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16- 28/04/81 - 1

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Deleuze ; Peinture - cours 16 du 28/04/81 - 1 transcription : Guillaume Damry - correction / SD

Finalement, qu’est-ce qu’on fait dans cette série de ... J’insiste sur ceci c’est que je voudrais qu’on arrive à faire comme deux choses simultanément. La première chose, bien sûr on parle, on parle peinture. Parler sur la peinture enfin moi je trouve c’est très difficile. Je ne sais pas mais c’est difficile. Alors c’est pas... vous sentez bien, je ne parle pas de la peinture en général. Ce qu’il peut y avoir de général dans ce que je dis ça peut se dégager et c’est pas sûr qu’il y ait quoi que ce soit de général sur la peinture. Mais ce que je dis c’est de toute manière, dans quelle mesure et dans quel ordre de généralité cela part, c’est à nous de voir, à mesure que l’on s’avance un petit peu en s’appuyant, sut tel peintre, sur tel autre peintre, sur telle époque.

Mais parallèlement et en même temps, ce qui m’intéresse également, ce serait d’arriver à former - c’est un point de détail mais bon - une espèce de concept, alors propre à la philosophie. Et vous sentez bien quel est ce concept, je cherche, puisque c’est en même temps celui-là dont je parle à propos de la peinture, à savoir un concept de diagramme. Qui alors, à la limite, aurait peut-être un rapport privilégié avec la peinture mais en tout cas aurait sa consistance en tant que concept.

Si bien que cette série de recherche sur la peinture, c’est aussi bien une série sur le diagramme et la possibilité d’élaborer un concept philosophique de diagramme ou un concept logique de diagramme et à quelle logique cette notion de diagramme pourrait-elle appartenir ? C’est pourquoi je commence par à moitié résumer et à moitié fixer, les caractères principaux de ce que j’appelais diagramme au niveau de la peinture car tout ce que j’ai dit jusqu’à maintenant, ça revient à une chose extrêmement simple :
-  c’est : est-ce que dans un tableau - alors déjà question - un tableau c’est quoi ? Ça veut dire un tableau en général ? ou bien un certain type de tableau ? À telle époque ou des exemples dans toutes les époques ? Tout ça, on répond pas d’avance à tout ça. Mais je suppose que dans un tableau il y a - Je suis forcé d’accumuler les réserves - actuellement, en acte, ou même virtuellement. Alors virtuellement c’est bien des choses vagues, est-ce que avec des conditions très faciles... Virtuellement on peut toujours dire que c’est virtuel, bon mais, ça fait rien, on n’est pas sûr de soi, nous ne sommes pas du tout sûrs de nous - bon actuellement, ou virtuellement, il y aurait sur la toile un diagramme. Bon ça on sait pas ce que c’est un diagramme, ça nous avance pas.

Mais quand même avant d’arriver à un concept philosophique ce que j’essaie de définir là c’est les caractères picturaux de ce que j’appelle diagramme. Alors est-ce qu’il y a des diagrammes en musique ? Je sais pas, alors là ce serait une autre recherche... Est-ce qu’il y a des diagrammes en littérature ? Quel rapport entre un diagramme et un langage ? Tout ça c’est des choses qui s’ouvrent à nous comme objets de recherche. Simplement, pour le moment, je voudrais juste numéroter certains caractères du diagramme pictural. J’en vois 5 en fonction de ce qu’on a vu avant les vacances...

-  Premier caractère, je dis dans la notion de diagramme pictural, il me semble qu’il y a deux idées essentiellement liées, mises dans une relation nécessaire. Et le diagramme ce serait la mise en relation nécessaire de ces deux idées... Ces deux idées c’est celle de chaos et c’est celle de germe.
-  Si bien que le diagramme ce serait un chaos-germe. Bon. Vous me direz pourquoi appeler ça diagramme ? Je fais toujours appel à votre patience, faut attendre. On verra si euh... Au besoin peut être que parmi vous ; y en aurait qui, c’est un point de détail, penseraient que un autre mot, est plus convenable, il y en a si vous voulez je suppose tout. Evidemment l’abominable ce serait pour moi, ceux qui penseront que non ça se passe pas comme ça en peinture, il y a pas un chaos sur la toile. Bon. Ça ce serait une objection de fond. J’appellerai objection qui m’intéresserait beaucoup, mais cette fois une objection de forme, quelqu’un qui se dirait « d’accord ya peut être quelque chose d’équivalent à un chaos-germe sur la toile mais c’est pas le mot diagramme qui serait le meilleur pour désigner ça » C’est possible aussi. Là notre recherche elle est toujours, elle n’est pas prédéterminée. Alors pour le moment j’appelle ça diagramme. Et c’est le premier caractère un chaos germe. Et la relation l’instauration d’une relation nécessaire entre les deux. Qu’est-ce que ça veut dire ça un chaos-germe ? Alors mes seuls points de confirmation, je vous rappelle, j’avais pris, à la fois, des textes, et des exemples, non pas encore des exemples, mais on verra seulement plus tard les exemples, dans Cézanne et dans Klee, où ces notions de chaos-germe me paraissaient vraiment très élaborées par ces deux peintres Mais c’était pris dans une époque relativement restreinte, de Cézanne à Klee, donc je prétends pas élargir, on verra, ça doit se faire tout seul.

Chaos-germe ça veut dire quoi ? Ça veut dire un chaos, mais un chaos dont il doit sortir quelque chose. Et ce chaos doit être présent sur la toile de telle manière que quelque chose en sorte dans la toile. Ça c’était le premier caractère.

-  Deuxième caractère : il me semble que comment je dirais, il y a une exposition de Michaud, des peintures de Michaud en 67, oui en 67, il y avait une exposition des peintures de Michaud, et à ce moment là, a paru un texte de Jean Grenier sur les peintures de Michaud et le texte, le titre du texte de Jean Grenier, qui est un tout petit texte pas long. Il ne dit pas grand-chose est : « un abîme ordonné » un abîme ordonné hein. Rien que l’expression m’intéresse, d’une certaine manière, une peinture qui ne comprend pas son propre abîme, qui ne comprend pas un abîme, qui ne passe pas par un abîme, qui n’instaure pas sur la toile un abîme. C’est pas une peinture.

Mais voilà d’une certaine manière c’est très facile de faire un abîme, très facile de faire un chaos. Bon, je sais pas, après tout je sais pas, est-ce que c’est tellement facile ? Mais supposons que ce soit, qu’il suffise d’un peu de schizophrénie pour faire un chaos. D’où l’expression : un abîme ordonné. Ça ne veut pas dire qu’il y ait un ordre qui récuse l’abîme mais qui le remplace, ça veut dire qu’il y a un ordre de l’abîme de telle manière que de l’abîme sorte quelque chose mais quelque chose qui n’est pas ordinaire. « Abîme ordonné » l »expression de Jean Grenier je pourrais la prendre à la place de la mienne chaos-germe hein ? C’est pareil.

-  Deuxième caractère, il me semble que dans l’ordre de la peinture, si c’était ça le diagramme, quel est le caractère de ce chaos-germe ? Je dirais en second lieu qu’il a pour caractère d’être essentiellement, et ça ça m’importe beaucoup, d’être fondamentalement manuel. Et encore une fois là je sais pas où ça va nous entraîner, mais je sens que forcément ça va nous entraîner quelque part. C’est une main et seule une main déchaînée, peut le tracer

Qu’est-ce que ça veut dire une main déchaînée ? On n’a qu’à se guider. Qu’est-ce que c’est que la chaîne de la main ? La chaîne de la main, quant à la peinture c’est évidemment l’œil. Tant que la main suit l’œil, je peux dire qu’elle est enchaînée. La main déchaînée c’est la main qui se libère de sa subordination aux coordonnées visuelles. Or le chaos-germe, le diagramme présent sur la toile est essentiellement manuel. Et après tout là aussi, vous comprenez, il faut aller son chemin, et voir en quel sens ce chemin, en s’accrochant à des petites choses, dont on est relativement sûr, retentit sur des problèmes classiques. Parce qu’après tout est-ce qu’on tiendrait pas là une certaine manière de nous mêler nous, d’un problème classique, problème classique : quels sont les rapports de l’œil et de la main dans la peinture ? Je veux dire la peinture, c’est un art visuel ou un art manuel ? Et si on dit : c’est les deux ? Bon ça n’avance pas, quel rapport il y a-t-il entre l’œil et la main dans la peinture ? Et là encore avec toutes les réserves que je refais chaque fois : est-ce que c’est une question générale ou est-ce que ça varie avec chaque peintre, ou est-ce qu’il y a du moins de grandes tendances que l’on peut distinguer ? Pour ces rapports de l’œil et de la main dans la peinture, est-ce qu’un peintre dit abstrait ? Et au lieu de fonder ces catégories : abstrait , impressionniste, figuratif, etc... sur des données puériles, comme est-ce que ça représente quelque chose ou pas ? Est-ce qu’il n’y a pas lieu de reprendre ces grandes catégories si elles sont bien fondées en les rapportant à de tout autres critères ? Exemple : est-ce que les rapports de l’œil et de la main sont les mêmes chez un peintre qu’on appelle abstrait que chez un peintre qu’on qualifiera d’impressionniste ou chez un peintre qu’on qualifiera de figuratif ? Est-ce que c’est la même chose ?

Qu’est -ce que c’est que la variabilité possible des rapports œil-main ? Or nous, notre manière de pénétrer comme de biais dans ce problème classique, les rapports de l’œil et de la main en peinture, c’est précisément - c’est pas qu’on ait raison - c’est un petit biais pour entrer dans ce problème, quitte à ce que ce biais change peut être la nature du problème, c’est toujours cette histoire de diagramme au niveau du second caractère que j’essaie de développer, à savoir que ce chaos, s’il existe, ce chaos à instaurer sur la toile, qui est comme l’acte d’instauration de la peinture, est essentiellement manuel. Et que même si ceci n’est pas vrai de tous les moments du tableau, quant au diagramme, je dois dire le diagramme est manuel, c’est l’expression d’une main libérée de toute soumission à l’œil. Un peu comme si je faisais des trucs en une espèce gribouillis que je peux faire en fermant les yeux. Comme si la main ne se guidait plus sur les données visuelles, c’est bien par là que c’est un chaos. C’est un chaos en quel sens ?

C’est que ça implique ce diagramme, je dis pas l’ensemble du tableau, puisqu’encore une fois, le diagramme est là pour que quelque chose en sorte. Donc je ne parle pas de ce qui va sortir du diagramme pour le moment, je parle de l’action du diagramme maintenant. Je dis que c’est une action manuelle, et d’une main libérée de l’œil, c’est la puissance de la main du peintre. Alors une main libérée de l’œil c’est une main aveugle, mais est-ce que ça veut dire qu’elle est au hasard et simple gribouillis ? Evidemment non ! Peut-être que la main du peintre a des règles, des règles manuelles, a peut être un sens manuel, des vecteurs manuels, en tout cas, En quoi est-ce un chaos le diagramme ? C’est parce qu’il implique l’effondrement des coordonnées visuelles. Vous savez les yeux tout rouges de Cézanne là « Je ne vois plus rien » Je ne vois plus rien mais ça ne veut pas dire je ne fais plus rien. Faire sans voir. Libération de la main. Bon.
-  Le diagramme est manuel. Alors on voit en quel sens, et en effet, à ce niveau, je dirai : au niveau du diagramme et en tant que diagramme, le tableau n’est pas visuel, il est exclusivement manuel.

C’est la révolte de la main, la main en a assez, la main en a assez de suivre l’œil. Elle a son grand moment d’indépendance, je suppose. Seulement ça devient bizarre parce que c’est pas seulement une indépendance, c’est un retournement de la dépendance. Au lieu que la main suive l’œil, la main comme une gifle, va s’imposer à l’œil. Elle va faire violence à l’œil, l’œil aura du mal à suivre le diagramme. Ce me serait une confirmation si on ne trouve pas le diagramme, c’est parce que l’œil ne le trouve pas, alors tout va bien. C’est difficile, au lieu que la main suive, voilà que la main libérée va s’imposer à l’œil. Est-ce que l’œil est capable de voir ce que fait la main libérée de l’œil ? C’est compliqué c’est une véritable torsion du rapport ! Du rapport de deux organes.

Et en effet dans les tableaux, il y a un moment, on a l’impression que l’œil ne fait plus que suivre. Comme si la main était animée d’une volonté étrangère. Tiens comme si la main était animée d’une volonté étrangère, qu’est-ce que c’est que ça ? Ça me fait écho, on en est réduit à chercher des échos, pour se donner raison, c’est une expression très belle, bien plus belle que la manière dont je la cite, la main animée d’une volonté étrangère et dès lors l’œil qui s’affole qui se dit mais où est-ce qu’on m’entraîne ? C’est une expression de Goeringer. Pour désigner quoi ? Pour désigner ce qu’il appelle la ligne gothique. On verra bien plus tard le sens qu’il donne très spécial à gothique, c’est la ligne septentrionale ou gothique dont Goeringer se fera l’analyste ou niveau de l’architecture, de la peinture, de la sculpture. On verra ce que c’est plus tard, mais juste pour définir ce qu’est la ligne gothique, il va nous dire : c’est une ligne, à la lettre déchaînée, c’est une ligne manuelle, et plus une ligne visuelle, une ligne manuelle, qui bien sûr s’impose à la vue, mais s’impose à la vue comme si la main qui la trace, était animée par une volonté étrangère à la vue elle même. Bon

Je dirai en effet qu’il y a deux manières de définir la peinture. Elles ont l’air équivalentes, mais elles le sont pas du tout.
-  Vous pouvez dire : la peinture c’est le système ligne et couleur.
-  Ou vous pouvez dire la peinture c’est le système trait-tâche.

Il me semble que les connotations des deux formules, c’est pas les mêmes.
-  Quand vous dites la peinture c’est un système ligne-couleur, ça une résonnance visuelle. Vous la définissez déjà comme art visuel. Et sans doute elle est ça. Bien sûr elle est ça !
-  Quand vous dites : c’est le système trait-tache, la connotation est très différente. Et c’est pas par hasard qu’il y a une école, ou une tendance qu’on appellera le tachisme. Trait / tache, c’est pas pareil. Trait tache Ça a une connotation manuelle.

Prenez tout un problème qui m’intéresse toujours là, vous voyez, je fais mon second caractère du diagramme. Il y a un problème très important : si j’essaie de décrire la peinture comme un véritable agencement, je dirai quoi ? Cet agencement il implique quoi ?

L’agencement, mettons, il implique ou il a impliqué, ou il peut impliquer, ceci : une toile, un chevalet, des couleurs, des pinceaux. Toile sur chevalet, pinceaux, bon. La toile sur chevalet, bon, sentez. C’est complètement visuel ça. Pourquoi ? Le tableau avec ses bords et vous savez bien qu’il y a un grand problème des bords du tableau, de la bordure... Eh bien, parce que ce problème, il a agité la peinture dans toute son histoire, La toile sur chevalet, elle joue le rôle d’une véritable fenêtre. Le thème de la fenêtre. La fenêtre, c’est une drôle de chose. Il y a un article très beau, un article assez merveilleux, qui vient de paraître dans les "Cahiers du Cinéma". De Virilio. Sur l’audiovisuel. Il y a 5-6 pages très belles je trouve, c’est du meilleur Virilio.

Il dit : il y a eu deux moments, il y eu deux inventions fondamentales liées à la maison. Il dit :
-  la première c’est la porte fenêtre, et tout a commencé par la porte fenêtre, pièce fondamentale de la maison, j’entre et je sors et la lumière entre et sort. Mais il dit : admirez l’abstraction de la fenêtre, car même si on peut physiquement c’est pas sans effort, alors, on n’est pas censé entrer ni sortir par la fenêtre. La fenêtre c’est un orifice pour que l’air et la lumière entrent ou sortent. C’est donc une abstraction démente, son abstraction, avoir l’idée de faire des fenêtres qui ne soient pas des portes-fenêtres, c’est un degré d’abstraction très grand. C’est selon Virilio dans son texte très brillant, la première grande abstraction là, comment dire anthropocosmique, à savoir l’isolement de la lumière.

Bon c’est bien, mais sentez que en effet mettre le tableau sur un chevalet, c’est procéder à cette espèce d’abstraction visuelle. La porte fenêtre, elle est au contraire aussi manuelle que visuelle, la fenêtre elle, est visuelle, Or le tableau sur chevalet, je dirai que c’est la détermination visuelle du tableau, c’est de l’optique. Et le pinceau tenu par la main, c’est la main subordonnée à l’œil. D’où la position grotesque n’est-ce pas, qu’on représente dans l’imagerie classique, personne n’y a jamais cru, du peintre qui ferme un œil, et dont la main suit les données, les données visuelles, qui se recule tout ça, bon. Mais chacun de nous sent bien que c’est pas si simple les rapports, de l’œil et de la main dans la peinture. Il y a un texte, je cite, là, je dis m’importe quoi,il y a un texte de Faucillon, qui est quand même un grand grand critique d’art, d’Henri Faucillon qui s’appelle précisément, « Eloge de la main » Ce texte qui a eu beaucoup de retentissement, c’est bizarre, parfois on se sent en désaccord, c’est pas par principe, non. On aime tellement trouver beaux les textes. Là je trouve ce texte pas bon du tout. Parce que c’est, c’est une espèce de ( ?) c’est un peu tout fait, l’éloge de la main, ça consiste à montrer en quoi la main est très nécessaire à la peinture, et puis en même temps il y a pas tellement de problème que elle exécute cette espèce d’idée picturale venue de l’œil, la main là est vantée comme espèce de servante fondamentale, là ça me paraît pas vrai ! s’il n’y a pas dans le tableau une espèce de rébellion de la main par rapport à l’œil, c’est que le tableau n’est pas bon. Hein ? Or je dis jamais la peinture n’est pas si important que soit ce couple chevalet pinceau, encore une fois le chevalet à mon avis, exprime le tableau à venir comme réalité visuelle, comme fenêtre, le pinceau exprime la subordination de la main aux exigences visuelles.

Mais jamais un peintre ne s’est contenté de ça. Au point que la question ce ne serait même pas : quels sont les peintres qui se passent de chevalet ? il y en a beaucoup qui se passent de chevalet, aujourd’hui qui ne peignent plus sur chevalet, il y en a qui ont gardé le chevalet, on peut toujours garder et le chevalet et en faire un usage tellement secondaire que il ne fonctionne plus en son plein sens. Donc la question c’est pas la question du fait, il y a- t-il encore pour tel peintre usage du chevalet ? C’est une question de droit.

Par exemple, je prends un exemple connu, Mondrian, je crois se servait de chevalet, sa peinture n’est plus, ne peut plus du tout être dite une peinture de chevalet. C’est à dire la toile n’est pas traitée comme une fenêtre. J’insiste là-dessus la réalité visuelle du chevalet, c’est que lorsqu’on peint sur chevalet, d’une certaine manièrela toile est traitée comme à travers une fenêtre, Ou elle-même elle est la fenêtre. Et le thème de la fenêtre dans la peinture a été fondamental, dans toute la peinture classique. Mais pensez déjà, à ceci, lorsque dans l’impressionnisme, ils sortent dans l’atelier, lorsqu’ils vont au motif, lorsqu’ils vont dans la nature, ils emmènent leur chevalet. Van Gogh, Cézanne ils se baladent, là ils (.coupure ) beaucoup dans les textes de Van Gogh, les remarques sur, « pas moyen de sortir aujourd’hui », parce que il y a le mistral, et que le mistral il emporte le chevalet. Alors il faudrait flanquer des cailloux au chevalet pour qu’il tienne ? Non ça n’irait pas non plus, parce que peut être que précisément le chevalet dans la nature il ne fonctionne plus, il ne fonctionne plus comme chevalet ? La preuve encore une fois c’est Gauguin, Van Gogh qui peignent à genoux, pour avoir une ligne d’horizon bas. Alors là qu’est-ce qu’il font du chevalet ? Faut raccourcir les pieds. D’accord tout ça, on voit que la question elle ... Je dis !

Tous les peintres même ceux qui peignaient avec le couple chevalet - pinceau, tout le monde sait que la toile ne cesse pas de sortir du chevalet, de même que le pinceau ne cesse pas d’agir comme autre chose qu’un pinceau. Et qu’est-ce que c’est les instruments du peintre qui ne sont pas le pinceau ? On les connaît c’est n’importe quoi, et de tout temps ça. Je veux dire on n’a pas attendu les peintres modernes pour euh... , Peut-être que les peintres modernes ont poussé ça à une espèce d’expression brute.

Faudrait savoir pourquoi, mais de tout temps, Rembrandt c’est évident qu’il ne peignait pas au pinceau, enfin je veux dire pas seulement au pinceau. Ils peignent avec quoi de tous temps les peintres ? Ils peignent avec des brosses, de véritables brosses, ile peignent avec des éponges, éponges brosses, chiffons, bon. Avec quoi encore ? L’exemple célèbre de Pollock : avec des seringues à pâtisserie. Bon la seringue à pâtisserie ça, ça c’est quelque chose. Bon la brosse aussi, l’éponge, la seringue à pâtisserie, on peut faire, les bâtons... ça a toujours été très important dans la peinture, les bâtons. Rembrandt, se servait de bâtons, qu’est-ce que ça veut dire ça, pourquoi je raconte tout ça ? C’est toujours dans la perspective de mon second caractère, la perspective de mon second caractère ça consiste à dire : il y a un problème, il y a une espèce de tension, il y a une tension picturale entre l’œil et la main. Croyez pas que ce soit un problème d’harmonie, que la main à la fois suive l’œil et exécute quelque chose qui va être visuel, ça ne se passe pas comme ça. Je ne sais pas ce qui va en sortir, mais je dis si on ne passe pas ou si on vit pas, une certaine opposition, une certaine tension, un certain antagonisme au niveau de la peinture entre l’œil et la main, c’est que on ne voit pas bien à ce moment là, les problèmes concrets.

Or je dirais si le couple chevalet-pinceau représente la peinture comme art visuel, l’autre couple hors chevalet, ça peut être quoi ? Je dis hors chevalet, je le détermine négativement, parce que ça peut être tellement de choses ! ça peut être la peinture murale, mais ça peut être aussi la peinture sur le sol,est ce que c’est la même chose ? Alors par exemple Mondrian, c’est très net chez lui, il passe par le chevalet mais le chevalet veut plus rien dire, puisque sa peinture est fondamentalement une peinture murale qui s’oppose à une peinture sur chevalet.

Et je pense, que là je sais pas, mais ce serait pas difficile, il y a sûrement des textes de Mondrian, où s’il parlait du chevalet il dirait que le chevalet, l’heure n’est pas encore venue, de la vraie peinture murale telle qu’il la concevait. Et c’est vrai que la peinture murale telle qu’il la concevait impliquait une architecture, qui était peut-être en train de se faire mais qui était aussi à ses débuts, tout comme Mondrian estimait, qu’il était au début de quelque chose, bon. C’est une peinture murale. C’est-à-dire, la toile n’y est plus du tout, comprenez à quoi ça s’oppose à une peinture sur chevalet, la toile ne fonctionne plus du tout comme fenêtre.

Et Pollock ? Lui il ne peint pas sur chevalet. Il lui faut une toile non tendue sur le sol. Toile non tendue sur sol c’est très différent, c’est une solution tout autre, c’est même pas comme Mondrian qui peut encore se servir de chevalet. Pollock, il y a au moins certaines toiles de Pollock qui excluent, alors qui excluent complètement le chevalet. C’est pour dire que c’est très varié, mais que je dirais : le couple hors chevalet, c’est-à-dire, peinture murale tendance Mondrian, peinture sur sol tendance expressionniste Pollock. Tout ça. Le couple donc, hors chevalet, d’une part, d’autre part, balai, brosse, seringue à pâtisserie, éponge, chiffon, ça c’est la peinture comme réalité manuelle. Alors je dis pas que ça s’oppose, je dis que c’est deux choses différentes, exactement comme je viens de dire tout à l’heure :
-  si vous définissez, la peinture comme le système des lignes et des couleurs, vous en donnez une définition légitime, je dis pas du tout que ce soit illégitime, c’est une définition parfaitement légitime, mais c’est une définition visuelle.
-  Si vous définissez la peinture par trait-tache, c’est une définition manuelle. Pourquoi ? faut le sentir ! De même que si vous dites définition matérielle, si vous définissez la peinture par chevalet-pinceau, c’est une définition matérielle possible. Bien entendu, vous savez d’avance qu’elle ne répond pas à tous les tableaux, mais ça donne une idée. C’est une définition nominale, matérielle.

Mais il y a aussi la définition manuelle : à savoir hors chevalet : bâton, brosse, seringue à pâtisserie. Et vous avez aussi une définition des éléments matériels de la peinture, simplement c’est cette fois-ci les éléments manuels. Alors ça peut s’arranger, les deux aspects peuvent se concilier. Vous savez comment l’allemand dit peinture, il dit Mal, le peintre c’est le Mahler. Rien que ça c’est très important pour le génie des langues, parce que le mot allemand ; ça nous servira d’ailleurs plus tard, ne répond absolument au mot français il n’y a pas de correspondance.

Mal c’est quoi ? c’est un mot qui a une étymologie latine, qui vient de macula. Macule c’est quoi ? Macula qui a donné son nom à une très bonne revue de peinture, hélas disparue je crois, Macula c’est la tache. Donc le peintre pour les allemands, c’est comme naturellement à travers la langue, c’est le tachiste. Bon ça me parait important pourquoi ? Parce que c’est tout à fait autre chose que le mot peinture. Le mot allemand tire la peinture vers le couple trait-tache, c’est à dire vers la réalité manuelle de la peinture, tandis que le mot français, c’est pingere, tire la peinture vers sa réalité visuelle. Alors j’ajoute quels que soient les accords possibles entre l’œil et la main dans la peinture, on ne peut pas présupposer qu’il n’y a pas un problème fondamental de leur tension et de leur opposition virtuelle. Même virtuelle je reprends le mot vague de virtuel, c’est pour ça que le texte de Faucillon sur la main me paraît si intéressant mais si insuffisant. Parce que ce qui me paraît intéressant c’est précisément l’histoire et les variations possibles. De la lutte de l’antagonisme, il y a toujours un moment, je ne dis pas ddu tout que la peinture ne résout pas la tension œil-main. Je dis qu’il y a toujours un moment dans la peinture ou un aspect dans un tableau ou la main et l’œil s’affrontent comme des ennemis.

C’est peut-être un des moments très intéressants de la peinture, d’où je dis en vertu de mon second caractère :
-  le premier caractère du diagramme c’était simplement, ben voyez c’est un chaos-germe.

-  Second caractère je dirais que le diagramme dans ce sens c’est un ensemble trait-tache et non pas du tout ligne-couleur. C’est un ensemble trait-tache et cet ensemble est un ensemble manuel.

Voyez en quoi ce second caractère est en prolongement du premier car je peux préciser en quoi, il y a chaos. Si le diagramme est fondamentalement manuel et exprime une main qui s’est libérée de sa subordination à l’œil, ne serait-ce que provisoirement, encore une fois cette formule ne vaut pas pour ce qui va "sortir" du diagramme, ce qui va "sortir" du chaos. Mais si c’est bien ça au niveau du diagramme, on voit bien en quoi le diagramme est un chaos puisque encore une fois il implique l’effondrement des coordonnées visuelles, dans cet acte par lequel la main se libère. En d’autres termes c’est un ensemble de traits mais de traits qui ne constituent pas une forme visuelle, donc ce sont des traits qu’il faudra appeler à la lettre "non signifiants". Et la tache c’est quoi ? La tache, c’est peut être une couleur, mais c’est comme une couleur non différenciée. Un ensemble de traits non signifiants et de couleurs non différenciées. C’est ça le chaos, l’effondrement. Bon. D’où troisième caractère.

-  Troisième caractère - ça on l’a vu, alors je peux aller plus vite - c’est que dès lors, si le diagramme c’est le trait/tache, d’origine manuelle qui surgit sur la toile et qui récuse les cordonnées optiques, les coordonnées visuelles, qui les entraîne dans une espèce d’effondrement, comment le définir ? Ce trait tache ? Et bien, cette fois-ci, on peut pencher vers l’autre côté, essayer de le définir par rapport à ce qui est censé en sortir ... puisque quelque chose sort du diagramme. Ce qui sortira du diagramme ce sont les couleurs picturales et les lignes picturales - on sait pas encore ce que c’est une ligne picturale ou une couleur picturale. C’est-à-dire l’état pictural des couleurs, l’état pictural de la ligne. Et le diagramme n’est pas encore ligne et couleurs, il est quoi alors ? On l’a vu : je vous ai donné la réponse, il est le gris, la tache c’est le gris et c’est ça le diagramme, c’est le gris. Et en quoi c’est ça le diagramme ? parce que c’est les deux gris parce que le gris est double. Parce que le gris est à la fois le gris du noir-blanc, et dans ce gris là c’est toutes les cordonnées visuelles qui s’abîment, et il est aussi le gris du vert-rouge d’où va sortir la gamme des couleurs ou bien je dirais aussi bien le gris noir blanc d’où va sortir la gamme de la lumière. Ce qui va sortir du diagramme c’est la double gamme picturale : Lumière - Couleur.

Voyez c’est ce qui disait Klee, dans ses textes qui me semble très beaux précisément sur le gris. "Le point gris saute par-dessus lui-même, c’est le double gris, les deux aspect du gris : le gris du noir-blanc et le gris matrice de la couleur. Bon, mais c’est pas encore une couleur, donc il faut bien que quelque chose en sorte.

Et je dirai la même chose pour l’autre aspect du diagramme. La tache c’est donc le gris dans cette espèce, cette fois ci vous voyez que la tension, elle n’est plus entre l’œil et la main, elle est dans la tache elle même, la tension. Dans le gris de la tache, dans la grisaille de la tache, il y a les deux aspects, suivant que ce gris est le gris du noir-blanc, suivant que ce gris est la matrice des couleurs, le gris du vert-rouge.

Alors la même chose pour le trait : le trait n’est pas la ligne picturale mais la ligne picturale en sortira. Et à cet égard qu’est-ce que c’est ? Je dirais, le trait c’est pas encore une ligne, c’est la ligne qui sera composée de traits. Ou bien je dirais : le trait, c’est l’élément de composition manuel de la ligne visuelle. La ligne visuelle n’est pas composée de points ni même de segments, la ligne visuelle est composée de traits manuels. Il y a hétérogénéité entre le composant et le composé, parce que le trait est exclusivement manuel tandis que la ligne produite par le trait est visuelle. Si bien que le trait faudrait le définir à la limite, plus précisément, pour qu’on sente son originalité propre comme : une ligne qui n’a à aucun moment de direction constante. Dès lors il n’y a pas de réalité visuelle de cette ligne. Une ligne qui change de direction presque à chaque point. Une ligne qui changerait de direction presque à chaque point : ce serait ça le trait. Supposons. Dès lors. Voyez que je distingue le diagramme de deux choses avec lesquelles il est indissolublement lié : son avant, son après.
-  Il est en rapport avec un avant puisque il entraîne cet avant dans la catastrophe, c’est le monde visuel.
-  Il est en rapport avec un après puisque quelque chose va sortir du diagramme. La peinture elle-même. Le trait-tache comme unité picturale manuelle va entraîner la catastrophe visuelle de telle manière qu’en sorte quoi ? Quelque chose de nouveau ? Qu’on appellera comment ? Supposons, c’est commode, le troisième œil ? Il aura fallu que les yeux s’anéantissent pour que sorte le troisième œil mais le troisième œil, il sort de quoi ? Il sort de la main, il sort du diagramme. Il sort du diagramme manuel. Bon.

-  Quatrièmement, quatrième caractère, disons le alors un peu plus concret. Et ça j’ai qu’à récapituler les choses qu’on avait vues au début. La fonction du diagramme c’est quoi ? Par rapport à son avant, par rapport à ce qu’il y avait avant lui, c’est justement, défaire les ressemblances. C’est évident là tout le monde le sait, il n’y a jamais eu de peinture figurative - si on définit la figuration, par l’action de "faire ressemblant" - il n’y a jamais eu de peinture figurative, cela va de soi. Défaire la ressemblance a toujours été quelque chose qui se faisait non seulement dans la tête du peintre mais appartenait au tableau comme tel. Même si la ressemblance est conservée, elle est tellement secondarisée que même les peintres qui estiment en avoir besoin, ils en ont besoin comme d’une régulation et non pas comme quelque chose qui est constituant du tableau, en ce sens il n’y a jamais eu de peinture figurative, bon.

Donc défaire la ressemblance ça a toujours appartenu à l’acte de peindre, or c’est bien le diagramme qui défait la ressemblance. Pourquoi ? On l’a vu la dernière fois au profit de - comme disent certains peintres, comme dit, par exemple, Cézanne souvent - au profit d’une ressemblance plus profonde. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ou bien pour faire surgir l’image. Prenons ça à la lettre et servons nous de toutes les expressions toutes faites d’où qu’elles viennent : on défait la ressemblance pour faire sortir l’image. Qu’est-ce que c’est ça ? En cherchant, alors a varier le vocabulaire uniquement pour, dans l’idée que ça peut nous faire avancer. Je dirais aussi bien défaire la représentation pour faire surgir la présence. Représentation - Présence. La représentation c’est l’avant, l’avant peindre. La présence c’est ce qui sort du diagramme, ou bien je dirai aussi bien défaire la ressemblance pour faire surgir l’image, mais à ce moment là ce qui surgit ce qui sort du diagramme, c’est l’image bien. L’image sans ressemblance.

La théologie chrétienne a élaboré très tôt très vite, un fort beau concept qui doit d’ailleurs indiquer tous les rapports déjà qui préfigure, les rapports difficiles, art/religion. C’est l’idée de l’image sans ressemblance. Si vous avez fait du catéchisme enfant, vous vous rappelez, on apprend ça dans le catéchisme, on apprend et ça vient des pères de l’église en droite ligne, c’est bien que les catéchismes aient conservés ces formules splendides. "Dieu a créé l’homme à son image et ressemblance, et par le péché, l’homme a gardé l’image, mais il a perdu la ressemblance" : le péché est l’acte par lequel l’homme se constitue comme image sans ressemblance. L’homme a gardé l’image, ça on pouvait pas lui enlever, même Dieu, mais il a perdu la ressemblance. Le péché est l’acte par lequel l’homme se constitue comme image sans ressemblance. Qu’est-ce que c’est ? Comment c’est possible ça ? Qu’une image soit image et pourtant pas semblable ?

Une image sans ressemblance bon, c’est bien ça que la peinture nous envoie. Elle nous donne l’image sans ressemblance, si on cherchait un mot pour désigner image sans ressemblance. Toujours dans une recherche de pur vocabulaire. Pour essayer de voir où ça nous mène est-ce que c’est pas ça, qu’on appelle icône ? Image sans ressemblance. Et en effet une icône, c’est pas la représentation, c’est la présence et pourtant c’est l’image.

C’est l’image et tant que présence, la présence de l’image, le poids de la présence de l’image ça c’est l’icône, c’est l’iconique. Bon. Alors bien. Je dis, voyez, je dirais le diagramme c’est l’instance par lequel je défais la ressemblance pour produire l’image présence. Je passe par le diagramme pour cela : effondrement de la ressemblance et production de l’image. C’est l’aspect avant et l’aspect après, entre les deux le diagramme ; et c’est pour ça que je proposais par commodité toujours, j’essaie de chercher terminologiquement, distinguons trois choses :
-  les données
-  la possibilité de fait,
-  et le fait.

Les données, les données visuelles, c’est ce qui s’écroule dans le diagramme, mais pourquoi ? Pour que surgisse le fait pictural. On a vu et notamment le fait pictural. Et le diagramme c’est quoi ? Selon la formule du peintre Bacon ? C’est la possibilité du fait. La possibilité de fait. L’image sans ressemblance bon : je dis à mon avis, à mon avis enfin, c’est pas des avis tout ça - Quel est le peintre - alors toujours dans ma recherche de situer un petit exemple par ci, par là, - quel est le peintre qui a vraiment promu, qui a vraiment imposé comme une espèce de présence brute du fait pictural ? Un des premiers, il n’y a pas de premier parce qu’après tout c’est vrai de tout temps tout ça, mais un ou qui notre conscience, quoi de modernes ou de pseudo-modernes, lie énormément il me semble l’affirmation, l’imposition du fait pictural, c’est Michel Ange. Devant un tableau de Michel Ange et c’est pas par hasard que c’est un sculpteur. Un sculpteur peintre. Il vous flanque là devant un fait pictural où il n’y a plus rien à justifier, c’est à dire où la peinture a conquis sa propre justification. Or ça se fait sous quelle forme ? Ça se fait encore une fois je crois très fort que les catégories esthétiques, les grandes catégories esthétiques sont très bien fondées hein ? Vous savez il y a beaucoup de gens qui disent : oh romantiques ! Classicisme, baroque c’est que des mots tout ça ! Ou bien l’abstrait, l’expressionnisme, je pense pas du tout que ce soit des mots je crois que c’est très très bien fondé, je crois qu’il faut juste chercher des définitions meilleures que l’abstrait c’est l’opposé du figuratif - parce que c’est pas ça - mais en revanche que c’est de très très bonnes catégories, et puis que la philosophie en tout cas, elle fonctionne par catégorie donc c’est très bon pour elle.

Or je dis la coexistence, la contemporanéité de Michel-Ange et du maniérisme, est fondamental. Il me semble que la catégorie de maniérisme nous met très bien sur la voie de ce que c’est que le "fait pictural". Au sens le plus grossier du mot : quelque chose de "maniéré" dans la figure du tableau, dans la figure telle qu’elle est, telle qu’elle sort de quoi ? Telle qu’elle sort sur le tableau, je dirais, elle sort du diagramme. Elle sort du diagramme avec une sorte de maniérisme qu’on peut toujours interpréter d’une manière anecdotique.

Prenez les figures de Michel-Ange , les figures du Tintoret, les figures de Velasquez. C’est un mélange de ... si on parle très anecdotique, la première impression qu’on a, c’est un mélange de extraordinaire, de efféminement, de maniérisme dans l’attitude, dans la pose, presque d’exubérance musculaire, alors comme si c’était à la fois un corps trop fort, et un corps singulièrement efféminé. Les personnages de Michel Ange, ils ne sont pas croyables ! l’école qu’on appelle précisément maniériste, et qui fait des chefs d’œuvre intenses mais la manière dont ils font du Christ une figure, c’est pas croyable ce qu’on pourrait appeler le caractère artificiel des attitudes et des postures. Bon c’est notre œil qui voit ça, à première vue comme ça, d’une certaine manière c’est évident que c’est le plus beau de la peinture, à savoir c’est l’affirmation du fait pictural. C’est bien forcé que par rapport au donné visuel, le fait pictural présente la figure sous des formes qui parait à l’œil extraordinairement maniéré, extraordinairement artificiel. Et que là dedans il y a quelque chose comme une espèce de très insignifiant, c’est pas le plus profond de la peinture, mais de petite provocation du peintre. La manière précisément de dire : c’est pas ce que vous croyez hein ? Si bien que lorsqu’on se précipite au niveau de l’anecdote sur des considérations sur l’homosexualité des peintres, c’est pas ça hein ? C’est pas ça c’est en tant que peintre qu’ils font du maniérisme. Ouais, forcément. Bon bien tout ça c’est très insignifiant. Bien. Bon vous voyez : défaire les données visuelles par le diagramme qui instaure une possibilité de fait mais le fait, c’est pas une donnée : le fait c’est quelque chose à produire, et ce qui est produit c’est le fait pictural c’est à dire finalement, l’ensemble des lignes et des couleurs, c’est à dire le nouvel œil ; il a fallu passer par une catastrophe manuelle du diagramme, pour produire le fait pictural, c’est à dire pour produire le troisième œil.

Bien, dernier caractère du diagramme,
-  cinquième caractère, je dirais dès lors si vous me suivez : on voit bien que, le diagramme doit être là, je crois même plus qu’il puisse être seulement virtuel... Ou bien il peut être recouvert, mais il est là, faut qu’il soit là dans un tableau, il peut pas être simplement dans la tête du peintre avant qu’il commence à peindre. Faut bien que le tableau témoigne de cette traversée du chaos ; un abîme ordonné comme dit l’autre, un abîme c’est rien, un tableau qui soit de l’ordre c’est rien. Mais l’autre propre au chaos, l’instauration d’un ordre propre à l’abîme, ça c’est l’affaire du peintre...

Mais vous voyez qu’à ce moment là, même techniquement, les dangers sont très grands. Et je recommence parce que c’est euh... comme ça j’en aurai fini d’avoir regroupé, reclassé tout ce qu’on avait fait avant, parce que c’est très - je voudrais que vous le preniez très concrètement le plus possible ce que j’essaie de dire ; parce que c’est un drôle de truc cette histoire de ... Encore une fois c’est l’aventure temporelle du tableau que j’essaie de faire. Je ne vis pas le tableau comme une réalité spatiale, je le vis vraiment temporellement dans cette espèce de synthèse du temps propre à la peinture, l’avant, le diagramme et l’après. Et bien, les dangers, c’est quoi ?

On les a vus si je récapitule :
-  Un premier danger, c’est que le diagramme prenne tout, que le diagramme brouille tout, que le diagramme brouille tout ! bon maintenant vous comprenez peut être mieux ? Peut être qu’il y a des tableaux comme ça ou des tableaux qui frôlent ! Parce que les chemins vont devenir très étroits maintenant au point où on en est. Et peut-être que là on aura les moyens de renouveler les grandes catégories. Qu’est ce que veut dire être abstrait ? Qu’est ce que veut dire être expressionniste ? etc. Parce que à partir de quel moment je peux dire d’un tableau : ah lala ? ben on sent bien que c’est affaire de goût qu’à un moment il n’ y a plus rien à dire, il n’y a plus qu’à attendre les réactions, que chacun arrive à saisir ses propres réactions, ce qui n’est pas facile. Arriver à saisir ce que je sens devant un tableau alors que tant de choses me font sentir des choses toutes faites. C’est difficile déjà... mais à partir de quand est-ce que je peux dire ah ! les tableaux qui me font l’impression : c’est raté. C’est raté parce que...il s’en fallait de peu, ça aurait pu être formidable mais tout retombe dans une espèce de grisaille ou alors dans une espèce de trait capricieux, des traits capricieux mais finalement arbitraires, je me dis pourquoi pas ? c’est bien on peut faire ça mais... ? il aurait pu faire aussi bien autre chose, il n’y a pas de nécessité là-dedans, vous savez l’ennemi de toutes les formes d’expression c’est la gratuité, quand on vous dit c’est jamais le faux, on se trompe jamais mais quand on dit quelque chose alors que pourquoi le dire ? Est-ce que ça vaut la peine de le dire ? De même un tableau ça valait la peine de faire ça ? Peut-être pas ? ça. Même pour celui qui l’a fait, plein de peintres font des tableaux et c’était pas la peine même pour eux de le faire, on dit bien mais qui décide ? Je sais pas moi, c’est trop compliqué, mais en tout cas on a l’impression que quelque chose pouvait en sortir, à ce moment là quand le diagramme a tout pris, plus rien ne sort du diagramme.

-  Alors quand le diagramme a tout pris, je peux dire aussi bien, c’est du pur chaos, le germe est mort. Et c’est ce que Klee nous disait :" si le point gris occupe tout, l’œuf est mort", c’est bien cette expression de Klee, si le point gris occupe tout, envahit tout le visible, l’œuf est mort. Alors à votre choix. Un peintre juge d’autres peintres, qu’est-ce que ça veut dire ? Il ne juge pas en fait, parce que encore une fois, là j’insiste, parce que de tous les artistes, les peintres sont peut être parmi les plus orgueilleux mais aussi les plus modestes en apparence. Il jugent pas mais ils expriment des convenances, c’est toujours intéressant qu’un peintre dise, pourquoi il n’est pas attiré par telle forme de peinture ? Alors quand Bacon se trouve devant du Pollock, il dit ah : « c’est du gâchis, c’est du gâchis », ça offense pas Pollock hein ? ça ne lui retire rien. C’est intéressant à quel niveau ? Pas parce que ça nous apprend quelque chose sur Pollock, Bacon, nous apprend quelque chose quand il nous parle d’un peintre qu’il aime et qu’il admire. Quand il exprime simplement, ça veut dire quoi ‘Pollock c’est du gâchis ?’ il va jusqu’à dire à l’expressionnisme, « Je n’aime pas » c’est une formule presque raciste « Je n’aime pas ce gâchis d’Europe centrale » gâchis d’Europe centrale, on voit bien ce qu’il veut dire, lui il est irlandais, il est anglo-irlandais, gâchis d’Europe centrale, bon. Ça nous intéresse en quoi ça ? Ça nous intéresse parce que quand Bacon voit un Pollock, il doit le faire basculer, il doit se dire :" c’est un chaos", et en effet quand on voit un tableau de Pollock, on peut avoir légitimement l’impression d’une peinture chaos. Bien. Et bien, oublions Pollock, il y a des toiles qui nous font cet effet : voilà que le diagramme s’est tellement identifié à son premier aspect le chaos, qu’il est lui-même tombé dans le chaos, si bien que rien ne sortira du diagramme, tout est brouillé, c’est la grisaille, ou bien il y a un excès de couleurs qui font que tout est gris, une toile ratée. Bon ça arrive. Voilà le premier danger.

-  Deuxième danger, qu’est- ce que c’est ? je précise encore oui, ce danger. C’est que au niveau du diagramme, comme le diagramme entraîne on l’a vu, l’écroulement des données visuelles, le danger du diagramme il a été très très bien formulé - indépendamment du mot diagramme - très bien formulé par Cézanne. Il y a des lettres de Cézanne où il dit avec une espèce d’angoisse :" au lieu d’assurer leur jonction, les blancs - là comprenez que c’est pas un problème de perspective parce que la perspective, c’est rien dans la peinture, c’est une notion nulle... il y a une notion bien plus, la perspective ce n’est qu’une réponse possible, au seul problème pictural, que on ne peut poser picturalement, que sous la forme : y a-t-il lieu dans les tableaux, ou dans des tableaux où il y a lieu de distinguer des plans - il y a des tableaux où il n’y a aucun lieu de distinguer des plans, et bien comment se fera et comment le peintre opère-t-il la jonction des plans ?

mais la perspective c’est un cas de jonction des plans rien d’autres, le vrai problème pictural ce sera quand il y a plusieurs plans quel sera le mode de jonction des plans ? ?ben Cézanne dit ben oui... du point de vue de l’abîme dans le chaos, au lieu d’entrer en jonction, les plans tombent les uns sur les autres, ils tombent les uns sur les autres. Les couleurs au lieu d’entrer dans une gamme se mélangent. Et ce mélange n’est plus qu’une grisaille. L’objet qui a perdu sa ressemblance - l’objet peint - qui a perdu sa ressemblance dans le chaos, est fondamentalement en déséquilibre. Bon. La chute des plans les uns sur les autres, le mélange des couleurs dans une grisaille, l’objet tout de travers et en déséquilibre, c’est ça c’est le pôle de la toile qui s’est tellement identifié au diagramme, qu’il n’y a plus qu’un chaos. Alors c’est pas intéressant les toiles ratées, je dirais ce qui est intéressant c’est, en revanche : qui est ce qui frôle, ce danger là ? Qui est ce qui frôle, ce danger là et qui en fait, arrive tellement à l’éviter ? à l’éviter magistralement ? Là ça devient intéressant : qui est-ce qui frôle ce premier danger du diagramme mais précisément parce que c’est un grand peintre, ou ce sont de grands peintres l’évitent ? ça nous permettrait peut être de fonder là une première catégorie esthétique : je crois que c’est ce qu’on a appelé là précisément les expressionnistes abstraits. les expressionnistes abstraits c’est à dire toute l’école américaine qui a dominée la peinture américaine - c’est la génération qui a maintenant dans la soixantaine quoi. Eux je crois la manière dont ils frôlent le chaos, c’est à dire le diagramme prend tout, ils frôlent vraiment le chaos, mais pourtant le diagramme reste producteur de quelque chose de fantastique. Je dirai c’est Pollock ça. C’est Morris Louis, c’est Nolland, c’est enfin tout ceux que beaucoup d’entre vous connaissent. Surtout je retiendrais Pollock au niveau de la ligne et Morris Louis au niveau de la tâche-couleur. Mais on verra tout à l’heure, si vous voulez ce serait la tendance de l’expressionnisme abstrait, pourquoi ? rapprocher au maximum le diagramme du chaos. Mais évidemment contrairement à ce que dit Bacon, il me semble évident qu’ils ne tombent pas dans le chaos, que leur tableau n’est ni une grisaille, ni un gâchis.

Bon vous voyez l’autre tension du diagramme. Donc la première tension du diagramme c’est que le diagramme prenne tout à ce moment là il n’y a plus qu’une apparence de chaos. Ce serait donc si vous voulez encore une fois l’expressionisme abstrait. Cherchons l’autre tendance. Vous voyez je définis maintenant ces catégories esthétiques en fonction de positions privilégiées par rapport au diagramme. Et non pas du tout de position par rapport à la figuration, problème qui ne se pose pas.

Je dis allons à l’autre pôle, la seconde tension du diagramme, ce serait quoi ? se réduire au minimum, se réduire au minimum. Ah bon ? comment réduire un peu profond ruisseau ? En faire un très peu profond ruisseau. N’en garder que le minimum. Cette fois ci, tout comme tout à l’heure je disais quand vous élevez le diagramme à sa puissance maximum, il tend à s’identifier à son premier aspect le chaos. Lorsque vous le réduisez au minimum, il tend à s’identifier au maximum à un ordre pictural. C’est-à-dire en fait vous tendez à réduire le diagramme, et même à le remplacer, par quoi ? Supposons et là c’est la première fois qu’on rencontre cette idée, ce mot qui va peut être nous servir beaucoup - vous tendez à lui substituer une chose alors très très étonnante, une espèce de code. Et là si le mot m’ouvre quelque chose, c’est dans la mesure où je me dis bon : est-ce qu’on a pas une nouvelle tension diagramme/code, telle que la différence entre le diagramme et le code nous permettra peut-être d’avancer beaucoup sur : qu’est-ce qu’un diagramme ? Du point de vue du concept philosophique à chercher. Qu’est-ce que ça veut dire ? qui est-ce qui me donne cette impression ? un code évidemment ça peut vouloir dire quelque chose de grotesque, je cherche les tableaux ratés mais après tout, vous sentez ce que j’essaie de ... la tentative de réduire le diagramme au maximum ? non ! de le réduire à son minimum ! et de le remplacer par un code, c’est qui ça ? C’est évidemment une manière possible définir la peinture dite abstraite. Les grands abstraits, on verra c’est juste, on verra si c’est vrai. Mais quand c’est raté, et Dieu que la peinture abstraite a ses mauvais peintres, autant que toutes les autres peintures, mais là c’est une catastrophe, les types qui font des carrés, tout ça, c’est abominable. Et ben, je veux dire, c’est vraiment prétentieux, un carré ça peut être prétentieux, ça peut être sale un carré. Faut pas croire qu’il suffit de faire des carrés pour faire... ça peut être dégoutant un carré. Il y a des carrés dégoutants chez les mauvais abstraits. Bon et ben, tous ces genres de peintures abstraite, qui au niveau le plus élémentaire tendent vers une espèce de géométrisme ? qu’est-ce que c’est ça ? on a l’impression que oui, que ce qu’ils tendent à faire c’est remplacer le diagramme par un code.

Quand ça rate à ce moment là, quand ça rate c’est quoi ? c’est lorsque la toile ne fait plus qu’appliquer un code extérieur. Oui alors si je me sers de la peinture pour appliquer un code extérieur... qu’est-ce qui distingue - autre manière de poser la même question - qu’est-ce qui distingue un triangle de Kandinsky, et un triangle de géomètre ? Qu’est ce qui fait du triangle de Kandinsky, un triangle esthétique ?

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