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23- 23/11/82 - 1

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Gilles Deleuze - Cinéma cours du 23/11/82 - 1 transcription : Marie Lacire

...Auquel je voudrais confronter ces thèmes.

-  Premier thème que j’ai commencé dans notre première séance, je dirais que tout est centré sur le temps, tous mes thèmes seront centrés sur le temps cette année,

Et le premier thème je pourrais dire en gros, eh bah, c’est d’un certain point de vue, le rapport du mouvement et du temps - et à la faveur du rapport du mouvement et du temps, il s’agit de quoi dans ce premier thème ? Il s’agit d’une chose en apparence très différente - mais ceux qui étaient là l’année dernière, savent déjà qu’elle est pas tellement différente. Il s’agit d’une classification générale des images et des signes. A la faveur d’une réflexion sur le mouvement et le temps, arriver à une classification généralisée des images et des signes, des types d’images et des types de signes.

Pourquoi ? vous sentez déjà, parce que peut-être est en jeu, ou sont en jeu, les notions d’image-mouvement, d’image-temps, et les signes correspondant à ce type d’images.

-  Le livre principal, à mon avis, sur une telle classification des images et des signes, c’est un très grand livre d’un philosophe anglais de la fin du XIXème siècle, que on avait à peine abordé l’année dernière et qui s’appelle PIERCE (il se lève et écrit au tableau). Et Pierce a peu publié de son vivant, et assez récemment a été entrepris une édition complète de ce qu’il avait écrit et pas publié ou très peu - Cette édition comprend un grand nombre de tomes, sept ou huit tomes en anglais. Pour ceux qui ont une culture anglaise, je fais vivement appel à ce que vous alliez voir ces livres qui sont fantastiques. PIERCE étant considéré comme très important actuellement, c’est-à-dire étant redécouvert pleinement - en tant que c’est lui qui fonde ou qui passe pour avoir fondé ce qu’on a appelé ou ce que lui-même appelait la sémiologie, c’est-à-dire une science des signes. Heureusement en français, nous disposons d’un court livre, très bref, mais qui est le modèle d’un travail, d’un vrai travail. Il est fait par un monsieur qui s’appelle Delédale. Il a paru au Seuil, sous le titre Pierce, écrit sur le signe. Il a dû paraître, il y a deux ans je crois. Et c’est un travail immense parce que c’est une espèce de système ; il y a des morceaux choisis de Pierce, il y a des commentaires, et ça vous donne une idée de ce philosophe insolite et qui me semble tout à fait extraordinaire.

Car, ce dont il s’agira pour nous, c’est bien de confronter la classification des images et des signes que PIERCE nous propose, à ce que nous pour d’autres raisons, bonnes ou mauvaises, nous souhaitons. Et tout ça se fera sur la rubrique "Mouvement et temps".

Bon, j’ajoute que, dans cette même rubrique, moi je serai très content si vous consentiez à lire ou relire, un auteur bien connu dont j’aurai besoin. Là j’essaie de fixer les choses pour que vous vous repériez, que vous ayez des points de repère, même très obscurs, et qui est Charles Péguy. Et Péguy, on en a tous entendu parler, on en a tous des souvenirs, et puis voilà, et on sait qu’il y a un obscur problème de la conversion de Péguy, de la foi de Péguy, des rapports de Péguy avec Jeanne d’Arc, etc, etc. Mais, nous aussi nous savons parce que c’est un problème qu’on traîne et que j’ai jamais abordé bien, mais auquel je fais souvent allusion, qui est : qu’est-ce qui se passe lorsque, soit dans la littérature, soit dans la philosophie - parce que pour moi il ne semble pas qu’il y ait dans les conditions de ces deux types de travaux, des différences fondamentales, ou même dans la peinture ou n’importe quoi - qu’est-ce qui se passe quand on peut assigner le surgissement de quelque chose de nouveau ?

Pour en revenir à mon souci-là concernant Bergson, est-ce une question vraiment importante, lorsque Bergson nous dit : l’objet de la philosophie a changé, car on peut appeler philosophie antique une pensée qui n’a cessé de se demander : Qu’est-ce que l’éternel ? Tandis que notre problème à nous, philosophes modernes ou philosophes actuels, dit Bergson, ce n’est plus : Qu’est-ce que l’éternel, c’est : Qu’est-ce qu’un quelque chose de nouveau ? Comment est possible la production de quelque chose de nouveau ?

À supposer que cette question lancée par Bergson et reprise par beaucoup de philosophes à son époque, le philosophe anglais Whitehead très important à la même époque, lancera la question qu’il appelle de la créativité, et la créativité pour lui, c’est la production de quelque chose de nouveau quelconque. Si c’est une manière de définir la pensée moderne - avoir substitué la question de la production d’un nouveau à la question de l’éternité - eh bah, on peut saluer un type de nouveauté lorsque réellement apparaît une nouvelle manière de parler, d’écrire, une nouvelle manière de peindre. Ces nouveautés, elles sont rares, elles sont immédiatement, elles sont très vite copiées, elles sont etc., mais rien n’efface. Le caractère du surgissement d’une telle nouveauté, et bien plus cette nouveauté elle se perd chez ceux qui la copient, mais elle ne se perdra jamais en elle-même, cela pour toujours aura été éternellement nouveau et donc le reste.

Mais qu’est-ce que c’est ces nouveautés qu’on peut saluer au grand moment de l’art, au grand moment de la philosophie ? qu’est-ce c’est que ça qui nous fait dire par exemple : « Ça, on l’avait jamais entendu, jamais », « Ça, on l’avait jamais vu ». Là-dessus, les malins peuvent toujours arriver, il y a toujours les malins qui arrivent, et les malins disent « ah ! », et les malins vont faire une lignée, vont faire une remontée, et vont dire, « ah ! c’était déjà là, voyez » etc., et ils diront, « il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Ils rejoindront un certain mode de pensée antique - mais nous, d’une certaine manière, nous savons bien qu’il y a de la production de nouveauté, et que c’est même de ça que à la fois nous vivons et que nous mourrons, parce que s’il y a de la production de nouveauté, il y a aussi de la production de fausse, de fausse nouveauté, et que c’est très difficile peut-être de démêler la nouveauté et la fausse nouveauté, il faudrait des critères, mais puis après tout ces critères sont peut-être très simples, et que en tout cas, il y a des moments où nous ne pouvons pas nous tromper quand nous disons : « Ah mon Dieu, ça c’est nouveau », et que notre stupeur, c’est toujours ce qu’on n’attend pas, par définition.

Sartre avait une très bonne réaction, lorsqu’il disait de certains livres « ah bah, vous les attendiez, donc c’est pas nouveau ». C’est quelque chose précisément qu’on n’attendait pas, et pourtant qui est en rapport avec nous, qui est en rapport avec notre époque. Et c’est ce nouveau-là qui est déjà. C’est pas ce qui répètera cette nouveauté qui est intéressant, c’est que ce nouveau en tant que nouveau, est la répétition déjà de tout ce qui lui succède. Difficile de penser une nouveauté qui soit comme la répétition de tout ce qui va lui succéder. C’est au sens où Péguy, dans une très belle page, dit : vous savez, vous savez que, vous vous rappelez que, le peintre Manet a peint beaucoup, beaucoup de nymphéas, en d’autres termes de nénuphars. Vous savez pas. Péguy il disait, on croit que c’est le dixième nymphéa de Manet qui répète le premier... qui le répète en le perfectionnant au besoin, et bah, c’est pas vrai il disait. Il disait, c’est le premier nymphéa, c’est le premier nymphéa de Monet - euh pardon, qu’est-ce que je - c’est le premier nymphéa de Manet qui répète tous les autres. De même, il disait, c’est pas la célébration de la prise de la Bastille qui répète la prise de la Bastille, c’est la prise de la Bastille qui répète toutes les célébrations futures.
-  En d’autres termes, la production d’un quelque chose de nouveau, c’est la répétition, mais la répétition de quoi : la répétition tournée vers le futur, la répétition de ce "qui n’est pas encore".

Bizarre, cette idée de Péguy. Pourquoi est-ce que je dis ça ? Parce que, Péguy, ce qui m’intéresse, c’est pas ses rapports avec Dieu, avec la foi, avec une conversion - quoique après tout, il faudra bien qu’il y ait un rapport - mais je vous assure que c’est pas parce que sur mes vieux jours ou dans la maladie, je tende vers une conversion quelconque, c’est pas ça (rires), il faudra bien tirer au clair : pourquoi était-ce vraiment une conversion ou un acte de foi. ? Mais lorsque Péguy surgit - il suffit que vous relisiez si vous ouvrez un livre de Péguy - c’est un ton, on peut dire c’est un style, c’est une manière de parler et d’écrire que vous n’avez jamais entendue, jamais vue. Bien plus dans le cas de Péguy, vous ne le relirez jamais.

En d’autres termes, ce qui m’intéresse chez Péguy, c’est pas sa conversion religieuse, c’est la folie, une espèce de folie grandiose de son langage. Et ce langage, est-ce par hasard que c’est un langage de la répétition ? Où comme il dit, ce qui fait problème, c’est la variation. Il ne faut pas demander aux gens pourquoi ils se répètent, il faut demander aux gens, mais pourquoi ils varient.

Et voilà qu’il va lancer un style de la répétition, qui est une des mutations du style dans la langue française peut-être les plus importantes. Et voilà qu’il écrit d’une manière telle que, jamais personne n’avait écrit comme ça. Alors on parle par exemple de la mutation opérée dans le langage, dans la littérature par CÉLINE après, et c’est très vrai, je crois, très fort, à la mutation qu’a apportée CÉLINE. Il se trouve, que, hélas, dans le cas de Céline, ça a été une, il y a eu une mutation, une nouveauté particulièrement imitable. Ce qui n’ôte rien à la nouveauté radicale et à la grandeur de Céline, mais ce qui au contraire l’accuse, mais ce qui fait que tous ceux qui croient écrire possible comme Céline sont maudits d’avance, et sont fondamentalement malhonnêtes.
-  Pourquoi ? Parce que le vrai rapport d’une nouveauté avec quelque chose, c’est le rapport d’une nouveauté avec une autre nouveauté. Il n’y a pas de rapport d’une nouveauté avec la reproduction de la nouveauté. Tous ceux qui reproduisent une nouveauté, qui croient par là-même surpasser le maître parce que, en reproduisant, la technique en effet devient facilement plus parfaite. Ceux-là ont pas bien compris - comment est possible la question moderne « comment est possible quelque chose de nouveau ? », c’est-à-dire, cela veut dire ? En quoi quelque chose de nouveau fait-il nécessairement appel à quelque chose d’autre également nouveau ? Et comment y a-t-il une chaîne de nouveautés qui se fait à travers l’espèce de trame des ordinaires ?

Or, à cet égard, et justement pour les problèmes mouvement-temps, je voudrais beaucoup que certains d’entre vous reprennent un livre de Péguy, très insolite, qui s’appelle Clio - Clio et qui est une méditation sur l’histoire et le temps. Or Péguy, à tort ou à raison, se vivait comme un disciple de Bergson, le plus étrange disciple. Bergson avait beaucoup d’effroi à voir qu’il avait engendré un tel disciple qui parlait d’une manière si bizarre. Eh bon, c’est tout ça qu’il faudra voir dans notre recherche sur le temps bergsonien et sur cet ensemble concernant le problème des images et des signes.

-  Deuxième thème ou deuxième objet que je voudrais arriver à faire cette année. Eh bien, l’année dernière, on a été amené à propos du cinéma et aussi l’année d’avant, donc - c’est bien du regroupement que je fais là - et aussi l’année d’avant, on avait été amené à essayer de construire deux concepts. On ne m’avait pas attendu pour ces concepts, c’était des concepts connus, c’est des concepts esthétiques qui étaient : "l’expressionnisme" et" l’abstraction lyrique". L’abstraction, c’était un mot que j’empruntais à Kandinsky, mais j’essayais de lui donner un tout autre sens, donc c’était l’expressionnisme assez relativement connu ; l’abstraction lyrique, ça ne faisait plus problème.

Et cette année aussi, je voudrais alors reprendre - et j’ai vu, je me suis dit, depuis les grandes vacances, tout ça - que je crois à ce thème. Et que, évidemment sur le moment, je suis passé beaucoup trop vite, c’est-à-dire j’ai eu le temps de réfléchir davantage, et il faut à tout prix que pour mon compte je le reprenne. Parce que je crois qu’il y a quelque chose dedans qu’il faudrait trouver.
-  Et cette fois-ci, le thème correspondant, c’est le thème de la lumière et de ses rapports avec l’ombre.

Sentez déjà que ce deuxième thème, la lumière et ses rapports avec l’ombre, c’est pas tout à fait étranger à mon premier thème : le mouvement et ses rapports avec le temps. Que sans doute, il y aura des liens tels que, ils vont s’entremêler mes deux thèmes. Mais j’essaie de préciser ce second thème : la lumière et ses rapports avec l’ombre.

Et je dis : le livre de base auquel je voudrais là, que vous reveniez - tout comme je citais Pierce, comme le grand livre pour la première direction. Pas du tout que je veuille que ceux qui suivent ce cours relisent ou lisent tout ça, mais vous en prendriez un dont vous feriez votre affaire. Il faut que vous choisissiez dans ce qu’on fait ce qui vous convient à vous. Je dis, le grand livre, ce serait, ce dont j’ai parlé il me semble il y a deux ans, mais pas assez, pas bien : "La théorie des couleurs" de Goethe.

-  Et ce serait ça notre livre de base, cette extraordinaire théorie des couleurs, qui a été traduite récemment en français pour la première, on a mis le temps, vous voyez, dans une maison d’édition peu connue qui s’appelle "Triade", et qui heureusement - je crois bien - n’est pas encore épuisée, et quand même un livre de base pour tous ceux qui s’intéressent à tout un ensemble de problèmes, pas seulement la peinture. Et, donc, pourquoi est-ce que, en fonction de ce problème : lumière et ombre, je veux reprendre ces deux concepts d’"expressionnisme" et d’"abstraction lyrique", qu’on avait rencontrés, et pour la peinture, il y a deux ans, et pour le cinéma, l’année dernière. Et là, je voudrais y aller vraiment, bien plus, aller bien plus loin que je ne voulais aller l’année dernière. Et j’essaie de vous dire tout de suite pourquoi.

C’est que si j’essaie de définir l’expressionnisme, aussi bien en littérature qu’en cinéma, que en peinture, j’essaie de lui donner quelques grandes caractéristiques, quelle que soit la diversité des représentants de l’expressionnisme. Pour moi, jamais la consistance d’un concept n’a été compromise par la diversité des représentants. Je veux dire, le concept de romantisme me paraît complètement fondé. Non seulement bien que, mais "en tant qu’il y a" une immense diversité d’auteurs qu’on appellera "romantiques" et qui ne se ressemblent pas tellement. De même, immense diversité d’auteurs qu’on appellera "expressionnistes" dans le cinéma, c’est évident que Lang et Murnau ne se ressemblent pas. Et pourtant le concept d’expressionnisme me paraît parfaitement fondé. Sur quoi ? Sur comme un certain nombre de propositions, qui évidemment - comme ils sont pas philosophes, ils sont autre chose et il n’y a pas à s’en plaindre - c’est pas la question de dégager ces propositions de base. En revanche la question du philosophe, c’est d’en faire un concept. Je dirais que si on essayait de former un concept de l’expressionnisme, j’essaierais de le définir par trois propositions, trois propositions de départ. Et c’est à partir de là qu’il faudrait aller plus loin.

-  La première proposition, c’est que la lumière est fondamentalement en rapport avec les ténèbres. Et le principe lumineux est en rapport avec les ténèbres comme principe d’opacité.
-  Deuxième proposition : l’ombre est, de manière différente, l’expression des rapports variables entre le principe lumineux et l’opaque, et les ténèbres.
-  Troisième proposition : l’esprit ne peut être compris que dans son rapport de lutte ou de conflit avec les ténèbres. Il est le principe lumineux pris dans sa lutte avec les ténèbres, et dans des conditions si complexes qu’il y a aussi un "esprit des ténèbres".

Que vous pensiez au cinéma, que vous pensiez à la littérature, que vous pensiez à la peinture, je crois que ceux qu’on appelle expressionnistes, vous trouverez chez eux la trace de ces propositions qui ne sont pas des propositions spéculatives, qui sont des propositions pratiques. C’est comme ça qu’ils vivent. Et par exemple, si vous pensez au "Faust" de Murnau, si vous pensez à ce que les expressionnistes empruntent à Goethe - c’est cela qu’ils empruntent à Goethe : l’idée du principe lumineux dans sa lutte avec les ténèbres, lutte qui engage le destin de l’esprit, l’esprit étant le combat vivant de la lumière et des ténèbres. Bon, faudrait même pas, c’est pas lieu de discussion, mais c’est tellement élémentaire, le seul reproche que vous pourriez me faire, c’est trop élémentaire tout ça. D’accord, mais c’est précisément notre point de départ.

Or, je dis à ce moment-là, il y a une chose très très intéressante pour moi, c’est que, si je tiens à construire un concept d’abstraction lyrique, je prends le mot, je l’emprunte, bon, mais j’essaie de lui donner un autre sens, que celui que lui donnait Kandinsky. Donc, si j’essaie de le faire nôtre, ce concept d’abstraction lyrique - sans me soucier de ce que voulait dire Kandinsky. Je me dis, c’est que, il y a une tout autre aventure de la lumière, que l’aventure expressionniste, et vous sentez bien que, là aussi, je ne prétends pas dire : l’une est mieux que l’autre. Non, j’essaie de chercher ce qu’il y a d’autre. Et à la même époque, et que vous allez reconnaître les auteurs. Je dis, si j’essayais alors de chercher des propositions de l’abstraction lyrique, comme comparables à mes trois propositions de l’expressionnisme tout à l’heure. Je dirais, les gens de l’abstraction lyrique, vous allez les reconnaître à ceci. Et du coup, c’est bien le rôle de la philosophie et des concepts en philosophie, de faire appel à vous dans ce que vous avez de plus personnel, c’est-à-dire : "où vous reconnaissez-vous ? " De quelle nouveauté êtes-vous ? De quoi êtes-vous les fils ? Alors, bien plus, et puis quand on est les fils d’une nouveauté, c’est peut-être qu’on est prêt à engendrer d’autres nouveautés. Abstraction lyrique et expressionnisme ne couvrent pas la totalité du champ ni cinématographique, ni pictural, ni littéraire, ni philosophique.

Mais je dis, si j’essaie de définir par des propositions si simples l’abstraction lyrique,
-  je dirais première proposition. Pour eux, ils sont comme ça, et là encore il y a pas matière à discussion. Ce qui les intéresse, c’est pas les rapports de la lumière avec les ténèbres. C’est pas ça qui les intéresse. Pourquoi ? Encore une fois, c’est un mystère. Le rapport du concept en tant que concept philosophique, avec ce qu’on pourra appeler une préférence, un goùt - je trouve pas le mot, il faudra que je le trouve d’ici l’année - il faudra, il me faut un mot pour désigner cette détermination subjective qui fait que j’adhère à un concept. Alors je pourrais appeler ça la foi. Bon, très bien. La condition évidemment, ce serait plus une foi religieuse, ce serait une foi proprement philosophique. Qu’est-ce qui me fait, qu’est-ce qui fait que je me dis : "Ah, ce concept, je le comprends". Il me convient. J’ai quelque chose à en faire. Bon, c’est bizarre, ça. Et voilà des gens qui se disent. Bah non, la lumière, son problème c’est pas tellement son rapport avec les ténèbres. Vous comprenez, à ce niveau-là, faut pas exagérer, hein ! ça devient d’une telle bêtise d’objecter, qu’est-ce que vous voulez objecter ? C’est des gens qui sont en train de créer quelque chose. Vous allez pas leur dire : attention, pourquoi, pourquoi tu dis ça ? Ils ont envie que ce soit ainsi. Envie, voilà ! Une envie. Je pourrais dire, c’est le rapport du concept philosophique avec un désir, avec une envie. Ou une impression. Ils ont une impression.

Ben non, j’ai l’impression, dira le représentant de l’abstraction lyrique, que le vrai problème de la lumière, c’est pas un problème avec les ténèbres. Et c’est, disent-ils, et c’est à ça que vous les reconnaissez - avec les ténèbres, c’était déjà le cas, un acte créateur fantastique et qui se suffisait. Il se suffisait tellement qu’il ne pouvait pas poser un autre problème, sauf par conséquence. Bien sûr il rencontrerait le problème du blanc, mais il ne pourrait le rencontrer que par après. Il finissait, il ne pouvait que finir là où les tenants de l’abstraction lyrique allaient eux commencer. À charge de revanche. Mais du fait que les uns finissaient par là et que les autres commençaient par là, tout était changé, absolument tout. C’était pas le même problème. Un problème auquel vous arrivez par voie de conséquence et un problème que vous vous posez en principe, c’est pas le même problème. Pas du tout du point de vue de la création.

Et voilà donc que je dis, les tenants de l’abstraction lyrique arrivent et nous disent : vous savez, le vrai problème de la lumière pour nous - ils disent pas qu’ils ont raison, ils disent : c’est notre affaire.
-  Notre affaire, c’est pas le combat de la lumière avec les ténèbres, c’est l’aventure de la lumière avec le blanc. C’est bizarre. Et voilà qu’ils vont se réclamer du rapport de la lumière avec un espace blanc. Bien. Alors, ça c’est la première proposition qui s’oppose à la première proposition de l’expressionnisme.

-  Deuxième proposition. Est-ce que ça veut dire qu’il n’y aura pas d’ombre ? Peut-être, peut-être pour certains, il n’y aura pas d’ombre. Pour certains, il faudra aller jusqu’à dire : l’ombre n’existe pas. L’ombre, c’est une pure apparence, il n’y a pas d’ombre. Il y a que des rapports de la lumière avec le blanc. D’autres plus nuancés sûrement diront : bien sûr il y a de l’ombre, et l’ombre, c’est très important, mais l’ombre n’est jamais qu’une conséquence. Voyez la différence avec la proposition expressionniste. Alors que les expressionnistes nous disaient, L’ombre : c’est l’expression du rapport entre les deux principes, principe des ténèbres, principe lumineux - eux, ils disent : L’ombre, c’est une conséquence qui découle de ses prémisses.

Quels prémisses ? Les prémisses de l’ombre, c’est le lumineux et le blanc. Et l’ombre ne fera que découler, c’est une conséquence, elle n’exprime pas la lutte du lumineux et des ténèbres. Elle est la conséquence qui résulte du lumineux et du blanc. Donc les deux prémisses de l’ombre, c’est le lumineux et le plan. Si vous vous donnez le lumineux et le blanc, l’ombre résulte. Quelle drôle d’idée par rapport à...Vous voyez, c’est un monde déjà tout à fait différent de l’expressionnisme, un statut de l’ombre tout à fait différent.

-  Et troisième. Troisième... Les expressionnistes nous disaient : dès lors, l’acte de l’esprit, c’est le combat de l’esprit avec les ténèbres, combat tellement intime qu’il peut y avoir et qu’il y a un esprit des ténèbres : Méphisto Et voilà que l’abstraction lyrique, elle se reconnaît à tout à fait autre chose. C’est des gens qui nous disent : "vous n’avez pas de combat à faire". "Votre esprit n’est pas dans un combat". Et ils récusent très fort la notion de combat, c’est pas ça qui les intéresse. Ils diront, s’ils disent quelque chose à cet égard, mais là ça se complique. Ils diront : "l’esprit, votre esprit est fondamentalement en rapport - qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non - avec une alternative et avec un choix fondamental". Il n’a pas du tout à se battre, c’est pas le combat avec les ténèbres, c’est pas le duel avec l’ombre. Tout thème expressionniste, soit le duel avec l’ombre, le combat avec les ténèbres, tout ça, vous trouvez ça dans toute la littérature, dans toute la peinture, dans tout le cinéma expressionniste. Pour eux, non, non, c’est pas ça. Vous avez un choix.

Faudrait fermer, il y a un courant d’air... voilà c’est lui qui me dérange...
-  à un élève : tu tiens sur quelque chose... l’élève : dans le vide (rires)... alors vous pouvez pas fermer les autres que y en ait qu’une...

Oui, l’esprit, il a affaire à un choix, une alternative. Entre quoi ? Il va faire un choix, une alternative entre le blanc et le noir. Vous me direz : mais noir, d’où ça vient ? Allons pas trop vite. En tout cas, il y aura pas un combat. Un choix à faire, un pari, une alternative, "ou bien ou bien". Ce n’est plus le "contre expressionnisme" du duel et du conflit, c’est le "ou bien ou bien", ou bien ou bien, ou bien ou bien quoi ? C’est quelque chose. Mais voilà la troisième proposition de l’abstraction lyrique.

Et là encore je fais appel à vous pour essayer de vous faire sentir ce que c’est que la philosophie.

-  La philosophie, c’est à la fois la construction de concepts, mais qui vous tendent comme une espèce d’anse, comme une espèce de poignée, à vous de la prendre ou de ne pas la prendre. Si vous acceptez l’idée que les concepts sont des créatures, des entités, des créations, ils se tendent vers vous en quel sens ? En ce sens qu’ils vous disent, en gros, ils y tiennent pas, pourtant eux ils s’en foutent : "Est-ce que je te conviens" ? Si c’est pas celui-là qui vous convient, c’est un autre qui vous convient. Au besoin ce sera à vous de le fabriquer. Et c’est en ce sens que je vous ai toujours dit, les concepts c’est signé, c’est des créations. Voilà qu’un certain nombre d’auteurs ont fait et remarquez : ils ont une consistance particulière, parce qu’à première vue, ça s’enchaîne pas comme dans les mathématiques, les trois propositions de l’abstraction lyrique.
-  La lumière une première proposition, la lumière étant en rapport fondamental avec le blanc.
-  Deuxième proposition : l’ombre n’est jamais qu’une conséquence qui résulte de prémisses.
-  Troisième proposition : l’esprit n’est pas dans un état de combat, mais dans un état d’alternative, de choix.

C’est curieux, et puis ces trois propositions s’agglomérent, forment un concept consistant. Si vous vous dites : mon Dieu, mon Dieu, c’est justement ça que je pensais ! Ou si vous vous dites : Mais oui, ça ça me convient, c’est comme ça que je vois les choses. Très bien, à vous d’aller plus loin dans cette direction. Mais vous pourrez vous dire, si ça vous est commode, si ça vous aide : Ah bah oui. Puis vous pourrez faire les preuves.
-  Est-ce que les gens que vous aimez dans l’art, par exemple, c’est vraiment ceux-là, de l’abstraction lyrique, ces hommes du blanc, de l’alternative, de l’ombre comme conséquence.

Alors je prends un exemple, ça me paraît très effarant, je prends un exemple que j’avais juste un peu commencé à propos du cinéma. Parce qu’on a redonné, on a redonné... on a redonné "L’ange bleu" de Sternberg, à la télé. Et c’est très curieux parce que, on se dit, mais les gens ils sont pas raisonnables, quoi, ils parlent pas honnêtement des choses. Sternberg, c’est évident que Sternberg dans le cinéma, c’est un des très grands représentants de ce que j’appelle l’abstraction lyrique. Pourquoi ? Parce que pour lui, il n’y a qu’un problème, c’est, il n’y a un qu’un problème premier, c’est le problème du rapport de la lumière avec le blanc. C’est ça qui l’intéresse. Et tout son système de voilage, etc, c’est les rapports de la lumière avec le blanc. Et pourquoi c’est un problème ? Goethe, il est des deux côtés. Vous trouverez - c’est pour ça que j’invoque "La théorie des couleurs" - vous trouverez dans "La théorie des couleurs", tout un pan qui est : les rapports lumière-ténèbres. Et puis vous trouverez tout un autre pan : les rapports lumière-blanc. Goethe arrange tout ça à sa manière à lui. Il est Goethe. Mais faudra pas s’étonner que les deux courants opposés ensuite, l’expressionnisme et l’abstraction lyrique, puissent se réclamer également de Goethe. Simplement, ce sera pas le même Goethe. Ce sera pas le même Goethe.

Je dis, ce qui intéresserait Sternberg - c’est pas du tout que Sternberg ignore les ombres, au contraire il fait des ombres magnifiques - mais chez lui, l’ombre, elle a toujours le statut de conséquence. Ce qui l’intéresse, c’est le rapport lumière-blancheur. Pourquoi ? Et en quoi il est Goethéen ? Parce que la véritable opacité pour lui, c’est pas les ténèbres. Il n’y a pas de ténèbres. Pour lui, il n’y a pas de ténèbres. Pour un abstrait lyrique, il n’y a pas de ténèbres. Les ténèbres, c’est uniquement quand la lumière s’arrête. C’est pas un principe. Quand la lumière s’arrête, il y a les ténèbres, d’accord, aucun intérêt. La véritable opacité, non pas qui s’oppose à la lumière, mais que la lumière se pose en quelque sorte, c’est la blancheur. Splendide formule de Goethe :
-  « Le blanc, c’est l’éclat fortuitement obscur du transparent pur ».

Le blanc, c’est la première opacité. Le blanc, c’est l’éclat fortuitement obscur - ça c’est vraiment une belle formule. C’est la formule de l’abstraction lyrique. Le blanc, c’est l’éclat fortuitement obscur du transparent pur, c’est-à-dire du pur lumineux.

C’est l’opacité que la lumièrepose.

Alors l’ombre en résultera comme conséquence. D’accord. Vous remarquerez si vous aimez Sternberg, par exemple dans le cinéma, vous remarquerez que chez lui, même les fumées, les fumées sont des opacités blanches dont les ombres ne sont que des conséquences. C’est le contraire de la fumée expressionniste. La fumée expressionniste, c’est la montée des ténèbres par rapport à la lumière. Pour Sternberg, c’est absolument pas ça. C’est très très curieux. Alors quand on parle d’un expressionniste de Sternberg, ça me paraît un tel contresens. C’est des espaces blancs. Alors chaque fois que vous me citerez chez un tel auteur, des espaces couverts d’ombres, je vous dirai : évidemment, évidemment, faut pas me faire dire des idioties, je le sais qu’il y a des espaces couverts d’ombres. Ce qui m’intéresse, c’est quel est le statut des ombres dans de tels espaces ? À mon avis, c’est toujours des ombres qui résultent du rapport de la lumière avec le blanc et pas du tout des ombres qui résultent du combat de la lumière avec les ténèbres comme dans l’expressionnisme.

Si bien que si j’en restais au cinéma - là dont je m’occupais l’année dernière - je pourrais dire, mais les autres auteurs de l’abstraction lyrique, vous les reconnaissez, quelle que soit leur puissance du point de vue des ombres, à leur goût prédominant pour le rapport de l’espace et du blanc.

Et c’est par exemple des auteurs qui paraissent pourtant très différents de Sternberg, mais oui, oui ! les tenants sont très différents. C’est DREYER. C’est BRESSON. Et pour eux aussi, il y a là une histoire de foi chez Bresson, lié à l’abstraction lyrique. Et très bizarrement, c’est des auteurs tellement anti expressionnistes, qu’ils ne nous présentent jamais des luttes et des combats. En revanche, ils nous présentent perpétuellement l’esprit dans l’état de l’alternative ou du choix.

Bizarre, si bien que cette notion d’abstraction lyrique, bon, serait bien un concept consistant par rapport à l’expressionnisme dans mon problème commun lumière-ombre. Et lumière-ombre, si j’essaie - là, j’ai trop développé - si j’essaie dès lors de lui donner une direction conforme à ma première direction qui était mouvement-temps- je dirais quand je reprendrai la question des rapports lumière-ombre, ce sera cette fois-ci centré sur, non plus mouvement-temps, mais - et ça s’explique tout seul - intensité-temps. Intensité-temps.

Si bien que, à cet égard, les problèmes, les textes fondamentaux dont nous aurons besoin, ce sera - et je serai très content qu’un certain nombre d’entre vous s’y mettent - ce sera des textes de Kant. Trois textes, dont deux petits. Non, trois petits, trois petits textes, mais difficiles de vraie philosophie, de vraie philosophie, et puis de grande création de concepts. Dans "la Critique de la raison pure", une dizaine de pages sur les quantités intensives, sous le titre- chapitre qui a comme titre : "Les anticipations de la perception". Autre texte court dans La critique de la raison pure sur, dont le titre est : "Le schématisme des concepts de l’entendement", sur le schématisme, et où Kant - ce texte m’intéresse et j’aurai à le commenter - parce que Kant distingue, d’une manière extrêmement, extraordinairement nouvelle, quatre points de vue sur le temps, et on verra que c’est très lié au problème de l’intensité. Il distingue ;
-  la série du temps,
-  le contenu du temps,
-  l’ordre du temps et
-  l’ensemble du temps.

Et là aussi, s’il vous arrive de lire ce texte, compte moins la question immédiatement, compte moins la question : est-ce que vous comprenez tout du texte ? ou bien est-ce que ce texte vous dit quelque chose ? est-ce que vous sentez que vous avez quelque chose à faire avec ce texte ? Et enfin la troisième, le troisième texte de Kant dont j’aurais besoin à cet égard, dans la "Critique du jugement", un texte assez court, difficile aussi, sous le titre de "La théorie du sublime".

-  Voilà, ma première direction de recherche concerne donc, en gros, mouvement/temps et opère une classification des signes et des images.
-  Ma seconde direction de recherche concerne : intensité et temps et voudrait opérer une confrontation expressionnisme/abstraction lyrique à partir du problème de la lumière.
-  Ma troisième recherche enfin - là j’ai même plus à développer - ce serait le temps pour lui-même, c’est-à-dire : qu’est-ce que le problème mouvement-temps et le problème intensité-temps nous permet de conclure quant au temps pour lui-même ?

D’où, ayant mieux dit tout ce système de reprise que je veux faire cette année, je commence, là, c’est vraiment un ensemble de retouches. Je recommence ou je reprends certains points de notre première séance. Je peux supposer, vous avez oublié certaines choses, pas oublié, etc, mais, ou après cette première séance, certains d’entre vous m’ont dit ou bien m’ont écrit des points pour me signaler que, en effet, des choses faisaient difficulté que j’avais considérées comme allant de soi. Et moi c’est bien mon but cette année - c’est pour ça j’insiste, ça me convient très particulièrement - je reprends, c’est pour ça, je pourrais reprendre pour la dixième fois quelque chose, si il y a un d’entre vous qui est capable de me dire qu’il y a encore quelque chose qui va pas, eh bah c’est parfait parce que il me semble que ça nous donne que cette méthode de "repassage", de retouche perpétuelle risque de nous apprendre beaucoup. Et moi, je disais la dernière fois, voilà, eh ben on part, on part de ce premier chapître de "Matière et mémoire" de BERGSON. Et ça je vais pas recommencer. Je dis juste : on se donnait avec BERGSON - on lui faisait confiance - on se donnait ce que j’appelais - les termes n’étaient pas bergsoniens, mais peu importe, je le préciserai chaque fois - une espèce de plan, mais plan, c’est manière de parler puisqu’on ne tenait pas compte des dimensions. Alors pourquoi on appelait ça un plan, puisque c’était pas une affaire de dimension ? Parce que, sur ce "quelque chose", se présentait - et on employait le plan au sens de présentation, on l’appelait plan d’immanence.

-  Ce plan d’immanence, c’était quoi ? Eh ben, c’était uniquement un ensemble infini d’images en mouvement, c’est-à-dire un ensemble infini d’images qui ne cessaient d’agir et de réagir les unes aux autres, les unes sur les autres et les unes aux autres. Ces images, qu’est-ce que c’est ? Un ensemble infini d’images quelconques qui se définissent uniquement par ceci : elles ne cessent de varier, d’agir et de réagir, les unes par rapport aux autres, et - là ce sont des termes bergsoniens - « sur toutes leurs faces et dans toutes leurs parties ». Vous me direz, mais c’est quoi ? N’importe quelle image ! Qu’est-ce que c’est qu’une image ? attendons. Pour le moment ce que nous appelons image dès lors est : "tout ce qui agit et réagit". Tout ce qui agit et réagit sur quoi que ce soit, est image. Cherchons pas pourquoi encore, acceptons - faut bien se laisser aller. C’était l’étonnant début de "Matière et mémoire" de BERGSON.
-  « Nous allons appeler image tout ce qui agit et réagit sur toutes ses faces et dans toutes ses parties ». Je dirais, mais qu’est-ce que c’est ? vous allez dire, est-ce que moi j’y suis ? est-ce que je suis une de ces images ? Absolument oui. Chacun de vous est une de ces images, en tant qu’il cesse de subir des actions et d’opérer des réactions. Votre œil, ah oui, votre œil, c’est une image sur ce plan. Il subit des actions, il a des réactions, votre œil oui. Votre cerveau, bah oui, votre cerveau c’est une image. Par parenthèse, ne dites pas que ces images se présentent à votre œil. Votre œil, c’est une de ces images parmi les autres. De quel droit oseriez-vous penser que - alors que toutes ces images varient les unes par rapport aux autres et que votre oeil est une image parmi les autres - comment pouvez-vous penser que les images se présentent à votre œil ? ça va pas ! Votre œil est une de ces images sur le plan d’immanence. Votre cerveau est une de ces images. Tout, tout. Bien plus, personne ne peut dire à ce niveau, moi : qu’est ce que ça voudrait dire ?. il y a un système d’universelle variation ou à votre choix, universel clapotement, universelle vibration. Vous pouvez dire aussi bien, ce sont des atomes ou ce sont des ondes. Ce sont des atomes ou ce sont des ondes. Qu’est-ce que ça peut faire ? Les deux sont vrais.

Court texte de BERGSON dans ce premier chapitre : « Composer l’univers - ce qu’il appelle univers - c’est ce plan d’immanence. "Composer l’univers avec des atomes, eh bien, dans chacun d’eux, se font sentir variables selon la distance, les actions exercées par tous les autres atomes de la matière". Dans ce cas-là vous direz, les images sont des atomes. "Composer l’univers au contraire avec des centres de force, dans ce cas, les lignes de force émises dans tous les sens, par tous les centres, dirigent sur chaque centre les influences du monde matériel tout entier". Donc vous pouvez avoir des ondes, des lignes de force, des atomes, tout ça, c’est des images. Ce qui compte, c’est uniquement ensemble infini d’images qui varient les unes en fonction des autres sur toutes leurs faces et dans toutes leurs parties. Voilà, cet ensemble infini, je l’appelle pour plus de commodité, donc - vous vous rappelez bien, ça c’est le point essentiel - "ensemble infini d’images qui varient les unes par rapport aux autres sur toutes leurs faces et dans toutes leurs parties.".. Quoi que ce soit ! Je l’appelle "plan d’immanence". Vous me direz, "quoi que ce soit" : là, ça devient déjà tellement difficile à comprendre - vous comprenez, c’est la construction d’un concept, il faut toujours parler comme si "quoi que ce soit". Je vous ai dit, en vous ouvrant pleinement ce plan d’immanence : mais chacun de vous y est, en tant qu’il reçoit des actions et exécute des réactions. Et votre œil y est, votre cerveau y est, et les atomes qui ne cessent de vous composer, de vous recomposer, ils y sont. Mais enfin, c’est un drôle de système, ce système de l’universelle variation ou du grand clapotement, ou de l’ondulation. Je peux l’appeler système de l’universelle variation, du clapotement universel, de l’ondulation. Ça change rien. Ça change rien si vous m’accordez que, de toute manière, c’est "cet ensemble infini d’images variables les unes par rapport aux autres, sur toutes leurs faces et dans toutes leurs parties". Vous pouvez très bien vous y mettre. Par un effort de la pensée, installez-vous sur ce plan. À ce moment-là, il va de soi que vous n’avez aucun droit, de dire « moi ». Il n’y a pas de "moi" là-dedans. Pourquoi ? Moi, ça implique un centre privilégié. Moi, ça implique une image privilégiée. Moi, ça implique quoi ? Moi, ça implique, quand vous dites "moi", ça veut dire : je suis, ne serait-ce que pour moi, une image privilégiée par rapport auxquelles les autres images s’organisent. C’est ça que vous voulez dire en disant :"je perçois".

Au point où nous en sommes, ces formules sont inintelligibles. Au point où nous en sommes, ces formules sont dénuées de tout sens. Donc, quand je dis : "vous êtes, vous, sur ce plan d’immanence" - c’est vous sans vous, c’est le peuple de vos atomes... là, il y est lui le peuple de vos atomes. Pourquoi ? Parce que j’essaie, une fois que je me suis donné - c’est une notion cohérente - je me suis donné ça. Vous pouvez me dire, oh ! ça ne me dit rien, mais si ça vous dit rien, bon c’est votre affaire. Encore une fois je ne vous le reprocherai pas.

C’est là que j’insiste toujours. Les objections, c’est vraiment de la connerie. Qu’est-ce que vous voulez dire à BERGSON dans ce splendide premier chapitre ? Faut essayer de le comprendre et puis si ça vous convient pas, bah vous cherchez ailleurs. Mais lui dire, vous allez pas discuter en disant : "oh non non, c’est pas, c’est pas ça". Bien sûr que ça peut ne pas être ça. Si cette idée d’un plan d’immanence ainsi défini - ensemble infini d’images, etc - vous paraît dénuée de sens ou dénuée d’intérêt, c’est que - et il n’y a pas de honte - vous n’avez rien à faire avec ce concept-là. Vous vous passerez de lui comme il se passera de vous. C’est pas compliqué. Au contraire, si vous sentez que vous avez un petit quelque chose à faire avec ça, vous êtes un petit peu bergsonien.

Question inaudible ; est ce qu’une image reste une image

C’est à ça que j’arrivais.

Et à la limite, est-ce qu’il serait pas idiot même de concevoir ce degré d’immobilité absolue ?

D’accord. D’accord. C’est ça, plusieurs d’entre vous m’ont dit ça. Je peux pas encore le dire. Faut que j’aille très doucement. Mais votre question est tout à fait, est absolument fondée. Mais pour le moment, on lui fait encore confiance tout en gardant ça dans l’esprit.

Mais j’essaie de préciser d’autres choses sur ce plan d’immanence, si on se l’accorde. Comprenez bien que, ça va tellement loin ce système d’images en variation perpétuelle que, non seulement pas question qu’il y ait des" moi", encore que vous, vous y soyez, mais vous avez déposé votre qualité d’être un "moi", quand vous êtes sur ce plan. Vous êtes un ensemble d’atomes ou un ensemble d’images dans cet ensemble infini, c’est tout. Et vous n’avez aucun privilège. Bien plus je dirais, ce plan, il n’a pas de dimension, ou il a "n" dimension.

-  Tout ce que je peux dire, c’est qu’il ne jouit d’aucune dimension supplémentaire au nombre de dimensions de ce qui se passe sur lui. Il n’a pas d’axe surtout. Il n’a pas d’axe. Ça, c’est très important. Je veux dire, il n’a pas de verticale. C’est pour ça que j’insiste : quel que soit le nombre de dimensions, il n’y a pas de dimension supplémentaire au nombre de dimensions de ce qui se passe sur ce plan. Ça veut dire, vous n’y établirez pas d’axe vertical. Dans ma représentation, dans ma représentation-là uniquement spéciale, qui est donc très incorrecte, je suis forcé de parler comme ça, les mots, ils ont une limite - je dirais, c’est un pur plan horizontal. Il ne peut pas être autrement. Un axe vertical indiquerait l’établissement d’un centre privilégié, là où l’axe vertical traverse le plan. Il n’a strictement aucun axe. C’est un monde absolument acentré. C’est un monde absolument acentré qui exclut tout axe. Il exclut tout axe - c’est très important - je me dis allons, faisons comme une pause, faisons un petit repos puisque vraiment on a le temps. Je voudrais que, on se donne le temps. Chaque fois pour essayer de constituer ce concept-là de plan d’immanence, ça vous dit rien, ça, il n’a pas d’axe, bon il n’a pas d’axe vertical.

Du coup, bon, qu’est-ce que, et en effet, il n’y a pas d’axe vertical, ça a des conséquences - s’il n’y a pas d’axe vertical, il n’y a non plus, ni droite ni gauche. Droite et gauche, ça implique pas deux choses, ça implique trois choses. Ça implique un Est, un Ouest et un haut. Bon, il a pas de, il a pas de, il a pas d’axe. Donc il a pas de droite et de gauche, bon, il est omnidirectionnel évidemment, bon très bien, et ça se complique, il n’a pas d’axe, il n’a pas de droite et de gauche. Pourtant il y a des substances dans la nature, alors c’est même pas un plan de la nature parce qu’il y a des substances célèbres dans la nature. Il y a des substances célèbres - je parle pour ceux qui ont fait un peu de chimie, qu’ils se rappellent, sinon ça n’a aucune importance - il y a des substances chimiques qui sont connues pour faire tourner le plan de polarisation, ce qu’on appelle le plan de polarisation vers la droite ou vers la gauche. C’est des substances particulièrement importantes pour l’émergence de la vie.

Oui, mais les chimistes, ils ne sont d’accord en gros - pour parler très simple, vous me permettez toutes les vulgarisations les plus simples puisque je cherche à en retenir un point très très précis qui lui, n’est pas de vulgarisation. Euh, ces substances qui font tourner le plan de polarisation vers la droite ou vers la gauche, c’est-à-dire qu’ils sont forcément finalement des substances triadiques où il faut un Est, un Ouest, mais aussi un axe. Bon, ces substances, tous les chimistes sont d’accord pour dire : elles ne pouvaient pas se produire du temps où la terre était très chaude. Ça, ça va nous être, ça va nous apporter beaucoup : "du temps où la terre était très chaude, il n’y en avait pas". Tiens, du temps où la terre était très chaude, allons à la limite, bon, il n’y avait pas, il n’ y avait pas. Est-ce qu’y avait une droite et une gauche du temps où la terre était très chaude ? Est-ce qu’y avait de pareilles orientations, ? pas sûr.

-  Le plan d’immanence, mon plan d’immanence, est-ce que c’est pas un plan, là où la terre était très chaude ?

Et où c’était si chaud que quoi ? Parce que j’enchaîne, j’enchaîne à tout hasard, comme ça, on fait des espèces d’enchaînement pour voir si on s’y retrouve. Parce qu’après tout mon plan d’immanence - BERGSON vient de nous le dire, vient nous le suggérer - et vous y êtes bien sûr, mais c’était manière de rire. Euh, ils rient tout le temps les philosophes, ils rient de choses qui ne font pas rire les autres mais qui les font, eux, rire énormément. Il disait : évidemment vous y êtes, je vous y mets sur mon plan, seulement horreur, il vous y mettait sous une drôle de forme, la collection de nos atomes... ah bah, le moment où vous disiez : ah bah j’y suis, rien du tout, vous n’y étiez pas. Forcément. C’est un monde préhumain. C’est un monde préhumain. Ça m’intéresse parce que, c’est un monde préhumain pre-singesque, c’est un monde tout ce que vous voulez. Evidemment, c’est un monde-là, quand c’était très chaud, si chaud que, que quoi ? Je me dis, même atome, est-ce que c’est pas de trop ? Parce que, enfin, nous dit bien BERGSON, ces atomes ils sont strictement inséparables des actions qu’ils produisent sur d’autres atomes et des réactions qu’ils ont sur d’autres atomes. Donc c’est des drôles d’atomes. C’est des atomes inséparables des faisceaux d’actions et de réactions, c’est-à-dire c’est des atomes strictement inséparables, disons des ondes. Bon, alors, en d’autres termes : sur ce plan, est-ce qu’il y a des corps solides ? Peut-être pas. Peut-être qu’il n’y a rien de solide sur ce plan. Et atome, c’est déjà tout comme lorsque je disais : vous y êtes, ce n’est qu’une manière de parler, il y a des atomes sur ce plan. Il n’y a pas des atomes, il y a des faisceaux d’actions et de réactions.

-  Et c’est ça qu’on va appeler image : des faisceaux d’actions et de réactions en tout sens et en toute direction. Et c’est ça qu’on va appeler image et qu’on va appeler image-mouvement, puisque ces faisceaux sont strictement identiques au mouvement qu’ils exécutent comme action sur autre chose ou réaction venue d’autre chose. Mais ces choses, c’est à leur tour des faisceaux d’action et de réaction. C’est vraiment l’universelle variation. C’est de l’image-mouvement à tous les niveaux. Il n’y a rien dont je puisse dire, voilà une chose ! Il n’y a pas de chose. Et qu’est-ce que c’est que nous, nous appelons chose ? En même temps que nous distinguons une droite et une gauche, en même temps que la terre s’est refroidie, en même temps que des substances se sont formées qui faisaient tourner le plan de polarisation vers la droite et la gauche, nous donnant une droite et une gauche, et nous dotant de quoi ? D’un corps solide. Tout ça qui s’est passé bien après, et pourquoi et comment, et nous ne le savons pas, on ne le sait pas encore. Tout ça, c’est quoi, ces corps solides.

Bah, on en parlait l’année dernière, à propos du cinéma et voilà que, à nouveau, j’ai besoin de le reprendre. Je recommence de la vulgarisation vraiment facile. Comment on distingue des états de la matière : solide, liquide, gazeuse ? un solide c’est quoi ? Notre perception, c’est une perception de solide. Bon, on n’y peut rien, on est condamné à la perception solide et des solides. Nous sommes solides et nous avons une perception adaptée au solide. Ça veut dire quoi un solide ? Ca veut dire un corps dont les molécules ne jouissent pas d’un parcours. En très gros hein. Je veux dire, là c’est dit, c’est pas de la science, c’est comme une définition, c’est comme un concept de base, élémentaire, philosophique.
-  Vous appellerez solide un corps dont les molécules ne jouissent d’aucun parcours. À la limite, le solide idéal. En fait, en effet, les molécules sont pressées les unes contre les autres si bien que, chaque molécule est condamnée par ses voisines à occuper un espace très restreint, c’est-à-dire oscille autour d’une position moyenne. Ça c’est un peu plus scientifique ce que je dis. Chaque molécule est forcée par ses voisines en vertu de son contact avec les voisines et forcée par contact à occuper un espace minimum, c’est-à-dire une position, c’est-à-dire à une vibration moyenne autour d’une position, d’une vibration autour d’une position moyenne. C’est ça que vous appellerez un solide.

-  Vous appellerez un liquide, un corps dont les molécules ont un parcours, mais pas libre. Pas libre. C’est-à-dire les molécules bougent, elles sont en mouvement, elles ne sont pas immobilisées, elles sont en mouvement. Mais elles restent en contact les unes avec les autres et se meuvent les unes entre les autres. Une espèce de glissement. C’est ça un liquide.

-  

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