes alors, ce sont des paquets d’images où sont plantés des signes et que traversent des lignes d’univers. Avec tous les petits drapeaux qui sont plantés sur nous, on suit des lignes d’univers, on se rencontre ou bien on se heurte ou bien etc.

-  Voilà, alors j’ai mon troisième signe, qu’est-ce que c’est que cette corde à noeuds, cette fibre d’univers ? C’est évidemment elle qui tient le secret des signes que j’appelais indices ou signes de composition. C’est elle qui engendre sans cesse ou qui nous met en présence sans cesse de situations retournables, réversibles, c’est elle qui assure notre survie au contraire. en fait il n’y a plus de problème, c’est à dire, on jette [...] à la fin. Si bien qu’il faut bien la tenir cette corde. Cette corde, c’est l’image concrète que je met sous le nom de santé psychique, alors si vous la lâchez, vous comprenez... Appelons ça d’un mot... Quel est le signe de cette fibre d’univers, de cette corde ? C’est tout simple, nous appellerons les signes de cette nature des vecteurs, ça repose parce que c’est un mot simple, ce sont des vecteurs qui vont de A à A’ à A’’, etc. Et c’est bien eux qui vont être le signe génétique, je dirais que le vecteur, c’est le signe génétique de la seconde forme d’image-action dont les signes de composition étaient l’indice de manque et l’indice de distance.

Donc j’ai mes trois signes, tout va bien, ouf,
-  indice de manque,
-  indice de distance,
-  vecteur, pour la seconde forme d’image-action. Et là je voudrais, presque pour qu’on se détende, quelle heure il est ?

« midi dix »

Pour qu’on se détende je voudrais, je pense à un type de cinéma que j’admire beaucoup et l’année dernière je n’ai pas pu en parler parce que ce n’est pas venu comme ça. Je me dis et à propos, vous comprenez, si je développe un tout petit peu pour le cinéma, moi ce qui me fascine c’est... Supposez qu’on se trouve devant les deux formes d’image-action, S A S et A S A, c’est compliqué ça, parce que... ? Ca veut dire quoi ? ? quoi ?
-  Claire Parnet : ? Il y a d’une part la situation A S A, et S A S’...

Elles sont mêlées.

- Claire Parnet : Oui, elles sont complètement mêlées puisque en plus, ça correspond historiquement à la charnière du western, de l’ancien et du nouveau western. C’est à dire qu’il y a dès le début Robert Redford dans une sale histoire, et qui tue quelqu’un sur la route mais en fait, c’est pas lui qui l’a tué. Et il va de noeud en noeud et il sait depuis le début que ça se passera mal pour lui, avec les deux pôles : « Est-ce qu’il va s’en tirer ? » et « Est-ce qu’il ne s’en tirera pas ? ». Et mêlé à ça, il y a l’histoire d’un shérif, nouvelle manière, enfin qui est exactement la copie des anciens shérif, qui est Marlon Brando. Qui comprend que dès le début la situation est pourrie, qui s’en imprègne, qui comprend peu à peu que toute la ville de texans fascistes le prend pour un mec acheté par le propriétaire riche ; qui se prépare à agir pendant tout le film. Qui s’imprègne, qui s’imprègne, qui s’imprègne ; qui se prépare à agir mais il ne pourra jamais agir, il se fera passer à tabac avant. Et tout le monde sera mort à la fin, et lui s’en ira parce que l’action n’est plus possible.

G.D. : Une des choses très intéressantes il me semble, dans ce que tu dis, c’est si on faisait une théorie de l’acteur alors, c’est que vous avez les deux générations de l’acteur américain...

-  Claire Parnet...Et le nouvel acteur, qui est Redford, qui n’est plus du tout... qui est animal dès le début, c’est à dire... ?

L’Actor’s Studio, qui est vraiment la grande forme « Ah je m’imprègne et puis j’éclate, ah je m’imprègne et puis j’éclate. » et puis qui n’arrive jamais, ça a produit de grands grands acteurs. Brando, en effet, quand il se fait faire un gros plan sur la bouche, il mâchonne, il s’imprègne vraiment. Et puis ça va éclater, on le sait d’avance et on attend la prochaine imprégnation. Newman, quand Hitchcock disait : « j’ai jamais pu obtenir un regard neutre de Newman. » Et pourtant c’est un très grand acteur. Mais qu’il se tienne comme tout le monde, non, il faut toujours qu’il ait l’air de saisir quelque chose de la situation. Alors vous pensez, pour Hitchcock, c’est le drame ; quand l’acteur se mêle de vouloir saisir quelque chose de la situation. Pour Hitchcock, c’est foutu, il ne peut pas utiliser des acteurs comme ça.

Alors en effet, ce qu’il y a de très intéressant c’est que Redford, c’est typiquement un acteur de la génération, alors au choix, ou seconde génération Actor’s Studio ou même tout à fait en dehors de l’Actor’s Studio, c’est la nouvelle génération.  ? La nouvelle génération, c’est plutôt De Niro, tout ça...  ? Où là, ils vivent en effet sur fibres d’univers à l’état pur, ils vivent sur vecteur ; c’est des acteurs vecteurs, quoi. Et vous avez vraiment les deux là... Oui, alors je disais, ce qui confirme tout à fait ce que vient de dire Claire parce que vous voyez, moi ce qui m’intéresse beaucoup c’est que d’une part, vous avez beaucoup de cas possibles. Vous avez des grands auteurs de cinéma qui manifestement ont une prédilection marquée pour telle ou telle forme, la grande forme ou la petite forme, la première ou la seconde. Et ça ne les empêche pas pourtant, comme parfois pour se reposer ou bien par nécessité budgétaire ou bien par ordre des producteurs, de faire un chef­-d’oeuvre de l’autre forme, mais ils ont quand même une préférence. Et puis vous en avez des bizarres, qui semblent n’avoir aucune préférence. Je pense à un type comme Hawks qui peut aussi bien sauter, et il fait des mélanges, des mélanges très très savants, très très curieux ; et je ne dis pas qu’il le fasse consciemment. C’est qu’à mon avis,il dispose d’une forme qui est capable de transformation, chez Hawks, c’est très curieux, une espèce de forme à transformation qui va lui permettre d’être tout le temps... Et ça, ça peut être très intéressant, c’est pas forcément [...] que d’autres. Et puis, qu’est-ce qui détermine le choix ? Grande forme ou petite forme, choix d’une image-action ou de l’autre ?

On pourrait le dire mais ce ne serait vrai que très partiellement, l’argent dont on dispose ; la petite forme A S A, c’est moins cher, ça peut être vrai ; en effet, on en parlait il n’y a pas longtemps, la série B, ce qu’on appelle la série B a évidemment été un des grands éléments de constitution de la seconde image-action. ?

La corde à noeuds est moins chère que la spirale. Sûrement, et que les grands ensembles. Une situation qu’on voit à peine, c’est moins cher. Mais ça n’empêche pas que le second type d’image-action a exigé le grand écran et se manifeste sur grand écran et a besoin du grand écran, et a besoin de décors tout à fait somptueux et de couleurs, mais ce n’est pas le même traitement de la couleur, là ça serait encore plus compliqué. Ce n’est pas le même traitement du grand écran. Comme on a dit parfois, c’est une mise en scène horizontale, le grand écran sert à une mise en scène horizontale, ce qui n’est pas toujours le cas.

Mais pensez à Anthony Mann qui est typiquement de la seconde forme d’image-action avec la situation constamment réversible, la corde à noeuds, la fibre d’univers. Anthony Mann serait un représentant typique de ce genre d’image-action dans son utilisation du grand écran, et en plus ses films ne coûtaient pas moins cher. Mais il a commencé par une longue période de série B, mais enfin, ses films ne coûtaient pas moins cher que les autres. Donc ce n’est pas du tout une différence économique, c’est, qu’estce qui fait que un type se dit... Ou bien il est très doué pour lui, il y a un mystère, exactement comme il y a des styles ; son style va dans ce sens là, il voit de telle manière. C’est deux manières de voir, ces deux types d’image-action, j’insiste làdessus, c’est deux manières de voir. C’est pas seulement deux formes d’images, c’est à dire deux procédés de constitution d’image, c’est plus profondément deux manières de voir ; avec la possibilité, encore une fois, d’une forme à transformation.

Et je voudrais parler de ce dont je n’avais pas du tout parlé. Il y a un cas qui me paraît extraordinaire, ce n’est pas seulement une manière de voir, c’est plus profondément, je dirais, une idée ou une naissance ; c’est à dire que c’est de la philosophie. Conformément, finalement, il y a un mot grec : "eidos". Eidos veut dire trois choses : la forme, la vue ou la manière de voir (on vient de voir ces deux), et troisièmement, ça veut dire aussi l’essence. En quoi ces deux types d’images renvoient à des essences ? Les essences, je dirais que ce n’est pas des personnes, ce n’est pas non plus des abstraits, c’est ce que j’appellerais des termes, des espèces d’intuitions qui pénètrent quelqu’un, qui définissent comme la tâche à laquelle il est appelé. Vous vous rappelez les pages de Proust sur le jaune, le petit pan, le fameux petit mur de Vermeer qui est comme une essence, mais cette essence ne fait qu’un avec la tâche pour laquelle Vermeer semble avoir été incarné, à savoir, poser la touche de ce petit pan de mur jaune.

Bon, alors je pense à un type, je pense Herzog, ce qui ne veut pas dire du tout qu’il soit plus grand que les autres auteurs dont on parle, pas de jugement de valeur là. Voilà quelqu’un de bien curieux parce qu’il a toujours été supposé quelqu’un qui se trouve devant deux tâches. Je ne dis plus comme pour Hawks, je disais pour Hawks que c’est quelqu’un qui dispose et qui est maître, qui a inventé d’une forme à transformation tel qu’il peut aisément passer de S A S à A S A. Il est ailleurs, il a sa formule à lui. Peut importe sa formule, ça nous prendrait trop de temps. Mais Herzog est un tout autre cas parce que ça se passe au niveau de ce qu’il a dans la tête. Voyez, je fait une gradation : la forme technique, encore une fois la manière de voir et ce que quelqu’un a dans la tête, c’est à dire l’idée. Il n’a que deux idée Herzog, mais c’est énorme deux idées, vous vous rendez compte ? Si on en avait autant ! Il a deux idées qui lui reviennent sous les formes les plus variées. Et le problème pour moi, c’est : Estce qu’elles se mélangent les deux idées ? Estce que c’est la même quelque part, encore plus profond, est-ce que c’est la même ? Il est hanté, l’idée, c’est ce qui vous hante.

-  Et bien Herzog est hanté par deux choses. Il est hanté par l’idée de quelqu’un qui concevrait une tâche démente et grandiose, et parce qu’elle serait démente et grandiose, il la réussirait, ou même la ratant, il la réussirait quand même. C’est une drôle d’idée, ça. Pourquoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous voyez qu’il se met du côté, pour traduire dans mes termes, il se met du côté S A S mais dans des conditions très particulières. Ce n’est pas la situation qui impose une action grandiose, non, ça on s’en fout. Il faut qu’il nous présente un fou suffisamment fou pour avoir un projet grandiose ; dès lors, il est fondamentalement égal à l’action, il n’a même pas à devenir égal à l’action, il l’est. Il l’est, et il l’est dans sa certitude absolue. C’est le cogito de la folie, quoi. Et en un sens, plus cet acte, plus cette tâche sera démesurée, plus il lui sera égal. C’est une voie, il y a une autre voie. Supposez que le même homme... Supposez que cette question vous intéresse . Supposez, c’est ça que j’appelle... Supposez ça vous intéresse, là on est pas dans le domaine ? Estce qu’il a tort ou est ce qu’il a raison ?. Il va en tirer une oeuvre ; ou il va en tirer une oeuvre bonne ou il va en tirer une oeuvre médiocre, bon. Mais on ne va pas discuter, on ne va pas lui dire « T’as tort. », qu’estce que ça voudrait dire ? C’est son problème à lui. Si quelqu’un me dit : « Tu vois, mon problème... » C’est ça qu’il m’arrive de reprocher à des étudiants quand ils veulent faire un travail précis, c’est qu’ils n’ont pas leur problème, donc ils n’ont aucune raison de commencer le travail, et ils demandent au prof de le leur inventer, le problème. Mais ils ne peuvent pas. Moi, je ne peux pas inventer les problèmes de quelqu’un d’autre. Il faut avant tout que vous ayez les vôtres. Sinon il n’y a rien de mal. Sinon votre heure n’est pas encore venue de travailler pour vous même, c’est évident. Alors, il a ça. Il se dit que c’est une idée un peu tordue mais intéressante. Imaginons des personnages qui soient égaux à l’action grandiose. Conditions : Il ne faut pas que l’action grandiose soit donnée comme à faire ; il faut qu’elle germe de leurs cerveaux, de leurs cerveaux illuminés.

Ce sont des illuminés. Il va pousser la formule S A S jusqu’à l’illuminé. Par là, il va la transformer. Et puis alors, il a en même temps l’autre problème. Il pourrait s’en tenir là, ce serait possible. Mais non, il a en même temps l’autre problème. Qui est : Comment imaginer des pauvres types, tellement pauvres types qu’ils suivent des débiles, des idiots qui s’accrochent à une ligne d’univers. On est dans la formule A S A, mais dans de telles conditions que jamais ils ne saisiront comment un noeud peut s’unir à un autre noeud, peut se connecter à un autre noeud. Et ils seront complètement perdus car devant toute action, si minuscule à faire qu’elle soit, et devant toute situation réversible, ils seront radicalement sans défense. L’idiot sans défense, l’idiot radicalement sans défense, la créature radicalement sans défense d’une part. Et d’autre part, l’illuminé par nature égal à l’action la plus démesurée qu’on puisse imaginer. Supposez que ce soit son double problème, il ne le raisonne pas, c’est ça qui l’intéresse. Il va nous faire tantôt une oeuvre d’un type et tantôt une oeuvre de l’autre type. Et quand même, il faudra bien qu’il lâche des secrets. Et lui même alors ? C’est là que c’est intéressant les rapports de la vie et de l’oeuvre de quelqu’un. Lui-même, il lui arrive une fois une idée très bizarre, il apprend qu’une vieille dame à laquelle il doit beaucoup, estime t’ilet pour laquelle il a beaucoup de respect, à savoir **Loth Hessner*, est très malade, à Paris. Et lui-même il est dans le fond, je ne sais plus quoi, de la Forêt Noire ou en Prusse... Je ne sais pas où il est, enfin il est très loin. A Munich. ? A Munich, il est ? Enfin, il sent une ligne d’univers et il dit : « Il faut que j’y aille, il faut que j’aille la voir sinon elle va mourir. Si je n’y vais pas, elle meurt. Il faut que j’y aille à pied, si je n’y vais pas à pied... » Pourquoi il veut y aller à pied ? Il tient son journal de bord, moi que je ne trouve pas très bon et qui est paru en français, traduit en français, le journal de son voyage, là. Et il y a, comme quoi il ne faut jamais trop se hâter de fermer un livre, il faut essayer d’aller jusqu’au bout ; à la dernière page, il y a une phrase qui m’a tellement touché que je me suis dit... Mais là j’ai oublié de l’amener alors je ne vais pas vous la lire la phrase. Mais surtout que c’est dans une subordonnée, il le dit comme une chose allant de soi alors qu’il n’en a pas dit un mot avant, il dit : « Comme tous les êtres marchants... » mais c’est dans une subordonnée du type « Parce que comme tous les êtres marchants, durant tout ce voyage, j’avais été sans défense. »

Je me dis, merde alors, en voilà une idée. C’est ça une idée, c’est quand même quelque chose que vous vivez. Une idée, c’est dire « Là j’ai une idée. », vous ne savez pas ce qu’elle veut dire cette idée. Quelqu’un qui marche est radicalement sans défense ; alors, on voit tout de suite qu’il y a des niveaux de l’idée qui sont plutôt plats. Je peux comprendre l’idée en disant « Ah oui, dans notre époque d’automobiles, le piéton est sans défense. », or je ne peux pas dire, il ne faut pas non plus rire trop vite car je ne peux pas dire que cette zone n’appartienne pas à l’idée, il est trop évident que cette zone appartient à l’idée. Ca n’empêche pas que l’idée « L’homme qui marche est fondamentalement sans défense. », la question n’est pas de savoir si elle est vraie ou fausse, la question est de savoir ce qu’elle nous ouvre. Qu’est ce qu’elle nous apporte ? Alors, je prends un bon exemple, si elle ne retentit pas en vous, vous la laissez de côté, elle n’est pas pour vous, aucune importance ; si elle retentit un peu en vous, vous la faites vôtre. Vous la faites vôtre, il faudra que vous trouviez. Il faudra que vous trouviez en vous ce que ça veut dire. Si vous vous en tenez à des associations extérieures, le piéton et l’auto, c’est qu’elle n’est pas pour vous, encore que ces associations soient justes.

Et alors qu’estce qui va se passer dans le cinéma d’Herzog ? Il va prendre les deux bouts, il va prendre, vous voyez, ces deux bords. Il prend par la bordure S A S et par la bordure A S A. Et la bordure, ça va être l’illuminé qui a une idée tellement folle que même échouant, il va l’exécuter. Et ça donne quoi ? Si je donne les personnages incontestables, dans les films incontestables on va voir qu’il va y avoir des ambiguïtés, heureusement. C’est évidemment **Aguirre**. L’idée démente, non pas de trahir le roi, ça c’est rien, mais de tout trahir, arriver à tout trahir, tout. Comment tout trahir à la fois ? C’est pas facile ça, ça c’est vraiment une idée claire. Et l’idée n’est pas vraiment terminée : Comment tout trahir pour fonder ou refonder un empire originel de race pure constitué par l’union incestueuse de lui-même et de sa fille ? Voilà ce qu’on peut appeler une grande entreprise, mais ce n’est plus du tout une grande entreprise du type S A S, c’est à la bordure de S A S, c’est devenu l’action grandiose de l’illuminé.

-  Autre film incontestablement dans cette voie, c’est quoi ? « Coeur de verre » [...] Oui, « Coeur de verre » que je trouve un très très beau film qui est une grande grande entreprise, une grande entreprise de ce type. Passons de l’autre côté. Toutes ces espèces d’idiots, de génies et tellement émouvants, et tellement incroyables que Herzog crée. Alors, c’est Hauser, l’homme qui marche, c’est les créatures sans défense. C’est lui qui impose au cinéma un type de personnes, de personnages tellement sans défense, tellement radicalement privés de défense qu’on en pleurerait, et en même temps ils marchent, ce sont des personnages qui marchent. Voilà qu’il a su faire passer dans de images très belles, à mon avis, l’idée, l’idée mystérieuse qu’il avait tout à l’heure : Il faut vraiment être un idiot pour marcher, et marcher c’est être sans défense. Mais je serai cet idiot là. Hauser la pénible marche [...] son caractère privé de toute défense. Et dans ce qui pour moi est le chef-d’oeuvre de Herzog, « La ballade de Bruno », là nous est présenté le personnage qui par nature, il le dit tout le temps lui-même : « Je suis sans défense. Mon mal, c’est d’être sans défense. Le mal dont je souffre, c’est d’être sans défense. » Et quand il lance la question splendide, devant son piano, là, et devant l’instrument de musique de son copain, le petit nain. Quand il lance la question splendide : « Et qui me dira où vont les objets qui n’ont plus d’usage ? Et qui me dira... ». Là aussi, la réponse facile c’est de répondre que ça va aux ordures. Mais sans doute, est ce qu’il veut une réponse métaphysique à cette question métaphysique ? Tout comme lorsqu’il disait, ou Herzog disait « celui qui marchait sans défense », il ne s’agissait seulement pas de dire « Sans défense contre les voitures ». Il s’agissait d’une absence de défense qui était non seulement physique mais métaphysique. Alors, alors là, « La ballade de Bruno »... Il suivra une fibre d’univers qui l’amènera de l’Allemagne en Amérique dans sa découverte, dans cette espèce de découverte de l’Amérique, c’est réellement la ballade au sens de poème chanté et de la balade, quoi.

Bon, mais il y a des films beaucoup plus équivoques, je dirais le troisième où il y a le grand débile qui est absolument sans défense, c’est compliqué et pourtant, il est l’assassin. Ca ne l’empêche pas d’être la créature sans défense par excellence c’est Woyzeck, c’est Woyzeck. Ca fait même la trilogie des sans-défense ;dont, je crois, Herzog a très très bien compris le caractère conforme à la fois à la pièce et à l’opéra. C’est le débile qui précisément, parce qu’il est arrivé à cet état de nudité radicale des défenses, d’un écroulement radical des défenses, dès lors, s’est uni d’une certaine manière aux puissances mêmes de la terre. Et voilà que dans cette union du débile, de l’idiot avec les puissances de la terre, l’idiot va commettre ce qui pourrait en apparence, nous renvoyer à l’autre pôle, c’est à dire une espèce d’action grandiose, démente, à savoir le sang, le sang, le sang, à savoir l’assassinat de Marie qui mobilise la terre entière exactement comme l’histoire de Caïn et d’Abel mobilisait la terre entière.

Bon, alors à votre choix, je veux dire un truc comme « Nosferatu », c’est quoi « Nosferatu », c’est quel pôle ? Je ne sais pas, je m’en fout, finalement ça m’est égal. Mais ce qui est intéressant c’est qu’il y a évidemment dans l’esprit de Herzog, et dans son oeuvre, un point virtuel que peut-être il n’atteindra jamais ou peut-être il n’arrivera pas à faire l’image nécessaire. Peut-être qu’il n’arrivera pas à trouver l’ensemble des images qui rendraient compte de ce point virtuel où les deux bordures de l’image-action révèlent une espèce d’identité fondamentale.

Comtesse : Mais justement [...] un des films de Herzog où toutes les singularités de bordure, que ce soit la création d’empire ou que ça soit l’espèce d’errement de Kaspar Hauser ou de la ballade de Bruno, il y a un film où une image qui conjoint et qui peut être le secret de ces singularités propres, c’est la fin de « Coeur de verre » où on est plus dans des singularités de bordure mais on est suspendu au bord du gouffre...

G.D. :Je crois que tu as raison.

Comtesse ; non plus la bordure, la singularité de bordure, mais le bord. Et justement l’impulsion, l’impulsion soit meurtrière soit suicidaire, pour Herzog ça appartient encore au bord, c’est un événement au bord...

G.D. :Oui, oui oui, je crois que ça te donnerait raison, je suis comme toi, je me dis que c’est « Coeur de verre » qui est... sûrement pas au besoin le meilleur film d’Herzog mais ça n’empêche pas, qui est peut-être le film où il a le plus approché de, d’une espèce de réunion, pas du tout réfléchie mais de réunion vécue de ces thèmes, oui, oui. Tous les personnages à la fin sont suspendus sur le rocher et il y a un extraordinaire travelling circulaire à plusieurs reprises et ils sont immobilisés au bord.  ? [...] G.D. : Oui, mais là je ne peux pas en parler, je ne l’ai jamais vu, je ne l’ai jamais vu, j’aimerais bien le voir, oui. mais c’est à toi à mon avis les nains, ça doit être... Les nains, le personnage du nain, c’est aussi l’être sans défense.  ? [...] G.D. : C’est ça, l’être sans défense a un contact fondamental avec la nature, évidemment, qui fait que peut être, justement, il va basculer de l’autre côté dans la mesure où la puissance de la nature se saisit de lui tout d’un coup. Dans le cas de « Woyzeck », c’est quand même frappant, le meurtre, l’assassinat de Marie est, à cet égard est tellement à commenter, c’est à dire réunit à la fois l’être radicalement sans défense et la puissance de la terre qui va armer son bras. Tout ça, ça fait partie des images dont je ne parle plus au niveau du cinéma mais des images théâtrales et musicales si fortes qu’on peut parler infiniment dessus.

Alors donc vous voyez, je voulais dire, ces formes bien sûr, j’ai beau faire mes classifications, elles seront à chaque instant débordées. C’est à dire là, il y a un nouveau type de signe dans l’oeuvre d’Herzog, j’aurai beau dire que c’est un composé de tout ça, en fait c’est pas un composé de tout ça, c’est encore des signes spéciaux, le signe de l’idiot, c’est un signe spécial. C’est pour dire que je procède, je fais le minimum, sinon on peut aller à l’infini, ce qui est extrêmement gai.

Et alors, si j’ai le temps, quelle heure il est ? Moins vingt. On arrête, vous en avez assez, moi je n’en peux plus d’ailleurs. Donc, j’ai presque fini, j’ai presque fini cette classification des signes et j’expliquerai à la rentrée ce qu’on va faire dans la lignée, dans la suite de ça.

 22- 02/11/82 - 1


 22- 02/11/82 - 2


 22- 02/11/82 - 3


 23- 23/11/82 - 2


  23- 23/11/82 - 1


 24- 30/11/82 - 2


 24- 30/11/82 - 1


 24- 30/11/82 - 3


 25- 07/12/82 - 1


 25- 07/12/82 - 2


 25- 07/12/82 - 3


 26- 14/12/82 - 1


 26- 14/12/82 - 2


 26- 14/12/82 - 3


 27- 21/12/82 - 3


 27- 21/12/82 - 1


 27- 21/12/82 - 2


 28- 11/01/83 - 2


 28- 11/01/83 - 1


 29- 18/01/83 - 1


 29- 18/01/83 - 2


 30- 25/01/83 - 1


 30- 25/01/83 - 2


 31- 01/02/83 - 1


 31- 01/02/83 - 2


 32- 22/02/83 - 1


 32- 22/02/83 - 2


 32- 22/02/83 - 3


 33- 01/03/83 - 1


 33- 01/03/83 - 2


 33- 01/03/83 - 3


 34- 08/03/83 - 1


 34- 08/03/83 - 2


 34- 08/03/83 - 3


 35- 15/03/83 - 1


 35- 15/03/83 - 2


 35- 15/03/83 - 3


 36- 22/03/83 - 1


 36- 22/03/83 - 2


 37- 12/04/83 - 1


 37- 12/04/83 - 2


 38- 19/04/83 - 1


 38- 19/04/83 - 2


 38- 19/04/83 - 3


 39- 26/04/83 - 1


 39- 26/04/83 - 2


 40- 03/05/83 - 1


 40- O3/05/83 - 2


 41- 17/05/83 - 1


 41- 17/05/83 - 2


 41- 17/05/83 - 3


 42- 24/05/83 - 1


 42- 24/05/83 - 2


 42- 24/05/83 - 3


 43- 31/05/83 - 2


 43-31/05/83 - 1


 44- 07/06/83 - 2


 44- 07/06/83 - 1


La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien