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6- 20/01/81 - 1

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Gilles Deleuze Transcription Denis Lemarchand 20/01/81 6A

Quant aux réponses de Spinoza aux questions posées par Blyenbergh Première question Est-ce qu’il y a du bien et du mal du point de vue de la nature ? Réponse très simple, on l’a vu, non. Pas de bien ni de mal du point de vue de la nature pour une raison très simple c’est que dans la nature il n’y a que des compositions de rapport. La nature c’est précisément l’ensemble infini de toutes les compositions de rapport.

-  Seconde question : Mais d’un point de vue déterminé c’est à dire du point de vue de tel rapport, puisque nous avons vu que n’étant pas des substances, finalement nous sommes des paquets de rapports. Donc du point de vue de tels paquets de rapports, vous ou moi, est-ce qu’il y a du bien et du mal ? Non. Mais, mais, il y a du bon et du mauvais. Le bon, c’est lorsque mon rapport se compose avec des rapports qui conviennent, qui lui conviennent c’est à dire qui se composent directement avec lui. Le mauvais c’est quand un de mes rapports ou totalité de mes rapports est décomposé. J’insiste toujours puisque que c’est ça dans le but, arriver à ce lien éthique. Voyez que l’individu ne peut pas être défini substantiellement. C’est vraiment un ensemble de rapports.

-  Donc il y a du bon et du mauvais, Mais, mais, est-ce que ça veut dire qu’il y un critère de distinction du vice et de la vertu ? Remarquez que du point de vue de la nature, il n’y a pas. Il n’y a ni vice ni vertu du point de vue de la nature, encore une fois il n’y a que des rapports qui se composent. Mais de mon point de vue particulier, il y a bien un critère de distinction du vice et de la vertu et c’est ça que Spinoza répond à Blyenbergh, un critère de distinction qui ne se ramène pas à mon simple goût. Je n’appellerai pas vertu ce que j’aime bien et je n’appellerai pas vice ce que je n’aime pas. Il y a un critère de distinction qui me fait dire : ah oui, ça c’est bon au sens de vertu, ça c’est mauvais au sens de vice.

-  Quel est ce critère de distinction ? Eh bien c’est lorsque vous agissez. Il se trouve et c’est ça qui est nouveau il me semble chez Spinoza, c’est cette analyse, ce mode d’analyse de l’action. Lorsque vous agissez, il se trouve que votre action est associée à l’image d’une chose. Or de deux choses l’une, l’image de chose associée à votre action est telle que ou bien votre action décompose le rapport de cette chose, décompose directement le rapport de cette chose, ou bien se compose directement avec le rapport de cette chose. Vous faites une action, là vous avez un critère très solide et il me semble très très nouveau, précisément parce que ce n’est pas un critère substantiel, c’est un critère de relation, c’est un critère de rapport. Vous faites une action, eh bien vous ne chercherez pas dans l’action si elle est bonne ou mauvaise.

-  En un sens même toute action est bonne dans la mesure où elle exprime une puissance, la puissance de votre corps, quel qu’elle soit elle est bonne en ce sens. A moins que vous vous lanciez dans une action qui supprime en effet, qui détruit le rapport de votre corps, c’est à dire une action suicidaire. Mais dans la mesure où elle exprime une puissance de votre corps, elle est bonne. Pourtant ça peut être une action perverse, vicieuse comme le meurtre de Néron, comme Néron tuant sa mère. Bon, en quoi est-ce qu’elle est mauvaise ? C’est que cette action est associée à une image de chose ou d’être "Clytemnestre" tel que cette action décompose directement le rapport de la chose. Donc, le critère et là je résume juste puisqu’on l’a vu en détail la dernière fois, le critère, comprenez, c’est un critère de... bien entendu toute action à la fois compose et décompose des rapports. Mais ce qui nous dit c’est un critère pratique il me semble très curieux à savoir, ça empêche pas qu’il y a une différence. De votre point de vue vous n’avez qu’une chose à vous demander : est-ce que l’image de chose à laquelle votre action est associée est telle que directement, cette chose est décomposée par votre action ou bien telle qu’elle se compose, tel que son rapport se compose avec celui de votre action. Dans un cas ça sera vice dans un autre cas ça sera vertu.

-  Voyez, en ce sens il y a un critère vraiment objectif du bon et du mauvais. Ce n’est pas une question de goût. Et je reprends mon exemple là le bras levé etc. En effet, c’est un vice si vous vous en servez pour l’associer, en associant cette action à l’image d’une chose dont le rapport sera décomposé, par exemple quelqu’un sur la tête de qui vous tapez et si le même geste ou le geste supposé le même vous l’associez à l’image de chose par exemple d’une membrane qui résonne sous ..., c’est une vertu. Ça, il faudrait que ce soit relativement je veux dire faut pas que ce soit abstrait, si ça reste abstrait, c’est que vous êtes pas spinoziste, quoi c’est pas ... mais c’est concret, il faut ... imaginez quelqu’un qui vive comme ça, ici il s’agit bien d’un mode de vie. Seulement, je suppose que ceci est clair, que vous avez bien compris les difficultés, on a pas fini, on n’a pas fini, de nouvelles difficultés vont évidemment surgir. A savoir, il y a du bon et du mauvais donc en ce sens les compositions ou les décompositions directes. Il n’y a pas de bien ni de mal. Il y a du bon et du mauvais de mon point de vue. Ce bon et ce mauvais peuvent être définis objectivement. Il ne sont pas simplement livrés au goût de chacun. Bien.

-  Mais alors en quoi est ce que ce n’est pas du bien et du mal ça ? Pourquoi ce n’est pas du bien et du mal ? Comprenez il me semble encore une fois que bon je m’arrête un court instant parce que là je ne fais que résumer ce qu’on a vu la dernière fois. Est ce que, est ce que il y a des questions est ce que ou est ce que c’est très clair tout ça ? C’est très clair, parfait, parfait, parfait. Essayons alors de progresser dans la terminologie même de Spinoza. Je voudrai que là vous sentiez en quel sens par exemple un philosophe éprouve le besoin de fixer à certains moments quand il a des critères d’analyse un peu nouveau de quelque chose il faut vraiment qu’il fixe terminologiquement pour comme des repères pour un lecteur je ne sais pas quoi. Ce rapport donc ce qui va qualifier une action comme vertueuse ou vicieuse, c’est son rapport d’association avec une image de chose. L’image de chose en tant qu’elle s’associe à l’action en tant qu’elle est associée à l’action, il faut donc un mot, une image de chose en tant qu’associée à une action on l’appellera une affection. L’image de chose en tant qu’affection, en tant qu’associée à une action c’est une affection de quoi ? Pas de l’action mais de ma puissance. C’est une affection, en latin je dis le mot latin car ça va être très important, vous verrez plus tard pourquoi, c’est ce que Spinoza appelle "affectio" et que l’on traduit, et qu’il faut traduire par affection. Donc, l’affection c’est exactement l’image de chose associée à une action ou ce qui revient au même la détermination de ma puissance sous telle ou telle action.

-  Alors en quel sens n’y a t il ni bien ni mal ? En ce sens nous dit Spinoza que je suis toujours aussi parfait que je peux l’être, je suis toujours aussi parfait que je peux l’être en fonction de l’affection en fonction des affections qui déterminent ma puissance. Je suis toujours aussi parfait que je peux l’être en fonction des affections qui déterminent ma puissance. On reprend, vous avez bien à l’esprit l’exemple parce que ça me paraît un exemple relativement clair. Donc voilà mon action, lever le bras et je tape. Là dessus deux cas, il se trouve que je tape sur la tête de quelqu’un et je l’assomme donc je décompose directement son rapport, je tape sur une membrane qui résonne là je compose directement des rapports. C’est donc deux affections différentes en appelant affection l’image de chose à laquelle l’action est liée. Cette image de chose elle vient d’où elle ? Spinoza est très ... à la fois très vague et très précis, pour lui c’est du déterminisme :que à tel moment mon action soit associée à telle image de chose plutôt qu’à telle autre ça engage tout le jeu des causes et des effets qui fait que je suis une partie de la nature. Donc il y a tout un déterminisme externe qui explique dans chaque cas que ce soit telle image plutôt que telle autre.

-  Or voilà qu’il nous dit de toute manière quelque soit l’image de chose à laquelle vous associez votre action c’est à dire sous-entendu à laquelle vous êtes déterminé à associer votre action, bien vous êtes toujours aussi parfait que vous pouvez l’être en fonction de l’affection que vous avez. Voyez. Ca veut dire quoi ça ? Seulement il faut il faut se ....Vous devez sentir qu’il y a quelque chose là que l’on tourne autour de quelque chose de très bizarre. Je suis toujours aussi parfait que je peux l’être en fonction de l’affection que j’ai. Ca veux dire quoi ? Exemple de Spinoza même dans les lettres à Blyenbergh. Je suis mené par un appétit bassement sensuel. Ah, vous voyez. Je suis mené par un appétit bassement sensuel, ça veux dire quoi ? Ou bien autre cas, j’éprouve un véritable amour, j’éprouve un véritable amour. Qu’est ce que c’est que ça ces deux cas ? Faut essayer de les comprendre en fonction des critères que Spinoza vient de nous donner. Un appétit bassement sensuel rien que l’expression on sent que ce n’est pas bien, c’est mauvais ça. C’est mauvais en quel sens ? Lorsque je suis mené par un appétit bassement sensuel ça veut dire quoi ? Ca veut dire, là dedans il y a une action ou une tendance à l’action, par exemple le désir.

-  Qu’est ce qui se passe pour le désir lorsque je suis mené par un appétit bassement sensuel. C’est le désir de. Bon, qu’est ce que c’est que ce désir ? Il ne peut être qualifié que par une association à une image de chose. Par exemple je désire une mauvaise femme. Ou pire encore, pire encore, plusieurs. Qu’est ce que ça veut dire ? On l’a vu un peu quand il suggérait la différence entre l’adultère tout ça. L’adultère bon. C’est que il essaiera de montrer lui. Oubliez le grotesque des exemples mais ils ne sont pas grotesques c’est des exemples quoi. Il essaiera de montrer que dans ce cas ce qu’il appelle désir bassement sensuel, appétit bassement sensuel, c’est ... le bassement sensuel consiste en ceci que l’action de toute manière par exemple même faire l’amour, l’action c’est une vertu pourquoi ? parce que c’est quelque chose que mon corps peut. Et n’oubliez pas toujours le thème de la puissance. C’est dans la puissance de mon corps. Donc c’est une vertu en ce sens. C’est l’expression d’une puissance.

-  Et si j’en restais là je n’aurai aucun moyen de distinguer l’appétit bassement sensuel du plus beau des amours. Mais voilà quand il y a appétit bassement sensuel pourquoi ? C’est parce qu’en fait j’associe mon action ou l’image de mon action à l’image d’une chose dont le rapport est décomposé par cette action. De plusieurs manières différentes de toute manière par exemple si je suis marié dans l’exemple même que prenait Spinoza, je décompose un rapport le rapport du couple ou si la personne est mariée je décompose le rapport du couple. Mais bien plus dans un appétit bassement sensuel précisément je décompose toutes sortes de rapports , l’appétit bassement sensuel avec son goût, son goût de destruction de bon on reprendrait sur les décompositions de rapports, une espèce de fascination de la décomposition de rapports, de la destruction de rapports, bon. Au contraire dans le plus beau des amours même là ...remarquez que je n’invoque pas du tout l’esprit ce ne serait pas spinoziste en fonction du parallélisme. J’invoque un amour dans le cas du plus beau des amours, un amour qui n’est pas moins corporel que l’amour le plus bassement sensuel. Simplement la différence c’est que dans le plus beau des amours - mon action la même, exactement la même - mon action physique, mon action corporelle est associée à une image de chose dont le rapport se combine directement, se compose directement avec le rapport de mon action. C’est en ce sens que les deux individus s’unissant amoureusement forment un individu qui les a tous les deux comme parties dirait Spinoza. Au contraire dans l’amour bassement sensuel, l’un détruit l’autre, l’autre détruit l’un. C’est à dire il y a tout un processus de décomposition de rapport. Bref il font l’amour comme s’ils se tapaient dessus. C’est très concret tout ça. Il faut que ça marche. Seulement on se heurte toujours à ceci.

-  Spinoza nous dit : vous choisissez pas finalement l’image de chose à laquelle votre action est associée. Ca engage tout un jeu de causes et effets qui vous échappe. En effet qui est ce qui fait que vous êtes pris par exemple cet amour bassement sensuel. Il suffit pas vous pourrez pas vous dire ah je pourrais faire autrement. Spinoza n’est pas de ceux qui croient en une volonté ... Non c’est tout un déterminisme qui associe les images de choses aux actions. Alors, d’autant plus inquiétant la formule je suis aussi parfait que je peux l’être en fonction des affections que j’ai. C’est à dire si je suis dominé par un appétit bassement sensuel eh bien je suis aussi parfait que je peux l’être, aussi parfait qu’il est possible, aussi parfait qu’il est en mon pouvoir. Et est-ce que je pourrai dire je manque d’un état meilleur ? Spinoza semble très ferme, dans les lettres à Blyenbergh il dit je ne peux pas, je ne peux pas dire je manque d’un état meilleur, je ne peux même pas dire ça parce que ça n’a aucun sens. Dire au moment où j’éprouve un appétit bassement sensuel, encore une fois vous verrez dans le texte si vous l’avez pas déjà vu cet exemple qui revient parce que Blyenbergh s’y accroche à cet exemple en effet il est très simple il est très clair. Eh bien lorsque je dis au moment où j’éprouve un appétit bassement sensuel je dis ah ! je manque du véritable amour, si je dis ça qu’est ce que je dis ? Qu’est ce que ça veut dire ça je manque de quelque chose ? A la lettre ça veut rien dire ça veut absolument rien dire dit Spinoza mais rien..

-  Ca veut dire uniquement que mon esprit compare un état que j’ai, à un état que je n’ai pas, en d’autre termes ce n’est pas une relation réelle c’est une comparaison de l’esprit. Une pure comparaison de l’esprit. Et Spinoza va si loin qu’il dit : "autant dire à ce moment là que la pierre manque de la vue, autant dire que la pierre manque de la vue". En effet, pourquoi est ce que je ne comparerais pas la pierre à un organisme humain et au nom d’une même comparaison de l’esprit je dirais la pierre ne voit pas donc elle manque de la vue. Et Spinoza dit formellement, je ne cherche même pas les textes parce que vous les lirez j’espère. Spinoza répond formellement à Blyenbergh il est aussi stupide de parler de la pierre en disant d’elle qu’elle manque de la vue qu’il serait stupide au moment où j’éprouve un appétit bassement sensuel de dire que je manque d’un amour meilleur. Alors à ce niveau vous comprenez c’est très.. on a l’impression ... on écoute Spinoza et on se dit mais quoi, quand même, il y a quelque chose qui ne va pas parce que dans sa comparaison. Je prends les deux jugements, je dis de la pierre elle ne voit pas elle manque de la vue et je dis de quelqu’un qui éprouve un appétit bassement sensuel il manque de vertu. Est ce que mes deux propositions sont comme prétend Spinoza du même type ? Il est tellement évident même qu’elles sont pas du même type qu’on peut faire confiance à Spinoza, s’il nous dit qu’elles sont du même type, c’est qu’il veut faire de la provocation, il veut nous dire je vous met au défi, je vous met au défi de me dire la différence entre les deux propositions. Mais la différence on la sent, on la sent.

-  Alors la provocation de Spinoza va nous permettre de peut être la trouver. Est ce que dans les deux cas pour les deux propositions, "la pierre manque de la vue" ou bien Pierre, le prénom cette fois ci, manque de vertu, est ce que la comparaison de l’esprit entre deux états, un état que j’ai et un état que je n’ai pas, est ce que la comparaison de l’esprit est du même type ? Evidemment non, pourquoi ? Dire que la pierre manque de vue c’est en gros dire que rien en elle ne contient la possibilité de voir. Tandis que lorsque je dis il manque du véritable amour, ce n’est pas une comparaison du même type puisque cette fois ci je n’exclue pas qu’à d’autres moments cet être là ait éprouvé quelque chose qui ressemble à du véritable amour. En d’autres termes est ce qu’une comparaison, voilà la question se précise, je vais très lentement même si avez l’impression que ça va de soi tout ça. Est ce qu’une comparaison à l’intérieur de même être est analogue à une comparaison entre deux êtres ? Spinoza nous dit ...

-  Spinoza là il ne recule pas devant le problème. II prend le cas de l’aveugle et il nous dit tranquillement, mais encore une fois qu’est ce qu’il a dans la tête pour être en train de nous dire des choses comme ça qui sont si manifestement ...comment dirais-je inexactes. Il nous dit eh bien vous savez l’aveugle ne manque de rien, pourquoi, il est aussi parfait qu’il peut être en fonction des affections qu’il a. Il est privé d’images visuelles. Bon, être aveugle c’est être privé d’images visuelles. C’est vrai. Ca veut dire qu’il ne voit pas, mais la pierre non plus elle ne voit pas. Et il dit il n’y a aucune différence entre l’aveugle et la pierre de ce point de vue à savoir l’un comme l’autre n’a pas d’image visuelle. Donc il est aussi stupide, dit Spinoza, il est aussi stupide que l’aveugle, il est aussi stupide de dire que l’aveugle manque de la vue que de dire la pierre manque de la vue. Et l’aveugle alors ? eh bien il est aussi parfait qu’il peut être, en fonction de quoi ?

-  Voyez quand même Spinoza ne nous dit pas en fonction de sa puissance, il nous dit, l’aveugle est aussi parfait qu’il peut être en fonction des affections de sa puissance c’est à dire en fonction des images dont il est capable, en fonction des images de choses dont il est capable qui sont les véritables affections de sa puissance. Donc ce serait tout à fait la même chose de dire la pierre n’a pas de vue et de dire l’aveugle n’a pas de vue. Blyenbergh là commence à comprendre quelque chose, il commence à comprendre que quand même Spinoza il... Et pourquoi, pourquoi il fait cette espèce de provocation Spinoza ? Et Blyenbergh, là encore une fois là ça me paraît un exemple typique à quel point les commentateurs se trompent il me semble en disant que Blyenbergh est idiot parce que Blyenbergh là il ne rate pas Spinoza. Blyenbergh répond tout de suite à Spinoza, c’est très joli tout ça, mais vous ne pouvez vous en tirer que si vous soutenez, il ne le dit pas sous cette forme mais vous verrez le texte ça revient au même, que si vous soutenez une espèce d’"instantanéité pure de l’essence". Cet intéressant comme objection, ça c’est un bonne objection. Blyenbergh riposte vous ne pouvez assimiler : l’aveugle ne voit pas et la pierre ne voit pas. Vous ne pouvez faire un telle assimilation que si en même temps vous posez une espèce d’instantanéité pure de l’essence, à savoir n’appartient à une essence que l’affection présente, instantanée, qu’elle éprouve en tant qu’elle l’éprouve. L’objection là, elle est très très forte. Si en effet je dis : n’appartient à mon essence que l’affection que j’éprouve ici et maintenant, alors en effet je ne manque de rien, si je suis aveugle je ne manque pas de la vue, si je suis dominé par un appétit bassement sensuel je ne manque pas du meilleur amour, je ne manque de rien, n’appartient à mon essence en effet que l’affection que j’éprouve ici et maintenant. Et Spinoza répond tranquillement oui, c’est comme ça.

-  C’est curieux ça, qu’est ce qui est curieux ? C’est que c’est le même homme qui ne cesse pas de nous dire l’essence est éternelle, les essences singulières c’est à dire la vôtre, la mienne tout ça, toutes les essences sont éternelles. C’est une manière de dire que l’essence ne dure pas remarquez, or au nom de cela... mais justement il y a deux manières de ne pas durer, à première vue, la manière "éternité" ou la manière "instantanéité". Or c’est très curieux comment en douce il passe de l’un à l’autre. Il commençait à nous dire : les essences sont éternelles et voilà qu’il nous dit : les essences sont instantanées. N’appartient à mon essence ou si vous voulez, ça devient une position très bizarre, à la lettre du texte les essences sont éternelles mais les appartenances de l’essence sont instantanées. N’appartient à mon essence que ce que j’éprouve actuellement en tant que je l’éprouve actuellement. Et en effet, la formule, comprenez, la formule : "je suis aussi parfait que je peux être en fonction de l’affection qui détermine mon essence" implique ce strict instantanéisme.

-  Et là, c’est contre, c’est contre ça, ça c’est presque le sommet de la correspondance parce qu’il va se passer une chose très curieuse. Spinoza là répond ça très violemment parce qu’il s’impatiente de plus en plus de cette correspondance. Blyenbergh là proteste, il dit :"mais enfin vous ne pouvez pas, vous ne pouvez pas définir l’essence par l’instantanéité, qu’est ce que ça veut dire ça " ? Alors c’est une pure instantanéité, tantôt vous avez un appétit bassement sensuel, tantôt un amour meilleur et vous direz chaque fois que vous êtes aussi parfait que vous pouvez l’être là comme dans une série là de vraiment de flashs. Et il dit non, en d’autres termes Blyenbergh dit : "vous ne pouvez pas expulser le phénomène de la durée". Il y a une durée et c’est précisément en fonction de cette durée que vous pouvez devenir meilleur, il y a un devenir, c’est en fonction de cette durée que vous pouvez devenir meilleur ou pire. Quand vous éprouvez un appétit bassement sensuel, ce n’est pas une instantanéité pure qui vous tombe dessus. Il faut le prendre en terme de durée à savoir vous devenez pire que vous n’étiez avant. Et lorsque se forme en vous un amour meilleur, vous devenez meilleur. Il y a une irréductibilité de la durée, en d’autres termes l’essence ne peut pas être mesurée à ces états instantanés.

-  Or c’est curieux parce que Spinoza arrête la correspondance. Il ne répond pas, sur ce point aucune réponse de Spinoza. Et comme en même temps là Blyenbergh fait une imprudence, c’est à dire sentant qu’il pose à Spinoza une question importante, il se met à poser toutes sortes de questions, il pense coincer Spinoza, Spinoza l’envoie chier quoi, lui dit allez allez, lâche moi un peu, laisse moi tranquille. Et il coupe la correspondance, il arrête, il ne répondra plus. Si bien qu’alors on peut, tout ça est très dramatique parce qu’on peut se dire : ah bon il n’avait rien à répondre. Et bien si il avait à répondre parce que ...la réponse que Spinoza aurait pu faire et on est bien forcé de conclure qu’il aurait pu la faire, donc que s’il ne l’a pas faite c’est qu’il en avait aucune envie. La réponse qu’il ... elle est toute, elle est toute dans l‘Ethique. Donc autant sur certains points la correspondance avec Blyenbergh va plus loin que l’Ethique, autant sur d’autres points eh bien... et pour une raison simple je crois, c’est que Spinoza ne veut surtout pas donner à Blyenbergh là pour des raisons qui sont les siennes, il ne veut pas donner à Blyenbergh l’idée de ce que c’est que ce livre dont tout le monde parle à l’époque, ce livre que Spinoza éprouve le besoin de cacher parce qu’il estime qu’il a trop à redouter. Il ne veut pas donner à Blyenbergh dont il sent que c’est un ennemi, une idée sur ce que c’est que l’éthique. Donc il va arrêter, il arrête la correspondance. Donc on peut considérer à cet égard qu’il a une réponse qu’il ne veut pas donner, qu’il ne veut pas donner parce qu’il se dit je vais encore avoir encore des ennuis. Mais nous alors c’est à nous d’essayer de reconstituer cette réponse. Spinoza sait bien qu’il y a de la durée.

Voyez que l’on est en train de jouer maintenant avec trois termes :
-  éternité,
-  instantanéité,
-  durée.

Qu’est ce que c’est l’instantanéité ? l’éternité mettons, on ne sait pas encore du tout ce que c’est chez Spinoza mais l’éternité ! Je dis c’est la modalité de l’essence, c’est la modalité propre de l’essence. Supposons l’essence est éternelle c’est à dire elle n’est pas soumise au temps. Qu’est ce que ça veut dire on le sait pas. Qu’est ce que c’est que instantanéité ? L’instantanéité c’est la modalité de l’affection de l’essence. Formule : je suis toujours aussi parfait que je peux l’être en fonction de l’affection que j’ai ici et maintenant. Donc l’affection c’est véritablement une coupe instantanée et en effet, et en effet c’est l’espèce de relation horizontale entre une action et une image de chose. C’est comme ci ça ferait opérer des coupes.

-  Mais ça n’empêche pas, troisième dimension, et c’est comme si on était en train de constituer trois dimensions de, ce qu’on pourrait appeler la sphère, là je prends un mot qui n’est pas du tout spinoziste mais c’est un mot là qui nous permettrait de grouper ça, un mot de Husserl, la sphère d’appartenance de l’essence. L’essence est ce qui lui appartient. Je crois que Spinoza dirait cette sphère d’appartenance de l’essence elle a comme trois dimensions. Il y a l’essence elle même éternelle, il y a les affections de l’essence ici et maintenant qui sont comme autant d’instants, à savoir ce qui m’affecte en ce moment et puis il y a quoi ? Et bien il se trouve que, et là la terminologie est d’autant plus importante, Spinoza distingue avec beaucoup de rigueur affectio et affectus. Compliqué parce qu’il y a beaucoup de traducteurs qui traduisent affectus affectio par affection, ça tous les traducteurs traduisent affectio par affection ça ça va, mais beaucoup traduisent affectus par sentiment. D’une part ça ne parle pas beaucoup en français la différence affection sentiment et d’autre part c’est dommage puisqu’il vaut mieux même un mot un peu plus barbare mais...il vaut mieux il me semble traduire affectus par affect puisque le mot existe en français. Ca garde au moins la même racine commune à affectio et à affect.

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