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70- 20/11/1984 - 1

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Gilles Deleuze - cinéma /pensée cours 70 du 20/11/1984 - 1 transcription : Mathilde Lequin

On a réussi un coup épatant et qui était de finir au même point que l’avant-dernière fois.... Aujourd’hui, on avance un peu, mais la dernière fois et l’avant-dernière fois donc, on avait juste essayé encore une fois c’est un programme qu’on construit, on avait juste essayé de marquer deux points de mutation dans une image de la pensée :
-  l’un c’était substitution de la croyance au savoir,
-  et l’autre c’était : position du corps : « donnez moi donc un corps », et là je ne puis plus revenir c’est tout simple - mais je tiens à marquer l’unité des deux, comment quand-même ça appartient à un même bouleversement, dans l’image qu’on se fait de la pensée.

L’unité des deux, c’est vous vous rappelez, que la substitution de la croyance au savoir, d’une certaine manière, on ne peut pas l’arrêter. A chaque moment, elle peut prendre un certain équilibre, par exemple une redistribution des rapports savoir/croyance telle que l’opère Kant. Kant opère une redistribution, à partir de sa formule de fond : « j’ai dû substituer la croyance au savoir » : il opère une redistribution du savoir et de la croyance. On peut donc marquer des points d’équilibre... Ca n’empêche pas qu’on sera toujours entraîné hors de tel ou tel point d’équilibre, et que la substitution de la croyance au savoir là je ne parle plus de Kant - nous amène à réclamer quelque chose de tout à fait nouveau :
-  nous réclamons, je disais, des raisons de croire en ce monde-ci et c’est sans doute là que la substitution de la croyance au savoir trouve son point le plus extrême : lorsque la croyance se fait réclamation de raisons de croire en ce monde-ci. Car, il y a un problème que je n’ai pas abordé : des « raisons » de croire en ce monde-ci, mais qu’est-ce que veut dire « raison » ? Ce sont bien des raisons, mais en quel sens ? Il ne s’agit sûrement pas de la raison pure. Qu’est-ce que c’est une raison, des raisons, de croire en ce monde-ci ?

Et bien, c’est presque le passage de la première à la deuxième formule : croire en ce monde-ci, c’est croire à la possibilité de la vie dans ce monde. C’est croire à la vie ici. C’est-à-dire c’est croire au corps. En d’autres termes, les raisons de croire en ce monde-ci, c’est le corps : « donnez-moi donc des raisons de croire en ce monde-ci », c’est « donnez-moi un corps ». Au point où nous en sommes, on considérerait comme une objection tout à fait déplacée qu’on réponde : « croire en ce monde-ci, ça se fait tout seul », ou bien « un corps ? vous l’avez déjà ». Sans doute je l’ai déjà en fait, et sans doute je crois dans ce monde-ci en fait ; mais d’une certaine manière, je pose une question de droit : je réclame des raisons de croire en ce monde-ci. Et je demande un corps, qu’on me donne un corps. Et je disais la dernière fois - ne vous attendez pas, évidemment et vous ne vous y attendiez pas - à ce que ce corps soit un corps glorieux ou même soit un corps grec. Pourquoi je dis un corps grec ? Parce qu’on l’a vu, le corps grec même comme corps, c’est une matière informée par une belle forme. C’est le modèle du savoir ; et la gymnastique est un savoir ; et le corps grec, c’est la matière informée, c’est ce corps qui fait partie du monde du savoir. Donc ce n’est pas un beau corps grec que je demande quand je dis « donne-moi donc un corps ». Oui, ça peut être un corps fragile. Même pire, un corps fatigué - un corps fatigué... qu’est-ce que ça veut dire ça ?... - ou bien un corps qui attend quelque chose. La fatigue et l’attente, la fatigue, l’attente... C’est le contraire du corps informé, c’est le contraire de la matière informée par une belle forme ; la fatigue et l’attente marquent une inadéquation du corps avec soi.

Pourquoi est-ce que je répète la fatigue, l’attente, la fatigue, l’attente ?... Je les répète toujours dans mon souci d’établir ce court-circuit de la philosophie au cinéma. La fatigue, l’attente. J’ai parlé d’un cinéma des corps ; s’il y a bien un cinéaste des corps, un des premiers hors ceux que j’ai cités, c’est bien connu, c’est Antonioni. Qui mieux qu’Antonioni a su mettre dans les corps, la fatigue et l’attente ? Qu’est-ce que ça veut dire mettre dans les corps la fatigue, l’attente ? Je dis, ceux qui étaient là l’année dernière comprendront tout seuls, les autres cela n’a pas d’importance, je dis c’est évidemment un corps qui marque le temps et sur lequel le temps s’est inscrit. C’est un corps qui nous donne une image directe du temps. C’est un corps qui est le corps du temps. C’est ça ce corps fragile, toujours fatigué, toujours en attente. Alors c’est vous dire que ce n’ est pas du tout le corps grec, le corps grec c’est le corps de l’adéquation. C’est le corps-mouvement, le corps grec.

Mais nous, il y a longtemps qu’on n’a plus de corps-mouvement... On a des prothèses ; le mouvement, c’est les prothèses, l’automobile, tout ce que vous voulez, c’est la prothèse... En revanche, on n’a plus guère de corps-mouvement, c’est-à-dire les choses sont mauvaises pour nous, on a un corps-temps. C’est ça qui fait notre mauvaise santé radicale. La fatigue, l’attente, c’est l’écharde dans la chair. Bien plus, on a besoin de l’écharde pour croire au monde. On a besoin d’un corps fatigué pour croire au monde, on a besoin d’un corps en attente pour croire au monde. La raison de croire au monde, c’est le corps. A quel prix ? Au prix suivant : que le corps inscrive, enregistre directement le temps. C’est fini le chœur gracieux des corps grecs, le chœur s’est ( ?), la ronde. C’est fini... Alors bon, vous voyez je suis juste en train d’unir... Tant qu’il a cette écharde dans la chair, il peut vivre... « Tant qu’il a cette écharde dans la chair, il peut vivre » : c’est une phrase très belle et tout le contexte très beau, c’est une phrase très belle de Kierkegaard. Le thème de l’écharde dans la chair, c’est un thème kierkegaardien. Le héros kierkegaardien a fondamentalement une écharde dans la chair. Tant qu’il a cette écharde dans la chair, il peut vivre ; « donnez-moi un corps », ça veut dire « mettez-moi une écharde dans la chair, mettez-la en moi ».

Est-ce que ça veut dire un goût de souffrir ? Non, vous comprenez, un goût de souffrir, tout ça c’est très secondaire. Ca veut dire que mon corps devienne l’inscription du temps. Que mon corps révèle le temps. La fatigue et l’attente... Il ne s’agit plus de bouger. Je voulais juste dire, c’est en ce sens et cela il faut que ce soit lumineux pour vous, sinon je ne peux pas avancer, alors je recommence tout... Il faut que ce soit lumineux pour vous le lien donc entre les deux formules : « donnez-moi des raisons de croire au monde », c’est-à-dire substituer la croyance au savoir d’une part, et d’autre part « donnez-moi donc un corps », le lien des deux étant que la raison de croire c’est le corps - une fois dit que le corps, c’est le corps qui porte directement le temps, la fatigue et l’attente, par opposition au corps grec, qui était le corps du savoir. Le corps de la croyance, c’est un pauvre corps, quoi. Un pauvre corps, mais si puissant. Ca va ? Je veux dire, je ne vous demande pas si vous êtes convaincus. Enfin si, il faut y croire à tout ça, et si vous n’y croyez pas... Vous comprenez la sélection se fait toute seule ici : si vous n’y croyez pas, vous ne pouvez pas revenir ! (rires). Si vous voulez des explications, je peux vous répondre : « je (ne) peux pas, faut y croire ».

D’où, on va continuer, je dis, il y a un troisième aspect dans cette mutation. Un troisième aspect que j’essaierai de résumer en disant : la pensée vient du dehors. Là aussi c’est une mutation, la pensée vient du dehors. Je dis, là aussi c’est une mutation qu’il faut tout de suite, avant même de savoir ce qu’on va dire, il faut évaluer l’importance de la mutation. C’est qu’avant, jusqu’à Kant je crois, la pensée existait fondamentalement en alliance avec un sens intime ou un sens intérieur et la pensée d’une certaine manière était essentiellement pensée du dedans. Que la pensée vienne du dehors, voilà, ce serait le troisième prisme. Tout comme je cherche un archè dans chacun de certains auteurs, ils ne dépendent pas les uns des autres...

Là je voudrais aujourd’hui développer ce troisième aspect de la mutation, et à mon avis les deux plus grands auteurs qui ont développé l’idée d’une pensée qui vient du dehors c’est Blanchot et c’est Foucault. Et pas sans rapports l’un avec l’autre, puisque Foucault écrit un article en 1966 dans la revue Critique sous le titre « La pensée du dehors », qui est un hommage à Blanchot. La même année pour son compte Foucault publie « Les mots et les choses ». Or, on va revenir sur tout ça, ce que je tiens à dire immédiatement c’est qu’il me paraît certain que l’œuvre de Foucault a traversé, n’a cessé de traverser, un certain malentendu qui était son rapport avec l’histoire et la manière dont il se servait de l’histoire. On peut faire croire à certains lecteurs même de très bonne foi et très admiratifs, que Foucault est devenu presque plus historien que philosophe. Or, il me semble qu’il n’a jamais abandonné le plus pur élément de la philosophie, simplement il a entretenu avec l’histoire un rapport tout à fait original (mais tout ça on le verra, on ira le voir...). Et s’il est resté et s’il reste dans l’élément le plus pur de la philosophie c’est à mon avis une seule chose qui a intéressé Foucault, c’est « qu’est-ce que signifie penser ? ».

Alors pourquoi est-ce que lui avait besoin de passer par des objets historiques pour avancer dans sa recherche, ça, c’est une question. Mais si vous voulez, lorsque, d’une certaine manière, à la fin de sa vie il se réclamait, ce qu’il n’avait pas fait avant, d’une certaine affinité avec Heidegger, il va de soi que le point d’affinité était que comme Blanchot tout comme Heidegger c’est s’interroger sur « que signifie penser ? ». Or, entre Blanchot et Foucault, la réponse, c’est : la pensée c’est l’exercice du dehors. Si je prends Blanchot pour une raison simple, c’est que la plupart d’entre vous, vous connaissez aussi bien que moi Blanchot. Voilà que beaucoup de thèmes de Blanchot, proches de Blanchot, sont comme devenus les lieux communs d’une espèce de manière de penser moderne ; c’est-à-dire on y est immédiatement familier. Je veux dire que c’est des thèmes que même sans avoir lu Blanchot on a comme respirés, si bien qu’on se trouve devant eux devant un drôle de situation, on est familier avec eux, et je ne suis même pas sûr qu’on les comprenne bien.

-  Si bien qu’une de nos tâches cette année, sera d’essayer de voir clair dans une pensée comme celle de Blanchot, dans une pensée comme celle de Foucault, l’apparence historique de son analyse risque de nous cacher la manière dont il empoignait le problème « que signifie penser ? ». C’est dans tout ça qu’il faut mettre de l’ordre et là c’est très curieux. Donc Foucault intitule l’article sur Blanchot « La pensée du dehors » et en effet le dehors c’est un thème que Blanchot ne cesse d’invoquer. Et encore une fois je ne présenterai jamais Foucault comme un disciple de Blanchot, mais il a emprunté, en le disant toujours, certains thèmes de Blanchot pour les reprendre à sa façon, les recréer à sa façon, et suivant une méthode complètement différente qui définit l’œuvre de Foucault lui-même. Ce qui permet de parler de l’un et de l’autre à la fois à ce niveau de :
-  mais qu’est-ce que signifie cette pensée du dehors ?

Je commence par revenir au modèle classique, modèle de la connaissance et du savoir. Car le modèle de la connaissance et du savoir, le modèle classique, l’image qu’on peut appeler maintenant l’image classique de la pensée, j’ai essayé de la définir la dernière fois, mais je n’en ai défini qu’une partie ( ?). Je disais le modèle du savoir pose une conformité de la nature et de l’esprit, de l’homme et du monde. Et cette conformité, il faut la prendre à la lettre, puisque cette conformité c’est une connaissance ; ou inversement, la connaissance est une conformité, puisque connaître, dans le schème aristotélicien, c’est l’opération d’un intellect capable à prendre la forme, à prendre la forme de la chose, con-formité.

Et on avait vu que tous ces thèmes se regroupaient dans la notion claudélienne de co-naissance. Qu’est-ce qui se passe dans ce cadre ? Je dirais que le mouvement de connaître, dans le modèle classique, se fait suivant deux axes. Et ça ne doit pas nous étonner, d’après le début. Il se fait suivant un axe qui définirait la possibilité logique de la pensée, et il se fait suivant un axe qui définirait la possibilité organico-psychologique de la pensée. Le premier axe se présente comme le concept, et le concept, je dirais, est à la fois l’objet et le sujet, c’est-à-dire il se confond avec un double mouvement : intégration, différenciation.
-  L’intégration définira par exemple le concept comme genre, ou même comme genre suprême (là j’essaie de grouper des choses, comme ça).
-  La différenciation, on verra la spécification du concept, la façon dont le concept comme genre se divise en sous-concepts ou en espèces : la différenciation du concept générique, du concept comme genre, en concept spécifique.

Et je veux dire que pensée logique va de l’intégration à la différenciation et de la différenciation à l’intégration. Suivant l’autre axe, qu’est-ce que nous avons, du côté de la possibilité organico-psychologique de la pensée ? Nous n’avons plus le concept comme Tout, qui intègre et se divise, c’est-à-dire comme genre suprême ; nous n’avons plus le concept qui s’intègre et divise, qui intègre et divise, qui intègre les espèces en un genre et divise le genre en espèces, intégration-différenciation. Du côté de la possibilité organico-psychologique nous avons les images. C’est dans mon deuxième axe, nous avons les images, et quoi ? Et leur enchaînement, c’est-à-dire la manière dont une image sort d’une autre image ou s’enchaîne avec une autre image. L’organico-psychologique fournit des images associables et associées. Vous voyez les choses s’harmonisent, elles sont harmonieuses par nature, quoi ? Pour l’axe précédant j’avais déjà un double mouvement, le concept comme Tout avait déjà un double mouvement, l’intégration et la différenciation. Là il me faudrait un double mouvement aussi, ce serait plus joli si c’était... et si c’est plus joli, c’est plus vrai, hein ? Evidemment là nous avons un double mouvement, que tantôt les images s’associent par ressemblance, et tantôt par contiguïté. La contigüité et la ressemblance sont les deux lois de l’association des images. Qu’on ne me dise pas, et bien sûr vous ne me le dites pas, que l’associationnisme est une vieille théorie dépassée. C’est une affirmation qui est non seulement dépassée, mais stupide (rires). Je veux dire, ce qu’il s’est passé une fois que l’associationnisme a été dégagé, notamment par certains auteurs du XVIIIe siècle, à savoir dégagé les lois d’association des images, la théorie de l’association a donné lieu à toute sorte de remaniements, de corrections, d’enrichissements, mais la base, le noyau de la théorie est resté strictement intact (...).

Ce qu’il y avait eu de fantastique dans l’associationnisme, et dans son introduction au XVIII siècle, c’est qu’il avait introduit dans la philosophie la première grande théorie des relations. Et que les fameuses histoires d’association par ressemblance et association par contigüité, vous en pouvez saisir l’importance d’un point de vue de la théorie de la pensée que si vous comprenez que la ressemblance et la contigüité sont les deux relations fondamentales dont peut-être toutes les autres dérivent. Et que le point de départ de l’associationnisme il est tout simple : ce n’est pas parce que deux idées se ressemblent, parce que deux images se ressemblent, qu’une image va me faire passer à une autre qui lui ressemble. Vous comprenez où est le miracle, le miracle ce (n)’est pas qu’il y ait des choses contigües ou des choses ressemblantes ; le miracle c’est que la ressemblance et la contiguïté soient des relations, à savoir que l’image de quelque chose qui m’est donné me fasse penser à quelque chose, qui n’est pas donné parce que ça lui ressemble. Je vois le portrait de Pierre et je pense à Pierre. Vous me direz : ça va de soi, puisque le portrait ressemble au modèle. Mais pas du tout ! La ressemblance c’est une relation. Comment faut-il être fabriqué pour que la ressemblance soit une relation, comment faut-il être fabriqué pour que la contiguïté soit une relation, ça c’est la question des associationnistes.

Cette question personne n’a pu lui donner une autre réponse que celle que, dès le XVIII, Hume lui donnera :
-  l’association des images associables et associées suivant la double relation de la ressemblance et de la contiguïté. J’ai donc deux axes, avec quatre mouvements, deux pour chaque axe. Ce que je dis est très facile, vous le sentez vous-mêmes,
-  j’ai deux axes mais quatre mouvements : j’ai le concept comme Tout, auquel correspondent l’intégration et la différentiation ;
-  j’ai les images, associées par ressemblance et par contiguïté. J’ouvre une parenthèse. La linguistique moderne entre complètement dans ce schéma. Si on cherche une image moderne de la pensée, la linguistique dont on parle toujours, elle rentre absolument dans ce schéma, dans le schème quatre, deux axes et quatre mouvements.

Je prends l’exemple de Jakobson. Je mets juste tous mes pions en place, pour l’instant je remarque mon premier niveau : le fameux problème de la métonymie et de la métaphore reprend exactement la théorie de la contiguïté et de la ressemblance. Bien plus, c’est dans une théorie linguistique de l’aphasie, remarquez que l’aphasie fut toujours un grand problème de l’associationnisme ; Jakobson distinguera plusieurs types d’aphasies :
-  une aphasie comme trouble de métonymie ou de contiguïté, - et une aphasie comme trouble de métaphore ou de similitude. Je remarque que les linguistes nous parlent beaucoup d’une notion tout à fait fondamentale pour eux plutôt que d’un couple de notions fondamentales, la syntagmatique et la paradigmatique. Je dis, en très gros, supposons que le syntagme, ce soit la consistance d’unités linguistiques contigües, qui constituent une série d’unités linguistiques qui se suivent d’après certaines lois, lois d’enchaînement. La paradigmatique, ce n’est plus la contiguïté, c’est beaucoup plus la similitude. En quel sens ? C’est le modèle linguistique d’après lequel nous sommes amenés à choisir, dans un énoncé, un mot plutôt qu’un autre mot qui lui est, à des égards énonçable, semblable. Par exemple je dis « tu as une belle maison » et je ne dis pas « tu as un beau château ». Est-ce qu’il y avait une dichotomie la maison-château ? Je suppose que ce que je vois est comme à la frontière. Il y a des gens du pays qui appellent ça « château », mais moi j’appelle ça « maison », pour moi c’est une grande maison. Dans ma phase je choisis tel mot plutôt que tel autre. Je dis par exemple « la nièce d’Alfred » alors que je pourrais dire « la fille d’Octave », à supposer que ce soit la même personne.

Qu’est-ce que m’intéresse là-dedans ? C’est la syntagmatique et la paradigmatique. Si j’appelle ça syntagme, c’est très rudimentaire ce que je dis là,
-  si j’appelle syntagme un liens d’unité successives, un lien de proche en proche d’unités de langage successive,
-  si j’appelle paradigme le choix entre des unités semblables à certains égards, d’une part je retrouve l’axe des images avec la similitude et la ressemblance, et d’autre part je retrouve l’axe de l’intégration et de la différentiation, avec l’unité intégrante du syntagme, qui intègre ses propres parties, et la différenciation dans le paradigme, avec le choix d’une unité plutôt qu’une autre.

Si on en restait là, je ne sais pas ce que nous réserve la linguistique, c’est curieux comme elle se sert d’un modèle très respectable, mais d’un modèle très ancien de la pensée... Chez Jakobson vous rentrouvrez le jeu des deux axes : similitude-contigüité d’une part et d’autre part intégration-différentiation. Bien. Alors je veux dire quoi ? Que le savoir, c’est la communication, la rotation perpétuelle des deux axes. Ce mouvement du savoir - c’est en cela que le savoir est un mouvement - ce mouvement du savoir je le peux présenter comment ? Je dirais que le concept comme Tout ne cesse en même temps qu’il se différencie, il s’extériorise dans des images associables. Inversement les images s’associent, mais en s’associant elles s’intériorisent dans le concept comme Tout qui les intègre. Et le mouvement du savoir ne cesse d’être le mouvement par lequel, en se différenciant, le concept s’extériorise dans les images, et par lequel les images, en s’associant, s’intériorisent dans les concepts.

Ce double mouvement de l’intériorisation et de l’extériorisation définit le mouvement du savoir ou, si vous préférez, le dedans comme conscience de cela, c’est-à-dire : le pur concept ne cesse de s’extérioriser dans l’image, et l’image ne cesse de s’intérioriser dans le concept. Et on appellera ça le Tout. Et l’auteur extrême qui a poussé jusqu’à l’extrême bout des conséquences une telle vision du savoir et l’ordre qu’il a nommé le mouvement du savoir absolu, c’est Hegel. Chez Hegel, il y a une distinction qui me parait très intéressante. Les deux grandes œuvres, c’est la "Phénoménologie de l’Esprit" et "la Logique". Et, dans le vocabulaire hégélien, la phénoménologie développe des figures, tandis que la logique procède par moments. Il serait très fâcheux de confondre chez Hegel les figures et les moments, les figures de la conscience et les moments du concept, bien qu’il y ait toute une correspondance, et que l’hégélianisme soit l’étude de tous les mouvements par lesquels les figures deviennent moments et les moments deviennent figures. En quoi Hegel me paraît faire partie de cette image classique du savoir ? C’est que les figures sont les analogues d’images associables et qui en s’associant s’élèvent jusqu’au concept comme Tout et s’intériorisent dans le concept, si bien que la fin de la phénoménologie, c’est le savoir absolu comme intériorité qui a intégré toutes les figures, et inversement la logique, ça va être le mouvement inverse, à savoir le concept comme Tout qui se divise d’après ses moments, mais se divisant d’après ses moments, il s’extériorise d’après ses figures. Qu’est-ce qu’il y a lieu de retenir de tout ça ?
-  C’est ça la pensée du dedans.

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