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7- 19/01/82 - 1

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transcription : Céline Romagnoli - Pierre Gribling Deleuze Cinéma (7) - Cours du 19.01.1982 (1)

« Vous y êtes, vous y êtes... bien vous voyez notre programme, notre programme pas définitif, mais notre programme pour les semaines prochaines. Notre programme c’est encore une fois - une fois dit que nous avons cru nécessaire de distinguer trois types d’images-mouvement, nous essayons d’analyser dans des espèces de grands schémas chacun de ces types. Et donc nous avons commencé par l’analyse de l’image-perception. Or je précise que l’analyse de l’image-perception, si rudimentaire que soit cette analyse, je proposais de la faire à trois niveaux. Je précise encore avant de commencer vraiment que, il ne s’agit pas de dire que ces niveaux sont ou bien évolutifs, ou bien progressifs. Quand je passerai d’un niveau auquel je fais correspondre tel ou tel auteur, à un autre niveau auquel je fais correspondre tel ou tel autre auteur, ça ne veut évidemment pas dire que les auteurs de la seconde direction ou du second niveau sont meilleurs, ou plus parfaits, ça va trop de soi. C’est une méthode, encore une fois cette méthode d’analyse par niveau n’est ni évolutionniste ni progressiste, n’implique aucun jugement de valeur, ou plutôt implique un jugement de valeur identiquement réparti, à savoir : tout est parfait. Tout est parfait. C’est donc une méthode de variation. Je distingue des niveaux en fonction de tel ou tel type de variable qui se trouve effectuée, et puis voilà. Ceci, c’est un avertissement qui allait de soi et qui vaut pour tout, pour tout l’ensemble.

Or, la dernière fois, notre tâche a été très précise, nous avons analysé le premier niveau de l’image-perception, nous avons analysé l’image-perception au cinéma, telle qu’elle se présente d’après un premier niveau. Et, je résume, je résume les résultats. Parce que là encore une fois ce que je vous demande c’est d’être sensibles à la progression, à ce qu’on acquiert petit à petit - à supposer que ce soit de l’acquis. Bon je disais, le premier niveau de l’image-perception, c’est si l’on part d’une définition nominale, purement extérieure, purement conventionnelle, de deux pôles de l’image-perception. Ces deux pôles de l’image-perception, nous les appelions
-  image objective,
-  image subjective. Ils faisaient l’objet d’une - je ne tiens pas à ces termes hein, c’est des termes commodes, puisque tout ça ça dépendait d’une définition nominale. La définition nominale c’était, supposons, supposons que l’image objective, ce soit l’image, non pas du tout sans point de vue - parce que qu’est-ce que ce serait, une image sans point de vue ? - mais une image prise d’un point de vue qui n’appartient pas à l’ensemble correspondant. Qui n’appartient pas à l’ensemble correspondant. Donc, vue du dehors, vue d’un point de vue extrinsèque. Et l’image subjective, c’est l’image qui, elle renvoie au contraire à un point de vue qui appartient à l’ensemble correspondant. Par exemple quelque chose tel que le voit quelqu’un qui fait partie de cet ensemble. La fête foraine telle qu’elle est vue par quelqu’un qui participe à la fête. Bon.

En partant de ces deux définitions très conventionnelles, qu’est-ce qu’on a fait, et comment est-ce qu’on a avancé ? On a vu d’abord que les deux pôles communiquaient et ne cessaient pas de communiquer l’un avec l’autre.
-  L’image subjective devenait objective,
-  et l’image objective devenait subjective. On a vu ensuite que c’était bien là que se posaient et que se réglaient certains problèmes concernant les rapports champ/contre-champ. On a vu ensuite encore que, dès lors, un certain type d’image propre au cinéma, un certain type d’image-perception propre au cinéma s’affirmait, ou se manifestait, que l’on pouvait appeler image mi-subjective.

Et l’on cherchait un statut pour cette image mi-subjective. Puisque l’image mi-subjective ce n’était plus, et ça n’était déjà plus, un mixte de l’image dite subjective et de l’image dite objective. Il fallait qu’elle eût sa consistance à elle. » [un chien aboie] « ... ah ah, je savais qu’il ferait problème... euh... il fallait qu’elle eût sa consistance en elle-même. Et c’est du côté de Pasolini que l’on a cru possible de trouver ce statut ou de dégager cette consistance. Et, dès lors, nous avons essayé de comprendre un concept propre à Pasolini, mais d’une grande importance : celui d’image indirecte libre, que nous proposions donc, comme statut, ou comme un des statuts de l’image-perception au cinéma, et rendant compte - statut qui rendait compte, du passage perpétuel de l’image-perception de cinéma d’un pôle à l’autre, du pôle objectif au pôle subjectif.

Et nous constations là, et c’est là-dessus que la dernière fois nous avions fini, nous constations là que quelque chose de très important... se passait pour nous. C’est que, d’après le concept "d’image subjective indirecte libre", image subjective indirecte libre tel que il nous semblait se dégager des textes difficiles de Pasolini, bien, on assistait à un évènement affectant le concept d’image-mouvement. A savoir que l’image-mouvement tendait à dégager en elle-même un élément qui se trouvait précisément dépasser le mouvement. A savoir que, l’image subjective indirecte libre tendait à se scinder, non plus entre deux pôles - voyez que notre analyse quand même avançait - non plus entre deux pôles entre lesquels elle aurait assuré la communication, mais qu’il y avait quelque chose de plus profond en elle, qu’elle tendait à se scinder en deux directions : la perception subjective des personnages en mouvement c’est-à-dire entrant et sortant d’un cadre déterminé... » [interruption de la bande] « ...simplement tout ce que je peux dire c’est que non pas dans les films de Pasolini lui-même, ni dans les films que Pasolini invoque comme démonstrations vivantes de ce qu’il appelle image subjective indirecte libre - que ce soit Antonioni, que ce soit Bertolucci, que ce soit même Godard - mais, du point de vue de la théorie, du statut théorique du concept de Pasolini, cette conscience caméra, cette conscience du "cadre obsédant" comme il dit, et bien... elle n’était définie, il me semble, par Pasolini que d’un point de vue étroitement ou exclusivement formel.
-  Comme si, du point de vue de la théorie cette thèse ou cette découverte d’un statut de l’image-perception restait comme on dirait quoi, idéaliste.

Bon, si c’est une restriction quant à la théorie de Pasolini que je viens de faire, ça n’implique aucune restriction quant à sa pratique et à la pratique des cinéastes qu’il citait. Encore une fois, ce qui va se passer ensuite, c’est parmi eux. Mais au moins ça nous permet de toucher alors au second niveau. Et c’est là-dessus que je commence aujourd’hui.

-  Second niveau de l’analyse de l’image-perception.

Cette fois-ci, on repart de nos deux pôles.
-  Perception objective,
-  perception subjective. Seulement nous réclamons pour eux une définition réelle. Et non plus une simple définition nominale du type, oh ben l’image objective ce serait celle qui est prise d’un point de vue extérieur à l’ensemble, et l’image subjective d’un point de vue intérieur. On réclame une définition réelle. Puisqu’on a atteint vous comprenez, vous comprenez, on a atteint... le bout il me semble de - en tout cas moi j’ai atteint le bout de ce que je pouvais aller à partir d’une première définition. Bon, alors on revient, on repart à zéro.
-  Définition réelle. Est-ce qu’il y a une définition réelle "possible" de l’image objective et de l’image subjective comme étant les deux pôles de l’image-perception au cinéma ? Oui oui oui disons-nous, car nous l’avons déjà, car nous l’avons déjà grâce - et c’est pour ça que tout se mélange tellement - grâce à nos études précédentes concernant Bergson et le premier chapitre de "Matière et Mémoire". Car le premier chapitre de "Matière et Mémoire" nous proposait bien une définition réelle, de quoi ? De, à la lettre, deux systèmes de perception. Et ces deux systèmes de perception sans doute ils étaient coexistants. Sans doute est ce que il était possible à la limite de passer de l’un à l’autre. Et c’était quoi, ces deux systèmes de perception ? Dans le premier chapitre de Matière et Mémoire, Bergson nous disait, il est aisé de concevoir deux systèmes en fonction de tout ce qu’il avait dit et qu’on a vu.

- Un premier système où les images-mouvement varient, chacune pour elle-même, et les unes par rapport aux autres. On a vu c’était même ça que nous appelions l’univers machinique des images-mouvement. Les images-mouvement varient chacune pour elle-même et les unes par rapport aux autres. C’est comme le monde de l’universelle variation, ou de l’universelle interaction - ce qui nous permettra de définir un univers : l’univers des images-mouvement. Voilà. Bon. Je propose d’appeler ce système "système objectif". Pourquoi ? C’est évidemment une drôle de conception d’objectif, mais seulement en apparence - on va voir. En tout cas, je le dis déjà : c’est un système "total", qui constitue l’univers des images-mouvement. En quoi est-il perceptif ? Il est bien perceptif au sens où, les choses mêmes c’est-à-dire les images en elles-mêmes sont des perceptions. Vous vous rappelez le terme de Bergson : mais les images-choses, ce sont des perceptions, simplement ce sont des perceptions totales. Puisqu’elles perçoivent tout ce qui leur arrive, et toutes leurs réactions à ce qui leur arrive. Un atome est une perception totale. Une molécule est une perception totale. Donc, ça justifie déjà le terme "objectif". C’est bien un système de perception objectif dans la mesure où c’est le système total des images-mouvement en tant qu’elles varient chacune en elle-même et pour elle-même, et les unes par rapport aux autres.

Voyez que c’est une définition là de l’image objective différente de celle dont on partait au premier niveau. Je dis c’est une définition réelle et non plus une définition nominale.

-  Et l’image subjective, ce sera quoi ? J’appellerai alors image subjective, ou "système subjectif" plutôt, le système où toutes les images varient par rapport à une image supposée privilégiée, soit mon corps, c’est-à-dire moi-même, en termes d’image-mouvement, soit le corps d’un personnage, c’est-à-dire un personnage d’imagination. Voyez les deux systèmes sont très simples
-  dans le premier les images varient chacune pour elle-même et en elle-même et toutes les unes par rapport aux autres,
-  dans l’autre toutes les images varient par rapport à une image supposée privilégiée. J’appelle le premier "système total objectif", j’appelle le second "système partiel subjectif". Or encore une fois si nous n’étions pas passés par le long commentaire du chapitre un de "Matière et Mémoire", ces définitions seraient très arbitraires. J’estime que pour ceux qui ont suivi jusque là, ces définitions ne sont pas arbitraires et sont bien des définitions réelles.

Or qu’est-ce que ça nous donne ça ? J’ai donc comme coexistants, un système total d’universelle interaction, et un système partiel de perception censée privilégiée à point de vue privilégié. Système objectif, système subjectif. Je dis, supposons, supposons - je fais toujours appel à votre confiance, quitte à ce que vous me la retiriez cinq minutes après - supposons que nous appelions "documentaire" le système objectif total d’interaction. Car après tout c’est un mot qui a eu beaucoup d’importance au cinéma. Et sans doute nous oublions, c’est-à-dire nous ne pensons même pas aux mille plaisanteries qui ont été faites sur un certain type de documentaire, c’est-à-dire l’éternelle pèche à la sardine, que le cinéma entre les deux guerres faisait avant de projeter le vrai film. Mais lorsque les grands hommes du cinéma, très différents parfois les uns des autres, ont lancé le thème : mais il n’y a pas de cinéma sans documentaire... Evidemment ils entendaient autre chose... et qu’est-ce qu’ils entendaient ? Qu’est-ce que c’était l’aspect documentaire de l’image-cinéma ? Est-ce que ce n’était pas - ce sera vérifié tout à l’heure
-  est-ce que ce n’était pas quelque chose comme le système de l’universelle interaction des images en elles-mêmes et les unes par rapport aux autres ? Est-ce que c’était pas le système total objectif ?

Et le drame, par opposition au documentaire, et le drame, la dramatique, c’était quoi ? Est-ce que c’était pas l’autre système ? Je veux dire, cette fois-ci, les images qui se mettaient à varier non plus les unes par rapport aux autres, en atteignant à ce stade suprême de l’objectivité qui est en effet l’universelle interaction, qui est l’univers matériel des images-mouvement - et c’est ça le documentaire, c’est l’univers matériel des images-mouvement, c’est-à-dire c’est au moins un résumé, ou une prise, sur l’universelle interaction. Mais le processus dramatique lui, qu’est-ce que c’était ? C’était lorsque se greffait sur le monde de l’universelle interaction, une nouvelle organisation de images, où les images-mouvement se mettaient à varier en fonction d’une image privilégiée, celle du héros, celle du personnage, celle du personnage dont j’allais dire, ça c’est le personnage du film, ou c’est un des personnages du film.

Alors... à ce niveau, uniquement à ce niveau, je ne veux pas dire que c’est ça le cinéma, mais un certain type de cinéma a bien été construit là-dessus. A savoir : des images d’universelle interaction, qui constituaient le documentaire, sur lequel on allait greffer des processus - là maintenant j’espère que ça devient clair en fonction de ce que j’appellerai des processus de subjectivation, c’est-à-dire par rapport à une image privilégiée, celle du héros, on passait du monde documentaire de l’universelle interaction, à un processus dramatique qui était une histoire particulière. Voyez tout se passe comme si mes deux systèmes de... il se produisait une greffe, une greffe de subjectivation, ici et là, sur le fond des images documentaires. Ou, sur le fond de... du premier système, système total des images objectives, se greffaient des processus de dramatisation, qui eux, renvoyaient à l’autre système. Et c’était une solution absolument cohérente.

Tellement cohérente que la cohérence de cette solution - il faudra si c’est pas clair faudra que je recommence tout, je ne sais pas - la cohérence de cette euh... voyez les deux s’unissaient dans l’image-mouvement. J’insiste là-dessus les deux aspects, l’aspect documentaire, et l’aspect dramatique, et la greffe de l’aspect dramatique sur l’aspect documentaire. Le passage perpétuel à nouveau, mais on est à un tout autre niveau que précédemment. Voyez vous sentez que l’atmosphère a changé. Le passage perpétuel de la greffe à ce sur quoi il est greffé, de ce sur quoi il est greffé à la greffe elle-même, du processus, du processus d’universelle interaction = documentaire, au procès de subjectivation = le drame, tout ça a formé des films qui sont reconnaissables. Et là aussi je recommence à dire qu’il ne s’agit pas de dire que c’est insuffisant : c’était une solution. C’était une solution pour l’ensemble de l’image-cinéma, et une solution très intéressante. Et, qui a marqué quoi ? qui a mon avis a marqué l’école française entre les deux guerres. Et ça a été, ça a été ça, la formule du cinéma français de grand euh... de grand public - qui a fourni, comme toutes ses directions, qui a fourni ses choses lamentables et qui a fourni ses chefs d’œuvre.

Et si j’essaie d’exprimer sous quelle forme ça s’est présenté, vous allez reconnaître tout de suite à quel genre de film je pense. Euh... sous quelle forme, pour le pire et le meilleur, sous quelle forme ça s’est présenté ça ? Un thème bien qui appartient il me semble vraiment bien au cinéma français d’entre les deux guerres : le conflit du métier et de la passion. Le conflit du métier et de la passion, qu’est ce que ça vient faire ici ? C’est une manière, c’est une manière très simple d’exprimer tout ce que je viens de développer. Le conflit du métier et de la passion, bien... en quoi c’est un... Alors je dis forme réussie, forme très réussie : "Remorques", de Grémillon. Forme douteuse : "Carnet de bal", Un "Carnet de bal". "Remorques" de Grémillon... chaque fois que j’émets un doute je ne dis pas l’auteur puisque je ne cite que les gens admirables, n’est-ce pas. Donc, euh... "Remorques" de Grémillon, c’est quoi ? Je ne raconte pas l’histoire mais, il faut que je raconte le minimum pour que vous... euh, retrouviez en quoi... Voilà un capitaine de navire de sauvetage. Bon. Capitaine de navire de sauvetage. Tiens. C’est le même Grémillon qui à l’époque de "Remorques" disait, "mais finalement dans le cinéma il n’y a qu’une chose : tout est documentaire". "Tout est documentaire" en fait c’était faux. Il ajoutait, ben oui, parce que même un film tout psychologique dit-il, "c’est un documentaire d’état d’âme". "Et même un rêve c’est du document" disait-il. En fait je crois que... il exagérait. C’était une formule comme ça, c’était une formule de provocation. "Le cinéma est documentaire". L’interprétation à la française de ça, ça aurait peut-être été une formule aussi à une certaine époque, et pas à toutes, à une certaine époque de Vertov, en Russie - non pas en... en URSS - non je veux dire parce qu’il y avait eu la Révolution... Ca a été une formule, et en effet c’est d’une certaine manière une formule éminemment socialiste. Alors, bon, qu’est-ce qu’il voulait dire ? En fait la formule française c’était pas, "tout est documentaire". Car les Français atteignaient, dans leur socialisme à eux, dans leur caractère d’hommes de gauche, ils atteignaient à ce qu’on pourrait appeler un "vertovisme modéré".

Leur vertovisme modéré, c’était : oui, d’accord, l’image-cinéma implique nécessairement du documentaire, mais sur ce documentaire va se greffer ce que j’appelais un processus de subjectivation, c’est-à-dire un procès dramatique, un processus dramatique. Et c’est par là... Je dis que la manière la plus simple d’énoncer cette situation c’est tous ces films qui énoncent un conflit métier/passion.

Alors dans "Remorques" voilà donc ce capitaine, qui est un capitaine de navire de sauvetage. Et il prend la mer et il vit pour ça, pour son équipage etc. Alors ça commence par une fête à terre, suivant les techniques de Grémillon qui sont très belles, la petite fête de mariage, tout ça, tout en mouvement, et puis la fête est interrompue pour aller sauver un navire, et il y a les images, il y a les images de métier. Dans ce cas métier maritime - je dis maritime comme ça, peut-être que ça va avoir une importance fondamentale pour plus tard mais, euh... c’est comme ça que ça s’introduit. Métier maritime puisque c’est un capitaine de bateau. Et, je peux dire, pourquoi ça ? Ca pourrait être tourné avec des acteurs etc, mais pourquoi nécessairement ? C’est ce qu’on pourrait appeler l’aspect documentaire. C’est l’aspect documentaire parce que là, c’est un régime d’images-cinéma très particulières. C’est forcément - un navire en sauve un autre dans la tempête, si vous ne reconnaissez pas à travers la tempête le régime de l’universelle interaction où chaque image varie pour elle-même et les unes par rapport aux autres... c’est évident. Evident. Bon. Et en effet, on y apprend, quand on voit "Remorques" de Grémillon, on y apprend toutes sortes de choses, on en sort très documenté. Mais vous voyez que on a au moins fixé un mot de documentaire, documentation, qui est très précis : ça ne consiste pas à vous raconter en effet, à filmer un métier - ou si ça filme un métier, ça filme un élément, ça filme tout ça - mais pourquoi c’est du documentaire ? C’est pas du documentaire pour n’importe quelle raison.

-  Le documentaire encore une fois c’est cette activité de la caméra qui atteint l’universelle variation des images, et l’universelle interaction des images. Et c’est à ça que je voudrais réserver le terme de documentaire, au sens sérieux du terme. Voilà. Il fait ça. Il fait ça le capitaine. On est en pleine image alors que j’appellerai "image objective", image documentaire, image objective puisque encore une fois le système objectif je ne lui donne plus d’autre sens pour le moment, que l’universelle interaction et l’universelle variation.

Et puis évidemment dans le bateau qu’il est en train de sauver etc, il y a une femme, qui ne devrait pas être là, la femme appartenant à la terre. Il y a une femme. Alors il la ramène à terre, il n’est pas content du tout, il trouve qu’elle ne devrait pas être là. Tiens. Comme si elle troublait les images documentaires, c’est-à-dire comme si elle troublait le système de l’universelle interaction. Sentez c’est déguelasse tout ça, l’universelle interaction ça se fait entre hommes, enfin ! ...euh, bon. Et puis il revient à terre et évidemment il va tomber amoureux. Il va tomber amoureux ça veut dire quoi ? Ca nous intéresse beaucoup. Conflit du métier et de la passion. Il va tomber amoureux, c’est à dire : le capitaine qui était une image prise dans l’universelle interaction, l’autre bateau, son bateau, les compagnons du premier bateau, la tempête, les vagues, etc, etc, va se trouver entraîné dans un processus, processus de dramatisation, qui va le sortir du régime objectif, du régime documentaire, du régime de l’universelle interaction. Ca va le sortir en effet, ça va l’immobiliser. Aimer c’est s’immobiliser, mon dieu. Et bien oui, c’est s’immobiliser. C’est s’immobiliser en quel sens ? En ce sens que c’est maintenant toutes les images qui vont varier en fonction d’une image privilégiée. Soit image privilégiée de celui qui aime - ah qu’est-ce qu’elle devient etc... - soit image privilégiée de l’être aimé. Et toutes les images se mettent en rond, et ne varient plus qu’en fonction de ce centre, de ce centre privilégié
-  soit le personnage immobilisé,
-  soit l’objet de sa passion.

Et ce n’est plus la même perception de la mer. Ah non, c’est plus la même perception de la mer. Au point que dans "Remorques", il y a ce moment admirable, enfin pour moi c’est un très beau film - mais enfin il vaut pour beaucoup d’autres films - il y a ce moment où, il va visiter - parce qu’il n’a pas de chance, non seulement la femme qu’il aime finalement veut l’immobiliser, l’arracher au régime documentaire, de l’universelle inter-action, mais sa propre femme, sa propre femme légitime veut déjà qu’il arrête ce métier. Il y a déjà un conflit alors tout ça bon elle veut qu’il achète une petite villa sur la plage. Il y a les images très belles où il visite d’ailleurs avec la femme qu’il aime la villa qu’il veut acheter pour l’épouse : ça se complique, là, il y a plusieurs, c’est le jeu de plusieurs centres privilégiés, mais qui ont en commun de l’immobiliser, c’est-à-dire de le faire passer à l’autre système de perception, où c’est l’ensemble des choses qui varient par rapport à un centre fixe. C’est l’ensemble des images qui va varier par rapport à un centre fixe. Et il regarde la mer, de sa petite villa, et il dit, oh la la, mon dieu, comme s’il ressentait avec douleur cette greffe, qui l’arrache au monde de l’universelle interaction, pour le faire passer au monde de la perception subjective, où il ne va plus voir la mer que comme quelque chose de grotesque qui bouge autour de lui point fixe avec comme seule consolation de regarder le visage de la femme aimée - où, à la rigueur, au mieux les beaux jours la mer, se reflèterait.

Bien... Mais qu’est-ce qui fait la réussite du film ? C’est évidemment la manière dont les deux systèmes d’images coexistent, dont ça passe de l’un à l’autre, et finalement du système d’universelle interaction au système immobilisé - où la greffe de subjectivation se produit, et puis disparaît, se reproduit. C’est ça qui fait un grand film. Quand c’est raté vous trouverez la même chose. Quand je dis, dans "Carnet de Bal" il y a la femme à la recherche de ses anciens amoureux, elle va en voir un qui est devenu guide de la montagne. Et le même procédé se produit. C’est vraiment un peu une recette. Ca peut être une recette. Quand c’est bien fait c’est pas une recette. Alors il y a la femme, qui arrive, et puis elle re-séduit son ancien amoureux, qui est guide de la montagne. Alors il dit, oh bon bah adieu la montagne - très, très français - adieu la montagne. Et puis évidemment on sait ce qui va se passer là, il y a la trompette - c’est exactement comme "Remorques", c’est le doublet de "Remorques". Il y a la trompette qui annonce un cas de sauvetage à faire en montagne, toujours un sauvetage. Les avalanches c’est aussi le nom de l’universelle interaction, la montagne, vous comprenez - enfin ça paraît, ça semble être. Mais de Epstein à Daquin, c’est la formule du cinéma français, que j’exprime alors sous une forme volontairement, non, involontairement ironique - mais elle cache quelque chose de beaucoup plus profond il me semble - ce conflit, du métier et de la passion. Mais alors heureusement le guide de la montagne il... tout comme dans "Remorques" exactement, il ira à nouveau à la montagne, il ira à la montagne, et puis la femme elle partira, elle prendra le train, exactement comme dans "Remorques". Elle retournera à la terre. Bon.

- Alors qu’est-ce que ça cache, ça ? Qu’est-ce que ça cache ? Car enfin, ce qui nous montre bien que, parler simplement d’un conflit - je dis, je dis, c’est comme ça que vous trouverez ce thème, je ne prétends pas épuiser cette époque du cinéma français, mais vous trouverez ce thème vraiment de Epstein à Grémillon. Or, pourquoi dans ce conflit - oui, et à Daquin - mais tous, la formule française... Je regardais dans Télé7Jours là où ils donnaient un film de Delannoy, ils le résumaient très bien, ils redonnaient un vieux film de Delannoy, ils résumaient très bien, ils disaient : ce film est un documentaire sur les hôtesses de l’air, hein, sur lequel - ils ne disaient pas "se greffe" mais c’était analogue - sur lequel se greffe un drame, un drame de la passion. Ca c’est tout à fait la force du film... les hôtesses de l’air c’est pas les hôtesses de l’air rien du tout, c’est le métier, cette fois-ci, tout y passe, la montagne, la mer, l’air... Et quand je dis tout y passe, faut pas exagérer, c’est quand même des métiers, des métiers très spéciaux. La montagne, l’air, la mer. Alors bon pourquoi ? Pourquoi est-ce que ces cinéastes ont éprouvé le besoin de déterminer le métier, c’est qu’il s’agissait bien d’autre chose finalement. Alors il est temps de dépasser notre point de vue là. Il s’agissait de bien autre chose que d’un conflit métier/ passion.

C’est pas par hasard que tous les métiers qu’ils nous proposaient - pas tous, il y a des cas où c’est pas comme ça, mais, dans beaucoup de cas et dans les plus beaux films, de ce genre, les métiers qu’ils nous proposent sont des métiers de cette nature. Soit aériens - Grémillon encore. Soit montagnards. Soit surtout, surtout, maritimes. Un nombre de péniches, de canaux, de rivières... et de bords de mer, qui fait vraiment la vitalité du cinéma français entre les deux guerres. Qu’est-ce qu’ils ont à nous dire avec ça ? Ben je dis, vous comprenez c’est évident, si vous m’avez suivi vous comprenez déjà tout, c’est évident... C’est évident, il ne s’agit plus de rigoler en disant conflit de l’amour et de la passion - euh, et du métier. C’est pas ça. Si l’on revient à notre seul point sûr, c’est vraiment la confrontation de deux, de deux systèmes de perception. Alors c’est ça qu’il faut creuser.
-  La perception que j’appelle objective et totale parce qu’elle est la perception de l’universelle variation et de l’universelle interaction, d’une part.
-  Et d’autre part la perception que j’appelle subjective, le système subjectif, parce que il est la variation des images par rapport à un centre privilégié fixe - supposé fixe, ou supposé en voie d’immobilisation.

Quel aurait été finalement le rêve de beaucoup, de beaucoup de grands cinéastes français entre les deux guerres ? Qu’est-ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été Andy Warhol ? S’ils avaient été Andy Warhol c’est pas difficile de savoir, on sait bien ce qu’ils auraient fait, ils auraient planté une caméra devant de l’eau courante. Et puis ils se seraient tirés. Et puis ils auraient attendu. Ils auraientfilmé.Unmême endroit, en plansfixes. De l’eau courante. C’était ça leur affaire. C’est ça leur affaire. L’eau courante. C’est pour ça je dis, c’est pas par hasard. Alors ils peuvent obtenir le même effet avec des avalanches, peut être, mais rien ne vaut l’eau courante. Bon, un cinéma d’eau courante, qu’est-ce que ça veut dire ça ? Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est ? Voilà l’image liquide. Bon. L’image liquide. Par opposition à quoi ? Par opposition à l’image terrestre. A l’image solide. Les deux systèmes vont coexister. Tiens, je suis en trainde transformer, vous comprenez tout ça est tellement progressif. Je parlais tout à l’heure de deux systèmes, l’un de l’universelle interaction, l’autre, de la variation par rapport à un centre privilégié. Et maintenant, on est passé en glissant - mais on ne voit pas encore tout à fait très bien pourquoi, comment - passé en glissant à deux systèmes : système liquide, système solide.
-  L’image liquide
-  et l’image solide.

Oui, bon. L’image liquide, l’eau courante c’est important qu’elle soit courante, parce qu’on se dit en même temps - attention faut bien distinguer les problèmes, c’est bien connu qu’au cinéma il y a aussi un grand problème lié aux images-miroir... Je ne suis pas sûr que ce soit la même chose. En tout cas pour le moment on a tendance à séparer. Nous, nous nous occupons de l’eau courante. Pourtant, les problèmes de l’image-miroir au cinéma et le problème de l’image liquide peuvent se rejoindre. Il y a des cas où ça se rejoint. Quand le miroir... dans certains cas de miroirs déformants. Il y a quelqu’un qui a fait... je me dis, mais justement là il nous sortirait - ça nous éloignerait de notre sujet aussi je fais juste une allusion. Il y a quelqu’un qui a tendu à vraiment rapprocher au maximum l’image-miroir de l’image liquide, c’est Losey. Notamment dans Eva. Parce qu’il se sert de types de miroirs très spéciaux, et notamment de miroirs vénitiens, miroirs vénitiens à facettes qui brisent le reflet. Ah bon le miroir vénitien à facettes qui brise le reflet il rejoindrait l’image liquide ? Oublions cette histoire de miroirs parce qu’encore une fois c’est évidemment un autre problème - problème du miroir au cinéma du point de vue de la perception c’est un problème d’espace. Notamment : comment agrandir le champ. C’est un problème d’agrandissement ou de rétrécissement de l’espace.

-  L’image liquide c’est un tout autre problème, c’est un problème de l’état de la matière par rapport à la perception. C’est pas un problème d’espace, c’est un problème de matière, de matière qui remplit l’espace. Alors, parfois, ça se rejoint, parfois, ça se rejoint pas. Mais je dis, quand ça se rejoint c’est par exemple dans le cas de "Eva" de Losey - des miroirs très spéciaux, qui fragmentent le reflet. Bon.

Pourquoi l’image liquide est-elle, pourquoi ce que j’appelais tout à l’heure système objectif de l’universelle interaction se réalise dans l’image liquide ? - au niveau où nous en sommes, c’est pas une formule générale, c’est au niveau où nous en sommes, évidemment. C’est que l’image dans l’eau, l’image dans l’eau, quelle est la différence avec ce qui se reflète ? Ce qui se reflète c’est un solide. C’est un solide qui appartient à la terre. Bon. D’un certain point de vue, il peut toujours être pris, n’importe quoi peut être pris comme centre privilégié. Mais le reflet lui-même, le reflet lui-même lui, il appartient à l’autre système. Il appartient au système de l’universelle interaction et de l’universelle variation. Voilà que je crache dans l’eau, voilà que je jette un petit caillou. Le reflet se trouble, toutes les images dans l’eau, toutes les images réagissent chacune en elle-même et les unes par rapport aux autres.
-  Le système total objectif c’est le système des images liquides. C’est le système des images dans l’eau. On ne se lassera pas de filmer de l’eau courante, parce que l’eau courante, comme l’a dit Héraclite - vous supprimez "comme l’a dit Héraclite" - l’eau courante, c’est l’universelle interaction.

Ah bon, il y aurait donc deux types d’images ? les images de la terre - les images solides - et les images liquides. Et là je ne suis pas du tout d’un point de vue de psychanalyse de l’imagination, du type Bachelard. Je parle de tout autre chose, je parle de deux systèmes perceptifs et de la manière dont on passe de l’un à l’autre. Alors ça... qu’est-ce qui intéresse, qu’est-ce qui intéresse le cinéma français entre les deux guerres ?

-  Ce qui intéresse le cinéma français entre les deux guerres, c’est au niveau des rivières ou au niveau de la mer, la ligne de partage de la terre et des eaux. La ligne de partage de la terre et des eaux, et c’est là que tout se passe. Car la ligne de partage de la terre et des eaux peut aussi bien être le passage du système liquide au système solide, ou le passage du système solide au système liquide. Il peut être aussi bien la manière dont je suis rejeté hors du système de l’universelle interaction, ou bien la manière au contraire, dont j’échappe au système subjectif du centre privilégié, pour revenir à l’universelle interaction. Et dans le célèbre Renoir - puisque j’ai réservé comme pour la fin le cas typique n’est-ce pas d’un grand homme de cinéma qui est fasciné par ce thème précisément de l’eau courante, et des deux systèmes de perception - la perception subjective sur terre et la perception d’universelle interaction, la perception totale objective qui est une perception liquide, aquatique - si vous pensez à "Boudu sauvé des eaux", la ligne, la ligne de séparation de la terre et des eaux, va être tantôt celle qui rejette Boudu sur le système de la terre, système partiel, système partial, système solide, où finalement il ne va pas pourvoir vivre, de l’autre système, système de l’universelle interaction. Et finalement il va filer sur sa petite rivière là échappant au mariage, c’est à dire échappant aux déterminations fixes, échappant aux déterminations solides de la terre.

Bon c’est... c’est comme ça, c’est comme ça que, c’est comme ça que ça apparaît pour le moment. Donc pourquoi est-ce que l’image dans l’eau encore une fois, réalise et effectue ce que j’appelais : "le système objectif", la perception objective ? Déjà, il y a quelque chose qui point, et qui pourtant ne sera pas effectué par ce cinéma dont je parle, par ce cinéma français d’entre les deux guerres. Mais qui point tellement qu’il faut déjà... C’est que, évidemment je disais l’image liquide, le reflet dans l’eau là, en quoi il effectue vraiment l’universelle interaction ? C’est que, il supporte tout. Multiplication de l’image, instabilité de l’image, surimpression de l’image, réaction immédiate de Tout à Tout... c’est toutes les, c’est tout ce qu’on a appelé le système total objectif.
-  Finalement ce sont les reflets et non pas les choses solides qui effectuent le système objectif total. Quant à la terre elle est le lieu du solide, donc du partiel, du partial, de l’immobilisation d’un système partiel et partial, puisque le mouvement ne sera plus saisi que comme la variation des images non plus universelles - sous la forme : les images qui varient les unes par rapport aux autres et en elles-mêmes - mais les images qui varient simplement d’après un point de vue privilégié. Alors, bon.

Et vous voyez que si je dis à ce moment là dans un tel cinéma c’est la ligne de partage de la terre et des eaux où va tout se jouer, puisque c’est ça qui va réunir et le documentaire, fondamentalement liquide, de l’universelle interaction, et le processus dramatique fondamentalement terrestre, de la variation limitée par rapport à un centre privilégié. Je dis si c’est ça leur affaire, alors Epstein, Grémillon, Renoir... et bien d’autres, et bien d’autres... Si c’est ça... oui, c’est évidemment ça. C’est très différent, on conçoit d’autres, vous comprenez... c’est ça... Oh mais ça peut être ça aussi chez d’autres, dans de tout autres directions de cinéma, oui, bien sûr, je pense au "Cuirassé Potemkine". Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de ça dans "Le Cuirassé Potemkine" ? Parce qu’enfin, "Le Cuirassé Potemkine", il est à cheval si j’ose dire, sur la terre et les eaux. Et, le montage - vous comprenez que là aussi tous les problèmes de montage reviennent, à ce niveau - le montage, bah, mon dieu que il tient compte de ça. Telle scène sur le cuirassé est dans l’eau, telle scène sur la terre. Et un soin extraordinaire de Eisenstein à calculer le rapport entre les scènes terrestres, solides, et les scènes maritimes. Et la terre va être le lieu d’un échec - ça c’est en commun avec le cinéma français où la terre, c’est à dire le processus de subjectivation, le processus dramatique de subjectivation est un échec. Le processus amoureux est un échec. Mais là, dans "Le Cuirassé", la révolution, le processus révolutionnaire échoue sur terre. Et la révolution emporte son espoir, ou plutôt le cuirassé emporte l’espoir de la révolution, quand il passe entre les navires, qui refusent de tirer sur lui. Et il emporte... La ligne de séparation de la terre et des eaux joue en plein. Mais je crois qu’elle joue dans un autre contexte, ou bien que ce n’est qu’une détermination secondaire du "Cuirassé Potemkine", ce qui ne veut pas dire que ce soit mieux encore une fois. Tandis que dans les films auxquels je fais référence, de Epstein à Grémillon... pensez par exemple à un titre de Epstein, "Finis Terrae". Vraiment l’extrémité de la terre, c’est ça la ligne de séparation.

Dans d’autres cas, dans d’autres cinémas c’est de tout autres problèmes. Je veux dire si je reviens, je fais une courte allusion aux westerns. Qu’est-ce que c’est leur problème ? Même au niveau du montage. Le western il n’invente pas l’image liquide - probablement il n’a rien à en faire de l’image liquide. Qu’est-ce qu’il ferait du reflet d’une vache ou d’un cow-boy dans... rien rien rien rien. C’est pas ça son problème. Mais il a un problème qui est au moins aussi beau. Son problème qui est au moins aussi beau mais qui est tout autre, c’est la ligne de séparation de la terre - c’est-à-dire du solide, le western est solide, c’est du roc, c’est du roc, c’est du cinéma solide, Ford c’est le génie du "solide", Ford - et puis d’autres, il n’y a pas que lui.

Mais c’est la ligne de séparation de la terre, de la terre conçue comme solide, sous forme du rocher, du rocher, de la terre - et du ciel. Et le problème du montage, et le problème de l’image-perception au western, ce sera en partie du point de vue qui nous occupe là : quelle proportion dans l’image au ciel ? Qui est-ce qui apporte le ciel au cinéma ? C’est Ford. Euh... on peut dire le ciel "Ford" comme on dit le ciel à propos d’un peintre euh... les ciels de un tel. Il y a les ciels Ford bon, les ciels "Ford" tout le monde les reconnaît. Mais, quelle proportion, deux tiers, et un tiers pour la terre ? Quoi, et qu’est-ce qu’il se passe, à la ligne de séparation du ciel et de la terre ? Est-ce que c’est l’indien qui surgit là ? Et qu’est-ce qu’il nous propose ? Tiens si c’est l’être de la séparation, si c’est l’être qui effectue cette ligne de séparation...

Des lignes de séparation le cinéma en a énormément joué, au point que, je me dis - et c’est trop évident - que c’est quelque chose qui appartient fondamentalement au cinéma. Car il faudrait si on avait le temps, mais là je... si on avait le temps il faudrait parler d’une troisième ligne de séparation - parce qu’il n’y en a peut-être pas d’autres - qui a été utilisée dans un certain nombre de films d’ailleurs très admirables, généralement de grands films américains.

-  C’est la ligne de séparation cette fois-ci de l’air et des eaux. Ligne de séparation de l’air et des eaux, ça c’est quelque chose de très très spécial. C’est bien plus, ça permet alors... tout ça c’est très lié aux problèmes de cadrage au cinéma aussi. Il y a deux grands cas, il y a un cas de grand film... voyez je cite même pas, parce que d’une part pour que vous retrouviez vous-même, le prisonnier évadé qui a son chalumeau, et qui s’est mis dans la rivière et qui respire à travers le chalumeau, cette image splendide. Et la reprise d’un équivalent de cette image dans un film de quelqu’un que je trouve très admirable, qui est Paul Newman - les films qu’il a fait lui-même, l’acteur, vous savez qu’il a fait des films, un certain nombre de films très très beaux. Et dans un de ces films il y a la scène je crois devenue célèbre, où il y a la ligne de séparation de l’air et des eaux qui est absolument comme tirée là au crayon noir... » [fin de la bande].

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