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30- 25/01/83 - 2

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Deleuze - Cinéma cours 30 du 25/01/83 - 2 transcription : Guy-Parfait ASSASSA relu et corrigé : Fabienne Kabou

DELEUZE :

Ça va donc être une histoire analogique et l’élan vital de Griffith fait qu’il lance dans le cinéma, cette espèce de conception monumentale "analogique", où il va - et je trouve que là, les commentateurs ont tout à fait tort quand ils parlent de la construction d’" intolérance" - où il va faire ce truc étonnant qui va marquer fort le cinéma américain puisque beaucoup vont essayer de recommencer mais sans réussir son chef d’oeuvre. De ce truc, de cette comparaison qui à nous, dans la mesure, où nous ne participons pas à une conception monumentale de l’histoire, nous paraît complètement arbitraire. Mais, si vous vous faites cette conception monumentale de l’histoire, ça vous paraît alors absolument nécessaire, justifié d’un bout à l’autre et plus rien ne vous gène dans le film, ce qui ne vous empêche pas de rire, mais de rire de ce qui est puissant de l’histoire monumentale.

Alors ça veut dire quoi ces parallèles, ces analogies ?

Il y a parallèles et analogies entre évènements qui ne communiquent que par leur sommet, de quelques civilisations qu’ils fassent partie. Si bien que si vous pouvez faire de l’histoire universelle, c’est au niveau de l’Histoire Monumentale. Ce qui est très intéressant dans ce que dit Nietzsche, ça c’est une conception d’homme d’action, c’est pas pour lui une conception de visionnaire ou c’est du moins le genre de vision dont a besoin l’homme d’action. C’est beau ce texte ! Il ajoute, dernier point de son analyse de l’Histoire Monumentale. Il ajoute ce qui me paraît très important : "si vous considérez que l’Histoire Monumentale va faire des parallèles, des analogies, entre évènements qui sont portés à leur maximum de grandeur, c’est-à-dire qui communiquent à l’infini c’est que précisément, l’Histoire Monumentale ne retient que les effets. Bien plus, si elle a pu mener toute son opération, cette Histoire Monumentale, "elle exauce des effets en soi". C’est l’expression même de Nietzsche lorsqu’il dit : ouais, l’histoire monumentale ne peut agir que par cette opération : les évènements qu’elle nous présente, elle leur donne le statut "d’effets pris en eux-même", d’effets en soi dès lors comme il dit, avec un petit jeu de mots, des faits qui font de l’effet sur toutes les époques et sur nous-mêmes modernes". L’effet en soi, c’est ce qui fait de l’effet partout, en tout temps. L’Histoire Monumentale, comprenez, c’est une suite d’idées toute simple. L’Histoire Monumentale n’a retenu l’événement que dans sa grandeur. Dès lors, l’Histoire Monumentale fait des parallèles et des analogies, puisque sont comparables tous les événements considérés dans leur grandeur.

Troisièmement, de tels événements, ce sont des effets, on ne s’occupe pas de leur cause. C’est des effets en soi qu’on vous montre. C’est des effets en soi et l’Histoire Monumentale ne s’intéresse pas du tout à la connexion des causes et des effets. En effet, ce qu’elle veut, c’est détacher l’effet sublime de la série de ses causes. Pour brandir l’effet tel qu’il est en soi et le mettre en parallèle avec un autre effet, tel qu’il est en soi, également séparé de ses causes. Si on tenait compte des séries causales, on ne pourrait plus détacher les effets. On ne pourrait plus prendre en soi les effets et on ne pourrait plus dès lors, faire les parallèles et les analogies. Alors donc, gardons ça.

Mais j’ajoute, j’ajoute en apparence pour mon compte, acceptons cette définition nietzschéenne de l’Histoire Monumentale. D’accord. On a abstrait les effets de leur causes, on a atteint une considération des effets pris en soi. Et dès lors ces effets pris en soi font l’objet de parallèles et d’analogies. Voyez, c’est clair j’espère, ce point.

Mais, c’est pas seulement d’une civilisation à une autre qu’on va faire cette extraction des effets pris en eux-mêmes. C’est à l’intérieur d’une même civilisation, d’une même société ; ça Nietzsche ne le précise pas !

Mais il n’y a qu’à continuer sa présentation, il n’y a aucune raison pour que ce soit d’une civilisation à une autre. Ca se voit particulièrement du point de vue de l’histoire universelle. Mais on peut prendre une histoire locale, très précise. L’histoire de la société à telle époque d’une société homogène à telle époque, on dégagera aussi les effets en soi, ça sera une conception monumentale de l’époque. Simplement, c’est qu’on considèrera les effets en soi comme des phénomènes indépendants, qui communiquent dans leur grandeur ou leur abomination par le sommet. Et on nous dira dans cette histoire : là, c’est plus Nietzsche. Et vous allez voir sur quoi on retombe. Et l’on nous dira : eh oui, il y a les riches et n’exagérez pas avec leur grandeur, et il y a les pauvres avec leur grandeur. Il y a les riches avec la grandeur de leur splendeur, il y a les pauvres avec la grandeur de leur misère. Ce sera une conception monumentale en quel sens ? On ne retient que les effets en soi. Comme ça, on pourra les comparer, on pourra comparer les riches et les pauvres. Quitte à trouver que des riches ont bon cœur aussi. Quitte à trouver que les pauvres sont parfois méchants aussi. On fera une comparaison entre des effets "en soi". Les riches et les pauvres, qu’est-ce que c’est que ça ? Deux séries indépendantes, deux parallèles, deux événements en tant qu’événements en soi, en tant que séparés de ces causes. Ce sont des effets en soi. Effets de quoi ? Ca ne communique que par les sommets. Disons : effets de la distribution divine, on ne peut pas aller plus loin. Il y a des riches, il y a des pauvres.

Et l’homme de l’Histoire Monumentale à ce niveau, peut éprouver de la compassion et dire : quel malheur qu’il y ait des pauvres et dire : et pourquoi y a t-il des pauvres ? Et évidemment la réponse est en Dieu. Il y a des pauvres. Ou la réponse est dans la nature humaine. La nature humaine est faite de telle manière que, oui il y a des pauvres et il y a des riches. Ce sont deux effets en soi.

Et une telle conception : il y a des pauvres, il y a des riches, Dickens avait un mot spirituel pour la désigner. Mais lui même l’avait cette conception. C’était ce qu’il appelait : la poitrine de porc rayée, une bande et une autre bande, deux lignes parallèles. Mais la poitrine de porc, la conception poitrine de porc, c’est la conception monumentale. Deux effets parallèles, hein, deux effets parallèles, il y a des pauvres, il y a des riches, tout comme tout à l’heure, il y avait Babylone décadente et puis il y avait une autre civilisation analogue ou un parallèle. Là les pauvres et les riches ont deux effets en soi : ils poursuivent une course parallèle.

Vous aurez donc un montage parallèle, un coup pour les riches, un coup pour les pauvres. Tout comme vous le savez, le grand montage parallèle d’intolérance : un coup pour Babylone, un coup pour l’Amérique moderne. C’est ce que Eisenstein dira avec génie et là on retrouve alors l’explication marxiste, mais quand elle est menée avec le génie d’Eisenstein, elle rend : "la technique de Griffith dépend directement de sa conception de la société." Qu’est ce que c’est en effet cette conception d’histoire de la société qu’on appelait monumentale ? On peut ajouter : c’est la grande conception libérale. En effet, le libéral sait admirer. Le libéral, il sait considérer l’événement dans ce qu’il a de splendide.

Le libéral, il sait faire des parallèles, il fait des parallèles entre civilisations et à l’intérieur d’une civilisation, il fait des parallèles aussi. Il considère les effets pris en soi. Et bien oui c’est un fait, il y a des riches et il y a des pauvres. Et si l’on me demande pourquoi ? Je dirai, telle est la nature humaine qu’il faut considérer d’un œil libéral ou bien je dirai : ainsi Dieu l’a voulu. Il faut considérer le décret de Dieu d’un œil libéral. C’est la conception américaine. Donc là, Eisenstein nous relance : il insiste beaucoup, c’est pas étonnant que Griffith soit l’inventeur de cette chose qu’il déclare lui même merveilleuse. Une technique de montage alternée parallèle, c’est-à-dire la première forme de montage griffithien dont on parlait tout à l’heure. Pas étonnant, toute sa conception de l’histoire et de la société l’implique. En termes vulgaires, je dirai : c’est une explication marxiste mais qui n’explique pas un phénomène idéologique par de l’infrastructure. C’est une conception marxiste également qui explique un phénomène technique par une structure idéologique. C’est en vertu de la conception qu’il a de la société et de l’histoire que Griffith instaure le procédé technique du montage alterné parallèle. Ca c’est une page très brillante d’Eisenstein dans le film « Forme », dans le chapitre célèbre : ‘Dickens, Griffith et nous’. Bon, mais c’est pas tout. Alors comprenez, comprenez. Collection d’effets en soi, là vous vous suivez hein ? Ca va ? Ca va ? Alors on va se reposer ? Collection d’effets en soi, c’est très joli, on a pas tenu compte des causes. Les causes, les causes, on a dit c’est Dieu, c’est la nature humaine, c’est pas sérieux. Les causes, qu’est ce qu’on va en faire ? Ah oui, on a une place pour les causes, on a une place pour les causes, on va dire ceci : ouais, imaginez qu’on dise ceci :(...) la série des riches et des pauvres, deux lignes parallèles, deux effets en soi. Objets d’un montage parallèle, mais quand même ils se rencontrent. Oui ils se rencontrent à l’infini, à l’infini de la nature humaine ou à l’infini de Dieu. Oui, ils se rencontrent. Comment ils vont se rencontrer puisque c’est du montage parallèle ? Vous sentez quand on parle du montage parallèle ou montage convergent, très insensiblement, il y a même mille cas. On ne sait pas dans lequel on est. De toute manière c’est du montage alterné. Eh oui, ils vont se rencontrer, mais sous quelle forme ? Sous la forme la plus simple du monde : un représentant des riches qui aura tels caractères individuels et un représentant des pauvres qui aura tels caractères individuels vont comme chacun tomber de sa ligne parallèle et s’étreindre, et lutter l’un contre l’autre. Un représentant des pauvres et un représentant des riches vont tomber chacun comme un grain de raisin, comme un fruit vont tomber chacun de sa ligne, chacun de son effet et ils vont entrer dans la lutte qui va faire un drame, qui va introduire le drame dans l’histoire. Et ce drame, il sera peut être réglé par Dieu ou par la justice des hommes. Il faudra qu’il soit réglé.

Dans la conception libérale, il faudra que le pauvre soit sauvé, mais pas trop sauvé de tout ce que vous voulez. C’est là le domaine du duel. Un représentant des pauvres et un représentant des riches vont tomber l’un contre l’autre, se sont étreints dans une lutte ; c’est le moment du binôme, c’est le moment du duel. Et là alors, vous avez la seconde forme du montage griffithien. Le montage n’est plus et vous voyez que les deux formes de montage sont strictement correspondantes. C’est toujours du montage alterné ; mais ce n’est plus du montage parallèle, mais le montage qu’on vous rend. Puisque cette fois-ci, c’est le pauvre qui se détache de sa ligne des pauvres ; le riche qui se détache de sa ligne de ses riches et qui vont entrer face à face dans un duel. Je dirai que de l’un à l’autre, on est passé du synsigne au binôme, quitte à remonter du binôme au synsigne et ça ne cesse pas d’être comme ça.

Bon mais alors j’ajoute, le duel, c’est lui qui recueille les causes ! Les causes qu’on ne voulait pas considérer pour ne pas troubler la splendeur des effets. Fallait bien en faire quelque chose ! Les causes, elles vont être rejetées au statut de causes individuelles ou de causes duelles. Les causes du duel entre un riche et un pauvre. Et c’est ça la vision libérale, c’est ça la vision libérale de l’histoire et de la société. Alors le libéral pourra très bien dire : "ne me prenez pas pour un idiot, je sais bien que la lutte existe !" Mais chaque fois qu’il parlera de la lutte, ce ne sera finalement la lutte individuelle entre un représentant d’un côté et un représentant de l’autre. Ce ne sera pas pas la lutte collective des deux côtés.

Or, si les causes sont passées du côté du duel individuel, peut-être est-ce qu’on peut mieux comprendre le deuxième aspect de l’histoire et là je ne suis pas Nietzsche, lisez le texte, au niveau du duel, il importe énormément que l’histoire ne soit plus une histoire monumentale, puisque l’histoire monumentale sait réserver les effets en soi. Au niveau des causes qui sont rejetées dans l’action individuelle dans le duel entre individus, ce qui va garantir l’historicité, c’est quoi : c’est la conception antiquaire.

Il faudra que le duel soit bien exact. Il faudra que ce soit le duel tel qu’il existe en ce temps-là. Et il faudra que ce soit ou bien le duel des chevaliers, ou bien le duel des gladiateurs dans le cirque, ou bien le duel des premiers chrétiens, ou bien le duel des martyrs et du lion etc. Il faudra à la lettre astiquer le duel. Et c’est ça la conception antiquaire de l’histoire. Et c’est d’une grande bêtise de reprocher à Cecil B. Demille d’avoir fait des effets et des costumes qui donnaient un effet toc. Evidemment il les habille tout en neuf, il n’est pas idiot. La règle, c’est quand on refait un reproche tellement énorme, on doit se dire : l’autre, il a dû y penser quand même. Euh, euh, pourquoi il les habille tout en neuf ? C’était pas difficile, rendre un peu usagé tout ça. Je crois que c’est vraiment au nom de cette conception, c’est que c’est un symbole commode pour marquer l’actualité de l’usage même. Il faut que les cuirasses étincellent, il faut que les chars soient tout neuf, il faut, il faut tout ça. Et chaque fois c’est une espèce de conception antiquaire de l’histoire, qui alors, là aussi n’a pas besoin des écrivains pour se faire mais a vraiment besoin des historiens, de types qui disent : ah ben oui, à ce moment là on se servait des chars avec tant de chevaux. Attention, n’allez pas mettre d’autres chevaux. Quant aux autres histoires, la psychologie du duel même, là ils s’en foutent complètement. Ils peuvent faire une Dalila qui est une vamp moderne. Ils peuvent tout ça, vous comprenez ? Ca a beaucoup d’importance, énormément d’importance. En revanche, ce qui compte, ce qui compte c’est... pensez au rôle des étoffes dans le cinéma. Et quand ce cinéma conquiert la couleur, les étoffes vont prendre un rôle. Je pense à Samson et Dalida où il y a deux grands épisodes d’étoffes : il y a, euh, euh le marchand d’étoffes qui développe toutes ses étoffes. C’est des chefs d’œuvres d’images-couleur. Mais là c’est une conception vraiment antiquaire, ça a beau être des étoffes et pas des objets. C’est vraiment la conception antiquaire de l’histoire parfaite. Et puis dans l’histoire de Samson même, rappelez-vous, l’ancien testament. Euh, euh, un des épisodes fameux de l’histoire, c’est que Samson va voler 30 tuniques et le vol des 30 tuniques par Samson est un grand moment aussi de l’image-couleur puisque, elles sont rudement bien choisies par Cecil B. Demille, les couleurs des tuniques volées. Et puis, il va les jeter à la tête des trente hommes pour qui il les a prises et tout ce cinéma de l’étoffe, on peut parler d’un cinéma de l’étoffe qui tient compte, et quand on parle du mauvais goût d’Hollywood, moi je suis frappé. Les gens qui parlent du mauvais goût d’Hollywood, c’est vraiment des gens qui n’ont pas de goût, c’est très bizarre. Parce que si vous pensez à des hommes comme Lubitsch, comme Cecil B. Demille, comme Sternberg, le goût des étoffes sous toutes les formes, une espèce de goût esthétique mais prodigieux. D’ailleurs, ils avaient une expérience de tout ça intense et personnelle. Ils savaient la différence, ils savaient exactement quelle type d’étoffe ils voulaient, ils laissaient pas ça à leur homme à tout faire, trouver l’étoffe qu’ils voulaient. Ils savaient très bien ce qu’ils voulaient, ils voulaient tout sauf des écrivains.

On comprend dans cette histoire qu’un écrivain n’avait pas sa place et tant mieux. Mais bon vous voyez. Alors j’ajoute la troisième conception. Peu importe elle en découle, ça va être une conception éthique de l’histoire. On jugera du bien et du mal. On fera passer l’histoire au nom d’un tribunal. Comme dit Cecil B. Demille aussi, il faut bien savoir ce qui est le bien et ce qui est le mal dans cette histoire. Vous pouvez encore ? Je peux continuer un peu plutôt que de faire un arrêt ? Ca va ? Une minute d’arrêt ? Sans que vous bougiez alors !

Je veux juste pour finir, voilà je me dis pour ceux que ça intéresse. Il faudrait arriver à faire la même chose. Pas la même chose au besoin faire bien mieux pour les différentes grandes conceptions de l’histoire au cinéma. Par exemple, c’est évident que chez Gance, il y a une réelle conception de l’histoire. A mon avis c’est pas du tout la même que celle dont je viens de parler. C’est évident qu’ailleurs, que chez les italiens. Il me semble que ce qu’on appelle le cinéma péplum, c’est-à-dire lui, il participe tout à fait à la conception monumentale et antiquaire de l’histoire. C’est même lui, les américains l’on hérité du péplum italien, c’est les italiens qui ont inventé je crois, la conception monumentale antiquaire. Mais il faudrait faire ça sur de tout autres auteurs, sur de tout autres courants. Et je voudrais juste ajouter deux remarques.

La première que je ne vais pas du tout développer. Mais vous voyez comme Eisenstein est coincé. Et de son point de vue à lui, il y a quelque chose de bien connu, mais pas qu’il faut prendre au sérieux. Je crois que ce n’est pas de l’abstrait. Si j’ai essayé de définir le montage américain, le montage russe, le montage plutôt soviétique, c’est quoi ? C’est un montage dialectique. Pour eux la dialectique c’est pas un mot, surtout à cette époque-là. C’est pas du tout un mot avec lequel on s’arrange. C’est vraiment un procédé de genèse du mouvement qui ne se confond pas. Donc, qui concerne essentiellement le cinéma pour eux de la dialectique. Ils n’appliquent pas la dialectique au cinéma, ils pensent que le cinéma va être un lieu par excellence de l’exercice dialectique. Donc si l’on voulait définir l’ensemble des cinéastes soviétiques, en tant que soviétiques, on dirait : c’est très différent des américains. C’est du montage dialectique. Je dis c’est très différent. Si j’essaie de dire, c’est très insuffisant : je retiens juste un petit point. Au niveau de ce dont j’ai parlé pour les américains si j’essaie de dire, qu’est ce que ce serait un montage dialectique ?

Assurément lui, il réclame une connexion des causes et des effets. Bien plus, la dialectique selon lui est la seule connexion des causes et des effets. La dialectique est la connexion réelle aussi bien naturelle qu’humaine des causes et des effets. Donc ils ne vont pas supporter une conception de l’histoire qui, d’une part considère des effets en soi abstraits de leurs causes. Et d’autre part, renvoie les causes à des actions individuelles. C’est exclu, ils vont pas supporter. Je sais pas si vous connaissez un marxiste par opposition à un libéral. Qu’on dise : il y a des riches, il y a des pauvres. Pour eux, qu’il y ait des riches, qu’il y ait des pauvres n’est pas l’affaire d’une nature humaine ni d’une distribution divine. C’est l’affaire de la lutte des classes. Et la lutte des classes signifie quoi ? Eh bien, conformément à la genèse du mouvement dans la dialectique, elle signifie comment 1 donne 2, qui va redonner 1 modifié. Comment 1 donne 2 qui va redonner un 1 modifié, vous reconnaissez le rythme même de la dialectique et celui dont Eisenstein se réclame. Mais en même temps, pressentez-le (...), je veux juste indiquer : il est bizarrement coincé. Parce que Eisenstein, il vous dit et c’est évident : il aime beaucoup le cinéma américain. Il sait qu’ils ont vu quelque chose de profond et Eisenstein veut, parce qu’il trouve que c’est ça leur grande réussite(...) il veut à tout prix garder ce que nous avons appelé la grande représentation organique. Ca il y tient, il y tient. Seulement voilà il veut garder la grande représentation organique. Mais il ne peut en garder ni les segments parallèles ni les actions individuelles concourantes parce qu’il est dialecticien. Alors il est très très coincé !

Evidemment il s’en tire, il a du génie, il s’en tire. Il va s’en tirer en gardant la forme spiralique S-A-S’ à mon avis, mais il va changer de géométrie. Il va faire une géométrie génétique, enfin peu importe. Il va mettre la spirale en mouvement de telle manière qu’il y ait un principe d’engendrement des spires et quand il y a deux et aux séries parallèles, il va substituer l’opposition d’une part dans l’image et l’opposition d’autre part d’une image à une autre. Ça va le sauver. Il va dialectiser la représentation organique. Bon, mais les autres, ils font revivre Eisenstein. Il n’a jamais été le grand dieu respecté, à ce moment-là, ça se battait fort, hein ! Les autres, ils repéraient quelque chose, hein, ils étaient malins. Ils disaient : "mais tout ça, Eisenstein, c’est un peu bourgeois ce que tu nous fais comme cinéma !" Et Vertoff, il se marrait en douce. Il disait : "ça de la dialectique ? Non, ce n’est pas cela, la dialectique. Et Vertoff allait dire, étant complètement anti Eisenstein : "si vous voulez vraiment faire de la dialectique, il faut l’inscrire déjà là où Eisenstein ne pourra jamais se risquer, à savoir dans la matière elle-même". Rappelez-vous le titre d’Eisenstein : "la non-indifférente nature", c’est-à-dire la dialectique ne se fait - d’une certaine manière il est pardonné, c’est idiot ce que je dis, il est sartrien. Je veux dire, dans la grande discussion qu’il y a eu à un moment, dans laquelle Sartre avait pris parti, à savoir : est-ce que la dialectique est forcément une dialectique conjointe de la nature et de l’homme ? Ou bien, est ce qu’il y a une dialectique de la matière en elle-même, de la nature sur l’homme ? Sartre avait pris très violemment parti pour dire qu’il n’y a comme dialectique conjointe que la nature non indifférente, ça veut dire la nature dans l’homme, l’homme dans la nature et c’est ça la dialectique. Mais il y a tout un autre courant du marxiste qui pensait que la dialectique prend son véritable fondement dans la nature sans l’homme, ils insistaient donc sur l’idée d’une dialectique matérialiste. Contre la dialectique et ils reprochaient aux autres d’être des humanistes libéraux. Eisenstein y passera, on lui reprochera son humanisme libéral, sa complicité avec le cinéma américain. Et à mon avis, c’est faux, c’est faux et vrai tout ça. On sait plus euh euh, c’est faux et c’est vrai. C’est vrai que euh euh mais tout ceci juste pour dire que, on ne peut, quelque soit l’importance d’Eisenstein on ne peut pas le considérer comme représentant du cinéma soviétique à cette époque-là. Parce que finalement quand on parle du montage dialectique, c’est bien un point commun de tout le cinéma soviétique, mais comme chacun a sa manière de concevoir la dialectique et que encore une fois la dialectique d’Eisenstein, ce n’est pas du tout la même que la dialectique de Vertoff et je pense que c’est même pas la même que la dialectique de euh, évidemment j’ai perdu le nom, euh du type de la terre là, de Dovtchenko, c’est très compliqué ; et enfin autre remarque pour en finir aussi, mais l’année dernière j’en avais un peu parlé. Vous voyez pourquoi je disais au début : mais en vertu de leur conception de l’histoire, des américains, l’histoire monumentale et antiquaire, qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ce qu’ils vont faire, c’est tout simple. Ils vont considérer tout comme encore une fois je le disais la dernière fois, tout comme encore une fois pour les russes, pour les soviétiques plutôt. La fin de l’histoire, c’est le prolétariat et on comprend pourquoi, d’un point de vue dialectique.

Mais d’un point de vue humaniste libéral, c’est-à-dire dans une vision de l’histoire paralléliste où des effets en soi se comparent d’une civilisation à une autre, indépendamment de leur cause. D’où, ah oui, tout est rêve, tout le cinéma américain est finalement historique. Tout le cinéma américain, c’est éternellement naissance d’une nation. L’Amérique étant la naissance la plus originale d’une nation telle que, à elle seule, elle récapitule toutes les naissances de toutes les autres nations. Et c’est ça, une partie, pas tout, une partie du rêve américain.

Et on l’a vu, le rêve américain, il a deux groupes : synsigne, binôme. Synsigne : notre nation est le grand englobant qui fondera les peuples les plus divers - premier aspect du rêve. Deuxième aspect du rêve : notre nation formera des hommes, les vrais américains qui l’emporteront toujours dans le duel. Bon, eh ben c’est ça le rêve américain !

Mais bon, quand est ce qu’il a fini, le rêve américain ? Il faut distinguer deux choses. Le rêve américain, il faut distinguer les doutes sur ce rêve. Il faut distinguer le moment où il s’écroule. Le moment où il s’écroule, c’est l’après-guerre. Et il s’écroule. L’une des raisons principales pour lesquelles il s’écroule à mon avis, il s’écroule aussi pour d’autres raisons, mais l’une des raisons principales, c’est l’éclatement des minorités. C’est à ce moment-là, la prise de conscience et l’action des minorités qui commencent à dire : creuset, tu vas voir ça. Nous sommes pas bons pour le creuset. Et ça suppose des émigrés nouveaux, ça suppose d’une part l’éveil du mouvement noir, ça suppose évidemment les Black Panthers mais ça suppose la montée de nouvelles minorités. Il y a toute une histoire de l’émigration. Le grand rêve creuset, vous le trouverez chez Ford. Bon c’est un irlandais. Ouais, chez les irlandais, ça marche. Il vont enfin avoir une nation. Mais pour les noirs, Griffith, quand ils s’agissait des noirs, fini le libéralisme, hein. La nation américaine est-elle creuset pour toutes les minorités ? Ah oui mais attention, pas les noirs. Ca va être intéressant. Parce que qu’est ce qu’ils vont reprocher aux noirs ? Pourquoi cette honte de l’essence d’une nation, quelque soit la beauté du film, cette honte qui l’a marqué, qui a fait son tourment et la tristesse de sa vie etc, pourquoi ? On va voir, c’est pas difficile à comprendre je crois. Mais donc je dis : le rêve américain s’écroule après la guerre. Maintenant, il faut être honnête : même un américain, tout ce qui a d’américain, il faut être un peu bizarre pour continuer à parler du rêve américain. On sent que ça va plus. Il y a d’autres choses, il y a d’autres choses et au cinéma, ça s’est en effet arrêté après la guerre. Mais je dis, il y a tout à fait autre chose. Les doutes sur le rêve, car les doutes sur le rêve américain c’est ça que je voulais expliquer très vite. C’est pour ça qu’on peut pas dire, il y a des types qui croyaient au rêve américain, puis il y a déjà des types qui en doutaient. Les doutes sur le rêve américain ont toujours été partie intégrante de ce rêve américain. Et c’est une opération assez machiavélique mais historique très intéressante. Car je voudrais aussi la mettre en rapport avec la dialectique marxiste d’une toute autre manière.

Je dis, les doutes font partie du rêve. Pourquoi ? Parce que le rêve américain s’est toujours présenté comme un rêve qui tire sa force d’être un rêve. Oui c’est un rêve. Les partisans du rêve américain nous ont toujours dit : je ne risque pas d’être contredit par les faits. Quels que faits que vous me donniez, je vous dirai, eh bien et c’est encore pire, c’est encore pire ce que vous me dites : mais le rêve américain vit précisément de ceci qu’il n’est qu’un rêve. Et c’est sa puissance d’être un rêve. Bizarre idée, ça. Ca veut dire quoi, alors ? Plus vous me direz vous avez vu vos juges corrompus, vous avez vu tout ça. Je dirai, ben oui ! L’autre répond : je suis pas idiot, j’ai vu tout ça. Et je vous dis mon rêve n’est qu’un rêve et c’est par là qu’il est puissant. Ah ah c’est rigolo ça ! Pourquoi ? Voilà leur idée, j’imagine. Voilà leur idée, je suppose : c’est que l’Amérique est la renaissance de toutes les nations sous le mode de la nouvelle naissance d’une nouvelle nation. Parce que fondamentalement, l’Amérique est une communauté saine. Pourquoi elle est une communauté saine ? Précisément en raison des deux caractères du rêve à savoir : creuset d’une minorité et puis production d’hommes qui savent dominer la situation. C’est une communauté saine.

Mais qu’est ce qu’une communauté saine ? Demandons plutôt qu’est ce qu’une communauté malsaine ? Pour euh, pour avancer : qu’est ce qu’une communauté malsaine ? Ondiraitensociologie, une communautémorbideouunecommunauté pathogène. Une communauté pathogène, qu’est-ce que c’est ? Eh ben,certains diraient, qu’est ce qu’il y a de pathogène dans une communauté de criminels ? Je prend deux exemples : une communauté de criminels, une communauté d’alcooliques, le monde des bars, le monde du crime. Qu’est-ce qu’il y a de pathogène ? Qu’est ce qu’il y a de malsain ? Qu’est ce qu’il y a de morbide là-dedans ? Là, vous le sentez bien. Une réponse simple, c’est : dans l’une on tue et dans l’autre on boit trop. (rires) C’est ça, c’est ça. Mais c’est pas ça. Ca c’est la raison pour laquelle c’est pathogène. Mais si suivant la méthode monumentale, on cherche l’effet sous lequel c’est pathogène. Les causes, on s’en occupe pas, ils boivent trop d’accord, mais après tout, bon et puis après ils boivent trop. Ils tuent (...), et en quoi c’est pathogène, en quoi c’est morbide ? C’est parce que ce sont des sociétés ou des communautés ou des groupes qui ne peuvent plus se faire d’illusion sur eux-mêmes. Voilà ce qui définit le milieu pathogène pour l’américain d’avant-guerre. Ce sont des communautés qui ne peuvent pas se faire d’illusion sur elles-mêmes.

Oh dis donc, c’est très très triste une communauté qui ne peut pas se faire d’illusion, selon la nation américaine (...) je ne suis pas sûr que ça répond à quelque chose en Europe. Et puis je ne suis pas sûr que ça répond non plus aux américains, parce que je sais pas, mais je les vois comme ça. Ils disent ça, ceux d’avant-guerre. S’il y avait par hasard un américain là, comme il sera forcément d’après-guerre, je dis que son désaccord, ses objections n’ont aucune importance. Il faudrait qu’il m’envoie son père, son grand-père (rires) alors j’ai le temps. Bon, ils peuvent pas se faire d’illusions, comment voulez-vous que les criminels se fassent des illusions sur leur propre société ? La loi du milieu, enfin la loi du milieu, tout le monde sait que... enfin tout le monde sait quoi, moi je n’en sais rien. Mais tout le monde soupçonne que c’est de la blague. Ils se trahissent entre eux dès qu’ils peuvent, dès qu’ils y ont intérêt, ils se dénoncent, c’est le monde de la délation, de la trahison, tout ça. La loi du milieu, c’est pour les... je suppose c’est pour les gars, j’allais dire japonais, non les japonais ne se laissent prendre à rien (rires), c’est pour les gars à Pigalle. On leur dit, c’est la loi du milieu. Non, il n’y a pas de loi du milieu. C’est des communautés, qui quand ils passent une alliance, ils savent bien et là le cinéma noir américain a très bien montré à quel point, c’est des communautés pathogènes sous cet aspect, ils ne peuvent pas se faire d’illusions. Ils auront beau se faire l’échange de sang, la promesse jurée jurée, tout ça. Dès qu’ils seront sortis de la pièce, l’un va téléphoner pour donner tout le monde à la police (rires). Il ne se font pas d’illusions.

Et l’alcoolique ? Et l’alcoolique ? Moi je vais vous dire parce que là j’en suis sûr. Pas d’expérience personnelle, parce que tout le monde connaît ces alcooliques, parce qu’ils sont charmants. Mais qu’est ce qu’il y a chez un alcoolique au plus profond ? Quand il n’est pas très alcoolique, un alcoolique ça rêve un peu, il se croit, il se croit fort, il se croit etc. Mais un vrai alcoolique, un vrai alcoolique ? Et c’est là que je retrouve les américains. London qui était un vrai alcoolique, un vrai de vrais. Ils ont eu un temps de grands alcooliques. Sans les grands alcooliques, je sais pas ce que serait la littérature américaine, il n’y en aurait pas. Ca il faut lui rendre justice. Il n’y avait pas de littérature, pas de littérature américaine (rires). Si j’ôte immédiatement ce que je vois immédiatement, hein Edgar Poe, Fitzgerald, Faulkner ça fait lourd. Jack London, il reste pas lourd, hein. Plus tous ceux qui l’étaient et que je sais pas, qui buvaient en cachette, enfin bon pourquoi les alcooliques ? C’est pas que ce soient des faux jetons comme des criminels, c’est pas ça, non. Quand ils sont vraiment alcooliques, vous savez ce qu’ils font ? vous savez ce qu’est leur désespoir ? C’est que, ils ont percé le secret des choses.

C’est ça l’alcoolisme ! Je dis qu’un homme qui prétend avoir percé le secret des choses, c’est un alcoolique et rien qu’un alcoolique. Même s’il n’a jamais bu de sa vie. Il a son alcool, il a son alcool à lui, il suffit de découvrir, il a vu le fond de choses. Et qu’est ce que c’est, le fond des choses ? Le fond des choses, c’est la mascarade, c’est la mascarade universelle, le fond des choses c’est que nous sommes tous bons pour la mort, le fond des choses, c’est que nous sommes des pantins. Et que derrière notre manière d’être des pantins, il y a le néant. Et l’alcoolique, il a vu ce néant qui était à travers les gens et dans les gens et c’est ça qui fait que l’alcoolique est fondamentalement quelqu’un de désespéré, c’est-à-dire que, au point d’un traitement possible de l’alcoolisme, on peut chacun imaginer le sien, moi je serai médecin, je ne dis pas ça du tout des drogués : ce n’est pas du tout pareil, les drogués. Mais l’alcoolique, c’est là dessus qu’il faut attaquer le truc. Cette espèce de nihilisme absolu, de nihilisme absolu de l’alcoolique. Or London qui le savait par expérience, a des formules splendides. Il nous dit :" l’alcool ne laisse pas rêver le rêveur." Je trouve ça une des formules les plus belles pour définir l’alcool. C’est euh... l’alcool, c’est ça, l’alcool c’est ce qui ne laisse pas rêver le rêveur. Ah ah, comprenez pourquoi au début, alors son piège, c’est que au début, il donne plutôt des rêves et des rêveries agréables. Mais dès que vous êtes dans le truc, c’est fini. Il vous donne pas ça.

Je connais un alcoolique qui a ma préférence et que euh euh et c’est un alcoolique de village : c’est un épicier. Il est vraiment, il est vraiment ivre mort à 8 heures quand il ouvre, quand il ouvre son magasin. Vous vous rendez compte, ce n’est pas rien, vivre avec un type comme ça, oh ce n’est pas rien ! Ca arrive. Il est là. Et alors quand je le vois, c’est une honte. Parce que j’ai une compassion réelle et une estime très grande et vous savez ce que c’est, les choses sont très différentes. Je ne peux pas m’empêcher de rigoler en même temps puisque, ah c’est dégueulasse que je puisse rigoler parce que ça montre que je participe à son alcoolisme par un biais que moi aussi je prétends avoir vu le fond des choses. Ce qui est proprement immonde, ah j’avais pas vu que dans cette histoire, je me suis mal embarqué. Mais il n’y a que chez lui que je l’ai vu. Mais je pense que ça correspond. Il y a quelque chose d’analogue à cet état de perfection, je ne l’ai vu que chez cet homme. Quoique vous lui disiez, il vous répond par un rire. Mais un rire qui n’a plus rien d’humain. Un rire qui est une espèce de ricanement, pas du tout hostile, pas du tout agressif. C’est pas de l’agressivité. Un rire si étrange, tellement étrange qui est : eh oui, derrière ce que tu dis, derrière ce dont tu parles, je vois, je vois quelque chose, je vois. Et ce quelque chose qu’il voit c’est quoi ? Fondamentalement une puissance mauvaise. Pas du tout qu’il soit hargneux. Pas du tout, je lui dis : "il fait beau", il a ce rire : "ahah ahah", je peux pas l’imiter (rires) et qui n’est pas du tout du ton : pauvre con. Tu crois qu’il fait beau, il fait pas beau. C’est pas ça que je veux dire.

C’est d’accord il fait beau et puis après et puis après ? qu’est ce que je vois derrière ce qu’est ce que c’est que faire beau ? Qu’est ce que c’est que cette mascarade-là.

Je lui dis : "comment ça va vos filles ?" Alors là ! (rires) Là, il atteint au sommet d’un ricanement (rires) qui n’est même pas sur l’ingratitude des filles par rapport à leur père, si c’était ça ; c’est un ricanement cosmique. Comment ça va... Mes filles ... J’ai vu, j’ai été jusqu’au bout de ça. Aller jusqu’au bout de tout. Donc je dirai l’alcoolique comme le criminel, pour des raisons très différentes, c’est des communautés. C’est pour ça, qu’ils s’entendent les uns avec les autres. Il y a des communautés alcooliques, puis des communautés criminelles, j’en oublie, il y en a d’autres. C’est pour ça ils peuvent pas se faire d’illusions ni sur eux même, Ils font le malin, ils font pas d’illusions sur eux mêmes. Ils savent, ils savent quelque chose de très profond. London, de plus en plus inspiré, disait : "l’alcool c’est la raison pure. Ca, je trouve ça sublime comme formule." L’alcool c’est la raison pure. C’est à dire en effet le contraire du rêve, le contraire de l’imagination. Tout ça c’est dans un très beau livre de London où il y a le pire et le meilleur. Le meilleur c’est quand il parle de ce que c’est que l’alcool qui s’appelle : "Le cabaret de la dernière chance" qui était son manifeste, qui a eu énormément d’importance aux Etats-Unis, qui était son manifeste contre l’alcool . Euh, c’est la raison pure, c’est la froide raison. En d’autres termes ce sont des communautés, comme le crime, comme l’alcool. Vous avez des communautés qu’on peut appeler pathogènes selon les américains. Car elles ne peuvent plus se faire d’illusions sur elles-mêmes.

Dès lors je reviens à mon thème, comprenez : je peux dire très bien une communauté est saine dès le moment ou elle peut encore se faire des illusions sur elle-même. Vous pouvez me dire c’est faux, c’est pas vrai . Mais, j’ai essayé de reconstituer la pensée américaine du rêve américain. Une communauté est saine. Elle est fondamentalement bonne et saine et libérale quoiqu’elle fasse, lorsqu’elle peut encore se faire des illusions sur elle-même.

D’accord le rêve américain, ce n’est qu’un rêve. Mais c’est par là qu’il est puissant. Qu’est ce qu’il risquerait à l’époque de Ford ? D’où les formules de Ford : "je crois au rêve américain." Mais je crois au rêve américain, ça ne veut pas dire du tout je crois que le rêve est une réalité ; ça veut dire exactement le contraire. Je crois à l’efficacité du rêve américain en tant que rêve, c’est-à-dire je crois que nous sommes encore une communauté capable de se faire des illusions sur nous-mêmes. Et que par là, il y a quelque chose de bon dans cette nation.

Mais ça a pas duré. Ils peuvent plus tellement se faire d’illusions. Ils sont passés à un état beaucoup plus semblable à celui de la vieille Europe, qui depuis très longtemps ne pouvait se faire d’illusion sur elle-même. Nous on était des spécialistes, alors nous on était vraiment la civilisation d’alcooliques parfaite (rires). Pour l’illusion, c’était pas notre fort. Vous comprenez ? Euh alors là, il y a quelque chose de très très important, ensuite ça ira très loin. Pour Ford : pour chacun il y a une limite, vous sortez de la communauté(...) lorsque vous tombez dans un état où vous ne pouvez plus vous faire d’illusion sur vous même. Ou sur votre communauté. Alors c’est le cas du criminel, c’est le cas de l’alcoolique, c’est le cas de qui encore ? C’est le cas du traître, c’est le cas du délateur, c’est le cas du mouchard.

Quand on a fait un truc comme ça, quand on a bien dénoncé on ne peut plus beaucoup se faire d’illusion sur soi-même. On est chassé du rêve américain(...) Et un des plus beaux films de Ford, c’est "Le mouchard" qui présente un irlandais qui est amené à dénoncer son groupe et qui tombe dans une espèce d’abjection, c’est la dégradation. La dégradation américaine, vous voyez, elle est très spéciale. C’est l’homme qui tombe dans une communauté qui ne peut plus se faire d’ illusion sur elle-même. C’est soit la dégradation du crime, soit la dégradation d’alcool, soit la dégradation de la trahison ou de la délation. D’où l’importance du traître dans tout le cinéma américain.

Mais il fallait un pas de plus. Il fallait que vienne quelqu’un pour qui la délation avait été un problème, là je parle sans rire. A la fois métaphysique et personnel assez profond pour qu’il arrive jusqu’à dire : "eh bien si ! La délation n’exclut du rêve américain", il y a quelque chose d’émouvant dans cette tentative. Car il y a toujours des moments ou vous serez amené à être délateur. Car si vous ne trahissez pas les autres, vous vous trahirez vous-même et vous trahirez la justice. Et ce type qui a fait cette tentative très très bizarre, cette tentative obsessionnelle, cette tentative maladive et qui a marqué à mon avis la fin de ce type d’images au cinéma, l’image-action première manière, c’est évidemment Kazan.

Ouais, la délation fait partie du rêve américain lui-même. Alors si le rêve américain comprenait la délation ? bon d’accord. Mais comment il disait ça ? Il disait ça au moment même où le rêve américain s’écroulait de toutes parts et de toutes façons. On pouvait toujours y aller, ça n’arrangeait rien. Il se retrouvait lui avec son problème personnel etc.

Bon vous comprenez, alors quand même, pour en finir puisque je viens de faire allusion à Kazan. Là je voudrais quand même remplir aujourd’hui une case. On a pas été très euh euh, ah j’avais laissé... J’ai donc le synsigne et le binôme avec tout ça. Toute cette histoire du rêve américain, du montage. On a quand même vu beaucoup de choses qu’on avait pas vu l’année dernière.

Mais je dis, signe génétique. Vous vous rappelez, ça c’est les deux signes de composition de l’image-action. Un pôle : le synsigne, un autre pôle, le binôme. Un pôle - la situation, un autre pôle, l’action.
-  Mais il faut un signe génétique. Qu’est-ce que c’est le signe génétique ? Là je suis sur la piste de quelque chose. Il me faut un signe qui va être capable de souder l’action à la situation et la situation à l’action. Si je trouve, et bien plus soudé du dedans, car après tout, situation-action, c’est du comportement observable de l’extérieur. Il me faut une soudure interne, dans le personnage même, une soudure de la situation et de l’action. Vous comprenez, si j’obtiens une soudure intérieure qui opère le lien entre le milieu et le comportement extérieur, et qui ne cesse de réactiver ce lien, j’aurais mon signe génétique. Alors heureusement, l’année dernière on l’a vu ça. Mais j’avais aucune conscience que, en effet, il fallait en faire un signe particulier, dès lors qu’il allait décaler toute mon histoire de l’image-action. Car pour ceux qui n’étaient pas là, je résume là vraiment en deux minutes. Je me donne encore quatre minutes parce qu’on n’en peut plus. Vous comprenez ?

Comment obtenir ce lien intérieur ? Il suffirait que le personnage pris dans une situation ne cesse de s’imprégner de la situation. Comme une respiration, il s’imprègne de la situation par un côté. En d’autres termes, la situation passe à l’intérieur par imprégnation. La situation devient, elle est intériorisée dans le personnage par imprégnation. Et l’action elle, une fois qu’il a imprégnée la situation, l’action va exploser. Vous voyez que c’est un renforcement très grand de cette image-action. J’ai : situation imprégnante, action détonante, action explosive. Il faut que ça s’enchaîne et que la vraie raison et que le lien-là soit vraiment à l’intérieur du type et je disais l’année dernière rappelez-vous, c’est les deux aspects de la vie selon Bergson dans les pages admirables de "L’évolution créatrice". Retournez les voir.

Bergson nous dit : la vie se différencie en deux directions. Il y a d’un côté les plantes qui emmagasinent l’explosif c’est-à-dire l’énergie, qui emmagasinent l’énergie mais qui sont immobiles, d’un autre côté les animaux qui eux sont mobiles, donc font détonner l’énergie, font exploser l’explosif. Ils savent pas l’emmagasiner. Mais ils savent le faire détonner. Les plantes, elles emmagasinent l’énergie, elles savent pas la faire détonner, les animaux, ils savent faire détonner l’explosif mais ils ne savent pas l’emmagasiner. D’où la nécessité dans la sagesse divine que les bêtes mangent les plantes, il faut qu’elles mangent les plantes ou il faut qu’elles mangent d’autres bêtes qui ont mangé des plantes elles-mêmes. Sinon ça marcherait pas. Là vous avez le schéma de la vie-même, qui est la succession des imprégnations végétales et des actions animales. La situation imprégnante, c’est le pôle végétatif du comportement, le pôle intérieur végétatif. L’action explosive, c’est le pôle intérieur animal. Et rappelez- vous cette fois-ci si peu que vous sachiez de la biologie de l’oeuf. Qu’est-ce que les premiers chapitres de l’embryologie ?

L’œuf a deux pôles. Un pôle qui est nommé le pôle végétal et un pôle qui est nommé le pôle animal. Et on ajoute que c’est cela la structure intérieure de l’œuf qui ne se dévoile que dans les moments de structurations c’est-à-dire dans le mouvement, dans l’action c’est-à-dire lorsque l’œuf entre dans les processus de divisions, de divisions cellulaires. Le pôle végétatif et le pôle actif, animal, or qu’est-ce que c’est que, j’en ai parlé l’année dernière donc je vais très vite.

Qu’est ce que c’est l’Actor’s Studio ? L’Actor’s Studio, c’est la méthode des acteurs qui consiste à dire ou à faire : vous ne resterez jamais tranquille, c’est par là qu’ils sont tuants. Tantôt vous imprégnerez de la situation et tantôt vous exploserez en acting out. Et l’un succédera à l’autre. Et ce sera tout ce que vous voyez dans le cinéma de Kazan. Mais dans tout le cinéma américain marqué par l’Actor’s Studio, c’est dément, vous voyez que des types en train de se conduire comme des plantes qui s’imbibent de l’atmosphère et puis comme des animaux qui font explosion, l’un l’autre. Alors il y en a un qui a tout cassé. C’est Fuller, c’est Fuller. Lui, il a dit : non pas ça. Je vais vous montrer. Et au lieu de faire un enchaînement à la Kazan, il a tout fait sauter. C’est comme s’il avait dit, vous voulez des plantes ? Je vais vous faire des vraies plantes. Et c’est les fous de "Corridor shock" et puis, il dit vous voulez des acting out ? Eh ben moi je vais vous faire des vrais animaux et c’est "White dog" son dernier film où il a cette formule splendide : "j’ai expliqué au chien qu’il était un acteur." J’ai expliqué au chien qu’il était un acteur. Il n’y a pas meilleure critique, s’il y a lieu de critiquer l’Actor’s Studio. L’envers de la proposition, c’est : j’ai expliqué aux plantes qu’elles étaient des actrices.

Bon, mais alors situation imprégnante, action explosive, le noeud intérieur, c’est quoi ? Plus je m’imprègne plus je vais exploser etc. Eh ben oui, eh ben oui, il y a un truc. C’est là que Kazan est très intéressant. Il dit : "moi, j’aime pas tellement les gros plans." Pourtant il sait faire des gros plans. Il y a des gros plans merveilleux chez Kazan. Mais il dit : "j’aime pas tellement les gros plans." Moi je trouve que du point de vue du comportement, c’est-à-dire de l’image-action, il y a quelque chose qui marche beaucoup mieux : c’est l’importance que peut avoir un objet en tant que, même du point de vue du comportement il suscite une émotion. On voit l’acteur ou le personnage qui manie un objet. C’est donc pas du comportement organisé. Il le manie, ne serait-ce que du chewing-gum. C’est aussi une manière dans l’Actor’s Studio. L’acteur de l’Actor’s Studios ne peut pas tenir en place. Il faut toujours qu’il fasse quelque chose. Il faut qu’il s’imprègne quand il n’agit pas, il s’imprègne. Alors le chewing-gum est un mode d’imprégnation très efficace et puis il va exploser en action. Mais alors le lien interne entre les deux, c’est un objet, je le manie pendant tout le temps où je m’imprègne de la situation. Mais attention c’est très compliqué. L’objet il doit être plus ou moins improvisé. Il va pas être réglé par le metteur en scène d’avance. Il faut que l’acteur invente son objet, le prenne au hasard. Ca va être un facteur d’imprégnation très grand. Je sens une drôle d’atmosphère, ou bien je tripote quelqu’un. La situation imprégnante s’accompagne de maniement d’objet sans finalité apparente. Et ce maniement d’objet sans finalité apparente est censé obtenir quel effet sur l’acteur, et donc sur le personnage aussi ? Réveiller une émotion, non pas produire une émotion actuelle, réveiller une émotion passée et c’est le fameux couple de l’Actor’s Studio : contact - mémoire affective. Vous voyez que le lien, il y a pas seulement ça. Ca se complique. Je termine là dessus.

-  Il n’y a pas seulement la première couche : situation - action,
-  deuxième couche : situation imprégnante - action explosive. C’est déjà plus intérieur.
-  Et troisième couche : objet attenant à la situation et manié sans finalité, émotion correspondant à la situation et réveillée chez l’acteur.

Vous avez trois couches, là. Maniement d’objet, vous trouverez tout le temps ça chez Kazan, un petit maniaque avant d’exploser il manie. C’est très curieux, c’est comme ça qu’ils jouent les types de l’Actor’s Studio. En fait, qu’ils jouaient puisqu’il n’y en a plus beaucoup maintenant. Alors n’empêche qu’ils y sont tous passés les américains à une époque. C’était vraiment le jeu et éminemment réaliste. J’appellerai ça, cette coexistence du végétal et de l’animal, de l’imprégnation et de la détonation. Ça a un nom célèbre en psychiatrie, c’est ce qu’on appellera pour rendre hommage à la psychiatrie, la névrose d’hystérie. C’est pour que vous le fassiez vous-même. On pourrait faire la pathologie de chacune des images. L’image-affection, c’est très fort, c’est la grande folie expressionniste, c’est la grande folie expressionniste avec hallucination. Je dirai, c’est le délire hallucinatoire. L’image pulsion, sa cruauté ; sa cruauté, c’est la psychose de perversion. C’est la perversion qui rejoint son fond psychotique.
-  L’image-action, je dirai, ben vous voyez c’est très simple. C’est la névrose, c’est l’hystérie, c’est la névrose d’hystérie, c’est bien, c’est l’hystérie c’est rien. Enfin c’est bien, non parce que ça a un fond psychotique très fort.

Mais donc voilà mes trois couches. Dès lors, je n’ai plus de problème. Quel est mon signe... vous avez bien dans l’esprit mes trois couches. Au fond de la troisième couche la plus intérieure qui va assurer le lien de la situation imprégnante à l’action explosive, ce signe génétique qui se confond avec la manière dont je manie un objet quelconque, en réveillant en moi une émotion, un contenu affectif. Il faut l’appeler de toute nécessité une empreinte. Une empreinte, donc, je mets là une empreinte. Et nous avons gagné un petit carré aujourd’hui. Mais hélas, pour la prochaine fois, nous ne nous trouverons pas avant l’âge mental, comme nous l’espérions. Puisque s’est imposé à nous un carré qu’il faudra remplir.

FIN.

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