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19- 18/05/82 - 2

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Deleuze - Cinéma - Cours 19 du 18/05/82 - 2 transcription : Céline Romagnoli

« Et en effet vous vous rappelez à quel point tous les films de Welles ont quelque chose à faire avec une enquête concernant le passé. Bon. Tout le monde le sait ça. Et que, Citizen Kane est construit sous quelle forme ? Une série de nappes distinctes concernant le passé d’un homme - le citoyen Kane - en fonction d’un point aveugle : que signifie Rosebud ? Bon.

Et dans beaucoup de cas, la profondeur de champ va intervenir au niveau - peu importe, c’est très très secondaire que ce soit des témoignages sur Kane, à savoir les souvenirs de A, les souvenirs de B, les souvenirs de C, ça c’est le plus superficiel, c’est même pas la structure du film, c’est ce qui est tout à fait superficiel dans le film. Ce qui compte c’est pas que ce soit les souvenirs de A sur Kane et puis les souvenirs de B sur Kane et puis les souvenirs de C sur Kane. Ce qui compte c’est que ce soit le passé de Kane pris à des niveaux de profondeur différents, comme s’il y avait une sonde qui opérait. A chaque fois est atteinte une nappe, une nappe de souvenirs. Une nappe de souvenirs dont on va se demander si cette nappe là s’insère, coïncide avec la question, mais voyons, qu’est-ce que voulait dire, qu’est-ce que c’était Rosebud ? Ah est-ce que cette nappe convient ? non ; est-ce que cette autre convient ? non. Etc. Et cette fois la profondeur de champ va être une image-nappe et elle va intervenir là comme le déploiement d’une nappe donnée. Par exemple, profondeur de champ indiquant les rapports de ... les grandes images de la profondeur de champ c’est la nappe liée à la petite fête qu’il donne au moment - plutôt que ses collaborateurs font pour lui au moment du succès du journal. Vous avez là au premier plan les collaborateurs, dans le fond de la profondeur de champ, les petites danseuses qui dansent, lui au milieu en champ intermédiaire, tout ça, qui correspond à une nappe du passé de Kane. Et puis vous avez une autre nappe avec la rupture avec les collaborateurs, tout ça en profondeur de champ.

Je dirais que suivant les cas donc, la même profondeur de champ - et ça se comprend très facilement que le même moyen technique puisse avoir deux effets très différents - la même et, je ne vois que ces deux fonctions de la profondeur de champ.
-  Tantôt elle opère une contraction maximale entre moments successifs, tantôt elle décrit une nappe de souvenirs aptes ou non, ou non aptes, à s’actualiser dans un présent. Voyez tantôt elle contracte dans le présent des moments successifs.
-  Tantôt elle décrit une nappe de souvenirs comme aptes ou comme inaptes à s’actualiser dans le présent.

En ce sens, je dirai que la profondeur de champ est constitutive d’une forme très particulière d’image-temps, à savoir,
-  l’image-mémoire sous ses deux formes : contraction et nappe,
-  ou l’image-souvenir sous ses deux formes : contraction et nappe, étant entendu que des souvenirs peuvent être inconscients. Et je ne vois pas bien à quoi elle servirait d’autre, la profondeur de champ. Et pourtant on sait, on sent bien qu’elle doit servir à tout à fait autre chose, aussi. Mais en tout cas c’est déjà dire que, la structure du temps chez Orson Welles, ça ne serait qu’un début parce qu’il nous faudrait très, très longtemps - mais comme début on a au moins acquis ça - me paraît avoir comme deux pôles : c’est une structure bipolaire : contraction, nappe. Contraction de moments, nappe de souvenirs. Encore une fois vous pouvez concevoir de très grands cinéastes du temps chez qui vous ne retrouviez absolument pas cette structure. Bon.

Or précisément - j’ai l’air de sauter tout le temps d’un point à un autre mais.. je ne peux pas faire autrement. Or précisément figurez vous que Bergson, dans le second chapitre de "Matière et Mémoire" - puisque au tout début nous avions commenté complètement le premier - Bergson dans le second chapitre de "Matière et Mémoire", lance un thème qui est celui-ci : le passé se survit de deux façons. Le passé se survit d’une part dans des mécanismes moteurs qui le prolongent - et ça c’est la mémoire-contraction - et d’autre part dans des images-souvenirs qu’il actualise - qui l’actualisent - et ça c’est la mémoire-nappe. Si bien que, nous dit Bergson, par voie de conséquence directe, s’il y a ces deux subsistances du passé dans des mécanismes moteurs qui le prolongent et dans des images-souvenirs qui l’actualisent, conséquence immédiate : il y aura deux manières de reconnaître quelque chose ou quelqu’un. Il y a deux modes de reconnaissance.

C’est ça qui faut voir. Le premier mode de reconnaissance - vous allez voir en quoi, à quel point ça enchaîne avec ce que nous disions précédemment - le premier mode de reconnaissance, Bergson l’appellera « spontané » ou « sensorimoteur ». Reconnaissance spontanée ou sensorimotrice. Bien. Alors j’essaie de dire très vite - là il faut que vous vous rappeliez un tout petit peu ce qu’on avait fait au début, vous vous rappelez peut-être - qu’est-ce qui distinguait le vivant des choses, selon Bergson ? quand on traitait tout, les vivants, les choses, les hommes, tout était image nous expliquait-il, il n’y a que des images.

-  Mais qu’est-ce qui distinguait les images qu’on appelait vivantes des images qu’on appelait inanimées ? C’est tout simple, c’est qu’une chose elle subit une action elle a une réaction, une feuille d’arbre et le vent par exemple. Et c’est immédiat. Tandis que les animaux à partir d’un certain stade et puis nous les hommes, nous surtout on a un cerveau. Et qu’est-ce que ça veut dire un cerveau ? Ca veut dire uniquement un écart. En un sens c’est du vide un cerveau - tel que le définissait Bergson. C’est rudement bien comme définition. Un cerveau c’est du vide. Ca veut dire uniquement que, au lieu que la réaction s’enchaîne immédiatement à l’action, il y a un écart entre l’action subie et la réaction exécutée. Vous vous rappelez ? Ca ne s’enchaîne pas. Et c’est pour ça que la réaction peut être nouvelle, et imprévisible. Le cerveau désigne uniquement un écart de temps. Un écart temporel entre l’action subie et la réaction exécutée. Merveilleuse définition du cerveau. Bon.

- Alors, qu’est-ce que c’est reconnaître ? Je subis une action. Ca veut dire, je reçois une excitation. Ou j’ai une perception. Puis je réagis, ça veux dire, j’agis en fonction de ma perception.

Et un certain écart se fait entre ma perception et mon action. C’est en ce sens que ma réaction est ou peut être dite « intelligente ». Cet écart peut être très petit. Mais il y aura quand même écart. Ca n’empêche pas que plus je prends une habitude, plus l‘écart est petit. Si j’ai vu quelqu’un une fois il y a un an, et que je le croise dans la rue, avant de lui dire, bonjour comment ça va, il me faut comme on dit, le temps de le remettre. Puis parfois je me trompe - je dis :ah bonjour..euh..bien. Voyez. Plus on prend une habitude plus l’écart est petit. C’est-à-dire que mon action s’enchaîne comme immédiatement à ma perception. Oui. Pourquoi ? Normalement l’écart cérébral ça sert à quoi alors ? Jusqu’à maintenant Bergson nous l’a définit en termes uniquement négatifs,
-  le cerveau encore une fois c’est du vide. C’est le vide entre, c’est l’intervalle entre l’excitation et la réaction. Mais comme il nous dit, ça n’est du vide que du point de vue de l’image-mouvement. Et en effet, jusque là on en était resté à l’image-mouvement. Ca n’est du vide que du point de vue du mouvement. C’est une absence de mouvement ou bien, une molécularisation du mouvement, en passant par le cerveau - le mouvement reçu - l’excitation reçue se divise en une infinité de micro-mouvements. Bon.

C’est donc seulement du point de vue du mouvement qu’on pouvait dire, le cerveau c’est un écart. Car d’un autre point de vue s’il y a un autre point de vue, on se dira, qu’est-ce que c’est, ce qui profite de l’écart pour venir le remplir ? Qu’est-ce qui vient s’introduire dans cet écart ? Réponse de Bergson : ce qui vient s’introduire dans cet écart, c’est le souvenir. Le souvenir, c’est-à-dire l’autre type d’image. Bon.

Dans une reconnaissance, dans un acte de reconnaissance sensorimotrice, qu’est-ce qui se passe ? Prenons un cas : la vache reconnaît de l’herbe. Elle s’y trompe pas, on la lâche dans le pré, elle reconnaît l’herbe. C’est le cas, c’est un exemple courant de reconnaissance sensorimotrice. Ca veut dire quoi ? Que la simple perception de ce vert et de cette forme déclenche en elle l’activité motrice de brouter. D’accord. D’accord. Supposez quand même, si petit qu’il soit, et si maline que soit la vache, si prête à brouter qu’elle soit, il faut un petit, un petit, un tout petit apprentissage ; le tout petit veau qui vient d’être sevré il peut rater une touffe hein. Il passe à côté. Bon. Donc je dirai que la reconnaissance sensorimotrice consiste en ceci, que, en fonction d’une excitation donnée, l’animal montre des réactions de plus en plus rapides et de mieux en mieux adaptées. C’est-à-dire, la perception se prolonge de mieux en mieux en action. Vous avez une reconnaissance sensorimotrice. Bon.

Mais comment ça se fait qu’il puisse y avoir un apprentissage ? C’est-à-dire que l’action puisse se perfectionner, puisse être de mieux en mieux adaptée ? Et former une riposte de plus en plus rapide ? C’est évidemment parce qu’il y a un poids du passé, il y a apprentissage. Bon. Est-ce que c’est des souvenirs ? Non. On ne peut pas dire - ou du moins on n’a pas de raison de dire, on le dirait volontiers s’il y avait nécessité, mais est-ce qu’il y a nécessité de dire que le veau se souvient ? Est-ce qu’il se souvient de l’herbe qu’il a mangée hier ? Remarquez moi c’est différent, chez nous c’est différent, parce que quand je récite un poème par cœur, je le récite par cœur mais je peux aussi me souvenir de telle fois où je l’ai répété. Puisqu’il n’y a pas de raison de penser que le veau se rappelle telle fois où il a mangé de l’herbe plutôt qu’une autre. En d’autres termes, qu’est-ce qui rend son action de plus en plus rapide et de mieux en mieux adaptée ? » [interruption de la bande]

« Mécanismes moteurs, mécanismes moteurs qui sont les mêmes que ceux que sollicite la perception actuelle du brin d’herbe. Si je pouvais faire un schéma au tableau vous voyez ce que ça donnerait, j’aurais un segment perception ; un écart - l’écart cérébral - ; un segment action ; s’introduisant dans l’écart, le souvenir - mais le souvenir n’intervient ici que sous sa forme la plus contractée. C’est-à-dire, il est tellement contracté qu’il se prolonge naturellement en mécanisme moteur. Et par là même, va être assuré le renforcement du mécanisme moteur qui sous le poids du passé et de l’apprentissage va devenir de plus en plus - vous me suivez ? - de plus en plus efficace, de plus en plus adapté. Je dirai que ça c’est de la reconnaissance sensorimotrice.

- Premier problème, que l’on garde de côté, qu’est-ce qui se passe s’il y a un trouble de cette reconnaissance là ? Faut tout prévoir. S’il y a un trouble de cette reconnaissance là, qu’est-ce que ce sera, en quoi consistera le trouble ? Qu’est-ce que ce sera la pathologie de cette reconnaissance là ? La pathologie de cette reconnaissance là c’est si les centres moteurs sont atteints. Si les centres moteurs sont atteints, qu’est-ce qui va se passer ? Il ne va plus pouvoir reconnaître. Non il ne pourra plus reconnaître, le type, il ne pourra plus reconnaître. Ah il ne pourra plus reconnaître, mais quoi ? Il aura perdu les souvenirs ? Non, il n’aura pas perdu les souvenirs... Ah tiens il n’aura pas perdu les souvenirs ! Comment ça il aura des souvenirs et il ne pourra pas s’en servir ? C’est ça. Il aura des souvenirs et il ne pourra pas s’en servir, ça veut dire quoi ? Il aura des souvenirs intacts même, et il ne pourra pas s’en servir ; c’est-à-dire, l’atteinte des centres moteurs l’empêchera de faire la contraction, de prolonger les souvenirs en mouvements moteurs identiques à ceux que la perception appelle. Ca se complique.

Essayons d’imaginer un tel cas abominable. Quelqu’un connaît la ville - si ça ne vous rappelle rien pour le cinéma.. ah c’est à vous de trouver. Quelqu’un connaît la ville. Là je parle d’un cas, d’un cas pathologique. Quelqu’un connaît tellement bien la ville que sur la carte il peut vous raconter toute la carte. Et après telle rue il y a telle rue, et la rue.. euh il l’a connaît à fond sa ville. Et telle rue fait un coude, etc, etc. Bon. Il possède intégralement la carte de sa ville. Seulement voilà, il suffit qu’il sorte, il ne se reconnaît pas. Il ne se reconnaît pas. Ce sont des cas célèbres qui ont enchantés la psychiatrie du dix-neuvième siècle. Et bon c’est... ou bien, un crayon, vous parlez à quelqu’un d’un crayon, il sait très bien ce que c’est, vous lui dites qu’est-ce que c’est un crayon ? Il dit : alors c’est long, c’est pointu - on jurerait du Robbe-Grillet. C’est en effet dans des déclarations d’aphasiques que vous trouverez des descriptions tout à fait "nouveau roman". C’est long, c’est pointu, il y a une mine au bout et ça sert à écrire. Et il vous dira tout ça très bien. Alors on lui passe un crayon, et on lui dit, tu m’écris quelque chose. Il sait plus. Il sait plus. Bon, en quoi ça nous intéresse ce trouble fondamental ? C’est un trouble de la reconnaissance sensorimotrice. C’est un trouble typiquement sensorimoteur. C’est un trouble de la reconnaissance spontanée. Il a gardé la mémoire et la compréhension de la ville dans tous ses détails. Et il ne sait plus se diriger dans la ville. Bien.

Voyez c’est pas étonnant, si vous avez compris là, ce petit schéma, c’est tout simple. La reconnaissance sensorimotrice n’implique aucune intervention des souvenirs par eux-mêmes. Elle n’implique aucune intervention des souvenirs en tant que tels, on est bien d’accord. Elle se fait uniquement par excitation, action. La reconnaissance consiste en ce que l’action est de mieux en mieux adaptée à l’excitation. Mais alors comment est-ce que l’action peut se perfectionner ainsi ? Parce que les souvenirs n’interviennent pas en tant que tels, on est d’accord. Ils n’en sont pas moins là. Ils sont là. Et ils se contractent, ils se contractent de telle manière qu’ils se prolongent directement dans les mouvements moteurs, ces mouvements moteurs là même que la perception présente sollicite. Supposez donc :

-  je dirai c’est une reconnaissance qui ne se fait pas par souvenir, pourtant les souvenirs sont là, c’est une reconnaissance qui se fait par contraction du passé dans le présent. C’est une reconnaissance-contraction, et non pas une reconnaissance-nappe. Si les troubles moteurs qui assurent la contraction sont atteints, les souvenirs sont là, mais justement ils ne se prolongent plus en mécanisme moteur. Dès lors qu’ils ne se prolongent plus dans les mécanismes moteurs que la perception présente appelle, dès lors, vous ne reconnaissez plus, vous ne reconnaissez plus votre ville dont vous avez pourtant le souvenir le plus parfait.

Mais il y a un tel choix de troubles que.. on va voir qu’il y a de tout autres troubles si celui là ne vous va pas. C’est clair ou pas ? Enfin il faut que ce le soit, on n’a plus le temps de rien, si on n’avait pas perdu tant de temps ce matin... Bon alors vous voyez.. est-ce qu’il vous faut un petit repos ? Bon, je dis là on en est en plein dans... images-contractions, la contraction se fait plus. Voyez donc que, Bergson peut nous dire, dans son schéma de la reconnaissance, cette reconnaissance sensorimotrice c’est tout à fait curieux, encore une fois, elle se fait indépendamment du souvenir, et pourtant le passé est là.

-  Mais le passé n’est pas là sous la forme du souvenir, il est là sous la forme d’un passé tellement contracté qu’il se prolonge en mécanisme moteur. Et si le souvenir intervient c’est uniquement en tant qu’il est pris dans la contraction. Mais il n’est pas actualisé en tant que souvenir, puisque bien plus, vous avez la contre épreuve : le malade dont je parle, il actualise complètement son souvenir de la ville, il évoque parfaitement le souvenir, il a donc un souvenir actuel, un souvenir actualisé. Ca ne lui sert à rien. Parce qu’il ne peut pas faire la contraction. Bon. Il lui manque cet aspect fondamental du temps : la contraction des moments. Je dirai que - alors là pour parler comme Shakespeare, parce qu’il y a une phrase que j’aime tellement dans Shakespeare, c’est : « le temps sort de ses gonds ». La contraction et la nappe sont les deux gonds du temps, c’est-à-dire ce autour de quoi il tourne. Si la contraction ne se fait plus il est au moins sorti de l’un de ses premiers gonds.

Passons à l’autre gond. Vous suivez ou vous suivez pas du tout ? Parce que ma question elle est que... j’ai l’impression que je suis pas assez en forme pour être très clair là aujourd’hui, mais... parce que si vous ne suivez pas c’est embêtant. Mais enfin ce n’est qu’un mauvais moment à passer, parce que c’est pas absolument nécessaire pour la suite. Et pourtant si.. enfin.. Bon, deuxième reconnaissance. Ecoutez, il est midi vingt-cinq, on prend cinq minutes de repos mais je vous en supplie, soyez gentils, vous ne partez pas, vous restez sous mon œil. Parce que je vous connais sinon vous allez faire regrincer les portes. On.. juste là on dort, on dort cinq minutes. Non trois minutes. C’est comme une course parce que si j’arrive pas à la fin de quelque chose là ce sera impossible à reprendre. Vous ne voudrez pas d’abord, vous n’en pourrez plus... et puis voilà, voilà, voilà, ils sont sortis, ils sont sortis ! Et pourquoi ? Pour boire, pour manger....

Là-dessus, il nous dit, tout autre sorte de reconnaissance. Vous avez une reconnaissance attentive. C’est du type quoi ? Vous comprenez j’ai une reconnaissance sensorimotrice, lorsque, il y a mon crayon sur la table par exemple, et puis je le prends, et je me mets à écrire. Il a bien fallu.. j’ai pas pris une fourchette ! Ah ah ah. Je ris parce que vous ne semblez pas voir que c’était une intention très très amusante. J’ai pris mon crayon, il y a eu une reconnaissance sensorimotrice, ça ne s’est pas fait par souvenir. Les souvenirs étaient bien là, mais mes souvenirs de crayon étaient tellement contractés que ils se prolongeaient naturellement dans l’acte moteur : écrire, lequel était sollicité par la situation présente. Donc tout va bien. Là-dessus je me dis, oh là là où est mon crayon, où est mon crayon ? D’abord, j’espère que... vous faites cette expérience constamment, si vous vous rappelez pas bien ce que vous cherchez, vous risquez pas de le trouver, tout le temps ça ça nous arrive tout le temps, je cherche mon crayon et puis je me dis, mais qu’est-ce que je suis en train de chercher ? Bah oui il faut que je me rappelle que je cherche mon crayon. Ou bien vous rencontrez quelqu’un dans la rue, courant, vous vous dites, celui là je l’ai vu quelque part, alors où je l’ai vu ? C’est un tout autre type de reconnaissance, quand vous arrivez à le reconnaître ou à trouver votre crayon. Là c’est pas du sensorimoteur, jamais on a vu une vache chercher un crayon dans un pré. Il y a autre chose je veux dire. Autre chose. Bon.

C’est une reconnaissance que Bergson appellera, en prenant le mot le plus simple, « reconnaissance attentive ». Mais ce qui est intéressant, c’est quoi ? C’est en quoi elle consiste. La reconnaissance sensorimotrice, elle consistait en ceci que ma perception présente se prolongeait en action, laquelle action était d’autant plus parfaite que mon passé se contractait mieux. Cette nouvelle reconnaissance elle est complètement différente. Ce n’est plus : ma perception se prolonge en action ; mais ... mais.. [la porte grince]
-  c’est vrai j’oubliais, c’est l’heure où il y en a qui partent, ça va recommencer comme ça... le problème c’est les nerfs, voilà c’est ça, c’est les nerfs. Alors vous comprenez là cette reconnaissance attentive c’est plus du tout votre perception qui se prolonge en action... [la porte grince]. Oh, oh, oooh, ohh, voyez juste que ça finit comme ça commence, c’est-à-dire catastrophe tout ça, catastrophe. Alors... vous faites tout à fait autre chose. Vous allez, par exemple, vous regardez, vous regardez, vous avez croisé quelqu’un, vous vous dites, mais qui c’est ? Vous regardez, et au lieu d’une perception qui se prolonge en action, votre action, votre action est très curieuse, c’est une action sur place qui consiste à revenir sur l’objet. Vous revenez sur l’objet, vous faites retour à l’objet. Même si c’est un objet qui n’est pas là : vous faites retour à l’image de l’objet que vous cherchez. Faites retour - c’est-à-dire, vous formez un petit circuit, un circuit sur place, un circuit minimum.

Ce retour sur l’objet, Bergson va le décrire comment ? Il va le définir comment ? Il va dire, vous repassez sur les contours. Vous repassez sur les contours, c’est-à-dire, vous appliquez sur l’objet une description de l’objet. Description. Vous appliquez sur les contours de l’objet une description de l’objet. Qu’est-ce que veut dire « décrire » là ? Au sens le plus général : souligner au moins certains traits. Pas forcément tous. Par exemple il y a quelque chose qui vous a frappé chez le type que vous croisiez, quelque chose dans la nuque. Vous repassez en esprit sur cette nuque. Voyez vous formez un circuit, constitué par votre perception présente et votre description présente. Les contours de la chose, et l’acte de repasser par les contours. Circuit minimum. Ca c’est - vous avez rien trouvé encore - c’est l’appel à quoi ? Là-dessus vous allez, comme dit Bergson, faire un saut, S, A, U, T, un bond. Un bond sur place dans quoi ? Vous avez de bizarres pressentiments. A tel niveau de votre passé. A tel niveau de votre passé.

Pardon je prends un exemple pour moi, pour que tout ça soit lumineux. Je rencontre quelqu’un dans la rue, que j’ai l’impression.. de toute manière il y a longtemps que je ne l’ai pas vu. Et j’essaie, mais à toute vitesse, à toute vitesse, à toute vitesse cérébrale, enfin dans mon cas très lentement, mais il y en a très très... Et vous essayez des sauts successifs, et tout à fait hétérogènes. C’est pas un seul saut et vous pouvez arrêtez. Chacun a sa destination, si vous avez raté il faut recommencer le saut. Vous vous dites, alors moi dans mon cas je me dis : tiens, première chose, ça c’est pas un type de Paris, je ne l’ai pas connu à Paris celui là. Non. Vague impression. C’est pas à Paris que je l’ai connu, non, non ? Je sais pas pourquoi je me dis ça. C’est parce que j’ai passé sur les contours, j’ai bien repassé sur les contours, bon, ça colle pas - avec quoi ? Avec d’autres contours. Les contours qui sont dans ma mémoire.. de quoi ? De choses de Paris, de choses, d’articles parisiens, non ? Comme si les lignes... Non. Alors je me dis, tiens, je me rappelle, j’ai été prof à Lyon. Est-ce que ce serait un étudiant de Lyon ? Alors je me dis d’après son âge, puis d’après sa tête.. oh tiens il a bien une tête de Lyonnais. C’est-y pas à Lyon que je l’ai connu, ce type ? Je fais un saut à quoi ? Je fais un saut à, et au niveau d’une nappe de souvenirs, ma nappe de souvenirs Lyon. Et plof, je retombe, quelque chose m’a dit, non. Ca colle pas. J’ai l’impression que ça colle pas. Oh je me dis alors quoi ? non, ça doit pas être Lyon. Je reviens à mon présent, je repasse encore - s’il n’est pas parti, sinon je repasse sur mon image que j’ai gardée - oh mais alors c’était peut être à Paris mais dans ma petite enfance. On aurait été copain de classe alors ? Je me dis... Vous comprenez, je risque d’avoir une réponse... c’est comme un ordinateur, tel programme, je lance tel programme, programme lycée, ou petite classe. Alors ça risque de répondre « non », ou ça risque de répondre « oui », et si ça répond oui, mais alors en quelle classe ? c’était en onzième ? Bon... tout ça. Voyez, je m’installe, je fais des sauts qui vont me porter... tel niveau de souvenirs, tel autre niveau de souvenirs, tel autre niveau de souvenirs. Si j’atteins au bon niveau, avant de savoir qui c’est, j’ai le sentiment que c’est bien là que ça se passe. C’est très curieux là ces espèces d’expériences de.. « ah c’est bien ça », avant de savoir ce que c’est. Je me dis en effet, c’est un lyonnais, mais oui c’est sûr, ça peut être qu’un lyonnais ! Alors en effet si j’ai repassé par exemple.. là-dessus, habile, habile comme je peux être, je lui dis « quelle heure est-il ? », il me répond avec un accent qui ne trompe pas. Je suis bien sur mon bon niveau, je suis à la bonne nappe de souvenirs. Ca va. Là-dessus, je peux être sûr de moi, je lui dis, n’est-ce pas à Lyon que nous nous sommes rencontrés ? Mais j’ai déjà fait tout le boulot.

Vous comprenez ? Là qu’est-ce que c’est la figure de la reconnaissance ? Je suis parti du.. je dirai du circuit le plus contracté. Mais vous voyez, c’est plus du tout la contraction de tout à l’heure. Ce que j’appelle maintenant le circuit le plus contracté ou le circuit minimum, c’est ce circuit par lequel je partais des contours, des lignes, et repassais sur les contours. Je repassais et ne cessais pas de repasser sur les contours, je formais mon circuit minimum de base. A partir de là je sautais - plus besoin de parler de « nappe », qui est un mot un peu troublant - je sautais dans des circuits de plus en plus profonds, dans des circuits étagés, et à chaque circuit il y avait toute une région de mon passé. Jusqu’à ce que je tombe sur le bon circuit. Alors à ce moment là qu’est-ce qui se passait ? Les souvenirs de ce circuit, qu’est-ce qu’ils faisaient ? Bien vous voyez, ils ne se contractaient plus, ils s’actualisaient, de telle manière que je m’approprie le souvenir utile. Et qu’est-ce que c’est dans ce cas le souvenir utile ? Ca n’est plus du tout un souvenir contracté avec d’autres souvenirs, c’est un souvenir dont les lignes coïncident avec les lignes de la chose que je percevais. La figure, si je fais cette fois une figure de cette seconde forme de la reconnaissance, je ferais un tout petit rond, qui serait comme le point commun de cercles de plus en plus larges. Vous voyez, je vais pas le faire, faudrait le faire au tableau ; je fais un point, qui est le point commun de plusieurs cercles intérieurs les uns aux autres, de plus en plus larges, vous me suivez ? Tout facile. Ca c’est le schéma de la reconnaissance attentive. Donc je peux dire maintenant pour plus de commodité, je retrouve mes deux structures de temps, mes deux structures temporelles : la contraction, la mémoire contraction ; et la mémoire que je dirai, maintenant je n’ai plus besoin de « nappe », la mémoire circuit.

Une pluralité, je vais chercher le souvenir dont j’ai besoin dans le circuit du passé qui est capable de me le fournir. Si j’échoue et bien j’échoue, j’ai pas trouvé le souvenir, le souvenir reste inconscient comme on dit. Si je rate mon saut - surtout que ces circuits, vous comprenez ils ne préexistent pas tout faits, je me suis donné la partie belle en me donnant un circuit « Lyon », un circuit « petite enfance », chacun de nous peut faire ça, mais en fait ces circuits c’est des circuits électriques, qui se créent sur le moment et en fonction des situations, et qui ne sont pas toujours les mêmes pour un même individu, qui varient énormément. Par exemple je peux avoir un circuit et je peux faire un circuit « amour ». Ca c’est particulièrement émouvant, je croise quelqu’un et je me dis : est-ce quelqu’un que j’ai aimé ? ou détesté, je peux faire un circuit « haine ». Ah celui-là.. Aujourd’hui ca me convient mieux, c’est plus adapté à mon cas vous voyez.. bon je le croise, alors c’est terrible, ça c’est terrible après tout il n’y a pas de quoi rire, croiser quelqu’un qu’on a pu aimer et qu’on reconnait mal, il n’y a pas... oh que mon exemple est triste. Est-ce que ça peut arriver une chose comme ça ? Non ça ne peut pas arriver.

Alors vous voyez.. Hélas ça arrive. Et bien voilà.. bon, j’ai mes deux schémas. Mais j’avais dit, trouble, trouble. Trouble. J’avais dit quel était le trouble du premier schéma. En fait j’ai pas deux figures du temps, j’en ai quatre. Car je reviens à mon premier trouble, trouble de la reconnaissance sensorimotrice. C’était un drôle de truc ce trouble. Les souvenirs étaient là. Je dirais, tous les circuits étaient intacts. Notamment, par exemple, dans mon exemple, le circuit de la ville était là. Seulement les souvenirs ne se contractaient plus dans le présent sensorimoteur. J’étais donc dans la situation suivante, si j’essaie de décrire le trouble : j’étais dans un présent que je ne reconnaissais pas ; j’étais à la fois dansunprésent que je ne reconnaissais pas, et dans un passé que je reconnaissais mais dont je ne pouvais plus me servir. Le passé était conservé, mais il se tenait dans une espèce d’affrontement, ne pouvant plus se contracter, il se tenait dans un espèce de face à face terrifiant avec un présent que je ne reconnaissais plus. Vous voyez ? La reconnaissance attentive elle, elle va avoir un trouble fondamental aussi. Si vous m’avez suivi, supposez que mes cercles - voyez il faut que vous compreniez là cette figure encore une fois - je pars de mon petit circuit, circuit présent qui est comme un point. Et à partir de ce point je trace des cercles de plus en plus grands, intérieurs les uns aux autres, qui ont ce point commun sur leur périphérie. Je peux dire que tous les cercles se fondent uniquement au niveau de ce point. Sinon ils ont des centres, ils ont des rayons, des diamètres variables, différents. Vous ne le voyez pas mon dessin ? [Il prend un papier] Un papier, un papier, vous allez voir, vous allez voir....hélas ! Oh je fais des cercles très émouvants. Voilà. Ils sont jolis hein ? Tout le monde à compris, bon.

Alors.. qu’est-ce qui peut se passer ? Trouble de la reconnaissance attentive. Qu’est-ce qui se passe ? Je dirai cette fois c’est, d’une certaine manière, les souvenirs qui ne s’actualisent plus. Dans le cas précédent, le souvenir était parfaitement actualisé. Les souvenirs ne s’actualisent plus, mais ça veut dire quoi ? Ca veut dire que je vais bien avoir mes circuits virtuels, j’ai tous mes circuits virtuels - d’une certaine manière j’en ai pas la possession, mais ils sont là. J’ai tous mes circuits virtuels, mais ils ne coïncident plus, ils ne coïncident plus dans le point commun de leur périphérie. Si bien que chacun de ces circuits aura comme un présent à sa périphérie, aura un présent qui sera le même que celui des autres, c’est-à-dire le présent de maintenant, mais ce ne sera pas le même présent. Ce présent n’aura pas du tout le même contenu. Terrible maladie, la quelle est pire ? Laquelle est pire ? Cette fois ci je ne me trouverai plus dans une espèce d’alternative ; dans le premier cas j’étais dans une alternative, à la lettre que je dirai une alternative indécidable. Dans l’autre cas, je me trouve dans une confusion indiscernable. Mes circuits virtuels du passé, je ne peux plus distinguer, les distinguer les uns des autres. Je ne peux plus distinguer les différents niveaux de mon passé, pas plus que je ne peux distinguer les niveaux de mon passé de mon présent actuel. En d’autres termes, chacun des circuits a un présent actuel qui ne coïncide pas avec le présent actuel de l’autre. Et je suis contraint à ce moment là de vivre à la fois tous ces présents actuels.

Bon, écoutez on n’en peut plus, je résume. Mais ça aurait dû faire toute une séance tout ça alors bon faut pas s’en faire. Je prends un exemple, parce qu’en fait mon objet c’était d’en arriver là pour la prochaine fois, être... repartir sur des choses plus saines, plus claires.. Je dis, comprenez il n’y a plus de problème pour nous. Prenons un exemple.

-  Je disais, les deux premières structures de temps que je vois se dégager clairement c’est, avec la profondeur de champ, le temps-contraction, et le temps-nappe ou circuit. Et ça me semblait très bien correspondre à.. enfin au début, à une introduction, si vous voulez, à ce qui aurait pu être une introduction au temps chez Welles. Là. Prenez mon premier trouble. Mon premier trouble de reconnaissance. Un trouble entendons nous, un trouble peut nous révéler quelque chose sur le temps qui n’est pas lui-même un trouble. Ce qui m’intéresse c’est pas du tout que ce soit un trouble ou pas, ce qui m’intéresse c’est, est-ce que c’est une autre structure du temps ou pas ? Dans le premier cas de trouble, trouble de la reconnaissance sensorimotrice, je me trouve dans une drôle de situation, puisque restent en confrontation radicale, encore une fois un présent dans lequel je ne m’oriente plus et je ne me reconnais plus, et un souvenir dont je ne me sers plus. Je dirai, je suis dans la situation d’une rencontre et d’un tête à tête insupportable entre un présent qui n’est plus que optique, et un souvenir qui n’a plus rien de psychologique.

A mon avis, je le dis très vite, ça ce serait également une introduction - et j’insiste sur introduction - une introduction possible à l’étude du temps chez Resnais. Et c’est pour le même lieu et les mêmes personnes la structure de "L’année dernière à Marienbad" - la structure de base, évidemment ça se complique beaucoup. Et, c’est, alors par un raffinement très très curieux, c’est aussi la structure de base, mais en fonction de deux lieux différents, qui se tiennent dans cet affrontement, Hiroshima, Angers, avec des personnes différentes cette fois-ci, mais la même structure temporelle est appliquée là, et je crois que précisément, parce que les lieux sont différents dans ce cas, dans "Hiroshima mon amour", le procédé temporel, la structure temporelle gagne en richesse, gagne une espèce de richesse fantastique. Bon, si vous m’accordiez ça - et encore ce n’est que de très timides introductions - cherchons l’autre trouble.

- Voyez l’autre trouble c’est que mon présent actuel s’est à la lettre multiplié, volatilisé, en autant de présents différents et simultanés qu’il y a de circuits virtuels de la mémoire, qu’il y a de circuits virtuels du passé. Je prends un exemple.
-  A un niveau du passé, l’enlèvement n’avait pas eu lieu.
-  A un niveau du passé, l’enlèvement a eu lieu.
-  A un autre niveau du passé, c’est l’évènement qui était en train d’avoir lieu.

Prenez ces trois circuits. Considérez que ils ne se fondent plus par rapport, qu’ils ne se confondent plus en un point qui serait un présent "actuel". Chaque circuit vaut pour lui-même virtuellement avec son présent. Et les trois présents ;
-  le présent par rapport auquel l’évènement, l’enlèvement a eu lieu,
-  le présent par rapport auquel l’enlèvement n’a pas encore eu lieu,
-  le présent de l’enlèvement lui-même, vont former une espèce de ligne brisée où je ne pourrai plus distinguer ni ce qui est passé, ni ce qui est présent, ni ce qui est futur. J’aurai constitué un bloc indiscernable.
-  Dans un cas j’étais dans une alternative indécidable, Angers, Hiroshima ; Hiroshima, Angers.
-  Dans l’autre cas je suis dans un bloc indécidable - non, indiscernable pardon, dans un bloc indiscernable. L’enlèvement a-t-il eu lieu, est-ce qu’il va avoir lieu, est-ce qu’il est en train d’avoir lieu ? Est-ce que bien plus, tout ce que je suis en train de faire pour qu’il n’ait pas lieu, est-ce que c’est pas ça qui fait qu’il a lieu ? Ceux qui connaissent ont reconnu là dans mon exemple de l’enlèvement un film typique de Robbe-Grillet, celui qui s’appelait "Le jeu avec le feu".

Mais je dis pour terminer, la merveille, c’est que, entre Robbe-Grillet et Resnais, quand ils ont travaillé ensemble, pourquoi est-ce que Robbe-Grillet qui est moins gentil, je trouve, que Resnais - Resnais il a toujours donné, chaque fois qu’il a travaillé avec quelqu’un il a donné au quelqu’un le maximum - Robbe-Grillet à propos de Marienbad il dit tout le temps, mon film, mon film, il hésite pas à dire que Resnais a pas compris, mais je crois que lui il n’a pas compris quelque chose, c’est qu’en effet Resnais lui a compris tout a fait autre chose. Et que ce qu’a compris Resnais n’était pas moins intéressant que ce qu’a compris Robbe-Grillet. Car, ce qu’il y a de très curieux dans un film aussi bizarre que "L’année dernière à Marienbad", c’est que, Robbe-Grillet y voit une structure temporelle qui n’est pas du tout la même que celle que Robbe-Grillet y voit -euh, que Resnais y voit. C’est pour ça, on dit très souvent que Resnais, lui, considère que, il y a eu une année dernière à Marienbad. Tandis que Robbe-Grillet dans des textes célèbres explique qu’il faut être idiot pour croire qu’il y a eu une année dernière à Marienbad, il n’y a pas eu d’année dernière à Marienbad. Enfin je ne suis pas sûr que l’idiot ce soit Resnais. Je veux dire, aucun des deux n’est idiot. Mais ça va de soi que Resnais ne dit pas du tout une bêtise, quand il dit moi, je préfère croire qu’il y a eu une année dernière à Marienbad. Parce que la conception du temps dans ce film tel qu’on peut le rapporter à Resnais, implique la confrontation entre un présent qui n’est plus reconnu, et un passé qui ne sert plus. Donc il faut à tout prix qu’il y ait eu, sinon la structure temporelle s’écroule. Et c’est pas du tout parce que Resnais est plus, est moins philosophe que Robbe-Grillet, au contraire, le schéma temporel de Resnais me paraît bien plus complexe comme schéma - puisque là je n’en dis que ce qui me paraît le tout début - bien plus complexe. Tandis que dans le cas Robbe-Grillet en effet, il ne peut pas y avoir eu d’année dernière à Marienbad. Pour la simple raison que lui, il prend l’autre structure temporelle. A savoir, une structure de blocs indiscernables, où les circuits coexistent, chacun ayant son présent, sans que je puisse distinguer entre les présents. Dès lors il ne peut pas y avoir eu, puisqu’en effet, c’est du présent, c’est du passé, c’est du futur, la question a perdu tout sens. Ce qui compte c’est juste la coexistence de tous ces circuits chacun avec un présent. Un présent où c’est déjà fait, un présent où c’est pas encore fait, un présent où c’est en train de se faire.

Redoublons les difficultés. Parce que il ne suffit pas d’opposer Resnais et Robbe-Grillet, encore une fois, admirez quelle œuvre... c’est quand même un très grand film ce truc. Et ils l’ont fait à force de ne pas se comprendre. Et ca ne suffit pas de ne pas se comprendre pour réussir quelque chose. Mais je dis qu’il y a une manière très spéciale de ne pas se comprendre, qui a ce moment là est sûrement formidable. Et je dis pour compliquer les choses, mais on pourrait dire les deux structures - la structure Resnais et la structure Robbe-Grillet - elles coexistent. Si vous privilégiez un petit peu le personnage de la femme, dans "L’année dernière à Marienbad", c’est évident que c’est Resnais qui a raison : il y a eu une année dernière à Marienbad. Il y a eu une année dernière à Marienbad ; en même temps la femme ne se reconnaît pas. Elle ne se reconnaît pas dans le présent et elle ne reconnaît pas l’homme. Oui c’est évident. Si vous privilégiez l’homme, c’est Robbe-Grillet qui a raison. Il n’y a pas eu d"année dernière à Marienbad". Alors je fais pas là une synthèse facile, pas du tout, c’est pas du tout une synthèse. Je dis, ce film est fondé sur deux structures temporelles extrêmement différentes, dont on peut, il me semble, dont on peut légitimement - enfin avec des raisons, avec certaines raisons - rapporter l’une à l’apport propre de Resnais, et l’autre à l’apport propre de Robbe-Grillet.

Or qu’est-ce que je suis en train de.. pour en terminer enfin.. ce que je viens d’essayer d’esquisser - ça aurait dû être le programme d’une autre année, à savoir le problème des images-temps au cinéma. Je pourrais ajouter certaines choses la prochaine fois, mais ce que j’en retiens, c’est que, vous voyez, je dirai si je résume ma conclusion pour la rattacher à l’ensemble,
-  ce que j’appelais les images optiques et sonores pures, sont des images qui impliquent ou qui miment un trouble de la reconnaissance, et qui dès lors, ces images optiques et sonores pures, peuvent - je ne dis pas que ce soit nécessaire, on verra qu’il y a d’autres cas - peuvent, il peut arriver que ces images optiques et sonores entrent en relation directe avec des structures temporelles complexes qui feront l’objet du cinéma, qui feront l’objet d’un film, comme elles peuvent faire l’objet d’une œuvre musicale, comme elles peuvent faire l’objet d’une œuvre littéraire. A cet égard, le cinéma n’est absolument pas condamné au procédé sans aucun intérêt du flash-back ou de la succession ou du retour etc, etc. Donc la prochaine fois on verra ces rapports. »

Comtesse : je peux faire une remarque ? à propos de ce que tu as dit "L’année dernière à Marienbad", C’est peut être finalement l’important ce n’est pas si l’évènement a eu lieu ou pas. Dans le film de Robbe grillet et de Resnais l’important c’est de sortir de l’espace labyrinthique du chateau qui est tenu par le maitre du jeu. Qu’importe si l’évènement a eu lieu ou pas !

Deleuze - « Toi Comtesse, je suis pas contre, tu dis autre chose, tu dis autre chose qui ne concerne plus le temps, je précise que moi je ne pense pas - en effet je suis comme toi

-  L’année dernière à Marienbad ce n’est pas un film sur le temps.

Deleuze - « ah d’accord, d’accord, alors...d’accord.. »

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