THEMES COURS
 ANTI-OEDIPE ET AUTRES RÉFLEXIONS - MAI/JUIN 1980 - DERNIERS COURS À VINCENNES (4 HEURES)
 SPINOZA - DÉC.1980/MARS.1981 - COURS 1 À 13 - (30 HEURES)
 LA PEINTURE ET LA QUESTION DES CONCEPTS - MARS À JUIN 1981 - COURS 14 À 21 - (18 HEURES)
 CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES)
 CINEMA : UNE CLASSIFICATION DES SIGNES ET DU TEMPS NOV.1982/JUIN.1983 - COURS 22 À 44 - (56 HEURES)
 CINEMA / VÉRITÉ ET TEMPS - LA PUISSANCE DU FAUX NOV.1983/JUIN.1984 - COURS 45 À 66 - (55 HEURES)
 CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES)
 - CINEMA / PENSÉE + COURS 90 À 92
 - FOUCAULT - LES FORMATIONS HISTORIQUES - OCTOBRE 1985 / DÉCEMBRE 1985 COURS 1 À 8
 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25

22- 02/11/82 - 1

image1
32 Mo MP3
 

Deleuze - Cinéma cours 22 du 02/11/83 - 1 transcription : Victor Manifacier

..qui ne concerne pas notre travail mais qui concerne essentiellement nous tous : tout le monde est au courant de l’affaire René Scherer : je trouve cela abominable parce que n’importe qui est à la merci de la délation d’un pauvre type. Cette affaire est d’ayant plus inquiètante que le bruit court - je ne dis pas que ce soit sûr - que le ministère pour des raisons qui sont les siennes et qui ne m’apparaissent pas pures - que le ministère suspende René Scherer. A mon avis dans l’état actuel de l’instruction - Scherer a tout fait raison de dire que toute cette histoire lui nuit beaucoup - en revanche dans l’état de l’instruction ça m’apparait evident que les choses vont tourner court, quelque soit le mal qui a été fait à Scherer. En revanche si le ministère pour des questions peu avouables, suspendait Scherer, là il y aurait un pas franchi, au moment même où l’instruction et l’inculpation. s’écroule. A ce moment là il faudrait vraiment que tous nous agissions, je ne sais pas trés bien comment, mais au maximum de ce que nous pouvons. Grève j’exclue - en tout cas pour mon compte - les grèves sont tellement vides de tout sens - le département de philosophie ferait grève - je ne vois absolument pas ce que cela peut signifier et qui cela peut géner sauf nous mêmes. En revanche circulent dejà des petitions appuyant Scherer cela me parait la moindre des choses quoique les petitions n’aillent pas trés loin. En revanche je crois que ces petitions portées au ministère avec exigence de rendez vous, auraient beaucoup plus d’importance si arrivait cette chose effarante, d’une suspension. Je crois qu’il faudrait qu’on s’y mette tous que d’abord tout le département, tous les étudiants signent, ensuite on voit si on l’étend à l’ensemble de paris8 et que à ce moment qu’il y ait des démarches trés, trés vives auprés du ministère. C’est une chose insupportable qui se passe qui est du même type.. C’est pas du tout - Je dirais pour employer les termes juste de gauche et droite - c’est pas du tout de la même manière que la gauche dénonce des scandales ou que la droite dénonce des scandales ou de pseudo scandales, il y a des opérations de la droite qui remontent déjà bien avant guerre, qui généralement consistent à deshonorer les gens ; c’est trés trés curieux çà, c’est des opérations que j’arrive pas à analyser... comment ils font des espèces d’encerclement où ils lancent un truc, sans aucune preuve puis ça marche, finalement ça marche. Il y a une opération là, trés curieuse. je dis ça parce que c’est une chose qui doit être présente à notre esprit tant que cette affaire ne sera pas reglée. Mais j’insiste sur l’importance dés maintenant, que l’on soit tous préts à faire vraiment un grand mouvement surtout s’il arrivait qu’il soit suspendu mais j’espère vivement que ceux qui au ministère souhaite une telle suspension ne l’emporteront pas. Voilà pour le premier point quelqu’un a des renseignements sur ce point ?

Voilà.
-  Second point : Ce que nous allons faire cette année et là mon sort en dépend étroitement je veux dire même quand à cette salle. Je vous dit trés franchement ce que je voudrais faire cette année. Si je résume tout : Je voudrais vraiment me répéter. Je voudrais refaire ce que j’ai déjà fait. Mais il faut que je m’explique là-dessus un petit peu. Je voudrais faire de la philosophie à la manière des vaches. De la rumination. Mais des exercices de rumination, ce n’est pas du yoga. La rumination je trouve que c’est ..Il n’y a qu’un auteur qui a su faire de la rumination, et il était grand parmi les grands, c’est Nietzsche. C’est pour ça que Nietzsche avait comme animal sacré, la vache. Il disait que les vaches étaient les vaches du ciel, or la rumination, pour lui ça consistait à lancer un aphorisme et à le lire deux fois. Moi ce n’est pas au niveau d’aphorisme, parce que ce n’est pas mon truc l’aphorisme, c’est au niveau de la nécessité de ruminer quelque chose. Pourquoi je dis ça ? C’est nécessaire pour ma clarté à moi.Je dis : Je veux complètement, mais vraiment me répéter, et reprendre en me répétant.

Il se trouve que l’année dernière, et c’est la moindre des choses, c’est pourquoi j’éprouve le besoin de me justifier auprès de vous, c’est la moindre des choses, que depuis tant d’années je change de sujet chaque année. Et c’est comme - même pas un point d’honneur, c’est la condition de tout professeur. Il change de sujet chaque année. Et quand on nous reproche d’avoir trop de vacances, si on veut changer de sujet ça exige beaucoup beaucoup de préparation. C’est ce que j’ai fait jusqu’à maintenant. Et l’année dernière je suis tombé sur un truc auquel moi je ne croyais pas. J’ai parlé beaucoup de cinéma, mais ce que j’avais dans la tête ce n’était pas le cinéma, pourtant j’en ai beaucoup parlé. Ce que j’avais dans la tête c’était une classification des signes, tous les signes du monde.

Et plus j’avançais, plus je me disais - vous supprimez tout ce qu’il y a d’orgueilleux dans ce que je dis, c’est pour aller plus vite - plus j’avançais dans cette classification de tous les signes et plus je me disais : je tiens quelque chose. Et plus j’avais l’impresson de tenir quelquechose. Et comme j’étais en même temps préoccupé par le cinéma que je découvrais, j’allais trop vite, je lâchais des trucs, je ne développais pas, il y avait des trucs que je laissais tomber.

Tout ça. Et finalement c’était ça qui m’intéressait, moi ! Alors que ceux qui étaient là, ce qui les intéressait c’était plutôt ce que j’essaie de dire sur le cinéma. A la fin de l’année dernière je me suis trouvé devant l’impression d’avoir frôlé quelque chose d’important pour moi, et de ne pas l’avoir, d’être un peu passé à côté. Et pourtant je me dis, toujours me parlant à moi-même, que si j’y arrive, à cette classification des signes, évidemment ça ne va pas changer le monde, mais moi ça va me changer parce que ça me fera tellement plaisir. C’est ça ce que je veux. Ce que je veux cette année c’est vraiment reprendre, et reprendre sur un rythme très différent des autres années. Quand je réfléchis à mon destin des autres années - là je fais une espèce de confession devant vous, vous me la pardonnez - Je me dis : qu’est-ce que je fais depuis dix ans ? Depuis dix ans je fais le clown ! je fais le clown et vous le savez bien, c’est pour ça que vous venez très très nombreux. Je ne dis pas que vous venez pour rigoler, non évidemment, si vous venez c’est que ça vous intéresse, mais c’est du spectacle. C’est du spectacle.

D’ailleurs il y a une preuve : je parle devant des magnétophones. Je parle devant la moitié d’humains, et devant la moitié de magnétophones, parfois ils se dédoublent : la moitié d’humains et la moitié de magnétophones, parfois il n’y a plus d’humains et un magnétophone. C’est du spectacle !

Alors en effet c’est bien, il y en a qui viennent voir la tête que j’ai, je regarde la tête qu’ils ont, tout ça. Et puis je parle sans arrêt, sans arrêt, mettons deux heures, deux heures et demi, et moi je suis crevé après, vous vous êtes complètement abrutis. C’est du niveau de Sylvie Vartan. Je ne dis pas que ce soit mal. Pour moi ça a été formidable toutes ces années, vraiment très très bien. J’étais content, vous étiez contents, en gros on était tous très contents, on trouvait des trucs, et moi j’ai toujours pensé qu’un cours ça impliquait une collaboration entre ceux qui écoutent et celui qui parle - et que cette collaboration ça ne passait pas forcément par la discussion, même ça passait très rarement par la discussion. Les types à qui sert quelque chose qu’ils écoutent c’est généralement, ça leur sert six mois après, et à leur manière, dans un tout autre contexte. Ils le prennent, ils le transforment, et tout ça aussi, c’est des merveilles.

Ce que je n’ai jamais pu obtenir c’est des réactions, j’ai pu obtenir des objections - ça elles me sont toujours douloureuses et insupportables - mais des réactions - ça c’est mon rève - où un type me dise : Ah, tu oublies telle direction où on pourrait aller voir ! ça c’était toujours un peu dans ma tête, un rêve ? comment obtenir ça ?

Alors vous comprenez que ce que je voudrais cette année quand je dis que je vais me répéter, oui je vais me répéter complètement. Donc ce sera une toute nouvelle manière que je n’ai encore jamais faite, j’ai toujours rêvé de la faire et je n’ai jamais pu. Pourquoi ? Parce qu’il y avait trop de monde et qu’on ne peut faire ça que dans un groupe relativement restreint où l’idéal serait qu’il y ait la moitié de nouveaux et la moitié d’anciens, ayant déjà assisté. Je vous explique tout de suite pour que chacun de vous puisse juger ensuite. J’ai fais certaines choses l’année dernière, je ne les reprendrais pas toutes, je ne les reprendrais pas de la même façon, mais je ferai des divisions beaucoup plus strictes. Je dirai le thème d’aujourd’hui, et certains jours ce sera deux thèmes, trois thèmes, et vous le sentirez, ce sera une progression très très lente, et à la fin de chaque thème, je voudrais que certains d’entre vous - un groupe ou un seul d’entre vous - juge du thème. Qu’on me dise : ça, ça va, ou ça ça ne va pas, à charge pour moi de dire si ça ne va pas que ça sera mis au point dans un thème suivant, à venir. Je les numéroterai mes thèmes, ce sera comme des espèces de rubriques, et puis on verra, on corrigera sur place.

C’est pour ça que je me suis mis là, près du tableau, je ferai beaucoup de petits dessins, de faire des schémas, alors vous vous pourrez corriger les schémas, alors vous vous pourrez corriger les schémas, ce sera épatant, vous viendrez du fond et on corrigera mes schémas. A ce moment là je serai furieux évidemment, mais c’est peut être lui qui aura raison. Mais on saura de quoi on parle, ce sera des thèmes très précis, il ne s’agira pas de parler autour, il ne s’agira pas de parler d’autre chose, vous accepterez mon autorité uniquement pour dire : on parle de ceci et non pas de cela. Il faudra pas me dire : et pourquoi que tu ne parles pas d’autre chose ? on ne parle d’autre chose parce que c’est comme ça, voilà tout. Mais en revanche vous me les corrigerez, vous me prolongerez.

Bien. C’est ça que je voudrais faire. Alors évidemment ceux qui ne supportent pas- j’insiste là-dessus ce sera du ressassement, et même les meilleurs d’entre vous, je ne veux pas dire les meilleurs, mais ceux qui me sont le plus favorables se diront parfois : zut, pourquoi est ce qu’il revient là-dessus ? Croyez moi, ce ne sera pas pour gagner du temps, parce que même si vous vous n’en sentez pas la nécessité, moi je la sentirais pour moi-même. Parce que ce n’est pas pareil, quand quelqu’un parle l’auditeur peut très bien croire que ça va de soi. Très bizarrement, dans mon expérience, mais inversement aussi, quand vous croyez que quelque chose va de soi, pour moi, au contraire, ça fait problème, il y a quelque chose que j’essaie de cacher, qui n’est pas au point du tout.

Et inversement, quand vous vous avez le sentiment que ça ne va pas de soi, que là il y a quelque chose où je passe trop vite, pour moi c’est que ça va tellement de soi et que c’est tellement facile, alors c’est par là que un dialogue peut s’engager qui n’est pas sur le mode classique. C’est que c’est ni vous ni moi qui avons raison, vous comprenez ? Ce n’est pas moi qui ai raison quand je dit : ceci pour moi va de soi, et ceci ne va pas de soi ! Et pour vous c’est l’inverse. Mais ça veut dire quelque chose de très important, ça. De toutes manières des gens ne peuvent s’écouter, les uns ne peuvent écouter quelqu’un - c’est là la seule égalité de celui qui parle et de ceux qui écoutent - les gens ne peuvent s’écouter les uns les autres, que s’ils ont un minimum d’entente implicite, c’est à dire une manière commune de poser les problèmes. Si on ne pose pas les problèmes de la même manière, ce n’est pas la peine de s’écouter, c’est comme si l’un parlait chinois et l’autre anglais, sans savoir les langues.

C’est pour ça que je n’ai jamais considéré qu’un étudiant avait tort s’il ne venait pas m’écouter. On ne peut venir m’écouter que si on a, par soi-même, par un mystère qui est l’affinité, une certaine manière commune de poser les problèmes. Il se peut très bien que au bout de deux fois, vous vous disiez : mais de quoi il nous parle ce type là ? Si vous avez ce sentiment, ça ne veut rien dire ni contre moi ni contre vous. Ca veut dire, pour employer un mot compliqué, que vos problématiques à vous ne passent pas par les miennes.

Quand on dit que les philosophes ne sont jamais d’accord, c’est une chose qui m’a toujours frappée parce que je crois que la philosophie, beaucoup plus que les sciences, est une discipline de la cohérence absolue. Quand on dit que deux philosophes ne sont pas d’accord, ce n’est jamais parce qu’ils donnent deux réponses différentes à une même question, c’est parce que ils ne posent pas le même problème. Seulement comme on ne peut jamais dire le problème qu’on pose - je ne peux pas à la fois résoudre quelque chose, et dire le problème que je suis en train de résoudre. C’est deux activités différentes. Donc le problème c’est toujours l’implicite. J’aurais beau dire, en gros, voilà quel est le problème, il faudra toujours que vous sentiez quelque chose au-delà, et ce "sentir quelque chose au-delà" c’est ça qui fait que des gens s’entendent ou ne s’entendent pas. Donc si on n’a pas une manière un peu commune de poser les problèmes, alors rien.

Ça implique quoi cette espèce de rumination, de ressassement sur ma classification des signes ? Je veux en arriver finalement ce à quoi j’étais arrivé à la fin de l’année dernière , c’est ça que je veux traiter cette année : les signes et le temps. Si j’avais à mettre une phrase, cette année je voudrais commenter l’expression qui peut arriver : " l’heure arrive ", ou " le temps est venu ". L’heure arrive, le temps est venu ! Zarathoustra se termine sur quelque chose comme ça. L’heure arrive ou le temps est venu, dit Zarathoustra. Parfait. Il en est arrivé à ce point extrême où le signe et le temps se sont comme...

Qu’est ce que c’est le rapport du signe et du temps ? Est-ce qu’il y a des signes du temps ? Est ce qu’il y a des signes spéciaux ? Est-ce que c’est l’être du signe d’avoir un rapport tel avec le temps ? Enfin peut importe. J’ai donc besoin de reprendre mes points, de mes petits machins à moi, j’ai donc besoin d’une entente avec vous. Vous pourrez me dire- vous avez tous les droits- là tu exagères, c’est trop long, on a très bien compris. Mais sur la masse de ce qu’on a fait l’année dernière, dont j’étais tellement content - pas pour moi - dont je trouvais qu’il y avait vraiment quelque chose, sur cette masse, j’ai absolument besoin, j’ai un besoin personnel de reprendre, de me calmer, de voir si ça me mène quelque part, et je suis sûr que ça me mêne quelque part.

Beaucoup d’entre vous savent, ce qu’on appelle en chimie, un tableau de Mendeleiv. Ce que je veux c’est une classification des signes sous forme d’un tableau de Mendeleiv, où au besoin j’obtiendrais des cases vides. Je dirais : il n’y a pas de signe, là, comment ça se fait ? Il devrait y en avoir un. Et du coup, on l’inventerait le signe à venir. Ca serait bien parce que du coup, on pourrait faire du cinéma sur ces signes, sur ces signes encore inconnus. Enfin non, on ne pourrait pas les connaître beaucoup, mais on dirait : il en faut un là ! on ne le trouve pas. On ne sait pas lequel ! A ce moment là peut-être l’un d’entre vous trouverait. J’ai besoin de ça.

Alors je reviens à la question qui m’était justement posée par quelqu’un tout à l’heure. Qu’est-ce qui se passe ? J’ai donc besoin d’un groupe restreint. Alors vous me direz : les autres ? Moi je veux, cette année, je ne l’ai jamais demandé les autres années, sauf pour rire, je l’ai demandé mais je n’y croyais pas, cette année j’y crois. J’exclue, ça va de soi, j’exclue de faire ce qu’on appelle un séminaire fermé - parce que ça me paraît honteux, c’est le contraire de ce qu’est Paris 8 - ce n’est pas ça ce que je veux. Ce que je veux c’est un petit groupe, un tout petit groupe qui tienne dans cette salle. Si vous avez compris mon programme cette année, je ne peux pas l’exécuter dans d’autres conditions. Si vous êtes comme l’année dernière 150 ou 200 dans cette salle, dont beaucoup viennent - et c’est bien - dont beaucoup viennent à la fois pour le spectacle, et dans l’idée que ce qu’ils ont à prendre dans ce qu’on fait, ils le prendront à leur heure, toutes choses que je trouve encore une fois parfaites, et comme ils voudront et quand ils voudront. Ça m’a toujours paru parfait, ça. Mais cette année je cherche une autre formule.

Ce que je demande c’est la formation d’un petit groupe qui accepte à la fois les conditions que je suis en train de proposer, revenir, ressasser et perfectionner, perfectionner avec moi ce qu’on a fait. ça implique un petit groupe, au maximum cette salle, tout le monde étant assis. Alors ce n’est pas difficile, les autres ? Pendant plus de dix ans j’ai fait des cours pour tout le monde, accordez moi cette année d’en faire un qui ne soit pas pour tout le monde. Alors les autres ? Il n’y a pas de problème, le département de philosophie a beau être frappé, il y a beaucoup de cours. Il n’y a aucune raison que vous vous tapiez tous les cours. Vous vous repartissez et vous trouverez des cours qui vous conviennent mieux.

Si vous refusez mes conditions, il n’est pas question que je les applique autoritairement, évidemment, je ne peux les appliquer que sournoisement...Donc si vous n’acceptez pas ces conditions, qu’est-ce qu’il me restera à faire ? Mon projet auquel je tiens comme à ma vie, ma vie spirituelle - pas comme à ma vie tout court, mais c’est la meilleure, ma vie mentale - ce projet auquel je tiens énormément, je serais évidemment forcé d’y renoncer. Si vous restez très nombreux, c’est à nouveau la clownerie. Je veux dire la clownerie en tout bien tout honneur. A nouveau je dois faire le clown, à nouveau je dois faire mon numéro.

A ce moment là, pour me venger, je vous parlerai de Descartes et de Kant, et puis je vous ferai des interrogations écrites. Vous l’aurez voulu ! vous aurez voulu un grand cours, et ceux qui ne sauront pas par cœur le cogito chez Kant, je leur refuse l’uv, mais je le ferez. Et on ira en amphithéâtre, on en mourra tous, on deviendra jaunes, aveugles, tout ça, voilà, mais je ferez ce que vous voulez. Est ce que je me suis expliqué clairement ? Est ce qu’il y a des questions ?

Intervention : complexe et peu audible. Protestations

Gilles : Ecoute moi. Il est vrai que parler à beaucoup de sens, mais pour moi, parler ne peut avoir qu’un sens. Parler ça peut vouloir dire que chacun s’exprime. C’est le contraire de la philosophie. Il y a un très beau texte de Platon, dans un dialogue avec Socrate où Socrate dit : c’est curieux ce qui se passe, il y a des sujets sur lesquels personne n’ose parler, à moins d’être compétent. Par exemple sur la fabrication des chaussures, ou sur la métallurgie. Et puis il y a une masse de sujets où tout le monde se croit capable d’avoir un avis. C’est un bon thème socratique, ça. Et, hélas, cette masse de sujets sur quoi tout le monde croit pouvoir avoir un avis et qui, dès lors sont agités particulièrement avant ou après dîner, ou pendant le dîner : qu’est-ce que tu penses de ça, quel est ton avis ? - ça couvre précisément ce qu’on appelle philosophie. Si bien que la philosophie, c’est la matière où tout le monde a une opinion.

Savoir si Dieu existe ? Ça on peut toujours en parler au moment du fromage. Savoir si Dieu existe. Chacun à un avis sur une question comme ça, chacun à son truc à dire. En revanche sur la fabrication des chaussures ?...Là on est beaucoup plus prudent parce que on a peur de dire des bêtises. Mais voilà que sur Dieu, on a aucune peur de dire des bêtises ; c’est quand même curieux. Là, Socrate a saisi, à l’aurore de la philosophie, il a saisi quelque chose qui était parfait. Pourquoi ? Si on comprenait ça, on comprendrait tout.
-  La philosophie qu’est-ce que c’est ? La philosophie c’est quelque chose qui vous dit d’abord : tu ne t’exprimeras pas. Tu ne t’exprimeras pas. L’année dernière je parlais de ces appels qui étaient le seul vilain côté de 1968 : exprime toi, exprime toi, prends la parole. Alors que on ne se rend pas compte, encore un fois, que les forces les plus démoniaques, les forces sociales les plus diaboliques, sont les forces qui sollicitent, qui nous sollicitent de nous exprimer. C’est ça les forces dangereuses.

Considérez la télé, elle ne nous dit pas : tais-toi, elle nous dit tout le temps : quel est ton avis ? quel est votre avis ? quel est votre avis la-dessus, quel est votre avis sur l’immortalité de l’âme ? sur le génie de Pivot, sur la popularité de Maurois, etc.. Et puis il faut vous exprimer. On va aménager votre quartier, il va y avoir un cahier des charges, il y a tout ça. Je dis que c’est un danger, un danger immense.

-  Il faut arriver à résister à ces forces qui nous forcent à parler quand on a rien à dire. C’est fondamental. Aussi toute parole qui consiste à dire son avis sur quelque chose est l’anti-philosophie même, puisque les grecs avaient un mot très bon pour ça, c’est ce qu’ils appelaient la doxa et qu’ils opposaient au savoir, avant même de savoir si le savoir c’était quelque chose d’existant : est-ce qu’il y a du savoir ?
-  En tout cas on sait que la philosophie n’est pas l’affrontement des opinions. Donc parler ce n’est pas moi disant par exemple : moi, voilà ce que je pense, et vous me disant : ha bien non je ne pense pas comme ça. Dans la mesure où vous êtes philosophe, vous refusez de participer à toute conversation de ce type, à moins qu’elle ne porte sur l’insignifiant. Alors là sur l’insignifiant c’est tellement gai de dire : ha ! tu as bonne mine aujourd’hui ! Non je n’ai pas bonne mine je ne me sens pas bien. Ça c’est la doxa, c’est le règne de l’opinion, et c’est aussi l’amitié. L’amitié se forme au niveau de la doxa.

-  Faire de la philosophie c’est autre chose, faire de la philosophie c’est constituer des concepts et ça ne veut dire que ça. A mon avis c’est une démarche de création, les concepts n’existent pas tout fait, ce n’est pas des petites étoiles dans le ciel qu’il s’agit de découvrir. Les concepts, c’est l’objet d’une création, et encore une fois, dans la philosophie il y autant de création que dans la littérature ou dans la musique, simplement il s’agit de créer des concept.

-  Concepts qui répondent à quoi ? quand est-ce qu’un concept est nécessaire ? quand est-ce qu’il est bien fait ou mal fait ? Il ne suffit pas qu’il soit non contradictoire, d’où une notion comme celle de consistance. Il faut qu’un concept soit consistant. Mais qu’est-ce que c’est que la consistance d’un concept ? Quand vous parlez des grands philosophes vous pouvez numéroté le concepts qu’ils ont crée.

-  Quand je dis " cogito ", ce n’est pas une proposition éternelle, ça n’existait pas, c’est un concept propositionnel qui a été crée, à la lettre, par un philosophe nommé Descartes. Bon il a fait quelque chose.

-  Si vous prenez le concept de " Idée ", c’est un concept très bizarre, extraordinaire, ce n’est pas affaire d’opinion. C’est par là que la philosophie implique un savoir. C’est comme en mathématiques, si vous ne savez pas ce que c’est que le Cogito, si vous ne savez pas ce que c’est qu’une Idée, vous pouvez vous intéresser à la philosophie, vous ne faites pas exactement de la philosophie. Tout ça. Bien.

L’année dernière j’avais parlé d’un concept qui est signé Bergson, qui est le concept de " durée ". Alors qu’est ce que vous voulez faire ? Si quelqu’un dit : moi je ne suis pas d’accord ! c’est comme si quelqu’un dit : je ne suis pas d’accord avec Matisse ! D’accord, tu n’es pas d’accord avec Matisse, bon ça gêne qui ? ça veut dire quoi, même ? C’est un non-sens. A moins qu’on me dise : j’ai un autre concept, j’ai crée un autre concept qui rend celui là inefficace ou inconsistant. Alors là oui ! Mais à ce moment là ce n’est pas "je ne suis pas d’accord", c’est autre chose.

-  Donc parler ce n’est pas du tout dire son avis sur quelque chose.

En revanche pour répondre à la question, quand je dis ce que je voudrais vraiment cette année c’est que vous parliez, ça veut dire ceci : si c’est vous qui venez et que c’est moi qui parle, alors c’est bien. Vous votre tâche ça consiste à dire soit au nom de votre pensée, soit au nom d’un sentiment à vous, il y a des sentiments de pensée, la pensée elle est multiple. Ça ne veut pas dire : mon avis. Ça veut dire : oui, dans ton truc j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui ne va pas, qui est déséquilibré, ou alors vous me dites : ça éveille en moi, ce que tu dis, ça éveille en moi ceci, auquel moi je n’aurais pas du tout pensé. Et si on met les deux en rapport, qu’est-ce qui se passe ? Ou bien alors vous m’apportez un exemple, vous me direz que je vous réduis à des choses mineures. Pas du tout ! Une petite correction ça peut tout changer. C’est pour ça que si on prend "parler" en ce sens vous avez parfaitement la possibilité de parler. C’est arrivé plusieurs fois l’année dernière, que quelqu’un parle et balance quelque chose à laquelle je n’avais pas pensé, moi et qui ensuite, entraînait pour moi des changements très importants. Voilà ce que je voulais dire. Voilà ce que je voulais dire dans l’espoir que vous acceptiez ces conditions.

Discussions.

Prenons un exemple, un philosophe très difficile qu’on peut considérer comme le philosophe par excellence : Spinoza. Spinoza ! Il y a un système éminemment conceptuel de Spinoza. En quoi est-ce un grand philosophe ? C’est que ce système de purs concepts est en même temps la vie la plus étrange qui soit. C’est comme un animal, c’est un système vivant.

Deuxième état : il y a des opinions spinozistes, c’est à dire qu’il y a des gens qui diront : comme dit Spinoza, on a retenu, Spinoza c’est panthéiste, Dieu est partout et tout est en Dieu, ils diront au besoin : comme dit Spinoza, dieu est partout. J’appelle ça opinion. Et puis il y a autre chose encore : on dira que le spinozisme a entretenu ou engendré des courants d’opinion. Et il y a un autre stade. Il y a autre chose aussi. Il y a par exemple des écrivains ou des artistes, ou des gens comme vous et moi, supposons, pas philosophes. Ils peuvent pourtant avoir lu Spinoza. Ils en ont reçu un coup, comme si ce qu’ils avaient à faire eux, ou ce qu’ils avaient à penser, eux, était en résonance avec ce type qui a vécu au 17eme siècle, et ça les frappe. Ils ne sont pas philosophes. Ils ne se proposent pas de faire un commentaire de Spinoza. Ce ne sont pas des profs, ils ne vont pas expliquer ce que dit Spinoza, ils ont beaucoup mieux à faire. A la faveur de cette rencontre voilà que quelque chose de prodigieux se produit. Que cette rencontre les anime pour leur propre travail ou pour leur propre vie, Un écrivain et tout d’un coup il va écrire des pages dont on se dit : mon Dieu, c’est du Spinoza. Non pas que Spinoza aurait pu les écrire, je pense ça peut être Laurence, ça peut être Miller, ils ont une certaine connaissance de Spinoza, ils ont une connaissance "artiste", mais sans doute Spinoza les a frappé jusqu’au plus profond d’eux-mêmes. Et pourtant ils n’ont rien à faire avec la philosophie.

-  En revanche ils ont à faire avec Spinoza pour ce qu’ils veulent faire, eux. C’est curieux ça. Et ça peut être des non-écrivains, je sors de tout ce qui est écrivain, artistes, ça peut être des gens dans leur vie. Ils ont lu ça, Il y a quelque chose qui les frappe. Comme on dit, pour simplifier, ils ne sont plus exactement tout à fait comme avant. Pourquoi ? Pas qu’ils aient fait de la philosophie, mais ils ont compris dans la philosophie - comme ça peut nous arriver en voyant des œuvres d’art, quand on a quelquechose faire avec tel artiste, quelque chose qui nous frappe - ça vous frappe assez quand même pour orienter soit votre vie, soit vos activités. Il y a quelque chose qui est passée, qui est passée de vous à lui.

-  Alors je dirais là le concept philosophique n’est pas seulement source d’opinion quelconque, il est source de transmission très particulière - ou entre un concept philosophique, une ligne picturale, un bloc sonore musical - s’établissent des correspondances, des correspondances extrémement curieuses, qu’à mon avis il ne faut même pas théoriser, que je préférerais appeler "l’affectif en général" , le domaine de l’affect ou de l’affectivité, et où ça peut sauter d’une oeuvre philosophique, c’est à dire d’un concept, à une ligne, à un ensemble de sons. Là c’est des moments privilégiés. C’est les moments privilégiés de l’esprit.

Voilà alors écoutez, Je vais commencer. Et comme je l’ai dit...je vais essayer essayer au moins. Si on est pas plus que ça, ça va. Si on est plus c’est foutu ! Je commence par un point trés précis : c’était cette histoire dont j’étais parti l’année dernière ..

 22- 02/11/82 - 1


 22- 02/11/82 - 2


 22- 02/11/82 - 3


 23- 23/11/82 - 2


  23- 23/11/82 - 1


 24- 30/11/82 - 2


 24- 30/11/82 - 1


 24- 30/11/82 - 3


 25- 07/12/82 - 1


 25- 07/12/82 - 2


 25- 07/12/82 - 3


 26- 14/12/82 - 1


 26- 14/12/82 - 2


 26- 14/12/82 - 3


 27- 21/12/82 - 3


 27- 21/12/82 - 1


 27- 21/12/82 - 2


 28- 11/01/83 - 2


 28- 11/01/83 - 1


 29- 18/01/83 - 1


 29- 18/01/83 - 2


 30- 25/01/83 - 1


 30- 25/01/83 - 2


 31- 01/02/83 - 1


 31- 01/02/83 - 2


 32- 22/02/83 - 1


 32- 22/02/83 - 2


 32- 22/02/83 - 3


 33- 01/03/83 - 1


 33- 01/03/83 - 2


 33- 01/03/83 - 3


 34- 08/03/83 - 1


 34- 08/03/83 - 2


 34- 08/03/83 - 3


 35- 15/03/83 - 1


 35- 15/03/83 - 2


 35- 15/03/83 - 3


 36- 22/03/83 - 1


 36- 22/03/83 - 2


 37- 12/04/83 - 1


 37- 12/04/83 - 2


 38- 19/04/83 - 1


 38- 19/04/83 - 2


 38- 19/04/83 - 3


 39- 26/04/83 - 1


 39- 26/04/83 - 2


 40- 03/05/83 - 1


 40- O3/05/83 - 2


 41- 17/05/83 - 1


 41- 17/05/83 - 2


 41- 17/05/83 - 3


 42- 24/05/83 - 1


 42- 24/05/83 - 2


 42- 24/05/83 - 3


 43- 31/05/83 - 2


 43-31/05/83 - 1


 44- 07/06/83 - 2


 44- 07/06/83 - 1


La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien