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20- 25/05/82 - 2

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Deleuze - Cinéma cours 20 du 25/05/82 - 2 transcription : Yu Yue Xia -

A développer particulièrement, je prendrais dans mon cas, je prendrais Fellini. Bon, ça ce serait un mode.

 - Deuxième mode. C’est très différent, je l’appellerais mode « didactique ». Et cette fois-ci l’image sensorielle pure ne serait plus en rapport avec des scènes, c’est-à-dire des modes imaginaires, mais avec des modes de pensée très particuliers qu’on peut appeler - en effet c’est un terme commode - "didactiques" ; et ça serait qui ? J’y mettrais quitte à justifier un tout petit peu plus tard, j’y mettrais principalement le dernier Rossellini, le Rossellini de Socrate, de La prise de pouvoir, etc . Et, pour des raisons que j’essaierai de dire, j’y mettrais Straub.

-   Troisième mode, je l’appellerais mode « critique ». Et cette fois-ci l’image sensorielle pure se met, et nous met, en rapport fondamental avec la pensée conçue comme activité positive critique, et non plus comme activité didactique. Et cette espèce de criticisme positif, là je me sens plus sûr de moi, et je n’y verrais qu’un exemple, mais un exemple très important, à savoir : Godard.

-   Quatrième mode - vous allez comprendre pourquoi je fais ma liste des modes avant quatrième mode je l’appellerais, d’un nom compliqué, philosophique, mode « transcendantal ». Et cette fois-ci c’est le mode qui correspond au cas suivant : l’image sensorielle pure se met, et nous met, en rapport direct avec des images-temps comme mode de la pensée, c’est-à-dire avec un temps qui est le temps, non pas des choses, mais le temps de la pensée. Car bizarrement - enfin pas bizarrement - la pensée prend du temps, je veux dire : la pensée n’a pas pour élément l’éternel. Et l’idée du temps comme mode de la pensée me parait un des problèmes les plus fondamentaux qui peut-être peut être commun au cinéma et à la philosophie. Et ce mode transcendantal je l’illustrerais avec ce qui pour moi - mais à chacun de vous de faire votre liste, et puis d’en faire une autre - ce qui pour moi représente les grands cinéastes du temps, tels que par exemple - j’en avais fini une courte liste - que ce soit, Resnais, Visconti, Pierre Perrault au Canada, qui se distinguent là pour reprendre des termes de Comtesse, par une structure du temps dont on ne peut plus dire, c’est le temps ordinaire, par des structures de temps, par des structures temporelles éminemment paradoxales, éminemment paradoxales - de quel point de vue ? Parce que c’est vraiment le temps comme mode de la pensée.

Bien, si j’ai donné cette liste pour que vous sentiez immédiatement que, si imprécis que soit tout ça... je résume donc : de toute manière, l’image optique pure ou si vous préférez l’image sensorielle pure, qui a rompu son rapport avec la motricité normale, ne se prolonge plus dans la motricité, dans l’image-action, dès lors se prolonge dans un des modes suivants - mais il va de soi que si j’ai donné ma liste, quitte à ce que vous vous ajoutiez, que vous voyiez d’autres directions qui m’échappent - c’est même ça qui m’intéresserait Si j’ai donné ma liste, c’est pour que vous sentiez que ces distinctions sont évidemment quand même assez floues. Car il y a évidement une espèce de compénétration de tout ces modes les uns avec les autres. Je ne peux quand même pas dire sérieusement, Fellini, c’est l’imaginaire, et puis salut. Il est évident que Fellini a un rapport fondamental, que le cinéma de Fellini a un rapport fondamental avec le temps. Ca n’empêche pas que d’une certaine manière - j’essaierai de justifier ce point de vue - son rapport avec le temps est comme médiatisé par le mode imaginaire. Bon.

Mais tandis que Visconti, c’est évident que Visconti ou que Resnais aussi il a à faire avec l’imaginaire, il peut même faire des films centrés sur l’imaginaire. A mon avis, c’est pas ça son... c’est un peu une question de flair, mais chacun de nous peut avoir un flair différent - je me dis dans le cas de Resnais c’est pas ça son vrai problème : il n’arrive à l’imaginaire que par l’intermédiaire d’un problème qui lui est plus profond, qui est alors la voie transcendantale, c’est-à-dire, la voie du temps. La voie de l’image-temps.

Et pourquoi tout ça ce mélange ? C’est-à-dire pourquoi, s’il y a passage d’un mode à l’autre dans les quatre modes que j’ai isolés arbitrairement... je vous l’ai dit, c’est que de toute manière, c’est l’image-pensée au cinéma : c’est l’image trait d’union, image-pensée. C’est la pensée, qui est aussi bien le Tout du film qu’un type d’image particulier. Alors en tant que type d’image particulier il peut très bien avoir quatre modes, oui, mais c’est aussi le Tout du film - c’est-à-dire, de toute manière il s’agit du rapport de l’image sensorielle pure à la pensée ;
-  comment l’image sensorielle pure fait-elle penser ?

Pour moi ce serait ça, le problème des rapports cinéma/philosophie. Et après tout, à ce moment là est-ce que il y a une cause commune possible entre ce qu’on appelle la pensée philosophique, et ce qu’on pourrait appeler la pensée cinématographique ? Et c’est là donc... je ne peux pas encore aborder mon étude des modes particuliers, des quatre modes que je viens de définir. Car j’insiste sur ceci, si je les appelle des « modes » c’est parce qu’ils ont bien une racine ou une substance commune, à savoir la pensée, et c’est là que donc nous touchons au vrai problème du cinéma.

D’où un problème pour moi. C’est que, tout le monde l’a pressenti de tout temps. Tout le monde l’a pressenti tout le temps, tout ça, tout ce que j’ai dit. Oui, oui... Mais il y en a un, il y en a un qui a fait plus que le pressentir et qui s’est trouvé dans une situation catastrophique - il est vrai que les situations des cinéastes c’est toujours des situations catastrophiques donc faut pas trop s’en faire, quoi... Là je voudrais dire quelques mots sur ce problème. C’est Artaud, c’est Antonin Artaud. Car, il lui arrive une drôle d’aventure sur laquelle, je crois, on n’a pas fait le jour, car comment faire le jour sur quoi que ce soit concernant Artaud ? Artaud pense à tort ou à raison avoir des idées sur le cinéma et comment faire un film. Il a fait lui-même des scénarios, des scénarii, ah, il en a fait. Il se trouve que là, a été tourné dans des conditions qui restent pour moi obscures - je sais pas si l’état des textes... il y a sûrement des textes que je ne connais pas, il faudrait demander à l’éditrice d’Artaud - enfin tel que je vois les choses c’est une vrai bouillie. Il fait son scénario ; le seul film qui fut exécuté c’est "La Coquille et le Clergyman".

Bon, il fut exécuté par Germaine Dulac, qui était quand même un très très bon cinéaste, un très grand cinéaste. Bien. Les choses deviennent moins claires. Est-ce que Artaud a participé au tournage ? Est-ce que même il a participé à - sans participer au tournage même - est-ce qu’il a participé activement à l’adaptation du scénario, au découpage ? Les uns disent oui, je crois, les autres disent non. Certains textes d’Artaud sont très louangeurs vis-à-vis de Germaine Dulac ; certains textes d’Artaud sont abominables et traitent la pauvre Germaine Dulac comme une chienne. Et il dit, elle a rien compris. Bon. Et la situation devient encore plus obscure si vous y pensez, puisque Artaud dit, « on m’a tout volé ». Non seulement on a mutilé, on a trafiqué, on a défiguré mon film ""La Coquille et le Clergyman", mais, c’était en fait le premier film surréaliste. Et il en veut beaucoup et à Buñuel et à Cocteau, et il dit eux après, avec Buñuel et avec Cocteau, ils ont pris des recettes. Ils ont pris des recettes. Mais, ils ont raté l’essentiel qui était dans La Coquille , ou qui aurait dû être dans "La Coquille et le Clergyman". A savoir ils ont raté l’âme. C’est des recettes et tout est devenu arbitraire. Bon, on avance un peu. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Il veut dire, ils ont fait des films oniriques. La situation alors se complique encore plus, parce que, quand on voit "La Coquille et le Clergyman", ça paraît en effet le premier film surréaliste, parce que pur film onirique. Et il dit, Germaine Dulac c’est une vilaine, parce qu’elle n’a rien compris à mon scénario et à mon film, elle l’a transformé en rêve. Ah bon ! Donc, il dit à la fois, c’est le premier film surréaliste et c’est même le seul, mais en même temps, il dit surtout c’est pas un film onirique - ou ça n’aurait pas dû être un film onirique. C’est une bouillie cette histoire ! Alors quoi c’est... Parce que, qu’est-ce qu’il reproche ?

Film onirique, on l’a déjà prévu dans nos catégories. Voyez là ça va me permettre d’avancer. Le film onirique ce sera un cas de toute évidence pour nous, de ce que j’appelais le mode imaginaire. Et le mode imaginaire c’est sous la forme onirique, dans l’image onirique, dans l’image de rêve, qui après tout même quand ça bouge est tout à fait autre chose qu’une image-mouvement - et bien dans l’image de rêve, on voit bien en quoi le mode, le mode imaginaire précisément onirique dans ce cas-là - l’imaginaire groupant bien d’autres choses que l’onirique, mais comprenant l’onirique - et bien, on voit bien que l’image de rêve est bien un mode de pensée. Seulement peut-être que de mes quatre modes, le mode imaginaire sera le plus ambigu, le plus dangereux, le plus équivoque à prendre ? je dis ça parce que c’est celui que moi je préfère le moins si j’ose dire, c’est-à-dire que j’aime pas, alors... donc... mais je dis ça comme ça, mais vous vous pouvez l’aimer. Je me dis en tout cas c’est le piège. Parce que là c’est... Pourquoi c’est le piège ? On peut déjà le sentir. Parce que c’est manifestement le mode qui est le plus, le plus facile à obtenir par des procèdes techniques vides en effet. Et c’est pas par hasard qu’au début du cinéma, là, quand ils s’ébrouent encore dans la joie, quand ils sont vraiment là comme de jeunes hommes qui découvrent tout - ils ont raison ! Ils disent, mais la rapport du cinéma et de la pensée c’est pas difficile : c’est que, le cinéma nous ouvre le rêve. Et la pensée cinématographique, ils l’assimilent explicitement - voyez par exemple les textes de Jean Epstein - ils l’assimilent explicitement au travail du rêve. Et je dis c’est très... Alors là je ne cite pas du tout un auteur surréaliste, à plus forte raison pour les Surréalistes - Epstein n’a rien d’un auteur surréaliste, mais il pense que une des clés du cinéma, ça va être que le cinéma est capable de reproduire le travail du rêve - sous quelle forme ? avec les condensations, surimpressions, avec les ruptures de logique, avec les ruptures de plan, avec tous les procédés techniques du cinéma - qu’il va pouvoir être une merveilleuse expérimentation sur le travail du rêve.

Or je me dis, est-ce que ce n’est pas finalement le mode le plus dangereux, ce mode de l’imaginaire ? On verra, c’est une question. Mais ça expliquerait un peu la réaction d’Artaud. Il passe son temps à dire, "La Coquille et le Clergyman doit ressembler à un rêve, mais ça n’en est pas un. C’est pas claire son attitude c’est très très compliqué. En tout cas je vous garantis, pour ceux qui ne l’ont pas vu, que quand on voit La Coquille et le Clergyman", c’est un film onirique. Germaine Dulac l’a tourné en film onirique. Bon, en effet, c’est le premier film surréaliste. Bon, Artaud voulait pas ça. Mais qu’est ce qu’il voulait ? Qu’est-ce qu’il voulait Artaud ? Eh bien, sa thèse, sa thèse pratique, elle me paraît très intéressante.

Il dit, pour moi le vrai problème du cinéma c’est le problème de la pensée. Et c’est pas le problème du rêve. Bon. C’est le problème de la pensée. Quand il croira que le problème du cinéma n’est pas le problème de la pensée, il abandonnera le cinéma. Il dira, le cinéma ça vaut rien. Il a cru au cinéma tant qu’il a cru que le problème du cinéma pouvait être le problème de la pensée. Seulement, qu’est-ce que ça veut dire ? Sa position elle est quand même plus compliquée que je ne dis, parce que, quand il dit, le problème du cinéma c’est le problème de la pensée, il invoque bien le rêve. Et il le récuse en même temps, à la fois. Je cite un texte - tous ces textes que je cite sont réunis dans le tome trois des œuvres complètes. « Ce scénario, "La Coquille et Clergyman", n’est pas la reproduction d’un rêve, et ne doit pas être considéré comme tel. Je ne chercherai pas à en excuser l’incohérence apparente par l’échappatoire facile des rêves » - « l’échappatoire facile », ça ça me plait bien, c’est bien - « les rêves ont plus que leur logique, ils ont leur vie, où n’apparaît plus qu’une intelligente et sombre vérité » - là vous reconnaissez le style Artaud. « Ce scénario recherche la vérité sombre de l’esprit, en des images issues uniquement d’elle-même ». Bon. Il ne nie pas que ça passe par le rêve, bien plus, il nous dira, page 76 je crois, « ce scénario » - toujours à propos de "La Coquille et le Clergyman" - « ce scénario peut ressembler » - il ne nie pas donc, déjà le scénario - « ce scénario peut ressembler et s’apparenter à la mécanique d’un rêve » - c’est-à-dire au travail du rêve, à ce que les psychanalystes appellent le travail du rêve. « Ce scénario peut ressembler et s’apparenter à la mécanique d’un rêve, sans être vraiment un rêve lui-même ». Voyez sa situation, elle est comme engluée dans une drôle de position. « C’est dire à quel point il restitue le travail pur de la pensée ». Si j’essaie de décrire sa position avec toute son ambiguïté, c’est... voilà, l’important, c’est le rapport de l’image cinématographique avec la pensée, et bien entendu le rêve c’est un mode de la pensée.

Donc le rapport de l’image cinématographique avec la pensée empruntera l’allure, empruntera à certains égards le mode onirique, mais ce sera plus une apparence qu’un dernier mot. Position compliquée. Moi je crois que tous ceux qui se sont lancés dans un cinéma de l’imaginaire se sont trouvés dans cette bouillie-là, d’être comme dans cette espèce de glue, de savoir que le but était ailleurs, et d’être tellement pris par leur truc de l’imaginaire qu’ils patouillaient là-dedans, et qu’ils ne pourraient pas s’en sortir. Si bien que, de mes quatre voies, la voie de l’imaginaire serait la seule voie vraiment louche. Alors à votre choix, dès lors ce serait la meilleure ou bien ce serait la moins intéressante. Mais enfin tout ça c’est... c’est comme ça, je vous dis ça parce que c’est... Mais j’y tiens pas du tout.

Mais alors continuons. Qu’est ce qu’il voulait Artaud ? Dans cette extrême complexité de situation - voyez c’est compliqué ça, c’est pour ça que j’ai tenu à développé tout ça, pour pas là dire des choses hâtives. Et bien c’est une drôle d’histoire, parce que qu’est-ce qu’il veut ? A mon avis dans ces textes, on trouve des formulations que, qui à mon avis ne seront pas remarquées sur le moment - et là j’ai l’air malin de les remarquer maintenant - qui à mon avis ne peuvent être remarquées que grâce à tout ce qui s’est passé, tout à fait indépendamment d’Artaud, dans le cinéma moderne. Car voilà ce que nous dit Artaud depuis le début : Artaud nous dit, je ne supporte pas, encore une fois, la dualité du cinéma - notamment du cinéma français à son époque - entre une tendance abstraite et une tendance narrative. En effet, le cinéma cinétique abstrait dans lequel tous donnaient Grémillon, Dulac, tout ça... tous ont fait du cinéma cinétique abstrait. Ils y ont vu une espèce de recherche sur les rythmes visuels, de pures études de rythmes visuels. Et puis le cinéma narratif. Artaud dit, non, il faut trouver autre chose sinon le cinéma va crever, il crèvera soit de platitude, soit d’abstraction. Bon. Mais qu’est-ce que c’est sa solution à lui ? Voilà, sa solution à lui c’est...

Première citation. Le cinéma narratif, c’est quoi ? C’est un cinéma dit-il, « à texte ». A texte, où le texte compte. D’accord, le texte compte, c’est-à-dire le texte préétabli. C’est un cinéma à intrigue. En d’autres termes, c’est ce que on a décrit, nous, sous le nom de cinéma de l’image-action. C’est un cinéma qui raconte une histoire, c’est un cinéma narratif. Je dis pas qu’il s’épuise dans la narration, on a vu la beauté de ce cinéma. Mais c’est du cinéma narratif, le cinéma de l’image-action. C’est l’image qu’on appelait l’image sensorimotrice, c’est exactement le statut de l’image sensorimotrice, c’est l’image-action. Bon. Or, il nous dit, page 76 - oh là là, toutes mes citations sont fausses, non, page 22. J’espère. Voilà le texte qui me va. Il dit voilà donc tout ce que je ne veux pas. Et je cite : « on en est à rechercher un film », « on en est à rechercher un film à situation purement visuelle, et dont le drame découlerait d’un heurt fait pour les yeux, puisé si l’on ose dire dans la substance même du regard, et ne proviendrait pas de circonlocutions psychologiques d’essence discursive, et qui ne serait que du texte visuellement traduit ». Ca je trouve ce texte très très beau. Vous comprenez parce que... « On en est à rechercher un film à situation purement visuelle » - ça veut pas dire des visions abstraites. Le contexte est formel, puisque le contexte vient de dénoncer le cinéma cinétique abstrait. Il s’agit pas de mouvements visuels purs, il s’agit... - je suis content du mot, mais je ne trafique pas le texte - des situations, c’est-à-dire pas des abstractions. Des situations purement visuelles par opposition au cinéma à histoire, qui lui, fait des situations optico-motrices, sensorimotrices. Des situations purement visuelles et dont le drame, c’est-à-dire l’action, découlerait d’un heurt fait pour les yeux. Bon. Voilà.

Seconde citation. Et c’est là qu’il peut... Et c’est là qu’il ajoute, « ce ne serait pas la reproduction d’un rêve et ça ne doit pas être considéré comme tel ». Je dis, situation purement visuelle. Bon. Mais il nous dit, un drame en découlerait - seulement un drame qui ne serait plus du tout le drame des narrations, ou le drame des actions. Ce sera un autre drame. Alors cherchons, qu’est-ce que ce serait, est-ce qu’il y a un autre texte où il précise ? Oui ! Page 76. Voilà que Artaud vous dit : « du heurt des objets et des gestes » - on retrouve le même mot, le heurt - « du heurt des objets et des gestes se déduisent de véritables situations psychiques - alors qu’il vient de récuser la psychologie - « de véritables situations psychiques entre lesquelles la pensée coincée cherche une subtile issue ». Donc, Artaud est en train de réclamer un cinéma qui irait de situations purement visuelles à situations psychiques pures. Bien. Est-ce qu’il avait l’idée pour le réaliser, pour achever tout ça ? Je dirais moi, si je disais pas c’est signé Artaud, et si je vous disais c’est signé Godard, ou c’est signé Rivette, à mon avis... ou c’est signé même Rossellini - quelque soit la différence entre tous ces auteurs que je cite, je crois que pas un mot ne pourrait être répudié par eux. De la situation optique brisons le cinéma... - si je résume, le manifeste Artaud, si je le reconstitue sous la forme - brisons l’image action du cinéma narratif, c’est-à-dire brisons l’image sensorimotrice pour établir un lien direct entre des situations optiques pures, et des situations psychiques non moins pures - ben oui, moi c’est comme ça que depuis le début j’essaie de définir ce qu’il y a de commun entre ce qu’il s’est passé depuis le néoréalisme italien.

Or je ne vais pas dire du tout que Artaud avait le pressentiment, puisque encore une fois, c’est pas seulement la réalisation par Germaine Dulac... lisez La Coquille et le Clergyman, dans le scénario même la seule manière - et ça, c’est encore à mettre sur le compte, sur le dos du surréalisme, et je suis bien content - seule manière dont Artaud, parce qu’il était encore à ce moment là pris dans le surréalisme, a conçu la réalisation de son programme, ça été un film malgré tout de type onirique. C’est-à-dire, il a pris la voie la plus douteuse, la plus ambigüe, la seule voie vraiment ambigüe pour réaliser ce programme, la seule voie, la seule voie sans issue pour réaliser ce programme, c’est-à-dire la voie de l’imaginaire. Ah hélas... Mais il ne pouvait pas faire autrement. C’est pour ça que je ne dis pas du tout que le cinéma moderne dépend d’Artaud, pas du tout. Il a fallu tracer d’autres voies pour qu’un programme analogue à celui d’Artaud se trouve réalisé. De la situation optique pure à la situation psychique pure. Simplement j’ajoute pour ceux que le problème Artaud intéresse, que si c’est vrai que La Coquille et le Clergyman - là, il charrie à mon avis, c’est une reconstruction de rêve, lisez le scénario, il est... voyez le film, qu’on redonne parfois à la cinémathèque, mais lisez le scénario, le scénario est un scénario de rêve - ça me paraît difficile à... Et les situations optiques sont des situations oniriques en fait, c’est pas des situations optiques. Bon.

Mais en revanche, dans les scénarii qui ne furent jamais réalisés et qui sont donnés dans le tome trois, il en a deux, moi, qui m’intéressent beaucoup, que je vous conseille de parcourir, de lire pour ceux que ce point intéresse. Il y a un scénario qui s’appelle Le vol, où il y a un drame, mais on sent que le drame n’a aucun intérêt. Le vol, c’est une jeune avocat qui voit arriver une belle jeune femme dans son bureau, et elle brandit un papier, un document qui va lui faire gagner son procès. Là-dessus alors l’avocat crie « c’est gagné ! vous avez gagné, on a gagné ! », et un tendre sentiment naît entre l’avocat et la jeune femme. Là-dessus une créature fourbe - qu’on voit tout de suite que c’est un fourbe - sous un prétexte pénètre dans le bureau de l’avocat et s’empare du document, et s’enfuit d’un air fourbe. L’avocat revient, il s’aperçoit que le document a disparu, il s’arrache les cheveux, la jeune femme pleure, tout ça c’est bien parti, et puis voilà. Mais ça tient très peu dans le scénario, et le scénario part là-dessus. Course en taxi - là c’est pas de l’onirique- course en taxi, où le type il va chercher, il va chercher l’homme fourbe. Pas facile de chercher l’homme fourbe en taxi, hein. Et il y a description d’une longue... avec des situations optiques. D’après le scénario, des affiches, des... Là aussi ça glisse vers le surréalisme de temps en temps, mais on sent que, c’est un autre climat que le surréalisme, que là, il y a vraiment ce que, ce que Artaud aurait fait - je dis pas qu’il aurait fait ce qu’on fait maintenant, ce serait idiot, mais on peut imaginer ce qu’il aurait fait à son époque. Je me dis, le vrai Artaud, il n’est pas dans La Coquille et Clergyman, il est dans ce premier scénario, Vol. Et puis, il prend l’avion parce qu’il arrive juste avec son taxi pour voir le fourbe, l’homme fourbe prendre l’avion pour aller dans les champs de pétrole de l’Orient - car le procès concerne le pétrole d’Orient. Alors il prend l’Orient Express l’homme fourbe, l’avocat prend un avion. Et il va y avoir les deux voyages, les deux voyages avec là aussi des situations optiques pures, et puis enfin il rattrape évidemment, il rattrape, il rattrape le document, il étrangle l’homme fourbe, tout ça parfait, bon.

Mais il y a ce truc très très intéressant. Deuxième scénario, dix-huit secondes, c’est dix-huit secondes de la vie d’un homme - alors le film dure une heure et demie, mais cette heure et demie, en fait c’est, en image-temps, dix-huit secondes. Et c’est quoi ? Et c’est le drame d’Artaud lui-même, enfin le drame tel qu’Artaud a toujours présenté son drame, à savoir : quelque chose dans la pensée qui empêche l’exercice de la pensée. Ou si vous préférez, une impuissance à penser, une impuissance à penser qui s’exerce au cœur de la pensée. Impuissance à penser qui s’exerce au cœur de la pensée, comment est-ce que Artaud va le traiter cinématographiquement ? Là aussi, ça va être par une série de rapports entre des situations visuelles, heurt d’images visuelles, et échec d’une formation de la pensée dont les images pourraient devenir le mode. Et à la dix-huitième seconde, le type tire son revolver et pan, se tue.

Je vous signale ces deux scénarios comme, je ne dis pas étant modernes, ce serait absurde, comme ayant des potentialités modernes qui ne me semblent pas dans La Coquille et Clergyman. Ce que je veux dire, c’est que, donc, ce passage par Artaud était uniquement pour comme asseoir mon problème, et uniquement, pas du tout pour dire, Artaud a tout deviné, c’est pas du tout dans mon esprit. Ce qui est dans mon esprit, c’est dire que m’intéresse énormément que Artaud ait employé ce double terme, situation optique ou situation visuelle, à mettre en rapport avec situation psychique - situation psychique voulant dire chez lui la pensée dans sa difficulté d’exercice. Bon. On en est là, donc. Je retombe là sur mes pieds, de, nous en sommes de l’image sensorielle pure à la pensée - pensée qui serait propre au cinéma, donc que je peux appeler l’image-pensé avec un trait union. Ce rapport s’effectuant selon quatre modes possibles - cette liste n’étant pas limitative encore une fois - mode imaginaire, extrêmement louche, faut s’en méfier ; mode didactique ; mode critique ; mode transcendantal ; et tous ceux à venir que les cinéastes inventeront.

Nous en sommes à l’étude du premier mode. Voilà... Récréation, parce qu’il faut que j’aille à.... Oui quelqu’un voulait dire quelque chose ? [question inaudible] Est-ce que Kurosawa dans L’Idiot, quoi ? [propos inaudible] L’image-temps ? Là écoutez, là, moi j’aimerais justement que la prochaine fois... [propos inaudible]. Tout ce que vous pouvez ajouter moi me paraît bon. J’ai pas du tout présent à l’esprit L’Idiot, alors je peux pas vous répondre, mais ça me paraît excellent, ça c’est presque ce que je souhaite, que vous vous disiez - ou bien il n’a pas vu qu’il y avait un autre mode, ou bien que vous viennent à l’esprit d’autres auteurs auxquels moi je pense pas. Si vous voyez le moyen et par lequel Kurosawa là a atteint des images-temps, ça je dirais oh ben oui, oui, oui, ça me donne envie de vous demander en quoi tout ça, mais... Il faudrait, il faudrait me faire une petite note [interruption de la bande].

Mais après tout peut-être que les quatre modes ratent. Alors vous voyez ce qu’il nous reste à faire, et puis ce serait fini : ce serait un examen des quatre modes. Ces quatre modes c’est donc des modes avec lesquels l’image sensorielle entre en relation, et dès lors produit l’image-pensée, puisque c’est des modes de la pensée. Donc c’est ça qui doit être très clair. Alors je vais procéder comme ceci, je ne vais m’étendre que sur le mauvais mode, le premier - et les autres ça ira très vite puisqu’ils sont bons. Parce que, je voudrais dire, parce que le premier mode, il est quand même - je redire « mauvais », c’est pas « mauvais », c’est formidable au contraire. Donc... En tout cas il est très compliqué. Chacun des modes groupe déjà des choses très très différentes, des sous-modes. Alors vous voyez, pour faire notre tableau des signes, comme je voudrais le faire la prochaine fois, faire notre classification des signes, qui sera notre grande conclusion, on va avoir une série de signes alors... On ne sera pas comme le pauvre Kant avec douze catégories, on va en avoir quatre-vingt nous ! Bon.

Je dis le mode « imaginaire », c’était vraiment un mot commode, parce que là-dessous je groupe des choses extrêmement différentes.

INCLUDEPICTURE "http://www.univ-paris8.fr/deleuze/puce.gif" \* MERGEFORMATINET Je dirais, il y a d’abord ce qu’on pourrait appeler le mode « féerique ». Un mode féerique, je pense à qui ? Un mode féerique à la Sica. Et pourquoi je tiens à revenir sur De Sica ? Du type ce serait Miracle à Milan. C’est parce que devant des féeries du type Miracle à Milan, beaucoup de critiques ont dit, oh c’est la fuite devant les vraies exigences du Néoréalisme, où pourtant Sica avait été tellement important. Vous comprenez que nous, on a un fil qui nous permet de dire, rien du tout. De la même manière, quand Fellini développera un certain cinéma dit « imaginaire », on dira, oh c’est la rupture avec le Néoréalisme. Nous au contraire, on n’a plus de problème à cet égard, puisque notre fil conducteur, c’est : le Néoréalisme a été une des manières dont se sont dégagées des images optiques et sensorielles pures - c’est tout-à-fait dans la ligne du Néoréalisme, de mettre de telles images, non plus en rapport avec les mouvements ordinaires de l’image-mouvement du vieux cinéma, mais de les mettre en rapport avec un mode qui soit un mode de la pensée, par exemple l’imaginaire. Pour nous donc, l’évolution de quelqu’un comme Fellini, ou l’exemple d’un film comme Miracle à MilandeDe Sica, ne soulèvent aucun problème, aucune difficulté. Pour dire, bien évidemment, c’est conforme au Néoréalisme dans sa ligne à plus pure. Donc c’est pour ça, je dis, le mode féerique de De Sica.

Et puis, tout-à-fait autre chose, c’est quand même pas la même chose, le mode « onirique » - et là j’emploie mode onirique au sens précis, à savoir : des images qui se présentent elles-mêmes comme des images de rêve. Soit dans le cinéma surréaliste, soit dans Buñuel premier manière. Vous me direz les images de rêve, il y en a bien d’autres. Bon, enfin, on ne va pas à l’infini, tout ça c’est à chacun de compléter.

Troisième sous-mode, je dirais c’est très différent, un mode alors appelons... Mais tout ça c’est des termes auxquels je ne tiens pas, un mode « fantasmatique ». Un fantasme c’est pas du tout la même chose qu’un rêve, mais bizarrement, on ne s’étonne pas non plus - et là le peu que nous savons, que nous nous rappelons de la psychanalyse suffit à nous faire nous souvenir que le fantasme est fondamentalement en rapport avec des sources visuelles et sonores dont la motricité, dont le prolongement moteur est annulé, et que se déploie dans cette annulation, la scène du fantasme qui est dit à proprement parler « une scène ». Et ce mode fantasmatique, je dirais, c’est par exemple Buñuel deuxième manière, je veux dire le Buñuel de Belle de jour - ou de Fantôme de la liberté, mais je crois, un des premiers Buñuel qui a marqué cette deuxième manière - je ne dis pas le premier mais, un des premiers - c’est Belle de jour. Bon, nous trouvons donc avec le mode fantasmatique, mettons dans Buñuel deuxième manière, avec notamment les structures répétitives auxquelles Comtesse faisait allusion pour Robbe-Grillet. Et aussi - je crois qu’il y a d’ailleurs des points communs même entre les deux - et aussi devant un cinéma comme celui de Robbe-Grillet lui-même. J’excepte donc Marienbad, que je ne considère pas comme un film de Robbe-Grillet tout seul.

Quatrième sous-mode - c’est pour vous faire sentir la richesse - je dirais c’est un mode « théâtral », mais théâtral proprement cinématographique. Je ne prétends là pas du tout là reposer une centième fois la question des rapports théâtre/cinéma ; je fais allusion à l’emploi de ce qu’on pourrait appeler le petit théâtre au cinéma. Et l’emploi du petit théâtre ou d’un théâtre de chambre au cinéma, c’est signé, avant tout, c’est signé Renoir. Et la référence du cinéma au petit théâtre a toujours été pour Renoir une référence fondamentale et intrinsèquement cinématographique. Il a consacré un film célèbre à cette question, à savoir Le carrosse d’or, mais dans tout Renoir, et notamment dans La Règle du jeu - je prends La Règle du jeu comme cas le plus connu - vous avez cette référence du film au petit théâtre, dans la scène fameuse de La Règle du jeu où les invités jouent l’espèce de comédie lugubre. Bien. Espèce de théâtre de chambre, ou de référence au théâtre. Alors que sur d’autres modes, mais ils se rappellent Renoir, sur d’autres modes vous trouvez par exemple la référence, en effet, au petit théâtre dans Paris nous appartient, de Rivette, dans L’année dernière à Marienbad avec la représentation dans l’hôtel. Que vous retrouvez très fréquemment. Mais s’il fallait l’analyser, ce sous-mode, ce sous-mode de théâtre de chambre, je dirais c’est chez Renoir qu’il faudrait, c’est dans l’œuvre de Renoir qu’il faudrait faire porter l’analyse. Bien que beaucoup d’autres auteurs présentent aussi ce sous-mode.

Cinquième sous-mode - je dirais, là, j’y tiens plus, parce que je suis forcé de m’étendre un peu. Je l’appellerais le mode « attractionnel ». Voyez après le mode féerique, le mode onirique, le mode fantasmatique, le mode théâtrale, le mode attractionnel au sens de « attraction ». Car là on tombe sur un problème très très important dans l’histoire du cinéma, et qui nous renvoie à Eisenstein. Et il est bien connu que la théorie du montage, si importante chez Eisenstein, comprend un aspect que notamment Jean Mitry a très bien su mettre en valeur. Et il a essayé, tout en critiquant très fort cet aspect du montage d’Eisenstein, Mitry a essayé de montrer que c’ était très important. Et c’est ce qu’Eisenstein appelait le montage d’attraction - et le montage d’attraction... [fin de la bande].

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