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20- 26/05/81 - 1

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transcription : Danièle Maatouk

DELEUZE 26/05/81 - 20A

Alors je rappelle, mais nous n’avons plus que aujourd’hui et la prochaine fois, et qu’il faudrait arriver dès aujourd’hui au problème de la couleur, enfin, et puis la prochaine fois ne parler que de ça et terminer là dessus. Alors avant je voudrais bien que vous ayez très présent à l’esprit le problème général que l’on essaie de traiter.

-  Je rappelle ce plan général : Il s’agit de considérer la peinture comme l’acte par lequel (peu importe le mot ), par lequel on transmet ou on reproduit un espace-signal sur la toile.

Et en effet, on ne peint jamais quelque chose, on peint, un peintre il peint toujours un espace. Il peint l’espace-temps mais un espace. Alors transmettre ou reproduire un espace-signal sur la toile, ça se fait comment ? C’est grâce à une espèce d’analyse, grâce à un essai d’analyse logique qu’on a fait précédemment, notre réponse était : ça se fait par analogie. Ça se fait par analogie ?

mais qu’est-ce que veut dire analogie ? A l’issue de notre analyse, on avait pu conclure, on avait au moins une hypothèse ferme, à savoir, l’analogie ne signifie en aucune manière la similitude ou la ressemblance, elle signifie une opération très particulière qui a plusieurs formes, elle-même qui a plusieurs types, qui a des types très différents et qu’il faut nommer modulations.

Donc, c’est en modulant quelque chose. Et on a essayé d’analyser ce concept de modulation. C’est en modulant quelque chose = x qui est très variable, qui peut être très variable, c’est en modulant quelque chose que le peintre transmet l’espace-signal.

D’où l’importance pour nous, vous vous rappelez, de considérer arbitrairement - parce qu’il ne s’agissait pas même de prétendre à une histoire totale - de considérer certains espaces-signes, certains espaces-signaux, et les types de modulations correspondants.

-  Et le premier espace-signal que nous avions considéré, c’ était l’espace égyptien. C’est un espace, vraiment, où la forme et le fond sont appréhendés sur le même plan. Ceci est une définition de l’espace.
-  En corrélation directe nous demandions quel était le type de modulation apte à transmettre cet espace, soit sur une surface, soit sur une surface à peine approfondie du type bas-relief. Et notre réponse était très simple, si vous vous rappelez, c’est pour ça que quand même que tout ce qu’on a fait, forme une espèce de tout. Vous vous rappelez notre réponse, c’est que c’était bien un type de modulation, un type de modulation qu’il fallait ou que l’on pouvait essayer de préciser sous la forme du moule, une modulation moule ; ce moule étant défini comme le contour géométrique cristallin.

Voilà. Puis on a vu qu’un autre type d’espace en son terme, il a dû se passer bien des choses entre les deux. Mais à plus forte raison, pour les autres exemples qu’on prendra, c’est vraiment des coupes que l’on propose, c’est pas une succession ordonnée ni totale.

On a vu que, qu’est-ce qu’on a vu ? On a vu cet événement, cet événement qui marque sans doute une espèce de surgissement du monde grec ou de l’espace grec, et que là, ce surgissement, on pourrait le définir précisément par un événement très considérable, à savoir, la distinction des plans.

-  Le plan du fond et le plan de la forme se distinguent et se séparent, et entre les deux, bien-sûr, qu’est-ce qui se passe ? Une nouvelle forme de la lumière.

Et il nous semblerait encore une fois, avec cet auteur que j’évoquais, Maldinais, il me semblait tout à fait faux de dire que le monde grec c’était le monde de la lumière, ce n’est pas le monde de la lumière, à la limite, le monde égyptien serait beaucoup plus le monde de la lumière. Tout comme, remarquez, et là peut alors, c’est ce qu’on trouve à propos de la peinture, doit nous servir ailleurs pour la philosophie. C’est pas le monde de la lumière, le monde grec. De même, on le définit parfois philosophiquement comme étant le monde des essences, c’est pas vrai. Ce serait beaucoup plus le monde égyptien qui serait le monde des essences, où, en effet, la figure individuelle cernée par le contour, par le contour cristallin géométrique, définit l’essence stable et séparée. Séparée de quoi ? Séparée du monde des phénomènes, séparée des accidents, séparé du devenir.

-  Mais les grecs sont beaucoup plus proches de nous. C’est très curieux, ce que l’on attribue aux grecs, il me semble que ce qu’on devrait dire des égyptiens. Il faudrait faire, c’est pas grave, une espèce de reculage. Il faudrait reculer tout ça d’un cran car ce qui est frappant, c’est que déjà avec les grecs, l’essence n’est pas séparable, n’est plus séparable de sa manifestation dans le monde des phénomènes. Et de même, sans dire que c’est la même chose, et de même, la lumière est subordonnée à la forme. La lumière est subordonnée à la forme, l’essence n’est plus conçue comme l’entité stable et séparée, elle est inséparable des phénomènes. On pourrait dire une chose simple, l’essence n’est plus essentielle, elle est devenue organique. C’est évidemment vrai d’Aristote, mais c’est déjà vrai de Platon.
-  Et sur tout le monde grec, pour moi, retentit ce que Platon fait dire à "l’égyptien". Lorsque l’égyptien dans le texte de Platon dit « vous autres grecs, vous n’êtes que des enfants », c’est-à-dire à la lettre : vous avez perdu le secret des essences stables isolées, séparées des essences individuelles stables isolées. Vous avez perdu en un sens le secret de la lumière, c’est-à-dire de cet espace où forme et fond sont sur le même plan. Et c’est pour ça que les grecs inventent la philosophie. Car, la philosophie si elle a un sens, c’est très mauvais pour toute compréhension même confuse de la philosophie, de l‘allier le moins du monde à la sagesse. Car, dans philosophie il y a bien philo et sophia, et sophia c’est la sagesse.

-  Mais philo ça veut dire quoi ? Ça veut dire justement que le philosophe n’est plus un sage. Le sage c’est l’égyptien. Le philo-sophe, celui qui est réduit à ne plus être que l’ami de la sagesse, avec toute la complexité de : Qu’est-ce que ça veut bien dire philo en grec ? Sentez quelle chute du sophos jusqu’au philo-sophos. L’ami de la sagesse ? Mais qu’est-ce que ça peut vouloir dire l’ami de la sagesse ? C’est-à-dire, il ne prétend même plus être un sage. Traduisez : vous autres grecs, vous ne serez jamais que des enfants, ça veut dire aussi bien : vous autres grecs, vous ne serez jamais que des philoï, vous n’êtes plus des sages, vous êtes des philosophes. Qu’est-ce ça veut dire ? Vous n’atteignez plus aux essences, aux essences stables et séparées, vous n’atteignez qu’aux essences en tant qu’elles s’incarnent déjà dans les phénomènes, dans le devenir, etc. Et que d’une certaine manière elles sont soumises au rythme du devenir. Alors, bon, c’est vraiment un changement, c’est un changement d’espace, d’éléments, c’est un changement de temps, un changement de toute la conception de l’art. L’essence devenue organique, c’est-à-dire, l’essence saisie au moment où elle s’incarne dans le flux des phénomènes . Et toute la théorie, si j’insiste là, si je fais cette parenthèse philosophique, c’est pour ceux qui définissent le monde platonicien comme le monde des idées avec un grand « i », des idées séparées, ça ne tient pas debout une seconde. Car, c’est bien vrai qu’il y a chez Platon cet aspect, les idées séparées du sensible, mais c’est un hommage à une vieille tradition qui lui échappe et dont il sait bien qu’elle lui échappe. Mais son problème à lui, Platon, c’est pas du tout le monde des essences séparées, des idées séparées, au contraire, c’est le monde de la participation, à savoir, les idées participent au flux du sensible ou le flux du sensible participe aux idées. Donc, c’est le monde des essences devenues organiques.

-  Or cet espace, j’avais commencé à le définir la dernière fois, et je cherchais du point de vue de mon souci de la peinture, deux espèces de koréla entre la sculpture et la peinture grecque, et ça c’est pas encore une fois des successions chronologiques, et quelque chose qui en a été repris dans la peinture dite classique du 16e siècle, comme s’il y avait un système d’écho entre cet espace du monde grec d’une part, et l’espace et le monde de la Renaissance. Et je disais, cet espace grec et cet espace Renaissance va se définir par la distinction des plans. Ce qui suffit pour le distinguer de l’espace. égyptien ça va être donc un espace qui fait signe, un espace signal qui procède tout à fait autrement.

-  Mais, il ne suffit pas de dire que les plans sont distincts, ça ne définirait pas suffisament l’espace grec, ça ne le distinguerait pas des espaces ultérieurs, ça ne le distinguerait pas de l’espace byzantin, ça ne le distinguerait pas de l’espace 20e siècle, ou, je ne sais pas quoi, ou du 19e en tout cas. Il faut ajouter, oui, que c’est un espace où les plans se sont distingués, donc, où la forme et le fond ne sont pas sur le même plan, mais c’est aussi un espace où il y a un primat déterminant de l’avant plan. C’est l’avant plan qui est déterminant. Pourquoi ? Parce que l’avant plan reçoit la forme. Et bien sûr on pourra toujours trouver des exceptions de la peinture de la Renaissance ou dans l’art grec. Je dis juste, est-ce que c’est par hasard lorsque vous trouvez une exception dans l’art grec ? (mais à mon avis vous devez trouver des exceptions tardives), est-ce que c’est un hasard où vous pouvez déjà là, dire et que vous avez le sentiment immédiat que c’est la gestation d’un nouveau monde qui ne sera plus le monde grec, et que c’est la préparation de ce qui va éclater, de ce qui va surgir avec Bysance, à savoir par exemple, autour de l’art alexandrin ? Je dis en tout cas, si vous ne prenez pas tout ce que je dis aujourd’hui mais surtout la prochaine fois, il faut y mettre des nuances. Je n’ai pas le temps de mettre des nuances, ça ne veut pas dire toujours, dans tous les cas, mais en règle générale, vous avez cet espace comme un Haut grec et à la Renaissance qui est vraiment un espace où les plans sont distincts avec primat de l’avant-plan, et cet avant-plan peut être extraordinairement complexe. Je vous citais, les avant-plans courbes, par exemple, chez Raphaël, admirable avant-plan où il y a une courbure de l’avant-plan.

Mais l’avant-plan, c’est le lien où se détermine la forme, et la forme se détermine à l’avant-plan, sur l’avant-plan. Dès lors, sentez par rapport à l’Egypte, il va y avoir quelque chose de fondamental, un changement, par exemple, dans le statut du contour. Ça en découle tout droit. Si vous vous donnez un espace, un espace donc, cette fois-ci non plus planimètrique mais un espace volume, c’est le cube grec, le cube grec contre la pyramide égyptienne. Si vous donnez un espace volume déterminé par l’avant-plan vous donnez en même temps le primat de la forme. La forme se détermine à l’avant-plan, et vous changez le statut du contour, vous vous rappelez que une chose très merveilleuse chez les égyptiens, mais tout est merveilleux, tous ces espaces sont des merveilles, indépassable chacun. Vous vous rappelez que, parmi les merveilles de l’espace égyptien, il y avait ceci : l’indépendance du contour.

-  Le contour prenait une autonomie par rapport à la forme et par rapport au fond, c’est par là que c’était le contour cristallin. C’est un contour géométrique cristallin. Et en effet, il prenait nécessairement une indépendance puisque le contour c’était ce qui rapportait la forme au fond et le fond à la forme sur un seul et même plan. Alors, il y avait toute nécessité, ce n’était pas comme ça, ce n’était pas une chose de plus, il appartenait à cet espace de donner une autonomie sur le plan au contour, le contour donc était géométrique cristallin. Au contraire, on saute dans l’espace grec, distinction des plans avec primat de l’avant plan où c’est d’abord la forme, et alors le contour, ça devient quoi ? Ça devient l’autodétermination de la forme au premier plan, à l’avant plan, sur l’avant plan.
-  Le contour dépend directement de la forme. Qu’est-ce que c’est ça le contour dépend directement de la forme ? Et toutes ces notions s’engendrent les unes à partir des autres, c’est ça qu’on appellera le contour organique. Quand le contour dépend de la forme, a perdu son indépendance égyptienne, il est devenu le contour organique. Et l’essence, dès lors, est elle-même essence organique. Bon, ça veut dire quoi ça l’essence est devenue, le contour est devenu contour organique ? Ça n’est plus l’essence séparée, isolée, isolée par le contour autonome des égyptiens. Dès lors, ça n’est même plus l’essence individuelle.

-  Qu’est-ce qu’il invente l’art grec ? Il invente quelque chose comme, je ne sais pas quoi, le groupe, l’harmonie du groupe. Qu’est-ce qu’invente la peinture de la Renaissance ? Je disais la dernière fois, parce que j’avais besoin, il y avait un mot un peu spécial, je disais : il invente la ligne collective. (Ça ne se réduit pas à ça encore une fois, vous corrigez à chaque fois). La ligne collective, à savoir, et c’est ça le contour organique, qu’un troupeau de moutons ait une ligne, c’est une découverte formidable ça. Comprenez, à la limite on pourrait dire que non, en égyptien ça ne marchera pas comme ça forcément, puisque sa ligne géométrique cristalline. Non, il faut que la ligne soit organique pour que le troupeau ait une ligne. A ce moment là, on entre dans tout un domaine qui est celui du rythme, parce que dans quel rapport sera la ligne collective du troupeau de montons, et un autre type de ligne collective, la ligne collective d’un nuage. Dans quelle résonnance ces deux lignes sont-elles ? Les lignes collectives vont entrer dans des rapports harmoniques. L’essence chez les grecs ça n’est plus l’essence individuelle, ça n’est plus l’essence séparée. Voyez tout s’enchaîne. Je voudrais que vous saisissiez que tout s’enchaîne. L’essence séparée ça n’est plus l’essence individuelle du groupe. La ligne est devenue organique, elle est deveue collective, mais vous me direz mais il y a plein de, par exemple dans la statuaire grecque, de bonshommes tous seuls ou de dames toutes seules, oui, oui, il y a plein de...ça ne me gêne pas, avant que l’objection soit faite, Dieu merci, ça montre que nous avons raison, nous avons la réponse à l’objection. Donc, il n’y a pas d’objection, jamais, car, bien-sûr, qu’est-ce c’est que cette figure isolée, apparement isolée ? Ce sont des organismes. Et aussi bien, qu’est-ce que c’est, quand il y a un organisme seul, qu’est-ce que c’est ? C’est une ligne collective. Pourquoi c’est une ligne collective ? Quand on parle de la belle individualité grecque , si vous voulez, c’est par exemple, tous les textes de Shopenhauer. Non, c’est pas ça je crois. Tout ce qu’il dit s’avère encore une fois plus pour les égyptiens que les grecs. Ce qu’il dit ça vaut pour le fond égyptien qui reste vivant chez les grecs. Mais dans la mesure où les grecs parlent pour leur compte, ils nous disent d’autres choses. Ils nous disent d’autres choses, et je reviens à ma question, un organisme c’est ça qui découle, le monde grec ce n’est pas celui de l’essence, c’est celui de l’organon.

-  Je dis ça en grec, parce qu’il y a une série de textes célèbres d’Aristote regroupés sous ce titre L’Organon. Tout comme chez Aristote la forme, il y a bien des formes séparées, dernier hommage au monde égyptien, mais en tout cas dans le monde dit sublimaire pour mot, or l’espace grec c’est l’espace sublimaire. Dans le monde sublimaire, les formes sont strictement inséparables de matière, d’une matière quelconque qu’elles informent, et toute la hiérarchie du monde aristotélicien, ce sera les types de formes en corrélation avec les types de matière informée. Ça ce n’est pas vraiment grec, c’est égyptien.

Alors, oui, je reviens toujours, organisme, un organisme, bien sûr c’est une unité. Je ne veux pas dire du tout que ça soit le monde de la dispersion, mais c’est un monde pour lequel, il n’y a plus d’unité isolée ; toute unité est une unité d’une diversité. L’unité y est très forte, mais c’est toujours l’un d’un divers, le monde grec. C’est toujours une unité, il n’y a jamais d’unité absolue. On a beau parler encore une fois de l’un, avec un grand « U », l’Un chez Platon. L’Un chez Platon c’est finalement la pure transcendance, c’est-à-dire c’est l’hommage au monde égyptien.

-  Mais les grecs eux, ils saisissent leur faisceau, leur faisceau spatial saisi, une espèce de région intermédiaire entre l’impur et séparé, et la multiplicité pure. Ils saisissent tous les degrés de l’Un, tous ces degrés, tous ces degrés variables, toute cette gradation dans laquelle l’Un ou la forme s’enfoncent de plus en plus dans une matière où toutes ces élévations par lesquelles la matière tend de plus en plus vers la forme. Alors quand il faut un organisme, c’est une unité, d’accord, mais c’est une unité de parties différenciées. Et du point de vue, là je dis vraiment des choses extrêmement rudimentaires, très simples, mais si je reprends des épreuves simples, vous prenez une toile typique Renaissance et toile typique 17e siècle. La manière dont vous distinguez immédiatement, même de sentiments, de sentiments confus, que ces peintures n’appartiennent pas exactement au même monde, c’est-à-dire au même espace.
-  On peut prendre toute sortes de choses, un nu de femme, un nu, c’est bien évident que dans les nus de la Renaissance, ou dans les sculptures grecques, vous trouvez la même chose, à savoir l’organisme affirmé comme unité d’une multiplicité distincte, et que les parties organiques sont bien sûr prises dans un système d’écho, mais sont fermement distinctes. Si vous prenez, le plus beau, une Vénus quand vous serez rentrés chez vous, prenez ou essayez de prendre, de considérer une Vénus du Titien et une Vénus de Vélasquez. Le traitement du nu là est évident. Le volume du corps n’est pas du tout rendu de la même manière. C’est même ça qui est beau. Dans le cas du Titien, c’est très net à quel point l’organique est vraiment l’unité d’une multiplicité de parties différenciées.

-  On verra qu’au 17è siècle, entre autre avec Velasquez, ça se produit de toute une autre manière. Le corps a cessé d’être un organisme, il est bien autre chose. Donc, je dirais même lorsqu’il y a représentation d’un individu seul, c’est un individu organique c’est-à-dire c’est l’unité d’une multiplicité. Donc c’est bien encore une ligne collective. C’est simplement une ligne collective à forte unité, tandis qu’un troupeau de moutons, c’est une ligne collective à moins forte unité. C’est pas par hasard que les philosophes correspondants sont des philosophes qui passent leur temps à faire une hiérarchie des degrés d’unité. Seulement, par exemple, ce qui est très intéressant à se demander ce qu’on trouvera encore dans la philosophie de Leibnitz, qu’est-ce que c’est que la hiérarchie des degrés d’unité, c’est-à-dire, en quoi est-ce qu’un tas de cailloux ou un fagot de branches de bois, un troupeau de mouton, ou une armée, une colonie animale, un organisme, une conscience, etc, représentent des degrés d’unité de plus en plus forts sur une échelle hiérarchique ?

Alors si c’est ça l’espace grec, et si c’est ça - mais c’est très sommaire ce que je dis à partir de là, on compliquera après- vous remarquez que je n’introduis pas encore la couleur, je ne peux pas, mais ça va venir. Je dis juste que bien que ce soit un espace de la lumière, c’est un espace à forte lumière, et où la lumière est subordonnée à la forme. Elle est complètement subordonnée aux exigences de la forme. En d’autres termes, c’est un espace, comme on dit très bien, c’est un espace tactile-optique, c’est pas du tout un espace optique, c’est un espace tactile-optique. Vous vous rappelez que l’espace égyptien, en effet, je ne reviens pas là dessus, on l’avait défini en suivant cet auteur autrichien Redel ( ou Ridel), on l’avait défini comme un espace aptique, et que l’œil y avait une fonction bizarre que j’ai essayé de définir, l’oeil avait une fonction aptique. L’espace que d’après tout ce qu’on vient de voir, il n’est pas aptique, il est tactile-optique. Qu’est-ce que ça veut dire tactile ? Qu’est-ce qui renvoie au tact ? C’est précisément que tous les effets optiques sont d’une certaine manière subordonnés à l’intégrité de la forme. Et que l’intégrité de la forme est tactile sous la forme de quoi ? Du contour organique.
-  En d’autres termes, c’est un espace optique à référent tactile. La lumière, oui, mais qu’elle ne compromette pas la clarté de la forme. Et la clarté de la forme qu’est-ce qu’elle est ? C’est une clarté tactile. C’est ce que Wolfline a dans son livre là, que je citais beaucoup la dernière fois, appelle la clarté absolue. Même dans les ombres, le contour gardera ses droites, car le contour est tactile, tandis que les ombres sont optiques. Et encore, dans les tableaux de la Renaissance vous voyez cette chose merveilleuse qui vient non pas de leur maladresse, qui vient, au contraire, d’un coup d’adresse étonnant, que le contour, c’est-à-dire l’allusion tactile, subsiste, intègre à travers le jeu des ombres.

C’est donc un espace très curieux cet espace optique à référent tactile, presque il faudrait dire, à double référent tactile. Sur un certain plan je dirais presque, (enfin je n’ai pas le temps, je dirais que tout ça c’est à vous de voir), il me semble que la référence tactile est double ; c’est, en effet, subordination de la lumière à la forme, ou ce qui revient au même, auto-détermination de la forme par un contour organique qui est nécessairement tactile. Mais je dis, c’est une double référence pourquoi ? Parce que tout se passe comme si sur le plan du réel l’œil dominait. C’est un espace optique, mais il se fait confirmer les choses par le tact. C’est comme si la main suivait l’œil et confirmait le contour à travers le jeu des ombres. Mais sur le plan l’idéal c’est presque l’inverse. C’est l’œil qui renvoie à un tact idéal. Pourquoi ? Parce qu’il y a d’optique dans ce monde, dans ce monde grec, va être réglé par quoi ? On voit très bien ce qui, c’est la même chose que ce qui règle la ligne, cette ligne collective.

-  Alors, alors, alors, qu’est-ce que je voulais dire ? Oui, nombre et mesure, je reviens à ma stèle là, les deux femmes côte à côte, une même mesure avec les deux plans latéraux. Mais votre œil, supposons que votre œil commence par le bas, vous allez voir à l’intérieur de cette mesure, à mesure que votre œil monte, les temps varier. Pourquoi les temps varient et passent par des seuils, ces seuils qui sont marqués par quoi ? Pas difficile, les temps forts. A savoir les reliefs lumineux. Je peux dire c’est la même chose, les temps forts d’un rythme, les reliefs lumineux d’une sculpture, pourquoi, et les reliefs lumineux c’est l’avant-plan. C’est ce qui surgit à la l’avant-plan. Cette fois-ci je ne parle plus des plans latéraux, je parle de l’avant-plan, du plan d’un point de vue frontal. Voyez, les reliefs lumineux affleurent à l’avant-plan. C’est eux qui définissent les temps forts d’une sculpture. Et les ombres, c’est les temps précisément dits où les grecs ont toute une théorie là dessus. A la fois de musique et de sculpture, c’est les temps faibles du rythme. Les ombres marquent -ils ont des mots pour ça en plus- merveille, c’est les temps faibles, les temps faibles du second plan de l’arrière-plan. C’est un espace rythmé par les temps forts de l’avant-plan et les temps faibles de l’arrière-plan.

-  Si vous voulez comprendre ce que va apporter Bysance là dedans, et quelle révolution va faire Bysance, il faut... or votre œil, il le fait tout seul quand vous voyez une sculpture grecque. Alors... bien, et je dis l’œil, de bas en haut, il recueille bien la variation des temps, pas seulement entre temps forts et temps faibles, mais c’est les temps forts de l’avant-plan qui varient. Avec des seuils marqués par quoi ? Les genoux, marqués par les articulations organiques. Les genoux, l’aine, la taille, le haut des épaule, le visage. Et encore, ça se subdivise beaucoup. Si bien qu’à l’intérieur de la même mesure, vous avez une double variation : variation des temps forts sur l’avant-plan de bas en haut, variation des temps faibles, variation correspondante des temps faibles à l’arrière plan. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Je résume, j’essaie de résumer cet espace tactile-optique.

-  Je reprends ma question parce que celle-là il ne faut jamais la perdre de vue, sinon on n’avancerait pas. Vous vous rappelez que pour tout espace signal, je dois trouver, ou je m’étais vaguement engagé à trouver un principe de modulation, bah oui, c’est plus du tout la modulation égyptienne par moule géométrique cristallin, c’est un second grand type de modulation, qui va être la modulation de la ligne, ou plus précisément la modulation par ce qu’on a appelé, (là je vous renvoie j’ai plus le temps de recommencer), la modulation par moule intérieur. La modulation rythmique par moule intérieur, vous rappelez cette notion que j’ai empruntée à Buffon parce qu’elle me paraissait très éclairante, par moule intérieur, cette espèce de notion très bizarre formée par Buffon, mais qui me paraît riche dans d’autres domaines de ceux auxquels Buffon l’appliquait, quoique Buffon, il y a bien une raison pour nous en servir, puisque Buffon s’en servait et formait cette notion paradoxale de moule intérieur, pour nous faire comprendre la reproduction de l’organisme.
-  C’est une modulation par moule intérieur, et le moule intérieur c’est quoi ? C’est l’unité d’une mesure dont les temps sont variables, en d’autres termes, c’est un module, dont je dirais - mais la formule telle quelle n’a aucun sens- mais là, je m’en sers pour résumer cet ensemble, je dirais que l’espace grec, lui, est modulé tout autrement que l’espace égyptien. Il est modulé par module, c’est-à-dire par moule intérieur. Donc, ça c’est le moyen de transmettre, si vous voulez, ou de reproduire l’espace tactile-optique. C’est le grand monde organique, et quand un critique d’art comme Verinder définit le monde classique, le monde grec, il dit que c’est le monde de la représentation organique, et quand il s’explique sur ce qu’il entend par la présentation organique, bien sûr, on a tendance à comprendre, oui c’est un art qui a choisi avant tout comme objet l’organisme. Il a choisi comme objet l’organisme, alors je peux faire une parenthèse si elle ne vous trouble pas, c’est très important ça, il a choisi comme objet l’organisme sûrement, c’est vrai, c’est vrai.
-  Il faudra de longues histoires là, pour que la peinture cesse d’être organique, et puis elle ne l’a pas toujours été, mais c’est vraiment, mais ça suffit pas de dire ça. J’ouvre une parenthèse pourquoi que c’était très compliqué là, cette histoire, la peinture élit comme objet l’organisme. Si je fais une timide avancée sur ce qui nous reste à faire, et ça va poser un problème énorme du point de vue des couleurs, parce que, où est le problème du point de vue des couleurs ? Comment traduire, comment reproduire picturalement les couleurs de l’organisme ? Affreux problème. Affreux problème européen, typiquement un problème européen ça. C’est important, pourquoi ? C’est les peintres ce sont très...je crois avant c’était différent, mais notamment avec les nus de Michel-Ange, avec l’avènement de nu dans la peinture, qu’est-ce qui s’est passé ? Un problème technique effarant. On verra comment il sera résolu, mais, on pourrait dire, c’est une manière d’exprimer le problème total de la peinture. Une manière, mais tout y est. Comment reproduire les couleurs d’un corps, d’un corps organique ? C’est difficile. Sans quoi, pourquoi, parce que quelque soit la méthode que vous employez dans l’occident, vu la nature de l’organisme occidental

[interrompu au bout 46 minutes 38 ]

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