THEMES | COURS | |||
ANTI-OEDIPE ET AUTRES RÉFLEXIONS - MAI/JUIN 1980 - DERNIERS COURS À VINCENNES (4 HEURES) SPINOZA - DÉC.1980/MARS.1981 - COURS 1 À 13 - (30 HEURES) LA PEINTURE ET LA QUESTION DES CONCEPTS - MARS À JUIN 1981 - COURS 14 À 21 - (18 HEURES) CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES) CINEMA : UNE CLASSIFICATION DES SIGNES ET DU TEMPS NOV.1982/JUIN.1983 - COURS 22 À 44 - (56 HEURES) CINEMA / VÉRITÉ ET TEMPS - LA PUISSANCE DU FAUX NOV.1983/JUIN.1984 - COURS 45 À 66 - (55 HEURES) CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES) - CINEMA / PENSÉE + COURS 90 À 92 - FOUCAULT - LES FORMATIONS HISTORIQUES - OCTOBRE 1985 / DÉCEMBRE 1985 COURS 1 À 8 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25 |
9- 02/02/82 - 2
Transcription : Tamara Saphir Gilles Deleuze 02/02/1982 502/9B [...] Tandis que chez Eisenstein, la structure binaire, ou ce que l’auteur de l’article appelle la structure binaire de Griffith, a complètement disparu. Et là, il y a une série intensive pure qui va s’imposer, si bien que, en gros, ma conclusion pour le moment serait ceci : bien sûr, les deux pôles du visage sont présents, dans les gros plans de Griffith, comme ils sont présents dans les gros plans d’Eisenstein. Ça n’empêche pas que, d’une part, il y a prévalence du visage-contour réfléchissant chez Griffith, et prévalence du visage-trait de visagéité, série intensive, chez Eisenstein. Mais que, d’autre part, plus profondément, dans la tendance de Griffith, qu’est-ce que ce serait la vraie nouveauté ? C’est ce que j’essayais de dire tout à l’heure, très confusément ; je le rappelle parce que ça va tellement avoir à guider toute notre analyse ensuite. Ce que je disais tout à l’heure très confusément c’est que la grande découverte de Griffith, ça pourrait être ou découverte artistique, il n’y a pas de formule, c’est pas une recette, c’est quelque chose qu’il a réussi quoi, en faisant des gros plans de visages qui pensent, qui pensent à quelque chose, des visages-contours, il a poussé le visage jusqu’à l’expression d’une qualité pure.
Que je vois dans ce rapport encore mystérieux pour nous du visage et de la mer, du visage et du givre, du visage et du blanc.
Qu’est-ce que ça fait ? Une série intensive de traits de visagéité qui échappe à plusieurs visages distincts, dont chacun échappe à son visage d’origine. Qu’est-ce que ça va faire ? Qu’est-ce que ça donne ça ?
Quel effet sur nous ?
Quel affect ? Tout à l’heure, c’était la qualité comme affect pur, qu’est-ce que ça produit là ces séries intensives d’Eisenstein ?
Ça produit, à la lettre, ce qu’on pourrait appeler, il me semble, une sorte de potentialisation. Une potentialisation. Ça produit cette fois une puissance. Une potentialité. Qu’est-ce que je veux dire ? Je veux dire une chose aussi simple, je sens qu’on ne peut pas faire autrement ; et encore une fois on ne comprend pas pourquoi. On ne comprend pas encore pourquoi, mais ça nous donne de la tâche pour l’avenir. On ne comprend pas pourquoi et puis on sait que c’est comme ça. En effet, qu’est-ce que ça vous fait, par exemple, la montée dans le Cuirassé Potemkine ? La montée, les gros plans de visage, les traits de visagéité des marins... tout ça.
Vous dites : « Ah ! La colère monte, la colère monte ». La colère monte jusqu’à quoi ? Jusqu’à quoi elle monte la colère ?
Jusqu’au moment où les officiers vont être débarqués, vont être jetés dans l’eau, où le lorgnon du médecin va gigler, etc.
En d’autres termes, qu’est-ce qui se passe ? « La colère monte » c’est une potentialisation d’espace. Vous potentialisez tout un espace.
Vous rendez dans cet espace quelque chose de possible.
Ça peut se faire aussi dans le sens inverse. La potentialisation ça peut se faire dans le sens de « La répression arrive ! », « La révolution est foutue », etc. De toute manière il y aura des espaces potentialisés par ces séries intensives. En d’autres termes, le premier pôle du visage, en effet, maintenant je me sens plus sûr puisque ça se confirme, mais encore une fois il y a toujours des raisons à trouver : Pourquoi ce lien ? Si nous reconnaissons seulement le fait d’un double lien, le lien entre le visage qui pense et l’extraction d’une qualité pure, et d’autre part le lien entre le visage qui ressent, c’est-à-dire le visage qui passe par la série intensive et une potentialisation de l’espace. Et est-ce que ça ne serait pas comme ça à chaque fois qu’il y a gros plan, au point que ça dépasserait ? Chaque fois qu’il y a gros plan de visage, est-ce qu’on ne se trouverait pas devant une double opération, dont tantôt un aspect est privilégié, tantôt l’autre aspect est privilégié, mais finalement tous les deux sont toujours là : extraction d’une qualité pure commune à... Commune à quoi ? Contentons nous alors, soyons modestes- commune à plusieurs choses.
Sautons immédiatement à Sternberg, avant même de l’analyser en détail. Si quelqu’un a lié le gros plan de visage à la blancheur... et si le gros plan de visage de Sternberg est inséparable de « blanc sur blanc » au sens où la peinture, après tout à la même époque, inventait ces structures blanc sur blanc. [... inaudible] personnages, et ça vaut pour tous les espaces blancs de Sternberg. Un des personnages dit : « C’est un lieu où l’on sent bien que tout est possible ». Donc, à savoir, cet espèce de blanchissement de l’espace, dans des conditions très particulières, doublé d’une potentialisation très particulière de l’espace, on dirait : C’est signé Sternberg. C’est-à-dire, il y a des manières de potentialiser à quoi vous reconnaissez, et puis il y a des manières d’extraire des qualités... tout ça ce n’est pas le même d’un cinéaste à l’autre. Bon, mais aussi, question troublante qui nous entraîne trop en avant, s’il s’agit de ça dans le gros plan du visage, est-ce qu’on ne pourrait pas s’éviter le détour du gros plan de visage ? Est-ce que le cinéma n’aurait pas la possibilité d’atteindre à des potentialisations d’espace et à des extractions de qualité pure sans passer par le gros plan de visage ? Oui, ça poserait des problèmes, ça nous permettrait de peut-être de revenir à certains domaines du cinéma qu’on appelait, très grossièrement, cinéma expérimental. Et qu’est-ce qu’il nous montre finalement, sinon des espaces- potentialités, et des espaces vides potentialisés, et des qualités pures ? Alors évidemment, c’est pas très... ça explique souvent ou beaucoup d’entre nous, parfois insuffisamment formés que nous sommes, nous nous ennuyons autant à ce cinéma. Je prends un exemple tout de suite, certainement pas ennuyeux : Agatha de Marguerite Duras. Il n’y a pas de gros plans. Qu’est-ce qui se produit ? En quoi est-ce que c’est très lié ? Mais j’aurais pu prendre aussi des cinéastes américains, ils l’ont fait aussi. Je le dis tout de suite aussi : un auteur de cinéma, qui me paraît aussi très correspondant à ça, c’est Agnès Varda ... extraction de qualité pure... Là, je dis tout en désordre pour avancer notre programme d’analyse. Quand Agnès Varda parle dès le début, dès son premier film, du rôle et de l’importance du blanc et du noir, et de la répartition du noir et du blanc dans ses films. Eh bien, oui, le blanc c’est du côté des femmes, le noir c’est du côté des hommes, les femmes ça lave le linge. C’est important ça, bon. Mais, elle fait pas du symbolisme, elle ne veut pas dire « les femmes c’est blanc et les hommes c’est noir ». Elle ne veut pas dire ça, elle veut dire que sans doute ce qui l’intéresse dans ce film - et des choses très voisines l’intéresseront dans ses autres films, je suppose - c’est bien un aspect extraction de qualité pure. Si je saute à Agatha, qu’est-ce qu’on voit ? Bon, c’est curieux ce qu’on voit dans Agatha. On voit une pièce vide ou remplie de deux fantômes, ou presque fantômes. Indépendamment de la voix : deux fantômes, une pièce vide qui se rétrécie. La voix raconte une histoire du passé, en d’autres termes c’est la pièce d’après les hommes, c’est la pièce d’après le frère et la soeur, c’est la pièce d’après le couple. Et la caméra se rapproche de ce qui est hors de la pièce, et ce qui est hors de la pièce c’est la plage. La plage découverte avec la mer. La plage à marée basse. Donc ça, c’est plutôt, on l’a vu à propos... tiens, l’espace d’avant les hommes. C’est le monde à la Cézanne, l’homme absent, la plage déserte. Et le film sera fini, en gros, lorsque la caméra aura rejoint les fenêtres. Le film c’est le temps de la pièce vide. Est-ce qu’on ne peut pas pressentir qu’il y a là une espèce de potentialisation d’espace très curieuse, qui sera effectuée par la voix qui raconte une histoire du passé. Bon, mais alors ça devient très compliqué. Pensons à [quelque chose de] plus simple. Il y a un film célèbre du cinéma indépendant américain : un film de Michael Snow, qui est l’un des plus grands, il s’appelle « Longueur d’ondes ». Ce film célèbre - on reviendra dessus, mais là je veux lancer des thèmes pour que vous y réfléchissiez pendant ces 15 jours - c’est un zoom, il est fait d’un zoom. La caméra saisie une pièce vide, et le temps du film va être le temps d’épuiser cette pièce vide ; en partant du mur du fond, elle doit arriver jusqu’au mur d’en face où est cadrée une gravure représentant, tiens, la mer ! Curieux, il me semble qu’il y a une certaine analogie avec le truc de Marguerite Duras. Qu’est-ce qui se passera entre les deux ? Il se produit une étonnante potentialisation d’espace, qui va provoquer des événements, des événements vont surgir, d’après le moment où l’on est, l’endroit où l’on est de la pièce dans le cheminement de la caméra d’un mur au mur opposé. Et le film se terminera lorsque la caméra entrera dans la gravure mer. La pièce abolie, l’espace a épuisé sa potentialité. Et au même temps ça s’accompagne d’une extraction de qualité, puisque, à chaque niveau de la caméra qui gagne, qui va d’un mur au mur opposé, à chaque niveau il y a un jeu de couleur extrêmement subtil qui varie : extraction de la qualité et potentialisation de l’espace. C’est donc peut-être ça des choses très fondamentales appartenant au cinéma. On dit juste, on dit juste ? Bon, prenons les choses comme elles sont au niveau de notre analyse, alors on revient tout à fait en arrière. Il se trouve qu’un grand nombre de cinéastes sont passés par le gros plan, et je ne dis rien de plus, pour obtenir ces deux opérations, ces deux opérations fondamentales, dont nous ne savons même pas encore en quoi elles appartiennent essentiellement au cinéma, ni ce qu’elles rendent possible au cinéma. Notamment, à mon avis, si le cinéma prend de plus en plus conscience de ces deux opérations, qui débordent évidemment la technique, qui impliquent certaines techniques mais qui débordent infiniment la technique, le cinéma deviendra capable, je suppose, même si ce n’est pas son but ultime, de traiter d’une toute autre manière un certain nombre de grands chefs-d’œuvres littéraires. C’est-à-dire que les rapports littérature/cinéma risquent de pouvoir changer très fondamentalement ; bon, bon, bon... ou même les rapports cinéma/art risquent de pouvoir changer... Mais peu importe, je dis juste qu’il se trouve que ces trucs que je viens de présenter comme très modernes, extraction de qualité pure et potentialisation d’espace. Il se trouve qu’on peut dire qu’ils existaient tout le temps. Et je ne peux même pas dire que c’est seulement par le gros plan qu’un certain nombre de cinéastes l’on fait, ça. Et je peux dire qu’en tout cas c’est souvent par le gros plan, qu’un certain nombre de cinéastes, dont Griffith et Eisenstein, l’ont obtenu. Si bien que, vous voyez, ma conclusion sur cette analyse de Griffith et Eisenstein, elle consiste à dire qu’il faut quand même se méfier. Parce que, là aussi, beaucoup de gens l’ont déjà remarqué, Eisenstein écrit des pages splendides sur le gros plan chez Griffith et chez lui-même, mais évidemment il ne résiste pas à cette espèce de coquetterie, c’est-à-dire qu’il triche. Sa manière de tricher, comme il veut toujours rappeler qu’il est dialecticien, c’est-à-dire qu’il est bon marxiste, il conçoit les choses dialectiquement. Alors, ce n’est pas difficile, chez lui ça donne ceci : que Griffith c’est en quelque sorte le premier pas dialectique, et que lui il a été plus loin dialectiquement, puisqu’il disposait de la méthode dialectique. Mais rien du tout ! Car il nous dit ceci, exactement, si je reprends le texte d’Eisenstein concernant le gros plan de Griffith comparé au gros plan de lui. Il dit deux choses : Griffith est un grand génie mais il lui manque quelque chose. Car chez lui le gros plan est subjectif, seulement subjectif, et seulement associatif. Je résume là le texte d’Eisenstein. Il dit qu’il est subjectif parce que le gros plan, il concerne les conditions de la vision. Il va très loin et il a même des formules très belles. Il dit « chez les américains, le gros plan concerne les conditions subjectives de la vision », c’est-à-dire les conditions subjectives du spectateur. On lui montre quelque chose de près, « tandis que, dit-il, chez nous Russes, parce que nous disposons de la méthode dialectique, chez nous Russes, c’est différent. On a fait un pas de plus, parce qu’on a compris que le gros plan devait concerner l’appréhension objective de ce qui était vu. On est passé de la subjectivité à l’objectivité ». Et puis il ajoute, et ça revient au même, « le gros plan de Griffith est seulement associatif, c’est-à-dire qu’il anticipe. Vous voyez, ça répond relativement au visage qui pense à quelque chose, je passe de l’un à l’autre. Il y a association entre le visage et ce à quoi il pense, tandis que mon gros plan à moi, dit Eisenstein, est dialectique, il n’est pas associatif ». Et ça veut dire quoi « dialectique » pour Eisenstein ? Ca veut dire produire une qualité nouvelle. Il a bien lu Lénine, par juxtaposition ou par fusion. Et il dit : « Moi, mes gros plans, c’est comme ça, ils produisent une qualité nouvelle par juxtaposition ou fusion ». Vous voyez ce qu’il veut dire, là : juxtaposition de visages du Cuirassé Potemkine, des visages de marins, la colère monte, ou le chagrin monte, etc. Bon, là il y a bien une espèce d’union dialectique, de fusion dialectique, qui va produire une nouvelle qualité. Ce dernier point va nous intéresser. Donc, on a vu en fait que, rien du tout, ce n’est pas ça. La vraie différence ne nous est pas apparue là, elle nous ait apparue... d’une part, il nous est difficile de parler de progrès, d’autre part, moi, je n’ai pas du tout l’impression que la conception du gros plan d’Eisenstein soit dialectique, rien du tout, elle n’est pas du tout dialectique, elle est intensive, ce qui est bien plus beau. Et elle consiste à établir une série d’intensités. Mais il est vrai que, la dernière remarque d’Eisenstein doit nous servir pour conclure [...] Car la dernière remarque d’Eisenstein nous parle d’une fusion qui permet d’aboutir, de franchir un seuil. Fusion qualitative. Tous les traits de visagéité qui, par intensité, par graduations intensives, vont produire une qualité nouvelle. Je peux dire maintenant que dans le premier pôle de visage, visage à la Griffith, le visage pense à quelque chose, mais en tant qu’il pense à quelque chose, il exprime une qualité pure. Cette qualité pure étant commune à plusieurs choses. Voilà mon acquis, aujourd’hui.
Alors, dans l’entrain, cherchons un autre couple. On en est là... mais on a d’autres problèmes. Je veux dire, ce problème on ne va pas le résoudre aujourd’hui, il faudrait que vous vous rappeliez ce problème pour la rentrée (je rappelle qu’il y a deux fois où nous ne nous voyons pas, 15 jours). Donc ce problème qui nous reste, ce sont ces opérations. Mais ce qui m’intéresse pour le moment, je ne peux pas le traiter pour le moment puisque ce qui m’intéresse c’est que... elles ne m’intéressent pour le moment que en tant qu’elles passent par le visage gros plan. Alors, avant de s’en tirer, il faut imaginer un autre couple. Ce qu’on vient de faire, et qui est très classique, pour Griffith et Eisenstein, je voudrais le prendre à deux autres niveaux, le faire pour l’Expressionnisme d’une part, et Sternberg d’autre part. Pour essayer de mettre un peu d’ordre dans toute cette question tellement embrouillée de l’Expressionnisme, et surtout tirer Sternberg de là puisque il n’a absolument rien à voir, ça nous ferait un doublet comme pour Griffith et Eisenstein. Et enfin un troisième couple : Dreyer/Bergman. Car là, je ne prétends pas épuiser, chez les cinéastes plus modernes il y a des renouvellements du gros plan, mais je crois que ces renouvellements du gros plan là, c’est une question que je vous pose, sont très liés à l’extraction de qualité commune et à la potentialisation d’espace. Ça, c’est la seule idée que j’ai pour le moment, c’est la seule idée qui aurait une importance pour la philosophie et pour tout notre travail de cette année. Mais on n’est pas encore en état de l’analyser. Donc ce qu’on va faire, c’est revenir en arrière et reprendre le souffle après une courte récréation. Revenir en arrière pour examiner alors, qu’est-ce qu’il nous apprendrait et qu’est-ce qu’il nous ferait avancer un couple du type expressionnisme d’un côté, de l’autre côté, Josef von Sternberg. Repos ? Ah, vous êtes fatigués, ou alors j’arrête maintenant, moi je veux bien, ah... [...] Je vous rappelle que, pour ces fiches, pour ceux à qui ça intéresse, c’est théoriquement la dernière semaine, il faut me les donner. [...] (Reprise) Alors, essayons de voir si ce nouveau parallèle nous donne des... il ne faudrait pas que ça nous donne seulement des confirmations, mais que ça nous fasse un peu avancer, puisque que on tient une analyse à faire. On tient une analyse qu’il faut faire puisqu’on a un double problème. Vous vous rappelez qu’on avait déjà rencontré l’Expressionnisme à propos de tout à fait autre chose, c’est-à-dire à propos de l’image-mouvement. On avait déjà rencontré son problème à propos des généralités sur l’image-mouvement. Et on avait déjà été frappés par ceci, que beaucoup de commentateurs de l’Expressionnisme ont l’air extrêmement gênés, parce qu’ils considèrent que ce mouvement est tellement complexe que... et puis, finalement, qu’ils disposent avec peine d’un critère solide. Et puis, nous, avec naïveté, mais pas du tout comme ça, on avait l’impression que ce n’était pas aussi compliqué que ça et que l’Expressionnisme était un mouvement extrêmement cohérent - je ne dis pas du tout abstrait, c’était un mouvement très vif, très vivace - et qui poursuivait sa tâche d’une manière obstinée. Cette tâche, on avait essayé de la résumer, de dire qu’est-ce qui est expressionniste pour nous. Et on avait dit : Voila ! C’est la perpétuelle tension entre quelque chose qui se défait et quelque chose qui se fait. Ça ne suffisait pas, parce que ça, ce n’est pas que les expressionnistes. Mais, le moment de quelque chose qui se défait, supposez que ce soit la vie elle-même, en tant qu’elle cesse d’être vie organique. En d’autres termes, on découvre la vie non organique des choses. Et quelque chose qui se fait : c’est la vie de l’esprit. La vie de l’esprit, en tant qu’elle se découvre comme vie non psychologique. Et nous disions, et ça c’est un acquis du premier trimestre, que l’Expressionnisme est fait de ces deux rythmes fondamentaux, et chaque fois qu’il y a ces deux rythmes fondamentaux vous avez un artiste expressionniste : la vie non organique des choses confrontée à la vie non psychologique de l’esprit - ça, c’est un acquis de notre premier trimestre - je le rappelle uniquement. D’où, la ligne expressionniste, cette ligne brisée, qui consiste précisément à briser le contour organique, qui consiste à briser la ligne organique, pour faire jaillir la vie non organique des choses. Et il est vrai que des deux côtés, vie non psychologique de l’esprit et vie non organique des choses, et leur complémentarité fondamentale, il y a bien quelque chose en commun à savoir, on cassera les contours. On cassera les contours, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus de contours, ni comme contour organique ni comme profil psychologique. Et c’est dans cette tension des deux pôles (quelque chose qui se défait et quelque chose qui se fait) que on avait trouvé ce qui se fait : c’est l’esprit en tant qu’il acquiert et qu’il conquiert la vie non psychologique ; ce qui se défait : c’est la vie en tant qu’elle déborde l’organique et tombe dans une vitalité non organique de la matière. Si bien que, l’éveil de l’esprit au sein des marécages, vie non organique du marécages, élévation de l’esprit au-dessus de toute psychologie... ça, c’est la formule expressionniste. Eh bien, si c’est ça (mais c’était notre thème, donc je ne reviendrais pas dessus) on tient quelque chose pour ce qui nous occupe maintenant à savoir, cette complémentarité c’est quoi ? Cette complémentarité est fondamentalement la complémentarité de la lumière et de l’ombre. Car la vie non psychologique de l’esprit c’est la lumière ; et la vie non organique des choses c’est l’ombre, le sombre. C’est le sombre où s’opère le contour organique, tout comme dans la lumière se défont les profils psychologiques. Et c’est l’affrontement de la lumière et de l’ombre qui va modeler, modeler quoi ? Est-ce qu’on peut déjà dire le visage expressionniste ? Disons pour le moment qu’il va modeler quoi ? Il va modeler le visible. Le visible va être saisi dans l’Expressionnisme, là je parle du cinéma. Dans le cinéma expressionniste, il va être saisi comme le produit de la lutte ou la tension de la lumière et de l’ombre. Et cela, pour essayer de distinguer les choses, il me semble, sous quatre aspects. Sous l’aspect le plus fondamental, je peux dire : la lumière et l’ombre sont les conditions du visible. La lumière en elle-même est invisible, l’ombre en elle-même est invisible, mais ce sont les deux conditions du visible. Et elles sont complémentaires. Dans « Le cimetière marin », poème de Paul Valéry, il y a le vers suivant (il s’agit d’un appel à son âme, le poète appelle son âme) : « Regarde-toi ! (Il s’agit de son âme, le poète appelle son âme, sous-entendu : mon âme) Mais rendre la lumière suppose d’ombre une morne moitié » C’est beau, c’est un beau vers. Deux beaux vers. « Rendre la lumière », c’est intéressant. Il s’agit de « rendre la lumière » et non pas rendre à la lumière. En un sens, c’est une déclaration expressionniste pure. Les deux moitiés, qui sont comme la condition du visible. Dans un vieux texte philosophique qui est le Parménide, le poème du Parménide le développe aussi. Valéry connaissait très bien tout ça, alors on ne sait pas, peut-être que cette espèce de contraste du jour et de la nuit, non pas dans le monde mais comme condition du monde... Je dis que c’est ça le cinéma expressionniste. Sous quelle forme et dans quel aspect ? Lorsque, comme cela leur arrive très souvent, ils divisent l’écran en deux, en deux moitiés. « Rendre la lumière suppose d’ombre une morne moitié ». Parfois c’est une diagonale, ou une quasi diagonale. D’un côté, vous avez la partie purement lumineuse, et de l’autre côté, la partie sombre obscure. Je dirais que ça c’est le contraste absolu des deux moitiés comme condition du visible ou, si vous préférez, c’est le contraste absolu de la vie spirituelle et de la vie non organique. Dans tout le cinéma expressionniste vous retrouvez des images de ces deux moitiés. Quand je disais « la condition »... passons un degré plus bas. Deuxième aspect. On va pénétrer dans le conditionné. Le conditionné, c’est quoi ? Le conditionné est le fruit de l’union des deux moitiés, la morne et la lumineuse, la morne et la luminante. Dès qu’il y a mélange des deux conditions, apparaît le conditionné, c’est-à-dire le visible. Et, sous ce second aspect, le conditionné apparaît. Sous quelle forme ? Il apparaît comme le mélange des deux conditions, mais mélange alterné. Qu’est-ce que j’entends par alterné ? Ce sera de célèbres images du cinéma expressionniste : les stries ou les raies. L’image striée ou rayée. A savoir, des stries de lumière, un creux d’ombre, des stries de lumière, un creux d’ombre, etc. Tout un système qui va rayer l’image de faisceaux lumineux et de zones d’ombre. Je disais bien une série alternée puisque, vous n’avez plus deux moitiés qui s’opposent et qui divisent l’écran. Vous avez cette fois-ci des stries lumineuses qui ne laissent subsister l’ombre que sous forme de creux entre deux stries. Cela a été bien l’une des tendances comme fondamentales de l’image expressionniste. Et je dirais, avec les mêmes nuances que tout à l’heure pour Griffith et Eisenstein, que si l’on cherche dans l’histoire le grand film de base de tout ça, de ce striage, ça a été Calligari. Mais je crois que cela a été l’une des tendances, parce que chez lui il y a tellement de choses, comme dans les autres cas de Fritz Lang. Chez Calligari c’est complexe, parce que la méthode de striage est liée aussi à des décors peints. Chez Lang, évidemment, au contraire, elle est liée à toute une conception - c’est bien connu - architecturale de l’espace, où les nervures par exemple, sont précisément soulignées d’un faisceau lumineux . On pourrait appeler ça « l’image striée ». A la limite, vous savez bien, avec le système de nervures, les reliefs soulignés par faisceaux lumineux, le creux accentué par zones d’ombre, etc... vous avez bien tout un espace strié qui est extrêmement intéressant et qui, à la limite, forme une espèce de voile, de voile strié. Mais allons encore plus bas. On descend encore plus dans le conditionné. Déjà, lorsque vous mélangez en séries alternées l’ombre et la lumière vous obtenez comme un premier visible. Un second visible sera obtenu lorsque, vous ne faites plus des séries alternées. Mais cette fois-ci, il n’y aura plus une partie lumineuse et une partie ombre, une partie lumineuse, une partie ombre... mais c’est chaque partie qui sera elle-même un mélange d’ombre et de lumière, à l’infini. C’est comme deux types de mélanges différents. Mais ça c’est une autre tendance de l’Expressionnisme. Et moi, ça m’étonne toujours que, par exemple, même de très bons auteurs sur l’Expressionnisme semblent considérer que ces deux tendances s’excluent, que l’une est expressionniste et que l’autre n’est pas vraiment expressionniste, etc. Cela me paraît évident ; ça va de soi dans la logique de l’Expressionnisme, que ça appartienne à l’entreprise expressionniste.
Et quatrième aspect. Ces deux directions : le striage, les raies, ou bien l’épanouissement du clair-obscur. Croyez bien que de toute manière l’Expressionnisme reste fidèle à tout son thème : libérer le contour, libérer les choses et les âmes. Libérer les choses de leur contour organique, libérer les âmes de leur contour psychologique. D’une certaine manière, si différent que ce soit, ça va se retrouver dans un quatrième aspect qui est commun à tout l’Expressionnisme : le violent... Je ne sais pas comment appeler ça, le violent coup de projecteur dans les ténèbres. Violent coup de projecteur dans les ténèbres qui fait surgir quoi ? Qui fait surgir un visage. Tout le reste restant dans les ténèbres. Là, tout se réunit, c’est-à-dire que ce dernier aspect renvoie à notre aspect primordial. Le visage surgit lumineux, entouré bien plus d’une espèce de halo... Là, je dirais que ce quatrième aspect c’est le halo. Une espèce de halo ou de phosphorescence autour de la tête, produit par le coup de projecteur dans les ténèbres. Et qui est illustré par des images, qui sont restées célèbres dans toutes les histoires du cinéma, à savoir dans Le Golem (et des images très semblables) l’apparition du visage du démon, où le démon surgit avec cette espèce de [Dieu mort ?] et tend à se transformer en une sorte de masque chinois, alors que tout le reste, reste dans l’ombre. Et là, évidemment il y a eu manière de rivaliser, puisqu’il connaissait le film. Dans Le Faust de Murnau, le surgissement du démon, dans des circonstances, dans des conditions analogues. Vous voyez à quel point on ne pourrait pas [les] rapprocher, on est dans un monde tellement étranger à celui de Griffith qu’on ne pourrait pas se servir d’une analogie très sommaire à savoir, le gros plan visage de Griffith, avec un cache qui met dans le noir tout le reste, n’a strictement rien à voir avec le procédé du projecteur qui fait surgir le visage comme vie spirituelle, c’est-à-dire comme non psychologique. Vie spirituelle ne veut pas dire qu’elle soit bonne, pour l’Expressionnisme, le démon n’est pas moins spirituel, que la plus belle âme. Simplement, le démon c’est l’esprit qui a sans doute, avec la vie non organique de choses, avec le marécage, des rapports très différents que ceux qu’aura l’esprit, l’esprit sain. En tout cas, le démon est spirituel, la spiritualité est démoniaque, pas toute [spiritualité], mais parfois. Ce quatrième aspect revient comme à une espèce d’affrontement de la lumière et de l’ombre, mais le visage expressionniste a traversé les quatre aspects. En effet, dans le visage expressionniste vous trouvez, si je prends alors tour à tour avec cette succession, qui est uniquement de tentative logique là que je fais, le visage partagé entre une moitié luminante et une morne moitié ; le visage éclairé d’en dessous qui est strié de zones, d’après ses creux et ses reliefs, de zones lumineuses et de creux obscurs ; le visage pris en clair-obscur et traité tout entier en clair-obscur, avec parfois des clairs-obscurs extraordinairement nuancés et cela est une réussite géniale de Murnau dans Faust ; et enfin, le visage extrait, appelé à une lumière violente, tout le reste étant dans les ténèbres. Voilà, ce serait très sommairement comme une espèce de quoi ?... C’est bien connu que l’Expressionnisme (on l’avait vu au premier trimestre toujours) jouait précisément avec tout un registre intensif de la luminosité. Et là, je reprends le même thème, dans l’Expressionnisme il y a une espèce de traitement intensif du visage, c’est bien les pôles intensifs du visage, dans les rapports d’intensité d’ombre et de lumière, avec simplement ceci, mais qui n’est pas fait pour nous étonner, maintenant que ce premier pôle du visage qui est le lieu où s’installe l’Expressionnisme, va comme rejoindre par lui-même le second pôle. Et en effet, au niveau du dernier aspect, le visage arraché, par coup de projecteur violent, à l’ombre ou à la nuit... là, c’est comme la série intensive qui a atteint l’autre pôle, c’est-à-dire le visage réflexif, le visage infiniment pensif du démon. Donc, je dirais que dans l’histoire du visage expressionniste, vous avez exactement ce privilège donné à la série intensive de la visagéité, mais qui va débaucher sur une reconquête, sur une conquête à leur manière à eux, de l’autre pôle du visage. Or, si j’établis là mon opposition (très scolaire, mais pour avancer), si quelqu’un n’a rien eu affaire avec le monde expressionniste (Dieu ! qui n’a pas été un petit peu expressionniste !), s’il y avait quelqu’un qui n’a pas été [expressionniste] c’est évidemment Sternberg. Et quand on entend parler d’un expressionnisme quelconque chez Sternberg par certains historiens du cinéma, c’est que l’Expressionnisme est employé dans n’importe quel sens, ce qui n’est pas grave d’ailleurs. Car, s’il y a quelqu’un qui ne l’a pas été du tout, pourquoi dis-je que c’est Sternberg ? Parce que jamais cinéma ne se fit en affirmant aussi tranquillement que sa seule affaire, malgré les apparences, malgré toutes les apparences, c’était la lumière, et rien que la lumière. Et que la lumière avait assez à faire avec elle-même pour qu’elle ne rencontre l’ombre que lorsqu’il y avait des exigences internes, intérieures à elle, lumière, pour une telle rencontre. Mais que d’un bout à l’autre, finalement, elle rencontrait l’ombre quand son histoire avait fini, ou quand toute histoire avait fini. Mais qu’elle avait tant à faire avec elle-même, que l’idée même que le visible impliqua le contraste de la lumière et de l’ombre était une idée stupide. Et que le visible ne pouvait naître que de la lumière et de la reduplication de la lumière. Et que le visage, et donc le gros plan, avaient là tout son sens. Et que élever un visage au gros plan c’était, d’abord et avant tout, le rendre lumineux. Et que si parfois il convenait de mettre des ombres dans un visage, c’était quand le visage n’arrivait pas, que le visage était d’assez mauvaise qualité, il n’arrivait pas à être assez lumineux par lui-même. Si bien que quand il se sentait mal et brouillé avec Marlène Dietrich, il lui flanquait des ombres. Mais quand il l’aimait, il n’y avait plus d’ombre. Toute l’histoire s’était déjà passée avant que l’ombre arrive. C’est une idée insolite, ça. Qu’est-ce qu’il voulait dire et à quoi il s’engageait ? En effet, la lumière c’est l’invisible. On comprenait mieux ce que disaient les autres, que la lumière c’est l’invisible. Et les gros plans de Sternberg, c’est quoi ? Je commence par des exemples. Si je prends un exemple dans ses films les plus célèbres, évidemment je prends de ceux qui me conviennent le plus à cet égard : « L’impératrice rouge ». Dans « L’impératrice rouge », voilà, j’essaie de récapituler les gros plans de visage. Un premier gros plan extraordinaire apparaît lorsque la future impératrice est encore une toute jeune fille naïve. Ça nous intéresse beaucoup, ça. Pourquoi toute jeune fille naïve nous intéresse-t-elle ? Parce que Marlène Dietrich, sous les ordres fermes de Sternberg, joue la jeune fille naïve d’une manière très intéressante elle s’[...] les russes qui viennent la chercher, elle n’a jamais vu de russes, ils ont de drôles de manières en plus, elle est là... et elle le rend très bien ; c’est vraiment le visage de quelqu’un qui a peur de rater quoi que ce soit. C’est un regard très vif, elle regarde tout et elle en rajoute même : elle bat des yeux, elle regarde en haut, en bas... On sent que, bon, c’est parfait tout ça. C’est le visage qui, à la fois s’amuse, il trouve tout très, très rigolo, elle se dit « Qu’est ce que c’est que ce type là ? Oh, ce chariot, je n’ai jamais vu un chariot comme ça ! » Elle découvre tout. Un visage d’une mobilité extraordinaire, qui va culminer avec le premier plan de « L’impératrice rouge », qui est une merveille, qui est ceci : elle a dit au revoir à toute le monde, sa mère lui a dit « va te coucher ». Et quand même ça l’intrigue, il y a le colonel russe, qui est là, cette espèce de géant mal poli, il a un costume très curieux. Ça l’intéresse tout ça, ça intéresse beaucoup la jeune fille. Et voilà, elle ouvre la porte et elle sort de la pièce, mais elle sort de la pièce en reculant, en regardant. Et elle ferme la porte sur son visage. L’image est ceci : mur blanc, porte blanche en train de se refermer, fond blanc du corridor, visage blanc du type « s’émerveiller ». Vous avez là une espèce d’étude de blanc sur blanc. Vous avez en fait quatre blancs, sur ce premier plan de visage. Je dirais que c’est un exemple typique de visage contour. De visage qui pense à... elle cesse pas de penser à... tiens « Oh quel drôle de costume ! Oh qu’il est beau ce colonel malgré tout, quelle brute, quel mal poli... »Elle pense à ... elle pense à... elle n’arrête pas de penser, quoi. Ça se voit sur son visage puisqu’elle fait tout pour montrer qu’elle pense à plein de choses. Blanc, sur blanc, sur blanc, sur blanc... Gros plan de visage, qu’est-ce qu’il y a ? Vous savez déjà où Sternberg va. Il va vers l’idée que le visage va devenir une aventure de l’espace blanc. Ce n’est pas le visage qui est dans du blanc, ce n’est pas ça. C’est qu’il faut, il faudra aller jusqu’au moment où le visage sera une simple aventure du blanc. Alors, si le visage devient une aventure du blanc, et pas le blanc une qualité du visage, ça va peut-être nous faire avancer, dans nos problèmes. Mais enfin, n’allons pas si vite. Là-dessus, elle arrive en Russie. Longue éducation. Longue éducation par la tsarine, tout ça n’est pas facile. Le Tsar est bizarre... bon, et il y a toujours de gros plan de visage, de très beaux gros plans de visage. En plus, elle est tout le temps habillée en blanc ; c’est une merveille. Comme souvent chez Sternberg. Et puis, elle est évidemment amoureuse du colonel, mais elle apprend - pour moi, ça c’est le second moment, mon second point de repère - ou plutôt elle assiste, elle n’apprend pas, par la perfidie de la vielle tsarine, qui lui dit : « Allez, tu descends et puis tu fais monter le type qui attend », qui, manifestement, est l’amant de la vieille tsarine. Alors elle descend, dans cet humble besoin domestique, mais elle ne peut pas faire autrement elle, alors elle comprend tout. Elle voit que c’est le colonel, c’est le colonel qui monte chez la vieille tsarine. Et comme elle était toute prête à tomber amoureuse du colonel, ça la trouble énormément. Il faudrait vérifier, il faudrait revoir le film dix fois, mais enfin vous corrigerez mes erreurs, et de toute manière elles ne sont pas importantes, mais il me semble que c’est le seul cas où le visage de Marlène va être marqué d’ombres. Là, il y a des ombres profondes. Elle ne pense plus, elle ressent la jalousie. Elle ressent l’indignation, la jalousie, elle passe par une série intensive. Et je crois que Sternberg, comme dans un clin d’œil, passe à l’autre pôle, pour lequel il a la plus vive répugnance, et il rend cette espèce d’hommage au visage intensif. Bon, elle sait plus, c’est qu’elle ne sait plus. Elle se reprendra vite, et en même temps qu’elle se reprend, elle redevient blanche. Et vous voyez que, là aussi, la pure lumière ne veut pas dire la bonté. Puis qu’en se reprenant, elle médite des choses abominables et elle pense à des choses abominables, c’est-à-dire à l’assassinat de son mari. Mais, comme dit Agnès Varda dans un beau texte, le blanc n’est pas la gaîté. Le blanc c’est la mort, c’est la dissolution de l’existence, aussi bien que c’est l’amour. Donc, il ne s’agit pas d’un symbolisme des teintes ou des couleurs. Il ne s’agit pas du tout de ça. Il s’agit d’extraire des qualités. On verra, tout ça nous renvoie toujours à notre problème. Mais enfin, bon, elle redevient très blanche, elle a son costume blanc d’uniforme de la garde, admirable, qui lui va si bien. Blanc sur blanc, sur blanc, et commence - c’était déjà avant, j’exagère, ç’avait déjà été en plein dans le mariage avec le tsar - l’extraordinaire série qu’on retrouvera dans tous les films de Sternberg, bien sur : les voilages, les différents modes de voilages. Il s’agit de mettre un voile blanc sur un espace blanc. Et là, sur les fameux voiles et les fameux voilages de Sternberg, on peut tout dire. Mais surtout, je crois que, indépendamment de toute anecdote, il faut rappeler à quel point il s’y connaissait. Je veux dire non seulement qu’il a un goût, qu’il a un goût fort du voilage, c’est son problème à lui, mais qu’il s’y connaissait professionnellement puisque, dans ses souvenirs, il explique très bien, il rappelle très bien que, à son arrivée en Amérique, il a travaillé d’abord dans la mercerie et ensuite dans une fabrique de dentelles. Et qu’il connaissait tous les différents points, c’est-à-dire le tulle, le voile de tulle, la mousseline, la dentelle, les points de dentelle, tout, tout, tout... Il savait tout ça, mais il ne savait pas ça d’un savoir abstrait. Il savait tout ça d’une espèce de savoir amoureux. Et c’était son rapport avec le monde. Son rapport avec le monde passait par le voile. Mais sentez à quel point ce n’est plus le voile expressionniste. Le voile expressionniste, qui était fait du quadrillage, et de dentelures ou de striages, ou bien de la nébulosité du clair-obscur, n’a plus rien à voir avec le voile de Sternberg qui seul, le seul, a le droit et le mérite d’être appelé voile à proprement parler, puisqu’il est le voile de la mercière. C’est le voile de la mercerie, qui va du filet de pêcheur - dans beaucoup de ses films, où le filet de pêcheur intervient comme voile grossier- jusqu’à la dentelle, ou jusqu’au voile incrusté. Il faut que le visage soit pris entre l’espace blanc et le voile. C’est ça l’aventure de la lumière. Qu’est-ce que l’ombre aurait apporté ? L’ombre va intervenir quand tout est fini. Oui, c’est à ce moment-là que l’ombre arrive, mais tout c’est passé avant. Tout s’est passé avant, tout s’est passé entre l’espace blanc et le voile, le voile qui - on ne l’a pas encore bien vu - qui redouble l’espace blanc.
Au moment où elle est jeune mère apparaissent des images très, très curieuses. Il y en a une qui m’a fait tellement mystère que je la cite, enfin telle que je l’ai dans la mémoire. Vous avez une série d’images qui sont des gros plans, mais gros plans constitués par ceci : un voile, un voile de lys, le visage de Marlène écrasé sur oreiller (bon, ce n’est pas exactement un gros plan, c’est un presque gros plan). Où vous avez une espèce de conspiration de blancs, entre le blanc du voilage, le blanc de l’oreiller, le blanc du drap, le blanc du visage... là, tout y est. Et il y a plusieurs quasi gros plans comme ça. Il y en a un qui se termine par une image qui me paraît exactement du type actuellement que l’on obtient relativement facilement avec la vidéo. Une image où on a le sentiment que... il me semble qu’un spectateur innocent dirait : « Ah bah, ça c’est une image vidéo », où vraiment le visage devient une pure incrustation, d’autant plus qu’avant il avait montré des voilages incrustés. Il a montré des voilages avec incrustations et là, bizarrement, par une série progressive - alors il se sert quand même de séries - le visage est complètement devenu incrustation du voile. Mais tout ça, je reprends ma question. On va bientôt arrêter, on n’en peut plus.
Donc, nous en sommes à ceci. Dans trois semaines on retrouvera le problème de la construction de cet espace et de l’espace blanc chez Sternberg. Réfléchissez à tout ça. Ah ! Coupure dans l’enregistrement. Fin de la phrase incompréhensible (24 minutes 19 dans l’enregistrement du CD) |
1- 10/11/81 - 1 1- 10/11/81 - 2 2- 17/11/81 - 1 2- 17/11/81 - 2 3- 24/11/81 - 1 3- 24/11/81 - 2 4- 01/12/81 - 1 4- 01/12/81 - 2 5- 05/01/82 - 2 5- 05/01/82 - 1 6- 12/01/82 - 1 6- 12/01/82 - 2 7- 19/01/82 - 2 7- 19/01/82 - 1 8- 26/01/82 - 1 8- 26/01/82 - 2 9- 02/02/82 - 2 9- 02/02/82 - 1 10- 23/02/82 - 2 10- 23/02/82 - 1 11- 02/03/82 - 1 11- 02/03/82 - 2 12- 09/03/82 - 2 12- 09/03/82 - 1 13- 16 /03/82 - 1 13- 16/03/82 - 2 14- 23/03/82 - 2 14- 23/03/82 - 1 15- 20/04/82 - 1 15- 20/04/82 - 2 16- 27/04/82 - 1 17- 04/05/82 - 2 17- 04/05/82 - 1 18- 11/05/82 - 2 18- 11/05/82 - 1 19- 18/05/82 - 1 19- 18/05/82 - 2 20- 25/05/82 -1 20- 25/05/82 - 2 21- 01/06/82- 1 |
||
La voix de Gilles Deleuze en ligne |