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1- 10/11/81 - 1
Gilles Deleuze cours du 10/11/1981- 1 transcription : Fanny Douarche Ce que je voudrais faire cette année, pour que vous compreniez, surtout que vous sachiez, s’il convient que vous veniez, que vous veniez encore. Eh bien voilà, d’une certaine manière, je voudrais faire trois choses. Je voudrais faire trois choses différentes, même très différentes en apparence, et je voudrais que chacune de ces choses vaille par elle-même : Première chose, je voudrais vous proposer une lecture d’un livre de Bergson, à savoir "Matière et mémoire". Pourquoi ce livre de Bergson ? Parce que je suppose, je crois, que c’est un livre très extraordinaire, non seulement en lui-même mais dans l’évolution de la pensée de Bergson."Matière et mémoire", c’est le second grand livre de Bergson, après "l’Essai sur les données immédiates [de la conscience", le troisième grand livre sera "L’évolution créatrice". Or, dans l’évolution de la pensée bergsonienne, on dirait - et pour ceux qui ont déjà lu ou pris un peu connaissance de ces livres de Bergson, peut-être vous avez déjà eu cette impression - on dirait que "Matière et mémoire" forme pas du tout, ne s’inscrit pas dans une espèce d’enchaînement progressif, mais qu’il forme une très bizarre, un très bizarre détour, comme une pointe extrême. Pointe tellement extrême que peut-être Bergson atteint là quelque chose, que pour des raisons que nous aurions à déterminer, il renoncera à exploiter, qu’il renoncera à poursuivre, mais qui marque un sommet extraordinaire dans sa pensée, et dans la pensée tout court. Ça, c’est un point, voilà. "Matière et mémoire", j’ai envie de vous parler de ce livre. Deuxième point, j’ai envie aussi cette année de vous parler d’un autre très grand livre, beaucoup plus ancien, à savoir "la Critique du jugement" de Kant. Et la "Critique du jugement" de Kant, c’est un livre où Kant dit ce qu’il pense, ce qu’il estime devoir dire, sur le Beau et d’autres choses au-delà du Beau ou autour du Beau. Et cette fois, je dirais de ce livre aussi que c’est un sommet pas seulement pour la pensée en générale, mais pour la pensée kantienne. Parce que, pas tout à fait de la même manière que "Matière et mémoire" qui représente une espèce de rupture dans une évolution, cette fois-ci, c’est presque lorsqu’on s’y attendait plus. La "Critique du jugement", c’est un des rares livres écrits par un vieil homme, à un moment où pratiquement il a fait toute son œuvre. D’une certaine manière on n’attendait plus grand chose de Kant, très vieux, très vieux... Et voilà que, après les deux critiques qu’il avait écrites : "Critique de la raison pure", "Critique de la raison pratique", survient tout d’un coup ce dont personne n’avait l’idée que ça pouvait être, la "Critique du jugement", qui va fonder quoi ? Qui va fonder une très bizarre esthétique, sans doute la première grande esthétique, et qui va être le plus grand manifeste à la charnière de l’esthétique classique et du Romantisme naissant. Voyez, je dirais que c’est là aussi un livre sommet, bon, mais pour d’autres raisons et dans une autre configuration que "Matière et mémoire". Tout ça, ça n’a pas l’air de bien s’accorder. Et puis, troisième point, je voudrais aussi faire quelque chose concernant, je pourrais dire, l’image et la pensée, ou plus précisément concernant le cinéma et la pensée. Mais en quoi, voilà ma question, en quoi ce n’est pas trois sujets ? Si j’insiste, pourtant - je voudrais d’une certaine manière - c’est pour ça que toute cette année, j’attacherai beaucoup d’importance, pour nous faciliter les choses à tous, à des espèces de divisions. J’annoncerai par exemple que telle séance, c’est l’image chez Bergson, telle autre séance, c’est tel aspect du cinéma, etc. Je multiplierai des divisions, là, comme quantitatives : I, II... pour que vous sachiez, pour que vous suiviez plus facilement où on va. Car ce que je voudrais, comprenez-moi, c’est finalement que chacun de mes trois thèmes vaille pour lui-même et pourtant que tout ça s’entrelace absolument. Que ça fasse vraiment une unité, cette unité étant finalement : cinéma et pensée. Or, pourquoi ça ferait une unité ? Voilà ma question. Pourquoi trois choses aussi différentes : "Matière et mémoire" de Bergson, la "Critique du jugement" de Kant et une réflexion sur pensée et cinéma, pourquoi ça s’unifierait ? Quant à Bergson, je réponds tout de suite que, en effet, c’est assez simple, la situation est assez simple. Pourquoi ? Je prends quelques dates qui importent :" Matière et mémoire", 1896 ; le livre suivant de Bergson, "Evolution créatrice", 1907. "L’évolution créatrice" est, à ma connaissance, le premier livre de philosophie à tenir explicitement et considérablement compte du cinéma. Au point que le quatrième chapitre de "L’évolution créatrice" de 1907 s’intitule : « Le mécanisme cinématographique de la pensée et l’illusion mécanistique ». En 1907, c’est quand même très tôt cette prise en compte du cinéma. Bon. "Matière et mémoire", c’est 1896. La date, la date fétiche de l’histoire du cinéma, à savoir la projection Lumière, la projection Lumière à Paris, c’est : décembre 1895. Je peux dire en très gros que Bergson ne peut pas au moment de "Matière et mémoire" tenir compte explicitement du cinéma même s’il en connaît l’existence. En 1907, il peut et il profite de l’occasion. Mais bizarrement - et ça va déjà nous poser un problème - bizarrement, si vous lisez "L’évolution créatrice" et "Matière et mémoire", qu’est-ce que vous vous dites peut-être ? Vous vous dites que dans "L’évolution créatrice", il tient explicitement compte de l’existence du cinéma mais pour dénoncer, selon lui, une illusion que le cinéma promeut, n’invente pas mais, selon Bergson, à laquelle le cinéma donne une extension jusque là pas connue. Donc - et le titre du chapitre, « Le mécanisme cinématographique et l’illusion mécanistique » - il s’agit de dénoncer une illusion où ça a l’air d’être, on croirait que... Il s’agit de dénoncer une illusion. Ma question, c’est, si au contraire, dans "Matière et mémoire" de 1896, Bergson d’une certaine manière n’était pas beaucoup plus en avance, et là complètement en prise avec quelque chose non pas que le cinéma inventait mais que lui inventait dans le domaine de la philosophie quelque chose que le cinéma était en train d’inventer dans un autre domaine ? Ce serait une manière d’expliquer peut-être le caractère tellement insolite de "Matière et mémoire". Mais donc, Bergson nous conduit à une espèce de confrontation cinéma / pensée, ou s’insère dans une telle confrontation, pas de problème. Pour Kant, pour Kant c’est évidemment moins évident, ne serait-ce que par les dates. Si bien que ce qui m’intéresse dans la "Critique du jugement", c’est ceci. Dans "Matière et mémoire", je peux dire, car je vous demande évidemment une chose, c’est, ceux qui suivront cette année, c’est de lire deux livres, vous avez à lire vous, "Matière et mémoire", au point que pour la semaine prochaine j’aimerais bien que vous ayez lu le premier chapitre de "Matière et mémoire". Ah, il faut, il faut, il faut, sinon... sinon faut pas venir, voilà. Et puis, après, la "Critique du jugement". Or, si vous lisez la "Critique du jugement", ou bien quand vous la lirez, vous verrez ceci : que tout le début porte sur le Beau, et que, c’est très beau mais c’est une espèce d’esthétique classique. C’est l’espèce de dernier mot à une esthétique classique qui consiste à se demander quelles sont les belles formes. Quand est-ce que je dis qu’une forme est belle ? Or, se demander quand est-ce que je dis qu’une forme est belle ? c’est précisément le problème esthétique de la grande période classique. Mais que toute la suite de l’esthétique de Kant consiste à nous dire : oui, soit, mais en dessous du Beau, au dessus du Beau, au delà du Beau, il y a certaines choses qui dépassent la beauté de la forme. Et ces choses qui dépassent la beauté de la forme vont recevoir successivement le nom de : Sublime, le Sublime ; ensuite, l’intérêt du beau, alors que le beau par lui même est désintéressé, l’intérêt du beau ; et enfin, le génie comme faculté des idées esthétiques, par différence avec les images esthétiques. C’est tout cet - en dessous du Beau - , cet - au delà du Beau - qui est comme l’annonciation du Romantisme. Pour moi, ma question, c’est si, précisément à ce niveau là, il n’y a pas quelque chose, il n’y a pas un nouveau rapport proposé par Kant entre l’image et la pensée. Bon, rapport qu’il faudrait appeler dans ce cas là « pré-cinématographique », mais que, d’une autre manière, le cinéma pourrait confirmer... Donc moi, ce que je souhaite de vous, de ceux qui continueront à venir, c’est la lecture de ces deux livres. Encore une fois en commençant par "Matière et mémoire", si vous voulez bien. [Intervention inaudible] Mais c’est une catastrophe, mais c’est une véritable catastrophe...[brouhahas] Eh ben, il faut aller le lire en bibliothèque. Oh, il va peut-être réapparaître quand même... Il n’est pas question, c’est scandaleux quoi, c’est scandaleux... Eh bien, écoutez, vous le lirez pas, je vous le raconterai, hein [rires]. Alors pressez vous en tout cas de vous procurer la "Critique du jugement" parce qu’elle va être épuisée aussi, alors. La "Critique du jugement", c’est chez Vrin. Il y a une traduction récente, prenez la traduction récente de Philonenko. Bon. J’ajoute enfin parce que je redoute beaucoup, je redoute par crainte légitime, je précise bien que, en aucun cas, n’est-ce pas, je ne pourrais prétendre à vous proposer un cours sur le cinéma, c’est donc d’un bout à l’autre un cours de philosophie. Voilà... Voilà, voilà. Alors, on commence. Je dis je commence comme ça, ça nous fait donc beaucoup. Vous comprenez, cette année, je voudrais essayer beaucoup plus une espèce de parcours, donc. Avec ce centre : pensée / cinéma, tout ça, mais... je voudrais donc, comme j’ai dit, bien numéroter pour, et je commence donc par vraiment un grand 1, qui va nous tenir un certain temps, à savoir : les thèses de Bergson sur le mouvement. Les thèses de Bergson sur le mouvement. Voilà, ça, c’est mon grand 1, je vous préviendrai quand j’en aurais fini.
Je commence par le première, ou plutôt par rappeler la première puisque vous la connaissez. La première, elle est très simple. Bergson a une idée qui assigne en même temps la démarche de la philosophie, à savoir : le monde dans lequel on vit, c’est un monde de mélanges. C’est un monde de mélanges, les choses, elles sont toujours mélangées. Tout se mélange. Dans l’expérience, il n’y a que des - comment dirait-on ? - il n’y a que des mixtes. Il y a des mélanges de ceci et de cela. Ce qui vous est donné, c’est ces mélanges.
Bon. Est-ce que je peux dire que la chose se divise en plusieurs tendances pures ? Non, non. Déjà à ce niveau, vous devez sentir, le pur, il n’y en a jamais qu’un. Ce que je dois faire quand j’analyse quelque chose, c’est diviser la chose en une tendance pure qui l’entraîne, qui entraîne la chose, et quoi ? Une autre tendance pure ? On pourrait dire comme ça. Mais en fait, ça se passe jamais comme ça. Une chose se décompose en une tendance pure qui l’entraîne et une impureté qui la compromet, une impureté qui l’arrête. Et en plusieurs, hein, c’est pas forcément deux. Mais faire une bonne analyse, c’est découvrir une tendance pure et une impureté qui jouent l’une par rapport à l’autre. Bon, ça devient plus intéressant, c’est en sens que l’intuition est une véritable analyse, analyse des mixtes. Or, qu’est-ce que nous dit Bergson ? C’est que, c’est très curieux mais, rien que dans le monde de la perception, c’est tout le temps comme ça, parce que ce qui nous est donné, c’est toujours des mixtes d’espace et de temps. Et que c’est catastrophique pour le mouvement ça, pour la compréhension du mouvement.
Mais le mouvement, c’est l’acte de parcourir, c’est le parcourir en acte. C’est à dire, le mouvement, c’est ce qui se fait. Précisément, quand il est déjà fait, il n’y a plus que de l’espace parcouru. Mais il n’y a plus de mouvement. En d’autres termes, irréductibilité du mouvement à l’espace parcouru. Pourquoi ? Bergson dit, au niveau de cette première grosse thèse, il dit : c’est évident, l’espace parcouru, il est fondamentalement divisible, il est essentiellement divisible. Au contraire le mouvement comme acte de parcourir un espace, lui, il est indivisible. C’est pas de l’espace, c’est de la durée. Et c’est une durée indivisible.
Si c’était que ça, ce serait sûrement très intéressant, mais enfin, on sent bien que ça peut être qu’un point de départ. Et en effet, si l’on reste à cette première thèse de Bergson, je vois immédiatement que, elle a, cette première thèse, elle-même - c’est pas une autre thèse - elle a un exposé possible déjà beaucoup plus... beaucoup plus curieux. Pourtant à première vue, ça a pas l’air d’avoir changé grand chose.
Bergson nous dit, cette fois, non plus ma première proposition,
c’est : on ne reconstitue pas le mouvement avec une succession de positions dans l’espace, ou d’ins tants, de moments dans le temps. On ne reconstitue pas le mouvement avec une succession de positions dans l’espace ou avec une succession d’instants ou de moments dans le temps. En quoi c’est déjà beaucoup plus poussée cette thèse là ? Qu’est-ce que ça ajoute à la formulation précédente ? On voit bien que les deux formules sont tout à fait liées. Qu’est-ce qu’il y a de commun, position dans l’espace ou instant dans le temps ? Et bien, c’est, en eux-mêmes, ce sont des coupes immobiles. Ce sont des coupes immobiles prises, opérées sur un trajet. Donc Bergson nous dit, non plus exactement : vous ne reconstituerez pas le mouvement avec l’espace parcouru ; mais : vous ne reconstituerez pas le mouvement même en multipliant les coupes immobiles prises ou opérées sur le mouvement. Pourquoi ça m’intéresse plus ? Pourquoi ça me paraît déjà une autre présentation d’une idée. Tout à l’heure, vous vous rappelez, il s’agissait simplement d’établir une différence de nature entre l’espace divisible et le mouvement-durée indivisible. A ce second niveau, il s’agit d’autre chose. Il s’agit de quoi, à ce second niveau ? C’est... c’est très curieux. Car lorsque je prétends reconstituer le mouvement avec une succession d’instants, de coupes immobiles, en fait je fais intervenir deux choses : les coupes immobiles, d’une part, d’autre part, la succession de ces coupes, de ces positions. En d’autres termes, j’ai de ce côté là, du côté gauche - vous sentez que le côté gauche de l’analyse, c’est toujours le côté impur, c’est l’impureté qu’il y a de contrarier la tendance pure - eh bien, de ce côté gauche, j’ai quoi ? Je n’ai plus un seul terme : l’espace est divisible ; j’ai deux termes : les coupes immobiles, c’est-à-dire les positions ou instants, et la succession que je leur impose, la forme de succession à laquelle je les soumet. Et cette forme de succession, c’est quoi ? C’est l’idée d’un temps abstrait, homogène... égalisable... uniforme. L’idée d’un temps abstrait, uniforme, égalisable. Ce temps abstrait, il sera le même pour tous les mouvements supposés. Je vais donc sur chaque mouvement, je prendrais des coupes immobiles. Toutes ces coupes immobiles, je les ferais se succéder suivant les lois d’un temps abstrait homogène... et je prétendrais reconstituer le mouvement comme ça. Bergson nous dit : pourquoi ça va pas ? Pourquoi ça va pas, et pourquoi là aussi, il y a le même contresens que tout à l’heure sur le mouvement ? C’est que le mouvement, il se fait toujours entre deux positions. Il se fait toujours dans l’intervalle. Si bien que sur un mouvement, vous aurez beau prendre les coupes immobiles les plus rapprochées que vous voudrez, il y aura toujours un intervalle si petit qu’il soit. Et le mouvement, il se fera toujours dans l’intervalle. C’est une manière de dire : le mouvement, il se fait toujours dans le dos. Il se fait dans le dos du penseur, il se fait dans le dos des choses, il se fait dans le dos des gens. Il se fait toujours entre deux coupes.
En d’autres termes, chaque mouvement a ses divisions propres, ses sous-divisions propres, si bien qu’un mouvement est irréductible à un autre mouvement. Un pas d’Achille est absolument irréductible à un pas de tortue. Si bien que lorsque je prends des coupes immobiles sur les mouvements, c’est toujours pour les ramener à une homogénéité du temps abstrait uniforme, grâce auquel précisément j’uniformise tous les mouvements, et je ne comprends plus rien au mouvement même. A ce moment là, Achille ne peut pas rattraper la tortue. [Intervention : Est-ce que la rencontre est possible ?] La rencontre, oh oui, tout est possible. Pour que la rencontre, pour qu’Achille et la tortue se rencontrent, il faut que la durée ou le mouvement d’Achille trouve dans ses articulations à lui, et que la tortue trouve dans les articulations de son mouvement à elle, quelque chose qui fait que la rencontre se produit au sein de l’un et l’autre des deux mouvements. En d’autres termes, qu’est-ce qu’il nous dit, là ? Voyez que tout à l’heure, c’était le premier exposé de sa thèse. Ça consistait à dire : distinction de nature, opposition si vous voulez, entre espace parcouru et mouvement comme acte de parcourir. Maintenant, deuxième présentation, ça me paraît déjà beaucoup plus intéressant et intriguant, il distingue, il oppose deux ensembles :
Bon, alors peut-être que vous comprenez pourquoi tout d’un coup, la rencontre, la confrontation avec le cinéma se fait. Et pourquoi, dans "L’évolution créatrice", Bergson bute contre cette naissance du cinéma. Car le cinéma arrive avec son ambition, fondée ou non fondée, d’apporter non seulement une nouvelle perception mais une nouvelle compréhension, une nouvelle révélation, une nouvelle manifestation du mouvement. Et, à première vue... à première vue, Bergson a une réaction très hostile. Sa réaction, elle consiste à dire : ben oui, ben vous voyez, le cinéma, il ne fait que pousser à l’extrême l’illusion de la fausse reconstitution du mouvement. En effet, avec quoi procède le cinéma ? Il fait manifestement partie de la mauvaise moitié, en apparence. Il procède en prenant des coupes instantanées sur le mouvement, coupes instantanées, et en les soumettant à une forme de succession d’un temps uniforme et abstrait. Il dit : c’est sommaire. Est-ce que c’est sommaire ? Est-ce que là, il a pas... il est pas en train de comprendre sur le cinéma en 1907 quelque chose que la plupart des gens, à commencer même par certains de ses disciples plus avancés que lui quant au cinéma pourtant, par exemple Elie Faure, je pense, avaient pas encore compris... concernant... c’est compliqué, ça.
Et tout le monde sait que un des points techniquement fondamental dans l’invention du cinéma, de la machine cinéma, ça a été assurer l’équidistance des images, grâce à quoi ? Grâce à la perforation de la bande film. Si vous avez pas l’équidistance, vous aurez pas de cinéma. On verra pourquoi, je laisse cette question, quitte à essayerde le montrertoutàl’heure.Or,Bergsonesttrèsaucourantdeça, et de l’appareil des frères Lumière. Et déjà, assurer l’équidistance des images par la perforation de la bande, c’est la découverte de qui ? C’est la découverte, juste avant Lumière, c’est la découverte de Edison ; ce qui fait qu’Edison a eu tant de prétentions justifiées sur l’invention même du cinéma. Donc ça été un acte technique, même si on peut le considérer à d’autres égards comme secondaire, cette équidistance des images instantanées, çaa été un acte technique qui vraiment conditionne le cinéma. Or, ça semble complètement donner raison à Bergson ; quelle est la formule du cinéma, en 1907 ? Succession d’instantanés, la succession étant assurée par la forme d’un temps uniforme, deux images étant équidistantes. Les images étant équidistantes. L’équidistance des images garantie l’uniformité du temps. Donc cette critique du cinéma de Bergson, elle a l’air très... à ce moment là, tout le cinéma opère dans l’ensemble : coupes immobiles + temps abstrait, et donc laisse échapper le mouvement, à savoir le mouvement réel dans son rapport avec les durées concrètes. Bien. Est-ce qu’on peut dire à ce moment là que, dès lors, est-ce qu’on peut, nous, nous référer à l’état du cinéma après pour dire : ah ben oui mais Bergson, c’était le début du cinéma. Il s’est passé tant de choses, à savoir par exemple, est-ce qu’on peut invoquer le fait que la caméra soit devenue mobile, pour dire : ah ben non, là le cinéma a récupéré le vrai mouvement, etc.
Je crois que ce que nous avons à invoquer, c’est tout à fait autre chose. C’est un problème que j’appellerais le premier problème relatif au cinéma, à savoir le problème de la perception. Bon, le cinéma me donne du mouvement à percevoir. Je perçois du mouvement. Qu’est-ce que veut dire Bergson lorsqu’il dénonce une illusion liée au cinéma ? Qu’est-ce que ça veut dire, qu’est-ce qu’il veut, qu’est-ce qu’il est en train de chercher ? Après tout, peut-être que si on pose cette question, on s’apercevra que la critique du cinéma chez Bergson est peut-être beaucoup plus apparente que réelle, cette critique très dure, à savoir : le cinéma procède par coupes immobiles, par instantanés. Par coupes immobiles. Il se contente de les soumettre à une forme de la succession abstraite, à une forme du temps abstrait. Bon. Je dis c’est bien entendu que - mais qu’est-ce que ça veut dire ? - c’est bien entendu que les moyens, le cinéma reproduit le mouvement. D’accord, il reproduit. Le mouvement reproduit, c’est précisément le mouvement perçu, au cinéma. La perception du mouvement, c’est une synthèse du mouvement. C’est la même chose, dire synthèse du mouvement, perception du mouvement ou reproduction du mouvement. Si Bergson veut nous dire que le mouvement au cinéma est reproduit par des moyens artificiels, c’est évident. Bien plus, je dirais une chose simple : quelle reproduction de mouvement n’est pas artificielle ? C’est compris dans l’idée même de reproduire. Reproduire un mouvement implique évidemment que le mouvement n’est pas reproduit par les mêmes moyens par lesquels il se produit. C’est même le sens de préfixe re-.
Pourquoi est-ce que... Et en effet, qu’est-ce qui nous fait dire ça ? C’est que, à s’en tenir à la description bergsonienne des conditions de la reproduction du mouvement au cinéma, on a l’impression qu’il y a d’une part les coupes immobiles, et d’autre part le mouvement qui entraînent ces coupes. Le mouvement uniforme abstrait. Le temps, ce temps abstrait, homogène. Et c’est vrai du point de vue de la projection, mais c’est pas vrai du point de vue de la perception.
Bien sûr, c’est du mouvement reproduit, c’est-à-dire, mouvement reproduit, j’ai essayé de dire ce que ça voulait dire, ça veut dire : perception de mouvement, ou synthèse de mouvement. C’est une synthèse de mouvement. Seulement voilà quand je dis le mouvement ne s’ajoute pas à l’image, je veux dire la synthèse n’est pas une synthèse intellectuelle. C’est une synthèse perceptive immédiate, qui saisit l’image comme un mouvement. Qui saisit en un, l’image et le mouvement, c’est-à-dire je perçois une image-mouvement. Avoir inventer l’image-mouvement, c’est ça l’acte de création du cinéma.
Or, merveille, est-ce que c’est contre Bergson là que je me bats comme ça ? Non, pas du tout, pas du tout, car "Matière et mémoire" l’avait déjà dit. Car "Matière et mémoire", et c’était l’objet du premier chapitre de "Matière et mémoire", où Bergson - donc il ne pouvait pas à ce moment là invoquer le cinéma - nous disait à peu près ceci dans le premier chapitre, "il faut d’une manière ou d’une autre arriver jusqu’à l’intuition suivante : l’identité de l’image, de la matière et du mouvement". Il dit : et pour ça, pour arriver à l’identité de l’image, de la matière et du mouvement, il disait : il faut, c’est très curieux," il faut se débarrasser de tout savoir," il faut essayer de retrouver une attitude, qui était pas l’attitude naïve, il disait, c’est pas l’attitude naïve, c’est pas non plus une attitude savante, il savait pas bien comment qualifier, vous verrez en lisant le texte qui sera imprimé, il savait pas très bien comment qualifier cette attitude très spéciale, où l’on allait pouvoir saisir cette identité bizarre de l’image, du mouvement et de la matière. Et là, on a avancé un peu. Voyez, ce serait le premier problème que nous poserait vraiment le cinéma, à savoir : qu’est-ce que c’est que cette perception du mouvement, que l’on pourrait à la limite qualifier de pure, par opposition à la perception non pure, à la perception mixte du mouvement dans les conditions naturelles. Bon. Voilà la première thèse de Bergson, si je la résume cette première thèse sur le mouvement, elle consiste à nous dire :
Deuxième thèse de Bergson. Cette deuxième thèse alors, elle va faire, elle va nous faire faire, j’espère, un progrès très considérable. Ecoutez-moi. Vous êtes pas fatigués, hein, encore ? Parce que là, il faut que vous fassiez, je voudrais, très, très attention parce que c’est, il me semble, une très grande idée de Bergson. Il revient un peu en arrière, hein, et il nous dit : bon, d’accord, il y a toutes ces tentatives car l’humanité pensante, la pensée, n’a jamais cessé de faire ça, vouloir reconstituer le mouvement avec de l’immobile. Avec des positions, avec des instants, avec des moments, etc. Seulement, il dit : voilà, il y a eu, dans l’histoire de la pensée, il y a eu deux manières très différentes. Elles ont en commun toujours de, cette mauvaise chose, remarquez, là, cette chose impure, prétendre reconstituer le mouvement à partir de ce qui n’est pas mouvement, c’est-à-dire à partir de positions dans l’espace, de moments dans le temps, finalement à partir de coupes immobiles. Ça, de tout temps, on l’a toujours fait. Et Bergson - ça, ça fait partie de l’orgueil des philosophes - mais Bergson peut estimer à juste titre que il est le premier à tenter la constitution d’une pensée du mouvement pur. Bon. Seulement, il dit : cette chose qu’on a tenté, reconstituer le mouvement avec des positions, avec des coupes, avec des moments, dans l’histoire de la pensée, on a procédé pour ça de deux manières très différentes. D’où tout de suite notre question avant qu’il commence : et ces deux manières, est-ce qu’elles sont également mauvaises ? Ou est-ce qu’il y en a une moins mauvaise que l’autre ? Qu’est-ce que c’est ces deux manières, avant tout ? Là, je crois que Bergson écrit des textes d’une clarté, d’une rigueur, qui sont immenses. Donc, il faut que vous soyez patients, là, que vous m’écoutiez bien. Il dit : ben, oui, il y a par exemple une très grande différence entre la science antique et la science moderne. Et il y aussi une très grande différence entre la philosophie antique et la philosophie moderne. Et qu’est-ce que c’est ? Généralement, on nous dit : ah, oui, la science moderne, elle est beaucoup plus quantitative, tandis que la science antique, c’était encore une science qualitative. Bergson, il dit : c’est pas faux, mais enfin, c’est pas ça, ça va pas ça, c’est pas bien, c’est une idée pas au point ça. Et lui, il se sent fort pour assigner une sorte de différence très intéressante. Il dit : eh ben voilà, justement à propos du mouvement, il dit comment les physiciens antiques, par exemple les grecs, mais encore au Moyen Age, tout ça, ça va se jouer au Moyen Age la naissance de la science moderne, et dans l’Antiquité, comment est-ce que les physiciens ou les philosophes ou n’importe qui, traitent le mouvement ? Vous vous rappelez ? Pour que vous suiviez bien, il faut vous rappeler la donnée de base. De toute manière, les uns comme les autres recomposent, ou prétendent reconstituer le mouvement, avec des instants ou des positions. Seulement voilà, les Anciens, ils prétendent reconstituer le mouvement avec des instants privilégiés. Avec des instants privilégiés. Avec des moments privilégiés. Avec des positions privilégiées. Comme il y a un mot grec commode, vous allez voir pourquoi j’ai besoin du mot grec pour indiquer ces instants privilégiés, les grecs, ils emploient le mot, précisément, « position », « thèse », « thèse », « thesis ». La position, le positionnement, la thesis. C’est le temps fort, la thesis, c’est le temps fort par opposition au temps faible. Bon. En d’autres termes, ils prétendent reconstituer le mouvement avec - quoi ? Il y a le mot français qui correspond exactement au mot grec thesis, c’est le mot « pose ». |
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