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25- 07/12/82 - 2

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Deleuze - cinéma cours 25 du 07/12/1982 - 2 transcription : Marie Hélène Tanné

Et l’ensemble de la qualité et de ce qui l’actualise, nous l’appelons « état de chose »
-  Enfin troisième caractère de la secondéité. Quand le duel s’exerce dans l’état de chose, qu’est-ce qui se passe ? Le duel s’exerce toujours dans le cadre d’un état de chose et en tant qu’il s’exerce dans le cadre d’un état de chose, il modifie cet état de chose, ou il tend à modifier cet état de chose. Ce troisième caractère de la secondéité, appelons-le - c’est un mot commode, ça lui donne un statut - expérience. L’expérience ou l’expérimentation vécue. Je ne parle pas d’une expérience scientifique, mais je parle de mon expérience. Mon expérience, c’est l’ensemble des opérations par lesquelles, grâce à des duels, c’est-à-dire des affrontements, des actions/réactions, je modifie ou tends à modifier l’état de chose. Voilà, vous voyez, là, le tableau des catégories s’enrichit. La priméité comprend la catégorie du réel, cette catégorie du réel s’exprimant simultanément dans, si je résume tout :
-  le fait ou le duel,
-  l’état de chose,
-  l’expérience.

L’expérience est non moins secondéité que les deux autres traits, puisque l’expérience c’est le passage de l’état de chose a à l’état de chose a’, c’est-à-dire l’état de chose modifié. Donc là aussi au niveau de l’expérience, il y a aussi fondamentalement "deux" inséparablement. Modifié ou restauré, ça reviendra au même. Ou vous pouvez concevoir toutes sortes de variantes. Là, cet exemple doit être lumineux, puisque le reste, ça va être sacrément plus difficile.

Je peux dire que la catégorie du réel, sous son triple aspect - le fait, l’état de chose, l’expérience -, cette catégorie du réel renvoie, et pose, et nous donne les moyens de résoudre le problème de l’individuation.

J’ai donc tout un ensemble très complexe, là. Je dis “pour moi” puisque notre tâche, c’est pas simplement de raconter Pierce, que ça nous fait faire un très grand progrès dans l’analyse de l’image-action. Et à cet égard alors, pardonnez-moi, toujours entre guillemets, je dis bien : “de mon point de vue” : strictement aucune objection à faire. On peut tout garder. On a enrichi grâce à Pierce notre analyse de l’image-action. Et d’un. Il n’y en a plus que deux. Alors maintenant que nous avons pris l’analyse intermédiaire, la secondéité, qui était le plus facile, qu’est-ce qu’il appelle la priméité ? Eh ben, la priméité... Lui-même, il nous dit : c’est pas facile à dire. Et alors, c’est tellement... Il se surpasse, parce que vous trouvez des textes comme ça chez tous les Anglais. Voilà, il nous remonte le moral. Alors il nous dit : "oh ben, faut pas s’en faire, quoi. On va pas y comprendre grand chose à la priméité". Il faut sentir. Il faut que vous sentiez. C’est le fameux appel de tous les philosophes anglais, c’est l’appel au feeling. Mais chez eux le feeling, c’est un véritable concept et c’est une véritable méthode philosophique.

Il ne peut être pensé d’une manière articulée, le premier, c’est-à-dire la priméité. Je cite, parce que ça vous donne une idée du style de Pierce : “ Elle ne peut être pensée...” Ou il ne peut être pensé, le premier de la priméité. “ ...il ne peut être pensé d’une manière articulée “. Vous comprenez tout de suite pourquoi : s’il est articulé, il y a au moins deux. “ Et il a déja perdu son innocence caractéristique, car l’affirmation implique toujours la négation de quelque chose. “ Donc de la secondéité. “ Arrêtez d’y penser et il s’est envolé. Ce qu’était le monde pour Adam...” Mais allez donc savoir... “ ... "ce qu’était le monde pour Adam le jour où il ouvrit les yeux sur lui, avant qu’il n’ait établi de distinction ou n’ait pris conscience de sa propre existence. “ Avant qu’il n’ait pris conscience de sa propre existence ” : en effet, je prends conscience de ma propre existence dans quoi, vous le savez tous, dans l’effort. C’est mon triste destin, le nourrisson qui naît en sait quelque chose. C’est dans l’effort qu’il prend conscience de sa propre existence et sort de la mère en disant comme les philosophes allemands : “Moi égale moi”. “... sa propre existence...”. Alors : “ce qu’était le monde pour Adam le jour où il ouvrit les yeux sur lui”. Mais il est pas né Adam, justement, il est pas né. “...avant qu’il n’ait établi de distinction ou qu’il n’ait pris conscience de sa propre existence, voilà ce qu’est le premier de la priméité. Présente immédiate, frais, nouveau...". Là, il peut y aller, il peut continuer longtemps. "... initial, original, spontanée, libre, vif, conscient et évanescent. Souvenez-vous seulement que toute description que nous en faisons ne peut être que fausse. “ Très bien. Parfait. Mais tout ça c’est pour rire. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? Page 205, il parle plus sérieusement mais on a des doutes. Et je lis lentement. Il s’agit de la priméité. Et il nous dit : " Parmi les faneron... ". Donc parmi les images. " ... il y a certaines qualités sensibles... ". On retient au fur et à mesure ce que l’on peut comprendre, hein, parce que le texte va être de plus en plus bizarre. Ah tiens ! Il est en train de suggérer que la priméité, c’est peut-être la qualité. Ah Bon ? On met ça de côté : est-ce que ce serait pas la qualité ? Mais on va voir, qu’est-ce qu’il va appeler qualité. " Parmi les faneron, il y a certaines qualités sensibles comme..." On se dit ouf, il va nous donner des exemples, et on s’attend à : comme le rouge de la rose. ça, ca y irait. Mais il dit pas ça. "Parmi les faneron, il y a certaines qualités sensibles comme la valeur du magenta,
-  l’odeur de l’essence de rose... " . On se dit : ah bon, l’odeur de l’essence de rose, bon, là, ça va. " ...le son d’un sifflet de locomotive". Mais on se dit, mais ça va plus,
-  le son d’un sifflet de locomotive, c’est typiquement de la secondéité, c’est une qualité actualisée dans un état de chose, la locomotive. "...
-  le goût de la quinine...". Là aussi, ça paraît de la secondéité. Et alors, il y va. Typiquement anglais, tout ça, aussi. "... la qualité de l’émotion..." . Il met tout ça dans le même tas, hein. "...
-  la qualité de l’émotion éprouvée en contemplant une belle démonstration mathématique ". Bon évidemment... alors, là, comme ça... le rouge de la rose, le son du sifflet de locomotive et la qualité de l’émotion que je suis sensé éprouver en contemplant une belle démonstration mathématique. "
-  la qualité du sentiment d’amour... " . Bon, je me dis, bon, sentiment d’amour, pourquoi que ce serait pas de la secondéité ? Effort/ résistance.... “. Et il ajoute, ça va nous guider peut-être un peu... Donc on a, comme point de repère : la priméité, ce serait la qualité.

Premier point de repère. Il ajoute : " Je ne veux pas dire la sensation d’exprimer actuellement ses sentiments, de tels sentiments “. Alors là, on est soulagé. On ne sait pas ce qu’il veut dire mais au moins on est content qu’il ne veuille pas dire ça. " Je ne veux pas dire la sensation d’exprimer actuellement de tels sentiments " . En effet, la sensation d’exprimer actuellement des sentiments, c’est l’état des qualités actualisées dans un état de chose, et ça appartient à la secondéité. Donc il est en train de nous dire - et ça nous arrange, ça nous soulage - : il y a des qualités que l’on peut saisir indépendamment de leur actualisation dans un état de chose. C’est donc pas le son du sifflet de la locomotive dont il voulait parler. Mais alors pourquoi il a dit " le son du sifflet de la locomotive " ? Ca devient très curieux, c’est de la perversité anglaise. "Je ne veux pas dire la sensation d’exprimer actuellement ses sentiments, que ce soit directement, dans une sensation, ou même dans la mémoire ou dans l’imagination ". Lorsque je me dis : je me souviens du goût de la quinine, ou lorsque j’imagine le goût de la quinine. Ben, c’est pas ça que je veux dire. " Je veux dire les qualités elles-mêmes..." Ah bon. " Je veux dire les qualités elles-mêmes ". D’accord.
-  On a confirmation que la secondéité, ce serait le domaine des qualités elles-mêmes, donc indépendamment de leur actualisation dans un état de chose, dans un milieu, dans un espace.

Là, ça devient plus bizarre. Est-ce que ça existe de pareilles choses ? Et il ajoute : " je veux dire les qualités elles-mêmes qui en elles-mêmes sont de pures peut-être non nécessairement réalisés " . Voilà qu’on a un second caractère. Il a enchaîné. Second caractère. " Ce sont des qualités... " :
-  premier caractère. "... des qualités pures " :
-  deuxième caractère. " Comme ces qualités sont saisies indépendamment de leur actualisation ou non..." . Peu importe qu’elles soient actualisées ou non actualisées dans un milieu, dans un espace-temps, dans des choses ou dans des personnes, ça n’importe pas. " ... ce sont dès lors, non pas des réalités, mais de pures possibilités " .

Et en effet, il nous dira formellement :
-  la catégorie de la priméité, c’est la catégorie du possible.
-  La catégorie de la secondéité, c’était celle du réel.

Et il continue : " En fait, bien qu’un tel sentiment... ", c’est-à-dire la saisie d’une telle qualité, "... bien qu’un tel sentiment soit conscience immédiate... " . Alors là, suivez bien parce qu’il termine par... ça s’arrange pas, ce texte très beau. " ... bien qu’un sentiment soit conscience immédiate, c’est-à-dire soit tout ce qu’il peut y avoir de conscience qui soit immédiatement présent... " . Voyez ! " une telle saisie de qualité est une conscience immédiate, c’est-à-dire elle est tout ce qu’il peut y avoir de conscience qui soit immédiatement présent. Cependant, il n’y a pas de conscience en lui, cependant il n’y a pas de conscience en lui parce qu’il est instantané " . Et il récapitule tout dans une phrase qui nous reste mystérieuse : " car nous avons déjà vu que le sentiment n’est rien qu’une qualité ; et une qualité n’est pas consciente, elle est une pure possibilité. "

Pourquoi est-ce qu’une posibilité n’est pas consciente ? Pourquoi est-ce qu’une qualité n’est pas consciente alors qu’il vient de nous dire que c’est une conscience immédiate ? c’est-à-dire tout ce qu’il peut y avoir de conscience qui est immédiatement présent ?

Et ben, on a de quoi faire ! Quand on dit que les philosophes anglais, c’est facile ! Non, c’est pas facile ! Alors ou bien on se dit : c’est pas ce qu’il veut dire. Ou bien on se dit : il essaie de décrire quelque chose d’ineffable. Ou bien on se dit : relisons le texte, et le texte est absolument rigoureux.

N’empêche que le texte, si incohérent qu’il nous paraisse à première lecture, nous a mis sur la voie : c’est que, aussi, la priméité allait avoir trois caractères :
-  Qualité,
-  possibilité,
-  pure conscience immédiate. Bon.

Je commence par le dernier parce que tout va dépendre de ça. Si on comprend ça, moi je crois que vous comprenez tout. L’année dernière je donnais un exemple que je vais reprendre là, suivant mon thème des reprises pour aller plus loin, pour essayer... Je donnais un exemple qui m’avait bien plu parce que ça me faisait comprendre. Alors j’aurais pu en changer mais comme celui-là me semblait très clair.

Euh... Je dis à ma fiancée..., je lui dis : " Comme tu es belle avec ta robe rouge ! ". Hein, je peux lui dire ça : " Comme tu es belle avec ta robe rouge ! ". Je dis :
-  c’est une conscience percevante. Elle entre dans la pièce et je dis : " Comme tu es belle avec ta robe rouge ! ". Bon.

Elle a une robe noire. C’est mon deuxième exemple... Je la regarde, et je dis : "Oh, comme tu étais belle en rouge l’année dernière ! ". " Comme tu étais belle en rouge l’année dernière ! " .
-  C’est une conscience qu’on appellera mémorante. Elle entre dans la pièce, toujours en noir. Je lui dis : " Tu n’as pas mis ta belle robe rouge ! ". Oooh ! "Tu l’as pas mis, hein ! " .
-  C’est une conscience que j’appelerai jugeante. C’est un jugement, c’est une proposition. C’est pas une perception, c’est pas un souvenir. " Tu n’as pas mis... " . Il faut peut-être que je me souvienne qu’elle en a une mais, tel quel, "Tu n’as pas mis ta belle robe rouge" exprime une proposition. Et un jugement. Une proposition qui affirme et qui nie quelque chose, plutôt. " Ce que tu as mis n’est pas ta belle robe rouge", c’est un jugement, c’est une consciente jugeante. Et puis, supposez même, qu’elle n’aie jamais eu de robe rouge. Et puis je la regarde et je dis : "Oh là là, mais comme tu serais belle en rouge ! " . " Comme tu serais belle en rouge ! " .
-  C’est ce qu’on appelera une conscience imageante ou imaginante.

Voilà, à peu près. J’en voie pas d’autres mais en réfléchissant encore bien, on pourrait en trouver. Qu’est-ce que je peux dire de toutes ces consciences ? C’est des consciences médiates. Vous allez voir qu’on va tout comprendre de ce que nous disait Pierce. C’est des consciences médiates. Pourquoi elles sont médiates ?

-  Elles ont toutes en commun de viser quelque chose à travers autre chose. Je vise le rouge à travers la robe, soit la robe qu’elle a quand je dis " Comme tu es belle en rouge ", soit la robe qu’elle n’a plus, soit la robe qu’elle n’a jamais eu, peu importe. Toute conscience, ajoutons réelle, est médiate, c’est-à-dire appartient à la secondéité.

En effet, elle vise quelque chose à travers autre chose. C’est un exemple typique de secondéité. Bien. Elle est donc médiate, réelle, et par la même dyadique : soumise au régime de la secondéité. Maintenant, faisons un effort. Qu’est-ce qu’il y a de commun entre toutes ces consciences médiates, et réelles ? Qu’est-ce qu’il y a de commun entre toutes ces consciences médiates et réelles ? Ce qu’il y a de commun à toutes ces consciences médiates et réelles, c’est - il n’y a rien d’autre, dans tous les exemples que j’ai donné -, c’est la conscience immédiate de rouge.

Mais pas de rouge en général, surtout pas, de ce rouge... Ah, qu’est-ce que je vais dire ? Ce rouge... Est-ce que je vais pouvoir dire : ce rouge individuel ? Eh ben, pas de chance, Pierce, il a oublié de créer un mot. C’est curieux, je comprends pas. Je comprends pas ce qu’il s’est passé : il n’a pas de mot. Nous, on en a un. Avantage... avantage incontestable. On en a un. Qu’est-ce que c’est, ce rouge ? Si je dis : c’est un rouge individuel, je me suis perdu d’avance, je me suis philosophiquement perdu, j’ai plus qu’à arrêter, j’ai plus qu’à m’en aller, c’est la gaffe. Il y a des gaffes philosophiques. Pourquoi ? Un autre pourrait le dire s’il avait pris une autre terminologie, mais moi, je me suis réservé "individuation" pour la secondéité. Bon, il faut que je m’y tienne. Il m’a semblé que ce qui était individuel ou individué, c’était : les états de chose, les choses et les personnes qui entrent dans les états de chose. J’en sortirai pas. Donc la rose qui a ce rouge est bien une rose individuelle mais ce rouge n’est pas une qualité générale et pourtant je ne peux pas la dire individuelle. Heureusement, notre langage a un autre mot qui est autorisé par les sciences : c’est le terme singularité, et l’adjectif singulier. Je dis autorisé par la science plus que par la logique parce que la logique, pour elle, le singulier, c’est l’individu comme tel, ce qui ne nous irait pas. C’est l’individu, seul de son espèce, ou considéré comme seul, c’est-à-dire l’individu comme désigné par un nom propre. Donc ça nous va pas.

En revanche, je dis les sciences parce que les mathématiques et la physique emploient l’expression singularité/ singulier. Et, les singularités d’une courbe par exemple ne se confondent absolument pas avec une individuation. Bien plus, un livre extrêmement intéressant, c’est pas de cela que je parle, d’un philosophe contemporain, est un livre sur... qui s’appelle Genèse de l’individuation. L’auteur en est Gilbert Simondon.

Si j’essaie de résumer très brièvement la thèse de Simondon, elle consiste à dire... Il a rien avoir avec Pierce, il a rien avoir avec nos problèmes, il parle de tout à fait autre chose. Mais il se trouve que, dans son problème à lui de l’individuation - comment l’individuation est-elle possible ? , sa réponse est celle-ci : " L’individuation se fait toujours dans un champ pré-individuel qu’elle suppose ". Les opérations d’individuation se font toujours dans un champ pré-individuel qu’elles supposent. " Ce champ pré-individuel est un champ que la physique désignera comme potentiel ". Un potentiel. au sens où la physique parle d’énergies potentielles. "C’est-à-dire ce champ consistera en une distribution de potentiels dans un champ physique " . Ces potentiels n’ayant rien avoir avec des corps individuels. C’est de l’énergie potentielle, uniquement potentielle... Bon. " Et ces potentiels seront les singularités du champ " . Ce seront les points singuliers, les singularités du champ. " Un champ mathématique ou un champ physique comporte une répartition de singularités " . En tant que tels, en tant que champs.

Ce qui m’avance énormément puisque vous voyez que là j’ai un triplet de notions qui va me servir rudement : potentiel, singularité... Non, c’est tout, un doublet :
-  potentiel,
-  singularité.

Bon. Ce qui m’aide, si je le met en rapport avec les notions de Pierce. Il nous disait : qualité, possibilité. Je dis : d’accord. Est-ce que cette possibilité est seulement logique ? Pierce lui-même emploiera l’expression de potentiel, possibilité ou potentialité, dira-t-il. Bon. Je retiens ça : possibilité ou potentialité. La potentialité, le potentiel, doué d’un dynamisme qui lui est propre en tant que possible. C’est un possible dynamique, dynamisé. C’est un possible énergétisé. Donc j’ai : qualité et potentialité. Et la qualité, c’est pas du tout quelque chose de général. C’est quoi ? Et pourtant, ça peut pas être individuel. L’individuel, c’est de la secondéité. D’accord. Les qualités dont il est question, ce sont des qualités singulières. Elles ont une singularité. C’est ce rouge et pas un autre rouge. La qualité en elle-même est singulière. En elle-même, ça veut dire indépendamment de l’état de chose qui l’actualise, l’état de chose qui l’actualise étant lui, individuel et non pas singulier.

On progresse de plus en plus. Je dis : la qualité pure, ce rouge, c’est la conscience immédiate du rouge, de ce rouge, de cette qualité singulière ; ce rouge, c’est la conscience immédiate de cette qualité singulière en tant qu’elle est impliquée, enveloppée dans toute conscience réelle de ce rouge, une fois dit que les consciences réelles de ce rouge ne sont pour leur compte jamais immédiates ni singulières mais médiates, réelles et individuelles.

En d’autres termes, la conscience immédiate de ce rouge, c’est le point de convergence de toutes mes consciences réelles : " Comme tu es belle en rouge " - conscience percevante -, " Comme tu serais belle en rouge " - conscience imageante -, comme tu étais belle en rouge, conscience" Tu n’as pas mis ta robe rouge " - conscience jugeante. La convergence de toutes ces consciences médiates qui, pour leur compte sont des consciences médiates et réelles, ce que chacune de ces consciences enveloppe en elle-même, c’est la pure conscience de rouge.

Et justement les consciences médiates réelles ne peuvent jamais présenter cette pure conscience de rouge. En d’autres termes, la conscience immédiate de la donnée rouge n’est ni donnée ni immédiate. Vous me direz : c’est de la pitrerie, pourquoi jouer sur les mots ? C’est pas des jeux de mots, c’est la rigueur du concept. C’est le moment ou jamais de nous rappeler que Bergson intitulait son premier livre "Essai sur les données immédiates de la conscience" mais qu’on y apprenait vite, si on le lisait bien, que les données immédiates de la conscience n’étaient par nature ni immédiatement données, ni donnables immédiatement.

Et vous comprenez pourquoi ? Ce qui est donné dans mon expérience, c’est de la secondéité, c’est des consciences réelles, c’est des consciences déjà qualifiées, c’est des consciences où la qualité est déjà actualisée dans des états de chose. Mais ces consciences réelles, elles enveloppent une conscience immédiate qui, elle, n’est pas réelle, et qui n’est jamais donnée. Qu’est-ce qu’elle est, elle est pas réelle ? , vous me direz. Non : c’est l’énergie potentielle de la conscience. Je dirais : elle est possible. Mais elle se réalise pas. Si elle se réalise, elle change de nature. Si elle se réalise, elle devient conscience médiate, conscience réelle.

Toutes les consciences réelles présupposent comme n’étant pas données..., toutes les consciences réelles qui se donnent quelque chose se le donnent médiatement. Et présupposent, enveloppent une conscience immédiate qui, elle, n’est jamais donnée. Et pourtant, elle est là. Elle est pas donnée, elle est pas réelle. C’est du pur possible, c’est du potentiel. C’est un potentiel. C’est l’énergie potentielle de toute conscience. Je dirais donc : ce rouge est une qualité, indépendamment de tout état de chose qui l’actualise. Etant une qualité, il est une potentialité. Etant une potentialité, il est une conscience. Les trois notions s’enchaînent absolument.

Je peux alors le coeur léger relire la si belle... Et alors ça nous semble, j’espère que ça va nous sembler une page splendide. Je peux relire la fin du texte. Mais je relis tout puisque tout nous faisait difficulté. " Parmi les faneron..." - parmi les images -, "... il y a certaines qualités sensibles comme la valeur du magenta...". D’accord, la valeur du magenta, laissons-le... "
-  l’odeur de l’essence de rose.... D’accord, l’odeur de l’essence de rose mais c’est cette odeur-ci, que je vais considérer non pas comme actualisée dans l’essence de rose, ce qui serait un état de chose, mais que je vais considérer dans sa singularité propre, qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas, c’est-à-dire indépendamment de la question de savoir si elle s’actualise ou non. Ce sera la conscience immédiate de l’essence de rose, telle qu’elle est comprise dans toutes mes consciences médiates, qui se souviennent, qui perçoivent, qui imaginent, qui jugent de l’odeur de l’essence de rose. " ...
-  le goût de la quinine... " , c’est la même chose. C’est cet amer-là, A-M-E-R, cet amer-là qui n’est pas l’amer de... c’est cet amer-là qui n’est pas l’amer de... euh... Qu’est-ce que c’est qui est dans les épinards et qui est l’amer ? L’estragon ! Non, l’oseille ! C’est cet amer-là qui n’est pas l’amertume, qui n’est pas l’amer de l’oseille. Mais cet amer-là, je le considère indépendamment de son actualisation dans l’oseille, ou indépendamment de son actualisation dans la quinine. C’est cet amer comme singularité, indépendamment de la question de savoir s’il est actualisé dans l’état de chose oseille ou dans l’état de chose truc, euh quinine.

Vous comprenez ? Il y a une singularité de la qualité, avant qu’il n’y ait une individuation de l’état de chose qui actualise la qualité. Bien plus, peut-être qu’il n’y aurait pas d’individuation de l’état de chose qui actualise la qualité s’il n’y avait pas une singularité de la qualité même.
-  Les qualités ne sont pas des généralités, ce sont des singularités. Bon. Et il va terminer. Alors, je continue le texte : " Je ne veux pas dire la sensation d’exprimer actuellement ses sentiments... ". Evidemment, exprimer actuellement ses sentiments, c’est l’oeuvre des consciences réelles et médiates. Mais je veux dire les qualités elles-mêmes qui, en elles-mêmes, sont de purs peut-être non nécessairement réalisés " . C’est-à-dire cet amer-là, qui sera celui de l’oseille quand l’oseille l’actualise, mais dont j’ai une conscience immédiate sur le mode du pur possible... Vous me direz : s’il n’y avait pas de l’oseille, t’aurais jamais eu... ! C’est pas du tout la question.

La question n’est pas si cet amer-là, cette qualité pure, existe indépendamment de l’oseille, car si vous faisiez cette objection, vous n’auriez rien compris puisque cette qualité pure n’existe pas. Elle est pas de la catégorie de l’existence, elle est de la catégorie du possible. C’est le statut du possible. Il est en train de montrer que d’où que vienne le possible... C’est pas sa question, d’où vient le possible. Est-ce que le possible dérive de l’existant, du réel ? Ca c’est une question qui ne nous intéresse pas : on fait de la logique.
-  On dit : d’où que vienne le possible, le possible a un statut et une consistance qui n’est pas celle du réel. Quelle est sa consistance ? Le possible est un potentiel singularisé qui se distingue de toute réalité individuée.

Et il peut continuer alors. Là, écoutez bien, parce que maintenant, je suppose, vous êtes sensés tout comprendre. "... bien qu’un sentiment soit conscience immédiate, c’est-à-dire soit tout ce qu’il peut y avoir de conscience qui soit immédiatement présent...". Ca devient limpide. " cependant il n’y a pas de conscience en lui, parce qu’il est instantané " . Ce qui veut dire, forcément : il est à la fois conscience pure et immédiate, mais il y a pas de conscience en lui puisque toute conscience, sous-entendue réelle, est par nature médiate. Il est seulement " la conscience immédiate telle qu’elle est enveloppée sans être donnée, comme pur possible ou comme pur potentiel par toute conscience réelle actuelle ". C’est très beau ce statut du possible. Vous comprenez ?

Essayons d’aller un peu plus loin. Il faut que vous opposiez dès lors potentiel à actuel... Voyez notre jeu d’opposition :
-  la priméité ce sera le possible par différence avec le réel. Mais vous voyez que vous avez de loin dépassé la définition : le possible, c’est ce qui peut exister, c’est ce qui peut devenir réel. Vous avez donné une consistance au possible en tant que tel. D’où la possibilité d’une logique trivalente. Il n’y aura pas seulement le vrai et le faux, il y aura le possible. C’est toute la logique qui saute, là, toute la logique bivalente qui saute. Mais enfin, ça, ça serait un autre point.

Euh... Eh bien vous avez fait tout ça, alors je dirais quoi ? Qu’est-ce que c’est cette image, cette image de priméité ? On a pas de gêne, à y reconnaitre, à dire que l’on garde tout, là aussi, aucune objection à faire à mon avis, au contraire, ça nous fait faire un pas en avant très grand.
-  C’est l’image affection.

L’affect, c’est précisément cette conscience immédiate, ou cette qualité pure qui peut être aussi bien
-  qualité d’un amour, c’est-à-dire d’un sentiment,
-  qualité d’une perception - ce rouge -,
-  qualité d’une action, mais qualité que je considère indépendamment de son actualisation dans une perception, de son actualisation dans un sentiment, de son actualisation dans un comportement. Comportement agressif : eh bien, il y a une qualité de ce comportement, que je peux considérer indépendamment de son actualisation dans ce comportement même.
-  Je dirais : cette agressivité-là, cet agressif-là, c’est l’affect.

Dès lors, les choses peuvent avoir des affects autant que les personnes. Evidemment, les choses peuvent avoir des affects autant que les personnes ; et les actions peuvent avoir des affects autant que les choses et les personnes, une fois dit que ,
-  l’affect c’est la qualité qui se rapporte à une action, une perception, un comportement, un sentiment, tout ce que vous voulez, mais que je considère indépendamment de la perception ou de l’action qui l’actualise.

Exemple, qui va nous faire avancer, j’espère : je suis terrifié. Cette terreur, cette terreur que j’éprouve... Pourquoi ? Parce que je suis devant un précipice. Devant un précipice, j’ai peur. Cette peur singulière, elle est dans ma conscience, à titre de donnée médiate, à titre de conscience médiate. A travers cette peur, je vise le précipice qui m’attire et me repousse à la fois. Je bats des bras et je tombe. Et, bon, d’accord. Mais il y a aussi cette terreur comme qualité pure. Cette terreur comme qualité pure, bien sûr, elle trouve dans le précipice sa cause, mais en tant qu’effet, elle déborde sa cause. Elle déborde sacause, c’est-à-dire, jenedirais pas elle existe, je dirais elle est un potentiel ou elle a une singularité qui ne s’explique pas par le précipice.

Bien, ça, c’est un affect de personne. Je dirais donc : la terreur ou le terrifiant estune qualité pure qui s’actualisera dans une personne terrifiée. Qualité d’action ou qualité de chose, essayons de mêler les deux pour aller plus vite : il y a ce couteau. C’est une chose, ce couteau. Je le perçois. Je me le rappeler, je peux l’imaginer, etc. En tant que porteur d’action, il peut faire bien des choses. Il peut couper du pain, il peut tuer une personne. Qu’est-ce qu’il peut faire encore ? C’est déjà pas mal : couper du pain ou tuer une personne. Bon. Tout ça, je comprends. Image chose : le couteau. Il est là sur la table. Image perception. Je le prends. J’hésite. Je me dis : j’y vais, je tue, ou bien non, je coupe du pain. Je me dis : ça vaut mieux. Ca vaut mieux : je coupe du pain. C’est une action. Mais que dire de, et est-ce que ça a un sens, le coupant du couteau ? Le coupant du couteau : comment et-ce que je pourrais assigner une telle chose ? Parce que le coupant du couteau... Laissez-vous fasciner par les mots. Quelle drôle de chose c’est, le coupant du couteau. Il y a de quoi rêver. Où vous allez trouver ça dans la chose ?

Vous me direz : c’est la limite. Justement, la philosophie a pas cessé de traîner la question des limites : qu’est-ce que c’est qu’une limite ? Qu’est-ce que c’est que la limite de quelque chose ? Bon, on s’en tirera pas facilement, hein, pour dire ce que c’est que le coupant du couteau. Est-ce que c’est la même chose que : " ce couteau est bleu " ? " Le couteau est bleu ", ça va. Facile, facile : image perception. " Le couteau coupe du pain " : d’accord, il faut qu’il est un coupant pour couper du pain. Tiens, il faut qu’il ait un coupant pour couper du pain. Bon, d’accord. Mais enfin, il coupe du pain, c’est autre chose. Je sais ce que c’est. Ou il tue quelqu’un, il coupe quelqu’un, il découpe une personne. C’est de l’image-action. Le coupant du couteau, où vous le percevez ? Vous pouvez essayer le couteau sur votre doigt. Vous faites de l’image-action, ou de l’image- perception. Vous faites de l’image complexe : perception/action. Vous faites de l’expérience, dirait Pierce. Mais lorsque vous dîtes : “ le coupant du couteau “. Admirez, ne cessez pas de vous le dire, endormez-vous ce soir en vous disant : " le coupant du couteau ", ou trouvez d’autres exemples...

D’ailleurs, c’est pas difficile. Si vous comprenez, vous allez avoir plein d’autres exemples, mais là, je le fais exprès, je ne donne que celui-là. Parce que faudrait pas vous tromper dans les exemples. Moi, je dirais une chose très simple : le coupant du couteau, c’est une singularité. C’est une possibilite conçue comme potentialité. Bien sûr, il s’actualise dans un état de chose : le couteau, et ce que vous allez faire avec le couteau. Mais en tant que coupant du couteau, il est indépendant de la question de savoir s’il est actualisé ou non. Complètement indépendant. Il y a le coupant du couteau, indépendamment de l’état de chose où il s’actualise, où il s’actualisera, où il s’est actualisé.

-  Et cette merveille qu’est le coupant du couteau, c’est l’affect. Et c’est l’affect de quoi ? Là, on est sorti de Pierce, ça importe pas. Ca importe pas parce que... Si, je dirais, je crois quand même, c’est grâce à lui, on lui est très fidèle, il me semble. Peut-être pas, tant pis... De toute manière, il est mort. Euh... le coupant du couteau, c’est quoi ? C’est l’affect du couteau. Les choses ont des affects. Les personnes ont des affects. Evidemment, les choses ont des affects puisque l’affect, c’est la qualité considérée indépendamment de son actualisation dans un état de chose. Donc pourquoi que les choses actualiseraient pas des affects autant que les personnes ?

Voilà que le couteau actualise le coupant du couteau tout comme la fleur actualisait le rouge de cette fleur. Le rouge de la rose, ce rouge de cette rose, ce rouge singulier de cette rose individuelle était un affect commun à la rose et à moi. Et puis le coupant du couteau, c’est un affect commun au couteau et à celui qui s’en servira, c’est-à-dire qui actualisera cet affect pour le faire passer dans le domaine de la secondéité. Mais en lui-même l’affect n’est pas de la secondéité. Et le coupant du couteau, auquel on n’a pas fini de rêver, qu’est-ce que vous direz que c’est ? Vous direz que c’est quelque chose de très bizarre. Et qui appartient à quel ordre ? Qui appartient à l’ordre de ce qu’il faut bien appeler un ordre de la chose la plus mystèrieuse du monde. Et ça nous fait ajouter encore un caractère à ce que disait Pierce, et qu’il faut bien appeler les événements. (...)

Alors est-ce qu’il faut dire que ça nous force à découvrir dans l’événement quelque chose d’insolite ?
-  Le coupant du couteau, c’est, dans l’événement, la part de ce qui n’a jamais fini de se produire et de ce qui n’a jamais commencé d’arriver. Bon. Pourquoi ? En effet, lorsque je considère dans un événement, ce qui commence à arriver, je dis : " je coupe du pain " , " je vais couper du pain ", ou " je vais te tuer ", " je vais de flanquer un coup de couteau ". Bon. L’événement commence. Lorsque j’ai coupé le pain, ou que je retire le coup et que je l’essuie, en prenant garde au tranchant du couteau, qui, lui, n’a jamais commencé ni jamais fini comme pure potentialité... Vous me direz : il a bien commencé et il a fini, quelqu’un lui a donné du tranchant au couteau. Oui, quelqu’un a donné du tranchant au couteau. Le remouleur, il s’appelle. Mais qu’est-ce qu’il a fait ? Il a rien fait qu’actualiser une qualité dans un état de chose. Il a donné du tranchant au couteau. Mais je ne vous parle pas du couteau, du tranchant tel qu’il est actualisé dans le couteau par l’action du remouleur.

Je vous parle du tranchant du couteau pris en lui-même, en tant que lui, le tranchant du couteau, il n’a pas commencé avec l’acte de trancher et il n’est pas fini avec le résultat d’avoir trancher. Ah, il n’a pas commencé avec mon acte de trancher et il n’est pas fini... En effet, je peux aussi bien le reprendre et retrancher du re-pain ; je peux aussi bien le reprendre si tout va bien et retuer une re-personne. Entre les deux, entre mes deux meutres, entre mes deux découpages de pain, le tranchant du couteau aura toujours été là mais n’aura jamais fini et n’aura jamais commencé.

-  La part éternelle de l’événement. Alors, dans l’événément, il y a une part éternelle ? Ouh la la, alors, là, on n’est pas sorti... Qu’est-ce que ça peut être la part éternelle de l’événement ? Y aurait-il deux parts dans l’événement ? Mais alors, à ce moment-là... et pourtant, c’est le même événement. Oui, c’est le même événement, mais il y a deux parts de l’événement. Oui, c’est le même événement, et pourtant il y a deux événements. Ah bon ? C’est le même événement et pourtant il y a deux événements dans tout événement. Ouais. Et là, voilà...

Je lis un texte très connu d’un auteur qui a rien avoir avec Pierce, d’un auteur qui nous parle de la mort, qui est Blanchot. L’Espace Littéraire, mais c’est dans toute l’oeuvre de Blanchot, ça. L’espace littéraire, page 161. Et je lis : " La part de l’événement que son accomplissement ne peut pas réaliser...". Ouh la la, ça m’intéresse. C’est une formule poétique, bon d’accord, mais peut être la poésie là nous dit de la philosophie, ça s’exclue pas. " La part de l’événement que son accomplissement ne peut pas réalisé... “ Je dirais aussi bien : la part de l’événement ou la part dans l’événement de ce qui déborde sa propre actualisation. Je pourrais dire ça comme ça, il n’y a pas de changement. La formule de Blanchot est plus jolie, la mienne est plus conforme à l’état de notre problème.

La part dans l’événement pour bien marquer que c’est par deux évenements bien qu’à certaines égards ce soit deux événements, mais c’est pas eux événements non plus... La part dans l’événement de ce qui se dérobe à l’actualisation. Or dans tout évenement, n’y a-t-il pas cette part de ce qui déborde l’actualisation ou l’accomplissement ? Et Blanchot pense à la mort avant tout. Et il dit : il y a deux morts. Simplement sans doute, ces deux morts sont très mélangées. Il y a deux morts, et il y a une mort qui nous arrive... Pan, allez ! Il y a une mort qui est la mort présente. Et cette mort, en même temps, c’est la mort instantanée. D’une certaine manière, elle est inassignable. Mais je le dis mal. En même temps, c’est à elle que je pense, quand ... quand je dis : " Tous les hommes sont mortels ". C’est elle que j’imagine quand j’imagine que je vais mourir. C’est elle que je perçois quand je meure. mais même lorsque je la perçois et que je meure effectivement actuellement, est-ce que je saisis la vraie mort ? Blanchot nous dit : non.

La vraie mort, c’est très bizarre, c’est celle qui n’en finit pas d’arriver. Et n’en cesse pas de finir. Pourquoi ? C’est dans la mort la part de ce qui déborde l’actualisation, l’accomplissement. Est-ce qu’il y a ça ? Moi je crois que c’est dramatiser les choses parce que Blanchot il a une idée qui est que : il n’y a que la mort qui a ça. Mais encore une fois le couteau à pain a ça. La table a ça. Chacun de nous a ça. N’importe qui a ça. C’est même ce qui fait la grandeur de chacun, ou sa chance de ne pas être oublié : la part, la possibilité d’être un événement, chacun de nous.

C’est que, en même temps que quelque chose s’actualise en nous - ça c’est notre part la plus périssable -, il y a quelque chose qui alors est peut-être beaucoup plus lié à une mort impérissable, à une mort qui n’en finit pas : cette part de l’événement, qui déborde son actualisation. Bien, bon. C’est confus. Je fais appel au sentiment. Et comment parler de la priméité sans faire appel au sentiment, nous disait déjà Pierce ? Je fais appel à des impressions chez vous. Et alors faisons appel encore à un auteur, qui lui va être plus clair, surtout que je soupçonne fort Blanchot de ne guère le citer mais de beaucoup le connaître, ne serait-ce que par ses origines catholiques, et l’importance qu’il a eu pour toute la littérature française à l’époque de Blanchot, et c’est évidemment Péguy.

Et Péguy, dans ce livre étrange, avec son style étrange, sa manière de parler, d’écrire, qui n’est qu’à lui... Dans le livre sur l’histoire qu’il a intitulé Clio, et où la question c’est : qu’est-ce que l’histoire ? qu’est-ce que la mémoire ? etc. Et qui se présente comme un discours que Clio en personne, c’est-à-dire la déesse de l’histoire, ferait à Péguy en personne, un petit discours que Clio lui tiendrait. Alors Clio lui dit : mon vieux Péguy, voilà, etc. Comment commence le livre ? Il dit avec amour, car si quelqu’un a eu le sens des grands textes littéraires, c’est bien Péguy... Il dit avec amour : " C’est prodigieux : Homère a écrit l’Illiade..." . Peu importe que ce soit un peuple, enfin bon... X a écrit l’Illiade. Appelons-le : Homère. " Ou Victor Hugo a écrit ceci, cela. Et on n’a pas fini de réfléchir et de méditer là-dessus " . Alors il s’y reprend avec son style à répétition, ça nous convient... " Et Victor Hugo a écrit Les Burgraves..." . Et Péguy : " Tu n’as pas fini de réfléchir là-dessus " . Péguy : " Tu n’as pas fini de méditer. Hugo a écrit Les Burgraves ". Et ça s’enchaîne, dans une espèce de série lithanique qui commence à nous entêter, à nous obséder, comme je le faisais infiniment plus mal. Non, c’était un autre type de lithanie que je vous proposais, un type de lithanie plus moderne, plus à l’américaine, où on scanderait tout sous le coupant du couteau, jusqu’à ce qu’on comprenne quelque chose : le zen.

Alors là, alors on serait sur le coupant du couteau. Et puis ça se terminerait : je vous donnerais un coup de couteau suivant la technique zen. A tous. C’est formidable. Pensez à ça, pour la prochaine fois. Un couteau à pain comme ça. Alors, vous me suivez ? Bon. Et, nous dit Péguy : " Il y a un accomplissement qui n’a jamais fini d’être accompli." C’est pas loin de la formule de Blanchot, hein. Péguy : "... un accomplissement qui n’a jamais fini d’être accompli. " Blanchot : " la part de l’événement que son accomplissement ne peut pas réalisé ". Un accomplissement qui n’a jamais fini d’être accompli, c’est quoi ? Qu’est-ce qui, en revanche.... C’est un évènement. Homère a écrit l’Illiade. C’est un évenement. Il a eu son actualité. Il n’a pas cessé d’être actuel. Il est éternellement vrai que l’Illiade a été écrite. Bon. Mais il y a un autre évenement ou une autre part de l’événement. Cet événement qui s’est accompli ici et maintenant, dans tel état de chose, à tel moment, tel endroit de l’espace, dans le monde Grec, on peut pas dire mieux : c’est l’état de chose. Mais qu’est-ce qui se passe pour chaque lecteur, qui lit pour la première fois, pour la première fois, s’empare de l’Illiade et lit l’Illiade ? Vous me direz : il a ré-accompli dans un autre état de chose. Bien sûr, il écrit pas, c’est pas lui qui l’a faite. Ca n’empêche pas qu’une lecture est une actualisation. Il a ré-accompli dans un tout autre état de chose : par exemple, au XXème siècle, etc. Il se dit avec stupeur : ça n’a rien perdu de son actualité. S’il aime le texte. Bon, ça fait rien, il fait autre chose. Car, là, cette réactualisation là, c’est un accomplissement qui n’a jamais fini d’être accompli. Car il faudra bien que ça renvoie à un autre lecteur, dans je ne sais pas quel état de chose. Et je parlerais exactement, comme Pierce nous parlait toute à l’heure de la qualité d’un raisonnement mathématique, je parlerais d’une qualité propre à l’Illiade, indépendamment des actualisations de l’Illiade dans des états de chose quelconques. Et bien sûr cette qualité propre à l’Illiade n’aurait jamais été concevable si l’Illiade n’avait pas été écrite effectivement. Il n’en reste pas moins que, une fois écrite, il y a une qualité de l’Illiade qui est une qualité pure, un pur affect, un pur potentiel, une pure singularité, qui ne se confond avec aucune état de chose, y compris l’état de chose qui l’a produite.

Et Péguy nous dit dans Clio : " c’est comme s’il y avait deux événements co-existants " . Sous-entendant : ils n’en font qu’un. " C’est comme s’il y avait deux événements co-existants. Et l’un est tel que vous passez le long de l’événement " . C’est comme une coordonnée : on refait un petit shéma. " Vous le longez " , dit-il. En fait, le longer, on peut corriger de nous-mêmes mais ça importe pas beaucoup : c’est qu’on peut être dans l’état de chose. C’est l’événement - état de chose, vous pouvez pris dedans. A ce moment-là, c’est lui qui se déplace, c’est lui qui évolue et qui vous entraîne. Donc vous êtes pas simplement le promeneur face à l’état de chose. Vous êtes complètement pris dans l’état de chose. Disons pour plus de simplicité, pour pas trop compliquer : c’est l’axe horizontal d’après lequel vous longez l’événement. Disons simplement que vous le longez en même temps que lui s’allonge. Ca, c’est le domaine de l’actualisation.

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