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24- 30/11/82 - 1

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Gilles Deleuze - Cinéma cours 24 du 30/11/82 - 1 transcription : Lucie Lembrez

.. caractère que nous gardons ou par lesquels nous définissons le plan d’immanence ou plan de matière. C’est la même chose hein. On a vu les raisons pour lesquelles moi ça m’arrangeait de parler d’un plan d’immanence. C’est la même chose, BERGSON parle lui d’un plan de la matière.

Alors, toujours dans mon besoin cette année d’avoir des schémas... aïe aïe aïe, ça, tant que je peux pas me lever, je peux pas faire mon schéma... ça alors on a vu mon plan d’immanence, le voilà.

On peut ou on doit, au point où nous en sommes, le définir de trois façons. Trois façons strictement équivalentes, puisque finalement ce autour de quoi nous tournons dans ce plan d’immanence, c’est une série d’égalités :
-  image = mouvement = matière = lumière. Y a une musique qui ne fait pas partie de l’enregistrement... je dis nous retenons trois caractères fondamentaux de ce plan d’immanence ou plan de matière.

-  Premier caractère, je dis : c’est l’ensemble infini des image-mouvement en tant qu’elle réagissent les unes sur les autres sur toutes leurs faces et dans toutes leurs parties, voilà. Ce point je le considère comme épuisé par nos deux séances précédentes.

-  Deuxième caractère, je dis : ce plan c’est aussi bien la collection des lignes ou des figures, peu importe, la collection des lignes ou des figures de lumière. Lignes et figures de lumière s’opposant à lignes rigides ou figures géométriques qui n’existent pas encore. Et en effet on a vu que sur ce plan des images-mouvement, tout ça est très cohérent, rien de solide ne peut être assigné pas plus que ne peut être assigné une droite et une gauche, un haut et un bas. Bon. Collection des lignes de lumière et des figures de lumière en tant donc que c’est absolument autre chose que ce qui plus tard apparaîtra comme ligne rigide ou figure géométrique ou corps solide et qui revient à ce statut que nous avons vu, que BERGSON donne, dans des phrases qui ont l’air d’être des métaphores et qui le sont pas du tout puisque c’est autant de clins d’œil à la théorie de la relativité, à savoir l’idée que sur le plan de la matière qui est finalement exclusivement et uniquement lumière. La matière c’est la lumière.

Et bien sur ce plan, la lumière ne cesse de diffuser, pas plus que le plan ne connaît de haut de bas, de droite de gauche, de corps solide, la lumière sur ce plan, qui ne cesse de diffuser c’est-à-dire de se propager en tous sens et toutes directions, ne connaît ni réflexion ni réfraction. C’est-à-dire aucun arrêt d’aucune sorte, elle ne cesse de se propager, elle diffuse. Ce qui nous permettait au niveau de ce second caractère de répondre à une question importante : comment BERGSON ose-t-il appeler image quelque chose qui ne se présente à personne, c’est-à-dire qui ne renvoie à aucun œil, à aucune conscience puisque aucun œil n’est là, aucune conscience n’est là, ou je peux dire aussi bien, y a autant d’yeux que vous voudrez. Mais l’œil au sens que vous pouvez lui donner n’est qu’une image-mouvement parmi les autres, donc ne jouit strictement d’aucun privilège, ou bien alors pourquoi parler d’image ? C’est parce que en fait l’œil est dans les choses. Les images sont lumière. Les images sont lumière et cette lumière ne cesse de se propager exactement comme l’image est mouvement. Et le mouvement ne cesse de se propager, c’est-à-dire de mouvement reçu il se transforme immédiatement en mouvement de réaction, de mouvement d’action en mouvement de réaction, système d’action et de réaction. Je peux dire aussi bien à ce moment-là : si l’œil est dans les choses, là aussi BERGSON a un texte extrêmement beau qui est : " si photographie il y a, la photo est déjà prise et tirée dans les choses". Si photographie il y a, la photo est déjà prise et tirée dans les choses. En d’autres termes c’est bien un univers d’images, images pour personne, lumière pour personne. Cette lumière n’a pas besoin de se révéler, elle ne se révèle pas, dit BERGSON très bizarrement, puisqu’elle ne cesse de se propager, de diffuser. Ce qui implique quoi, que sans doute la lumière ne se révèlera dans la mesure où elle sera arrêtée par une opacité quelconque. Mais sur ce plan d’immanence on n’a encore aucune place pour une opacité quelconque. Les choses sont lumineuses, les choses par là même sont mouvement, sont lignes de lumière, figures de lumière. En d’autres termes je peux très bien déjà dire et parler de "perception", mais en quel sens ? Je dirais que les choses sont des perceptions ou les images sont des perceptions, qui perçoit : personne. Les images elles-mêmes, qu’est-ce qu’elles perçoivent ? Elles perçoivent exactement jusque là où elles reçoivent le mouvement et jusque là où elles exécutent, elles réagissent par des mouvements. Un atome en ce sens n’est rien qu’un mouvement qui en tant que tel est perception de tous les mouvements dont il subit l’influence et de tous les mouvements qu’il exerce comme sa propre influence sur ses propres atomes.

-  Je dirais donc chaque image est perception. Même pas perception de soi-même puisque y a pas, y a pas de choses. Mais chaque image-mouvement est perception de tous les mouvements qui agissent sur elles et des tous les mouvements par lesquels elle agit sur les autres images. En d’autres termes je dirais de chaque chose qu’elle est une perception totale, je dirais de chaque chose qu’elle est une - prenons un mot plus technique peut-être qui fait mieux comprendre - chaque chose est une préemption. Chaque chose est une image-mouvement qui en tant que telle préempte tous les mouvements qu’elle reçoit et tous les mouvements qu’elle exécute. Ça revient à dire que, sur le plan d’immanence, il n’ y a que des lignes et des figures de lumière. Voilà le second caractère.

-  Donc le premier c’était : le plan d’immanence est l’ensemble infini des images-mouvement en tant qu’elles varient les unes par rapport aux autres.
-  Second caractère, c’est la collection infinie ou le tracé infini des lignes et figures de lumière.
-  Troisième caractère et dès notre première séance à la fin, c’est Anne Querrien qui disait, faut pas exagérer hein, t’y échapperas pas, faudra bien introduire du temps. Faudra pas simplement introduire du mouvement et de la lumière, faudra introduire du temps. Et moi je disais oui et non. Et puis là-dessus, puisque c’est comme ça qu’on travaille hein, tantôt c’est une intervention, tantôt j’ai une lettre d’Anne Quérrien plus détaillée sur la manière dont elle, elle comprenait le truc, elle aurait pu aussi faire l’intervention oralement, et puis évidemment je me suis dit, bah évidemment elle a raison.

Et puis ça posait un problème qui m’intéressait un peu quant à la lettre du texte de BERGSON parce que, même dans ce que je dis là dans quelle mesure est-ce qu’on est infidèle à BERGSON ou est-ce qu’on reste fidèle à BERGSON, bah je crois qu’on reste très profondément fidèle à BERGSON, et cette question qui peut alors intéresser certains d’entre vous, ne pas intéresser du tout d’autres qui s’en foutent de savoir si on est fidèle à BERGSON ou pas. Moi ça m’intéresse, mais enfin ça m’intéresse modérément. Mais je crois qu’on est très... enfin voilà que Anne QUERRIEN elle surgissait puis elle disait, bon bah, d’accord, d’accord on va voir, et ça c’est ce que j’avais pas fait la dernière fois, mais ça se dégage. Je crois qu’elle a raison quand elle dit, sur ce plan d’immanence qui est déjà très bizarre, parce que ce qui compte c’est pas le mot plan, on va voir pourquoi le mot plan. Et évidemment il faut du temps. Pourquoi ? Les deux manières dont je l’ai défini. Car à moins de concevoir suivant la vieille tradition la lumière comme instantanée, par exemple selon une tradition de type encore cartésien, on a vu que c’était pas le cas, que BERGSON il a dans la tête son règlement de compte avec la relativité de EINSTEIN. Par règlement de compte, j’entends pas un combat, j’entends une mise au point entre philosophie et physique. Ben lumière et temps ça implique. Bon. Bien plus d’après le premier caractère, le plan d’immanence est lui-même un ensemble infini de mouvements. En ce sens il implique le temps comme variable. Je dirais que le plan d’immanence - on n’a pas le choix - comporte nécessairement du temps. Il comporte nécessairement du temps comme variable des mouvements qui s’opèrent sur lui. Sur - je le mets entre guillemets, mais faut bien parler comme on peut puisque en fait, il se distingue pas des mouvements qui s’opèrent sur lui.

En d’autres termes, c’est le troisième caractère de mon plan d’immanence, il est bloc d’espace-temps. Il est bloc d’espace-temps. Mais c’est, ça pose là toutes sortes de problème parce que voilà que, dans le chapitre 2 de Matière et mémoire, on croyait alors avoir tout compris et on reçoit un grand coup, car BERGSON, dans la première page du chapitre 2 de Matière et mémoire, nous dit que le plan de la matière est une coupe instantanée dans le devenir en général. Quelle coupe ? Ah ! On peut pas empêcher qu’il l’ait dit. C’est une coupe instantanée. Donc il semble lui refuser la dimension du temps. C’est une coupe instantanée du devenir. Du coup là on est gêné, on est très gêné. Bon. Il faut consentir à l’idée , on va voir de plus près, alors on cherche, on cherche, on cherche, on se dit comment il a pu dire ça ? quand même là ça va pas. Comment est-ce qu’il peut en effet - comprenez le problème - comment est-ce qu’il peut dire c’est une coupe instantanée alors qu’il vient de nous expliquer que le plan de matière était l’ensemble de tous les mouvements, de toutes les image-mouvement qui varient les unes par rapport aux autres ? Cette variation et cette mobilité impliquent du temps, alors c’est pas une coupe instantanée. De toute évidence, c’est ce qu’il faut appeler, une coupe instantanée par définition c’est immobile, et de tout temps. BERGSON dans tous ses autres textes, il relie très précisément instantané et immobile. Quand il parle d’une vue instantanée sur le mouvement, ça veut dire une position immobile.

-  Donc, il peut pas vouloir dire, pourtant il le dit, il peut pas vouloir dire, c’est une coupe instantanée. En effet, c’est une coupe mobile. Une coupe mobile, c’est une coupe temporelle. C’est une coupe qui comprend du temps. C’est ce qu’on appelait l’année dernière une perspective, non pas spatiale, mais temporelle. Donc le plan d’immanence est une coupe mobile. Dès lors il implique le temps comme variable du mouvement, donc il ne peut pas être instantané. On n’a pas le choix. Heureusement dans le chapitre 3, un autre passage nous montre que BERGSON est plus prudent, car dans le chapitre 3 il nous dit que le plan de matière est une coupe transversale de l’universel devenir. Ça c’est, bon... une coupe transversale de l’universel devenir. Il nous dit qu’à ce titre c’est le lieu de passage des mouvements reçus et renvoyés. Mais le lieu de passage des mouvements reçus et renvoyés, ça ne peut avoir qu’un sens, c’est que ça implique le temps. Tout comme la lumière, les lignes de lumière et les figures de lumière impliquent le temps. Donc c’est pas une coupe instantanée, franchement. Pourquoi il le dit quand même ? Là comprenez parce que c’est...j’insiste beaucoup là-dessus parce que c’est, c’est, c’est une manière de lire les philosophes. Quand on écrit, et puis d’écrire, de lire ou n’importe quoi d’écrit, quand les gens écrivent, ben ils ont quand même un thème principal qui varie. Supposons - c’est abstrait ce que je dis - qu’à chaque page corresponde un thème principal et des thèmes secondaires. Quand je fais quelque chose de, quand je fais de quelque chose mon thème principal, je pourrais aller assez vite sur mes thèmes secondaires. Je peux pas dire tout à la fois, donc je serai amené à employer ce qu’on appelle des commodités d’expression. Je serai forcé d’aller vite sur tel point qui est pas mon point principal. Si ensuite on me dit, oh mais t’as dit ça et t’es en contradiction, je dirai non, j’étais pas en contradiction, il s’agissait à ce moment-là d’aller vite. Bon... et c’est le cas, quand il dit, le plan de matière est une coupe instantanée de devenir, c’est justement dans une page où il ne se soucie plus de ce qu’est le plan de matière, ou il se soucie de tout à fait autre chose. Donc on peut consentir à l’idée qu’il va vite. C’est toutefois pas une réponse suffisante. Il va vite d’accord, mais il dit : "coupe instantanée".

Cherchons un peu plus loin... Oui pardon, tout à l’heure hein... eh ben on va comprendre.
-  En quel sens le plan de matière implique et comporte-t-il nécessairement du temps ? Je viens de le dire, comme il se confond avec les mouvements qui se font sur lui, comme il se confond avec les mouvements qui ne cessent de s’échanger et de se propager sur lui, c’est-à-dire avec cette collection des images-mouvement, on peut considérer une espèce de mouvement d’ensemble de tout le plan, puisqu’il est l’ensemble infini de toutes les images-mouvement. Un ensemble infini, un ensemble infini de mouvements. Ce sont des mouvements de translation.

Translation impliquant déplacement sur le plan, déplacement dans l’espace. Or BERGSON a une grande idée que là je ne veux plus commenter parce que je l’avais commenté beaucoup l’année dernière et que donc je rappelle, mais qui va être fondamentale pour nous, donc je la prends comme connue, je la résume pour ceux qui ne sont pas au courant. C’est une idée finalement très claire. Elle consiste à nous dire ceci. Oubliez tout ce qui précède un petit instant. Elle consiste à nous dire, vous comprenez, un mouvement de translation c’est un changement de position entre - disons puisqu’on peut pas encore employer d’autres mots - entre images. Par exemple A vient au point B. A qui était au point A vient au point B. Un mouvement de translation c’est un déplacement dans l’espace. On a vu que, au niveau où nous sommes du plan d’immanence, les mouvements de translation sont des diffusions, des diffusions, des propagations, en tous sens et toutes directions. Bon, c’est des mouvements de translation. BERGSON a une idée très simple qui est peut-être... qui est comme une espèce chez lui d’héritage d’Aristote. C’est que le mouvement de translation dans l’espace n’a pas sa raison en soi-même. C’est ça que je vais pas reprendre, toutes les raisons de BERGSON, peu importe, faut juste que vous compreniez ce point.
-  Un mouvement de translation dans l’espace exprime toujours quelque chose de plus profond et d’une autre nature. Mais qu’est-ce que c’est ? Un mouvement de translation dans l’espace exprime toujours un changement qualitatif, ou ce qu’on peut appeler une altération. Altération, c’est un changement qualitatif. Qu’est-ce qui change qualitativement ? La réponse de BERGSON est très précise : la seule "chose", entre guillemets, qui puisse changer qualitativement, c’est-à-dire qui ne cesse pas de changer en fonction de sa nature, c’est ce qu’il faudra appeler le Tout. Seul un Tout ou le Tout, peu importe, seul un Tout ou le Tout change et ne cesse de changer, c’est sa nature de changer.

Traduisons donc : un mouvement de translation dans l’espace exprime un changement dans le Tout. Bon. On touche à quelque chose... c’est presque de la terminologie qu’il faut que vous saisissiez bien. Qu’est-ce que c’est ce Tout ? C’est quelque chose qu’on n’a pas du tout encore rencontré, heureusement on l’a rencontré l’année dernière, mais là on l’a pas du tout encore rencontré. Changement qualitatif tout ça...
-  mon plan d’immanence, mon plan de matière, il ne comprend que des mouvements de translation dans l’espace. Il ne comprend rien d’autre. Changement qualitatif, qu’est-ce que c’est ? Ce qui ne cesse pas de changer, c’est le devenir. D’accord. Le devenir ne cesse pas de changer. Même pas ce qui devient, y a pas de ce qui devient, y a le devenir. Le devenir ne cesse pas de changer. C’est sa définition. Le devenir c’est le changement qualitatif. Le devenir c’est l’altération.

Bon très bien. Mais on sait pas ce que c’est le devenir, hein. Voilà que c’est le Tout aussi, ah bon le devenir c’est le Tout, mais on sait pas plus ce que c’est que le Tout. Tiens, c’est quand même intéressant pour nous parce que, on voit, on comprend rien encore, mais on comprend tant de choses avant d’avoir compris. On comprend au moins que, il ne faut pas confondre ensemble et Tout.

-  Le plan d’immanence, c’est l’ensemble infini des image-mouvement ou, si vous préférez, des figures et des lignes de lumière. Bon, ça d’accord. Mais que ce soit les mouvements de translation, ceux de cet ensemble infini, que ce soit les mouvements de translation, que ce soit les lignes et figures de lumière, elles expriment quelque chose qui est d’une autre nature : des altérations qualitatives et des changements qualitatifs dans un Tout supposé, c’est-à-dire dans un devenir. Ah bon, alors, si le Tout...là j’ai une autre série d’égalités qui n’a rien avoir avec mes égalités de tout à l’heure. Ces égalités que je mets de côté, dont actuellement je ne sais absolument pas que faire, c’est :
-  Tout = devenir = changement qualitatif ou altération. Tout ce que nous dit BERGSON en plus pour nous guider et ça nous entraîne sentimentalement, on se dit que, sûrement c’est quelque chose de très important qu’il est en train de nous dire.

À savoir : il nous dit que selon lui, les philosophes se sont gravement trompés sur la nature du Tout, et c’est pour ça qu’ils ont pas compris ce qu’était le devenir, selon lui, à savoir que le Tout c’est le contraire d’une totalité fermée... que, une totalité fermée, c’est toujours un ensemble, mais que c’est pas un Tout. Et que le Tout, c’est quoi, eh bien, c’est le contraire de ce qui est fermé, et que le Tout c’est ouvert.

Et je disais l’année dernière, quand j’essayais de commenter cette thèse de BERGSON : eh ben vous voyez, c’est là, il me semble, le seul point où il y a une coïncidence. Seulement c’est un point fondamental entre BERGSON et HEIDEGGER. Le seul point de ressemblance entre BERGSON et HEIDEGGER. Mais c’est vraiment un point, un point qui est de taille. C’est d’avoir fait une philosophie de l’ouvert avec un grand O. Et la ressemblance va très loin à ce moment-là. Parce que chez HEIDEGGER, dire que l’être c’est l’Ouvert, et se réclamer à cet égard de deux grand poètes, HÖLDERLIN et RILKE, tout le thème chez eux de l’Ouvert. Dire que l’être c’est l’Ouvert implique aussi que l’être ce soit le temps. Et chez BERGSON, le Tout c’est l’Ouvert. Et l’ouvert ou le Tout, c’est le devenir. C’est l’universel devenir.

Bon, pourquoi je dis ça ? Revenons alors à ce dont nous avons le droit de parler. Tout ça, on n’avait pas le droit d’en parler vraiment. Sauf pour... on n’avait pas le droit encore d’en parler vraiment. On sait même pas d’où ça peut venir, ça le Tout, le devenir, tout ça, on n’ a que notre plan. On peut dire, bah, c’est pas difficile, s’il est vrai que le mouvement de translation exprime toujours un changement dans un Tout, un changement qualitatif dans un Tout, dans un Tout qui lui est Ouvert, bah il va de soi que, le plan d’immanence, le plan de la matière sera une coupe mobile de ce Tout ou une coupe mobile de l’universel devenir. Bien plus, si je prends, si je considère un ensemble de mouvements sur le plan d’immanence qui exprime un changement dans un Tout, je dirais bon, c’est une présentation, c’est un bloc. Et si je considère un autre ensemble de mouvements qui exprime un autre changement, je dirais c’est un autre bloc.

-  En d’autres termes mon plan d’immanence n’est pas séparable d’une multiplicité de présentations, dont chacune - maintenant je peux compléter mon schéma, on fait des progrès tellement considérables que, déjà on peut tout lâcher. On en a assez presque... Je peux compléter mon schéma. Je peux dire que chaque p’, p’’ et comment qu’on dit déjà, p je sais pas quoi, tierce, est un bloc d’espace-temps.

Chacun de ces blocs étant une coupe mobile, une coupe temporelle, coupe temporelle reprise sur quoi et de quoi ? Coupe temporelle prise sur - là je mets un grand point d’interrogation - ce qu’il appelle un universel devenir. Mais qui évidemment sera d’une autre nature que mes plans d’immanence. On verra. Bon. Je dis donc, et c’était le dernier point, quant aux caractères généraux du plan d’immanence, eh ben oui, non seulement c’est un ensemble infini d’images-mouvement, non seulement c’est une collection infinie de figures de lumière, c’est aussi une série infinie de blocs d’espace-temps.

Là, alors on a une série assez cohérente :
-  ensemble infini d’images-mouvement qui réagissent les unes sur les autres,
-  collection infinie de lignes et figures de lumière qui ne cessent de diffuser les unes dans les autres, - série infinie de blocs d’espace-temps. Chacun de ces blocs d’espace-temps étant considéré comme une coupe mobile ou comme une coupe temporelle du devenir universel. Bon alors, à ce moment-là, même la question : ’est-ce qu’on est fidèle à BERGSON ?’ ne se pose plus, évidemment on y est fidèle. Voilà. Voilà ce premier point.

-  Ouais... à une étudiante : ah mon Dieu, c’est vrai. Question de l’étudiante

Gilles Deleuze : Et ça se comprend très facilement. Là je réponds très vite parce qu’à mon avis, c’est pas une vraie difficulté. Dans Durée et simultanéité encore une fois, c’est une confrontation avec la théorie de la relativité. Il ne se met pas du tout sur ou au niveau, de un plan de la matière tel qu’on vient de le définir, un plan d’images-mouvement pur. Il se met sur un plan où coexistent des lignes dites rigides ou géométriques et des lignes de lumière. Il constate que la relativité fait un renversement, que la théorie de la relativité opère un renversement quant au rapport entre les deux types de lignes. Et c’est déjà là-dessus que moi j’insisterais beaucoup plus que toi peut-être : à savoir que la physique pré einsteinienne considérait que c’était les lignes rigides ou les figures géométriques qui - là je prends un mot vague - qui commandaient aux lignes de lumière ou qui déterminaient le mouvement des lignes de lumière. La théorie de la relativité fait un renversement absolu et fondamental, à savoir que ce sont les lignes de lumière et les équations établissables entre ces lignes et figures de lumière qui vont déterminer et commander à la permanence et à la solidité des lignes qu’on appellera rigides et géométriques. Donc c’est uniquement sous cet aspect que je peux tirer à moi ou invoquer "Durée et simultanéité". Là-dessus, quand je me transporte à "Matière et mémoire", alors si j’ajoute, quel est le problème de "Durée et simultanéité", à mon avis c’est que BERGSON accepte complètement l’idée d’un primat des lignes de lumière et des figures de lumière. En ce sens, il est einsteinien. C’est un drame "Durée et simultanéité", c’est le drame du, d’un... c’est le drame d’un philosophe, ou les écrivains, ils connaissent aussi ces drames. Le drame, c’est un livre qui... Je vais vous raconter le drame de "Durée et simultanéité". Il accepte complètement ce premier grand principe qu’il tire de la relativité. Il accepte aussi un second grand principe de la relativité, à savoir l’idée que lui va traduire - le mot est pas de lui, donc ça me... - mais ce qui correspond à des blocs d’espace-temps. Il l’accepte aussi. Et pourquoi il l’accepte, parce qu’il est pas idiot ? Parce qu’encore une fois il sait assez de mathématiques pour très bien comprendre la théorie de la relativité. Mais il prétend pas être un génie en physique, ni en mathématiques. Il prétend pas apporter quelque chose de nouveau en mathématiques ni en physique, sinon il aurait fait des mathématiques et de la physique au lieu de faire de la philosophie. Donc il prétend pas du tout discuter la théorie de la relativité. Il prétend pas du tout dire ’Einstein s’est trompé, moi je vais vous expliquer’, faut pas exagérer hein, il a pas perdu la tête. Seulement voilà que les lecteurs, quand ils ont lu "Durée et simultanéité", ils ont cru que BERGSON discutait de la théorie de la relativité, et trouvait que, Einstein, à la lettre, s’était trompé. Vous me direz, c’était pas difficile d’expliquer aux gens que c’était pas ça. Non, quand vous avez fait un livre qui subit un tel contresens ou qui est accueilli d’une telle manière, c’est foutu. Pour redresser, il faudrait refaire le livre. Faudrait le refaire. Comme en fait, quand on se mêle de ces choses, on a déjà quelque chose d’autre à faire, pas question de refaire un livre. Pas question de refaire, c’était foutu pour BERGSON.

D’où son attitude très rigide : non seulement jusqu’à sa mort, il interdit toute réédition de "Durée et simultanéité", ce qui confirme les gens, ce qui confirme tous les connards dans l’idée que, il s’est lui-même rendu compte qu’il se trompait. Mais en fait, c’est pas ça. Il n’était pas en état de corriger une erreur généralisée des lecteurs. Bon. C’est pas possible ça, c’est pas possible de corriger une mauvaise compréhension. Pas possible, à ce moment-là faut faire autre chose, faut pas passer son temps à corriger quelque chose, on peut pas. Alors là il était fichu d’une certaine manière. Car il s’agissait de quoi en fait ? Donc jusqu’à sa mort, bien plus au-delà de sa mort, puisque son testament est explicite, il interdit tant qu’il en aura le pouvoir, c’est-à-dire tant qu’il aura des héritiers capables de maintenir son interdiction, il interdit toute réédition de "Durée et simultanéité". Et c’est donc tout récemment que "Durée et simultanéité" a pu être republié.

Mais je crois que c’est pas une question réglée parce qu’on n’explique, on n’a pas expliqué à mon avis, on n’a pas expliqué il me semble, ce que je suppose, ce qu’il s’est passé, c’est une hypothèse que je vous présente. Car le problème pour lui était complètement différent. C’était vraiment j’accepte la théorie de la relativité. Bien plus, c’est une des figures fondamentales de la science moderne. Encore une fois il est pas fou, il va pas se mettre à discuter EINSTEIN sur le plan de EINSTEIN. Ce qu’il dit, c’est quelque chose de tout à fait différent, à savoir la question c’est ceci :
-  j’accepte les figures et lignes de lumière, premièrement.
-  Deuxièmement, j’accepte les blocs d’espace-temps. Voilà. Ceci dit... Donc j’accepte finalement tout EINSTEIN.

Ceci dit, est-ce que EINSTEIN est en droit d’en conclure qu’il n’y a pas de temps universel ? Bah, la question est simple. Est-ce que la théorie de la relativité permet de conclure une théorie à une théorie du temps réel, du temps réel, une théorie du temps réel d’après laquelle il n’y aurait pas de temps universel. Voilà la question. La thèse de BERGSON est très simple. Elle consiste à dire, attention la théorie du temps réel n’est plus une affaire...

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien