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2- 09/12/80 - 2

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Gilles Deleuze - Spinoza cours 2 du 09/12/80 - 2 transcription : Christina Roski -

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-  deuxième proposition. La loi de la nature n’est pas très sociale, elle est dans la meilleure société possible. C’est la vie conforme à l’essence dans la meilleure société possible.
-  Troisième proposition. Ce qui est premier, ce sont les "devoirs" sur les droits car les "devoirs" c’est les conditions sous lesquelles vous réalisez l’essence.
-  Quatrième proposition. Dès lors, il y a compétence de quelqu’un de supérieur. Que ce soit l’Eglise, que ce soit le Prince ou que ce soit le Sage. Question ?

-  La compétence du sage, ah, si. Il me semble qu’elle en découle enfin nécessairement, pas mathématiquement, mais nécessairement ; elle en découle d’une certaine manière. Car si tu dis, je définis une chose par l’essence et j’en tirerai les conditions sous lesquelles, l’essence doit être réalisée, cela renvoie à un savoir. Il y a un savoir des essences. Donc l’homme qui sait les essences sera apte en même temps à nous dire comment nous conduire dans la vie. Ce conduire dans la vie sera justiciable d’un savoir au nom de quoi je pourrais dire :" c’est bien ou c’est mal". Il y aura donc un homme de bien de quelque manière qui soit déterminé, comme homme de dieux ou comme homme de la sagesse qui aura une compétence. Il me semble que c’est impliqué.

-  Retenez ces quatre propositions. Je dis : imaginez une espèce de coup de tonnerre. On va voir que c’est beaucoup plus compliqué, tout ça. Imaginez un type qui arrive là et qui dit : "Non, non, mais en un sens c’est juste le contraire". Seulement l’esprit de contradiction ça marche jamais, ça veut dire il faut avoir les raisons. Il faut avoir des raisons mêmes secrètes, il faut avoir les plus importantes raisons pour renverser une théorie. Si vous renversez une théorie pour le plaisir vous ne pouvez même pas. Une théorie ne serait jamais renversée pour le plaisir et par plaisir. Une théorie c’est un corps, elle aussi, elle a son pouvoir de résistance, elle a tout ça. Supposons, je vais corriger tout à l’heure, un jour quelqu’un arrive et va faire scandale dans le domaine de la pensée. Et c’est là que je reviens à mon avertissement de tout à l’heure : ce qu’on l’on traite aujourd’hui comme des lieux communs, dépassés sur le droit naturel, et sans doute ont gardé et avaient une espèce de force révolutionnaire possible, énorme. Ce quelqu’un c’était un anglais qui s’appelait Hobbes. Il avait très mauvaise réputation. Il précède Spinoza. Spinoza l’a beaucoup lu.

-  Et voilà presque, je fais un tableau proposition par proposition, voilà ce que nous dit Hobbes sur ce problème du droit naturel, il fait un coup de force très étonnant. Première proposition de Hobbes, je résume tout ça mais presque c’est mon métier, j’ai le triste rôle de vous raconter ça, je vous raconte l’ histoire. C’est une histoire quoi. Hobbes arrive et dit : "Ben non, la première proposition ce n’est pas ça.“ Il ne dit même pas : "Ce n’est pas ça“ Il n’a pas besoin de dire ça lui aussi c’est affaire de coquetterie. Il développe sa théorie. On s’aperçoit que ce n’est pas comme disaient les autres. Alors qu’est-ce qu’il nous dit ? Il dit : " Vous comprenez, les choses, elles, ne se définissent pas par une "essence", elle se définissent par une "puissance".

-  Donc, le droit naturel c’est non pas ce qui est conforme à l’essence de la chose, c’est tout ce que "peut" la chose. Et dans le droit de quelque chose, animal ou homme, tout ce qu’il peut (c’est une proposition très bizarre) mais dans son droit "de tout ce qu’il peut". C’est à ce moment que commencent les grandes propositions du type "le gros poisson mange les petits, C’est son droit de nature". Vous comprenez, quand on lit ça : "le gros poisson mange“si je fais juste tantôt, je dis qu’il n’y a pas besoin de culture et je pense vraiment cet égard : il n’y a aucun besoin de culture. Puis tantôt je dis il en faut. Bien sur, ce que vous tombez sur une proposition de ce type, vous voyez qu’elle est signée "Hobbes". I "Il est dans le droit naturel que les gros poissons mangent les petits". Je dis, vous risquez de passer à coté, vous risquez de vous dire : "A bon, c’est vrai ce qu’il dit, mais en fait il n’y pas de quoi faire une histoire, oui, les grands poissons mangent les petits, alors c’est ça que vous appelez le droit naturel, d’accord.“ Mais en fait à ce moment là, vous ne pourriez rien comprendre. Mais c’est un peu comme ça partout, si vous voulez.
-  C’est comme ça dans la peinture ou si vous voyez un tableau, si c’est le premier tableau que vous voyez ce n’est pas la même type d’émotion parce qu’enfin vous risquez de passer à côté. Je vous dis pourquoi. Parce qu’en disant „il est dans le droit naturel du gros poisson de manger les petits“, Hobbes lance une espèce de provocation qui est énorme. Enorme ! Puisque jusque-là ce que l’on appelle droit naturel était ce qui était conforme à l’essence et donc l’ensemble des actions qui étaient permises au nom de l’essence. Qui étaient permises, alors vous me direz : "Oui permis, mais permis, là, prend un tout autre sens !“ Hobbes nous annonce :"est permis tout ce qu’on peut". Tout ce que vous pouvez est permis. Donc si vous êtes un poisson encore plus gros et que vous mangiez les hommes, c’est permis, c’est votre droit naturel. Quand même, c’est simple, c’est une idée simple mais qui est relativement bouleversante. Dans ce cas-là il faut attendre. On se dit : "Mais pour dire un truc comme ça où est-ce qu’il veut en venir ? “ Il nous dit : il est dans le droit naturel. Il appelle droit naturel ça ! Jamais personne n’avait appelé "droit naturel" - tout le monde savait de tout le temps que les gros poissons mangeaient les petits. Jamais personne n’avait appelé ça droit naturel ! Pourquoi ? Pour une raison simple, on réservait le mot droit naturel pour tout à fait autre chose. L’action morale conforme à l’essence. Hobbes arrive et dit : "Votre droit naturel c’est toute votre puissance. Droit naturel = puissance. “ Donc ce que vous pouvez c’est votre droit naturel. Si vous pouvez tuer votre voisin c’est votre droit naturel. Curiosité du droit. Attendons, on va voir les autres propositions. Donc, " est dans mon droit naturel tout ce que je peux".

-  Deuxième proposition : elle en découle. Dès lors, l’état de nature se distingue de l’état social et, théoriquement, le précède. Pourquoi ? Parce que Hobbes s’empresse de dire : "Mais bien sûr, dans l’état social il y a des interdits, il y a des défenses. Il y a des choses que je peux faire, par exemple tuer mon voisin s’il ne s’y ’attend pas.“ Je pourrais le faire ça mais c’est défendu. D’accord c’est défendu - ça veut dire que ce n’est pas du droit naturel, c’est du droit social. C’est dans votre droit naturel mais ce n’est pas dans votre droit social.
-  En d’autres termes, le droit naturel, qui est identique à la puissance, est nécessairement et renvoie à un état qui n’est pas l’état social. D’où, à ce moment-là, la promotion de l’idée :" un état de nature distinct de l’état social". Dans l’état de nature, tout est permis de ce que je peux. La loi naturelle : ce qui n’est rien de défendu de ce que je fais. Donc l’état de nature précède l’état social.

Déjà au niveau de cette seconde proposition :"l’état de nature précède l’état social", là aussi on ne comprend plus rien, nous parce qu’on qualifiait tout ça en disant : mais est-ce qu’il y a un état de nature ? Ils ont cru qu’il y avait un état de nature, ceux qui disaient ça. Rien du tout, ils ne croient rien à cet égard. Ils disent que la logique, le concept d’état de nature c’est forcément antérieur, celui d’un état antérieur à l’état social. Ils ne disent pas que cet état existait. Si le droit de nature c’est tout ce qui est dans la puissance d’un être, on définira l’état de nature comme précisément la zone de cette puissance. C’est son droit naturel. C’est donc distinct de l’état social puisque l’état social comporte et se définit par des défenses portant sur quelque chose que "je peux". Et en plus, si on me le défend , c’est que "je le peux". C’est à ça que vous reconnaissez une défense sociale.

-  Donc l’état de nature est premier par rapport à l’état social du point de vue conceptuel. Ce qui est très important, ce qui veut dire quoi ? Ce qui veut dire : "personne ne naît social". Social d’accord, peut-être qu’on le devient et le problème de la politique ça va être : "comment faire pour que les hommes deviennent sociaux" ? Mais personne ne naît social. Là ils deviennent très fort quoi. Ca ne veut pas dire qu’il y a un état de nature avant l’état social comme on leur fait dire. Ca veut dire que personne ne naît social.
-  Vous ne pouvez penser la société que comme un produit d’un devenir. Et le droit c’est l’opération du "devenir social". Et de la même manière personne ne naît "raisonnable". C’est pour ça que ces auteurs s’opposent tellement à un thème chrétien. A quoi le christianisme tenait également ? A savoir le thème qui est connu dans le christianisme sous le nom de la tradition "adamique". La tradition adamique c’est la tradition selon laquelle Adam était parfait avant le péché. Le premier homme était parfait et le péché lui a fait perdre la perfection. Cette tradition adamique, elle est philosophiquement importante. Voyez pourquoi. Le droit naturel chrétien tel que je l’ai défini précédemment se concilie très bien avec la tradition adamique. Adam, avant le péché, c’est l’homme conforme à l’Essence. Il est raisonnable et c’est le péché, c’est à dire les aventures de l’existence qui lui font perdre l’Essence, qui lui font perdre sa perfection première. C’est conforme à la théorie de droit naturel classique. Tandis que personne ne naît social, personne ne naît raisonnable. Pas vrai. Raisonnable c’est comme social, c’est un devenir. Le problème de l’éthique ce sera peut-être comment faire pour que l’homme devienne raisonnable. Mais non pas du tout. Comment faire pour qu’une naissance de l’homme, qui serait raisonnable, se réalise ? C’est très différent suivant que vous posez la question comme ceci ou comme cela, vous allez dans des directions très, très différentes. Donc je dis, la seconde proposition de Hobbes ça sera : l’état de nature est pré sociable, c’est-à-dire l’homme ne naît pas social. Il le devient.

-  Troisième proposition : si ce qui est premier s’enchaîne, très bien. Si ce qui est premier par rapport à l’état de nature, ou si ce qui est premier c’est l’état de nature ou si ce qui est premier c’est le droit, c’est pareil. Je suis dans l’état de nature : "tout ce que je peux c’est mon droit". Dès lors, ce qui est premier c’est le droit. Dès lors, les devoirs ne seront que des obligations secondes, tendant à limiter les droits pour le devenir social de l’homme. D’accord, il faudra limiter les droits pour que l’homme devienne social. Très bien, mais ce qui est premier c’est le droit. Le devoir est relatif au droit alors que dans la théorie du droit naturel classique c’était juste le contraire, le droit , vous vous rappelez, était relatif au devoir. Ce qui était premier c’était l’officium.

-  Quatrième proposition, et qui pratiquement et sans doute la plus importante. Et politiquement. Si mon droit c’est ma puissance, si les droits sont premiers par rapport aux devoirs, il en découle quelque chose. Si les devoirs c’est seulement l’opération par lesquelles les droits sont amenés à se limiter pour que les hommes deviennent sociaux. Encore une fois, il y a beaucoup des questions qui sont mises entre parenthèses. Pourquoi est-ce qu’ils doivent devenir sociaux ? Est-ce que c’est intéressant pour eux de devenir sociaux ? Toute sorte de questions qui ne se posaient pas du tout du point de vue de droit naturel. Il le dit, Hobbes. Il le dit très bien et Spinoza reprendra tout ça. Il le dit admirablement. Mais du point de vue du droit naturel l’homme le plus raisonnable du monde et le fou le plus complet se valent strictement. Pourquoi il y a une identité, une égalité absolue du sage et du fou ? C’est une drôle d’idée . C’est un monde trés baroque, c’est purement classique, c’est bizarre quoi. Et pourquoi ? Du point de vue du droit naturel, oui, puisque du point de vue du droit naturel c’est : mon droit = ma puissance. Et le fou est celui qui fait ce qui est dans sa puissance, exactement comme l’homme raisonnable est celui qui fait ce qui est dans la sienne. Il y en a sûrement. Ils ne disent pas des idioties, ils ne disent pas qu’il n’y a aucune différence entre raisonnable et fou. Ils disent : il n’y a aucune différence entre raisonnable et fou du point de vue du droit naturel. Pourquoi ? Parce que chacun fait tout ce qu’il peut. Le fou comme le raisonnable, ils ne font rien d’autre que faire ce qu’ils peuvent.

-  L’identité du droit et de la puissance assure l’identité, l’égalité de tous les êtres sur l’échelle quantitative. On peut dire tout simplement bon, ils n’ont pas la même puissance. D’accord. Ils font pourtant tout ce qui est dans leur puissance. L’un comme l’autre. L’insensé en tant qu’insensé, le sage en tant que sage. Bien sûr il y aura une différence entre le raisonnable et le fou mais dans l’état civil, dans l’état social. Pas du point de vue du droit naturel. D’où un écroulement fondamental. Tout ce qu’ils sont en train de miner, de saper c’est le principe de la compétence du sage ou de la compétence de quelqu’un de supérieur. Et ça c’est très important politiquement. Personne n’est compétent pour moi.

Voilà la grande idée qui va animer l’Ethique comme l’anti-système du jugement. D’une certaine manière :" personne ne peut rien pour moi, personne ne peut être compétent pour moi". Qu’est-ce que ça veut dire ? Il y a à la fois quelque chose de senti. Il faut tout mettre dans cette phrase ;" personne n’est compétent pour moi". Bien sûr il y a des vengeances. On a tellement voulu juger à ma place. Il y a aussi une découverte émerveillée, ah c’est formidable. Mais personne ne peut savoir pourquoi. Est-ce que c’est complètement vrai, je ne sais pas. Je crois, d’une certaine manière ce n’est peut-être pas tout à fait vrai. Peut-être il y a des compétences, mais sentez enfin ce qui pouvait y avoir d’étrange dans ces propositions.

Non ne pas ouvrir c’est fermé à clef

C’est quand même très important cette histoire, parce que vous apprendrez dans les manuels qu’à partir d’un certain moment il y a eu (et il y a eu bien avant) mais qu’il y avait eu des théories célèbres sous le nom de théorie du contrat social. Les théories du contrat social c’est... (INTERRUPTION) il faut que tu te sentes méchante s’il revient en sang, evidemment tout ce qui se passe là, c’est une illustration de la question des modes d’existence... cette histoire du contrat social

-  On nous dit : voilà, c’est des gens qui ont pensé pourquoi, comment, on ne sait pas très bien, mais ils ont pensé que l’instauration de la société ne pouvait avoir qu’un principe, celui du "consentement". Et on dit : c’est bien dépassé tout ça, parce qu’on enfin, on n’a pas consenti à être dans la société. Ce n’est pas vrai ça. Ca ne s’est pas passé comme ça. Est-ce que c’est ça la question ? Evidemment non, ce n’est pas ça la question. En effet, toute cette théorie nouvelle du droit naturel, droit naturel = puissance, ce qui premier c’est le droit, ce n’est pas le devoir, aboutit à quelque chose : " il n’y a pas du compétent du sage, personne n’est compétent pour moi-même. Dès lors, si la société se forme, ça ne peut être d’une manière ou d’une autre que par le consentement de ceux qui y participent et pas parce que le sage me dirait la meilleure manière de réaliser l’Essence. Evidemment, la substitution d’un principe de consentement au principe de compétence, a pour toute la politique une importance fondamentale.

Donc vous voyez, ce que j’ai essayé de faire c’est juste un tableau d’opposition, quatre propositions contre quatre propositions.
-  Et je dis simplement que dans les propositions de la théorie de droit naturel classique, Cicéron, St Thomas, vous avez le développement juridique d’une vision morale du monde et dans l’autre cas, la conception qui trouve son point de départ avec Hobbes : vous avez le développement de tous les germes d’une conception juridique de l’éthique. "Les êtres se définissent par leur puissance". Si j’ai fait cette longue parenthèse c’est pour montrer que la formule :"les êtres se définissent par leur puissance et non pas par une essence’"avait des conséquences juridiques, politiques que juste on est en train de pressentir. C’est tout. Or j’ajoute juste aussi pour en avoir fini avec ce thème que Spinoza reprend toute cette conception de droit naturel de Hobbes. Il changera des choses, il changera des choses relativement importantes, il n’aura pas la même conception politique que celle de Hobbes mais sur ce point même du droit naturel, il déclare lui-même s’en tenir, être disciple de Hobbes.

Et pourquoi voyez la dans Hobbes il a trouvé la confirmation juridique d’une idée qu’il s’était formé d’autre part, lui Spinoza, à savoir une étonnante confirmation selon laquelle l’essence des choses n’était rien d’autre que leur puissance. Et c’est ça qui l’intéresse dans toute l’idée du droit naturel. J’ajoute pour être tout à fait honnête historiquement que, évidemment, jamais ça ne surgit comme ça d’un coup. Il serait possible de chercher déjà dans l’antiquité un courant mais un courant très partiel, très timide où se formerait déjà dans l’antiquité une conception, comme ça, "du droit naturel = puissance". Mais elle sera etoufffée, vous la trouvez chez certains sophistes, chez certains philosophes appelés cyniques. Mais son explosion moderne ce sera bien avec Hobbes et avec Spinoza.

-  Voilà, je dis juste donc, que j’ai même pas expliqué. Pour le moment, J’ai précisé ce que pouvait bien vouloir dire : "les existences se distinguent d’un point de vue quantitatif". Ca veut dire exactement : les existants ne se définissent pas par une Essence mais par la Puissance et ils ont plus ou moins puissance. Et leur droit ça sera la puissance de chacun. Le droit de chacun ça sera la puissance de chacun. Ils ont plus ou moins de puissance. Il y a donc une échelle quantitative des êtres du point de vue de la puissance. Il faudrait maintenant passer à la seconde chose, à savoir : la polarité qualitative des modes d’existence et voir si l’un découle de l’autre. L’ensemble nous donnerait une vision cohérente ou un début d’une vision cohérente de ce qu’on appelle une Ethique.

-  Alors vous voyez du coup pourquoi vous n’êtes pas des êtres du point de vue de Spinoza. Vous êtes des manières d’Etre. Ca se comprend. Si chacun se définit par :"ce qu’il peut", c’est quand même très curieux. Vous ne vous définissez pas par une essence ou plutôt votre essence est identique à ce que vous pouvez, c’est-à-dire vous êtes un degré sur une échelle de puissance. Si vous êtes un dégré, si chacun de nous est un degré sur un échelle de puissance vous me direz :" mais il y en a qui valent mieux ou pas mieux " ? On laisse ça à coté. Ca va devenir très compliqué. On ne sait pas pour le moment. Mais si c’est comme ça, vous n’avez pas d’Essence ou vous n’avez qu’une Essence identique à votre puissance, c’est-à-dire vous êtes un degré sur cette échelle.

-  Dès lors vous êtes en effet des manière d’Etre. La manière d’Etre, ce sera précisément cette espèce d’existence, d’existence quantifiée d’après la puissance, d’après le degré de puissance qui la définit. Vous êtes des quantificateurs. Vous n’êtes pas des quantités ou alors vous êtes des quantités très spéciales. Chacun de nous c’est une quantité, mais de quel type ? C’est une vision du monde très très curieuse, très nouvelle : voir les gens comme des quantités, comme des paquets de puissance mais il faut le vivre. il faut le vivre si ça vous dit. D’où l’autre question mais en même temps ces mêmes auteurs, par exemple, Spinoza ne va pas cesser de nous dire : "il y a en gros deux modes d’existence". Et quoi que vous fassiez vous êtes bien amenés à choisir entre les deux modes d’existence. Vous existez de telle manière, que vous existez tantôt sur tel mode tantôt sur tel autre, et l’éthique ça va être l’exposé de ces modes d’existence. Là ce n’est plus l’échelle quantitative de la puissance, c’est la polarité entre des modes d’existence distincts. Comment est-ce qu’il part de la première idée à la seconde ? Et qu’est-ce qu’il veut nous dire avec la seconde : il y a des modes d’existence qui se distinguent comme des pôles de l’existence ?

PAUSE - je vous demande ceci comme ça... vous pourriez ceux qui sont dans le fond, ouvrir les fenêtres comme ça et puis on se repose cinq minuteset je termine aprés

-  Autre chose à dire encore .Comtesse rappelle ce que certains d’entre-vous savent que chez Spinoza il y a une notion fondamentale que Spinoza présente comme une tendance à persévérer dans l’être. Chaque chose tend à persévérer dans l’être. Et quand il s’explique sur persévérer tantôt il faut dire les variations de la formule, c’est tantôt : " tendance à conserver, tantôt tendance à persévérer, et c’est tantôt à persévérer dans l’être, et parfois dans son être". Donc, en tout cas il y a un ensemble, là, qui fait que : qu’est-ce que ça veut dire :" tendre à persévérer dans l’être" ? Alors là je dis : tel que la question est posée, je dis on la met de côté parce que je n’ai pas les moyens de répondre en fonction de ce que j’ai dit aujourd’hui ; je n’ai pas les moyens de répondre à cette question. Une fois dit, je veux juste dire : ça n’est absolument pas un effort pour conserver la puissance. Ca ne peut pas être ça. Puisque, encore un fois, la puissance n’est jamais objet. C’est "par puissance" que je fais ou que je subis. Rappelez-vous la formule mystérieuse de Nietzsche : "Et c’est même par puissance que je subis. " C’est par puissance que j’agis mais c’est aussi par puissance que je subis. Puisque la puissance est l’ensemble de ce que je peux aussi bien en action qu’en passion. Alors donc je peux juste, c’est le contraire d’une réponse que je fais à cette question, je peux juste dire : "d’accord il y a cette formule chez Spinoza", ce sera pour nous et c’est déjà pour nous un problème de savoir ce qu’il peut bien vouloir dire avec son histoire de :" conserver dans l’être ou dans son être". Donc je n’ai pas répondu du tout.

-  Alors je passe à l’histoire des modes d’existence. Non plus distinction quantitative entre les" étant" du point de vue de la puissance, entre les "existants" du point de vue de la puissance, mais polarité qualitative entre les modes d’existence, deux au moins. Comment est-ce que ça peut se faire ? Et en effet, je vous disais l’Ethique, elle, ne cesse pas de nous dire ça. L’Ethique, elle, ne cesse pas de procéder, c’est par commodité, deux modes d’existence. Elle ne cesse pas de nous dire : c’est des gens qui vous disent en gros, vous avez le choix entre des modes d’existence et notamment entre deux pôles. Et quoi que vous fassiez, vous verrez, vous êtes sous un de ces pôles ou sous l’autre. Quand vous faites quelque chose. Faire quelque chose ou subir quelque chose c’est exister d’une certaine façon. Donc vous ne demandez pas qu’est-ce que ça vaut, vous demandez quel mode d’existence ça implique. C’est ce que Nietzsche aussi disait avec son histoire d’éternel retour. Il disait : pas difficile de savoir si quelque chose est bien ou pas bien, pas tellement compliquée cette question, ce n’est pas une affaire de morale. faites l’épreuve suivante ne serait-ce que dans votre tête : est-ce que vous vous voyez le faire une infinité de fois ? C’est un bon critère. Voyez, c’est un critère du mode d’existence.

-  Ce que je fais, ce que je dis, est-ce que je pourrais en faire un mode d’existence ? Si je ne peux pas ce n’est pas bien, c’est moche, c’est mal, c’est mauvais. Si je peux alors oui. Voyons je ne trouve pas, c’est pas de la morale en quel sens ? Je dis à l’alcoolique par exemple. Je lui dis : „Tu veux boire. Si tu bois, bois de telle manière qu’à chaque fois que tu bois tu serais prêt à reboire et reboire une infinité des fois. Bien sur à ton rythme. A ce moment-là au moins, sois d’accord avec toi même. Les gens font beaucoup moins chier quand ils sont d’accord avec eux-mêmes. Ce qu’il faut redouter avant tout dans la vie c’est les gens qui ne sont pas d’accord avec eux-mêmes. Ca, Spinoza le dit admirablement. Le venin de la névrose, c’est ça. La propagation de la névrose, je te propage mon mal, c’est avant tout, ceux qui ne sont pas d’accord avec eux-mêmes, c’est terrible. Ce sont des vampires. Tandis que l’alcoolique qui boit sur le mode perpétuel de ; : "Ah c’est la dernière fois, c’est le dernier verre. Une seule fois !“ C’est un mauvais mode d’existence. Si vous faites quelque chose, faites le comme si vous deviez le faire des millions de fois. Si vous n’arrivez pas à le faire comme ça, faites autre chose. Alors vous comprenez, ça capte tout. C’est Nietzsche qui le dit c’est pas moi. Toute objection s’adresse à Nietzsche. Ca peut marcher tout ça ce n’est pas pour qu’on discute que je dis ça. Ceux que ça peut toucher, ça peut toucher. Ce n’est pas affaire de vérités tout ça, c’est affaire de pratiques de vivre. Il y a des gens qui vivent comme ça.

-  Mais en fait Spinoza, qu’est-ce qu’il veut nous dire ? c’est très curieux. Je dirais que tout le livre 4 de l’Ethique développe avant l’idée des modes d’existence polaire. Et à quoi vous le reconnaissez chez Spinoza, je dis des choses pour le moment extrêmement simples, à quoi vous le reconnaissez ? Vous le reconnaissez à un certain ton de Spinoza lorsqu’il parle de temps en temps, le" fort" dit-il en latin, "l’homme fort" ou bien "l’homme libre" et tantôt au contraire il parle de "l’esclave" ou de "l’impuissant". Là vous reconnaissez un style qui appartient vraiment à l’Ethique. Il ne parle pas du "méchant" et de "l’homme du bien". Le méchant et l’homme du bien c’est l’homme rapporté aux valeurs en fonction de son essence. Mais la manière dont Spinoza parle, vous sentez que c’est un autre ton. C’est comme un instrument de musique, il faut sentir le ton des gens. C’est un autre ton. Il vous dit, voilà ce que fait l’homme fort, voilà à quoi vous reconnaissez un homme fort et libre. Est-ce que ça veut dire un type costaud ? Evidemment non. On sent bien que l’homme fort peut être très peu fort de certain point de vue. Il peut être malade, il peut être tout ce que vous voulez. Donc, qu’est-ce que c’est ce truc de l’homme fort ? C’est un mode de vie, un certain mode d’existence et ça s’oppose aux modes d’existence de ce qu’il appelle "l’esclave" ou "l’impuissant".

-  Qu’est-ce que ça veut dire ? Ce style de vie ? Ce style de vie, vivre à l’esclave ? Vivre en impuissant ? Et puis un autre type de vie quoi - qu’est-ce que ça veut dire ? Encore une fois cette polarité de mode sous la forme et sous les deux pôles, "le fort ou le puissant" et "l’impuissant ou l’esclave", ça doit nous dire quelque chose. Continuons à aller dans la nuit, et regardons dans le texte ce que Spinoza appelle "l’esclave ou l’impuissant". On s’aperçoit que ce qu’il appelle "l’esclave ou l’impuissant", je ne crois pas forcer les textes lorsque je dis : les ressemblances avec Nietzsche sont fondamentales. Parce que Nietzsche lui aussi frappe à autre chose que distinguer ces deux modes d’existence polaire. Il les répartit à peu près de la même manière. Car on s’aperçoit avec stupeur que ce que Spinoza appelle" l’impuissant",un mode d’existence c’est quoi ? Les impuissants ce sont les esclaves. Bon, mais les esclaves ça veut dire quoi ? Les esclaves de condition sociale. Alors Spinoza en aurait contre les esclaves ? On sent que non, c’est un mode de vie. Il y a donc des gens qui ne sont pas du tout socialement esclaves, mais ils vivent comme des esclaves. L’esclavage comme mode de vie et non pas comme statut social. Donc, il y a des esclaves. Mais du même côté des impuissants ou des esclaves, il met qui ? Ca va devenir plus important pour nous : les tyrans ! Et bizarrement, parce que là il y aura pleins d’histoires : les prêtres. Le tyran, le prêtre, l’esclave, Nietzsche ne dira pas plus. Dans ses textes les plus violents, Nietzsche fera aussi la trinité. Le tyran, le prêtre, l’esclave. Bizarre ça que ce soit déjà tellement à la lettre dans Spinoza.

-  Et qu’est-ce qu’il y a de commun entre tyran qui a le pouvoir, un esclave qui n’a pas le pouvoir et un prêtre qui ne semble avoir d’autre pouvoir que spirituel. Qu’est-ce qu’il y a de commun ? Et en quoi sont ils "impuissants" puisqu’au contraire ça semble être au moins pour le tyran et le prêtre des hommes de pouvoir. L’un le pouvoir politique, l’autre le pouvoir spirituel. On sent qu’il y a bien un point commun et quand on lit Spinoza de texte en texte on est confirmé sur ce point commun. C’est presque une devinette. Qu’est-ce que, pour Spinoza, il y a de commun entreun tyran qui a le pouvoir politique, un esclave et un prêtre qui exerce un pouvoir spirituel ? Est ce quelque chose de commun ce qui va faire dire à Spinoza : "Mais ce sont des impuissants“ ? Ce que d’une certaine manière voilà, ils ont besoin d’attrister la vie. C’est vieille cette idée. Nietzsche aussi dira tout à fait des trucs comme ça. Ils ont besoin de faire régner la tristesse. Spinoza pense comme ça, il le sent. Il le sent très profondément. Ils ont besoin de faire régner la tristesse parce que le pouvoir qu’ils ont, ne peut être fondé que sur la tristesse.

-  Et Spinoza fait un portrait très trés étrange du tyran. En expliquant que le tyran c’est quelqu’un qui a besoin avant tout de la tristesse de ses sujets. Parce qu’il n’y a pas de terreur qui n’ait une espèce de tristesse collective comme base. Le prêtre peut-être, pour de toutes autres raisons, a besoin de la tristesse de l’homme sur sa propre condition. Et quand il rie, ce n’est pas plus rassurant. Parce que le tyran peut rire et les conseillers, les favoris du tyran rigolent aussi. C’est un mauvais rire - pourquoi c’est un mauvais rire ? Ce n’est pas un mauvais rire par sa qualité, Spinoza ne dirait pas ça. C’est un rire qui précisément, n’a pour objet que la tristesse et la communication de la tristesse. Qu’est-ce que ça veut dire ? Le prêtre, selon Spinoza, il a besoin essentiellement d’une action par le remords. Introduire le remords. C’est une culture de la tristesse. Quelques soient les fins, ça m’est égal. Il ne juge que ça. Cultiver la tristesse. Le tyran, pour son pouvoir politique, a besoin de cultiver la tristesse, le prêtre a besoin de cultiver la tristesse tel que le voit Spinoza qui a l’expérience du prêtre juif, du prêtre protestant et du prêtre catholique.

-  Or Nietzsche, lance une grande phrase : il dit "Je suis le premier à faire une psychologie du prêtre“, dit-il dans des pages très comiques et introduire ce sujet-là en philosophie. Il définira précisément l’opération du prêtre par ce qu’il appellera lui "la mauvaise conscience", c’est-à-dire cette même culture de la tristesse. Il dira c’est attrister la vie. Il s’agit toujours d’attrister la vie quelque part. Et en effet pourquoi ? parce qu’il s’agit de juger la vie. Or vous ne jugerez pas la vie, vous ne la soumettrez pas au jugement. La vie n’est pas jugeable. La vie n’est pas objet de jugement. La seule manière par laquelle vous le puissiez la faire passer en jugement, c’est d’abord lui inoculer la tristesse. A ce moment-là, elle devient jugeable. Et bien sûr on rie, je veux dire le tyran peut rire, le prêtre rie mais, dit Spinoza, dans une page que je trouve très belle : "Son rire c’est celui de la satire. “ Et le rire de la satire c’est un mauvais rire, pourquoi, parce que c’est un rire qui communique la tristesse.

-  On peut se moquer de la nature, le rire de la satire c’est lorsque je me moque des hommes. Je fais de l’ironie. Une espèce d’ironie grinçante. La satire c’est une autre manière de dire la nature humaine est misérable. Ah vous voyez quelle misère la nature humaine ? C’est la proposition du jugement moral. Quelle misère la nature humaine ! Ca peut être l’objet d’un prêche ou l’objet d’une satire. Et Spinoza dans des textes très beaux dit :" justement ce que j’appelle une éthique c’est le contraire de la satire". Et pourtant il y a des pages très comiques dans l’éthique de Spinoza. Mais ce n’est pas du tout du même rire. Quand Spinoza rie, c’est sur le mode :" regardez celui-là, de quoi il est capable". Ca peut être une vilenie atroce. Spinoza aurait plutôt une impression "Bon alors ça, il fallait le faire, allez jusque là.“ Ce n’est jamais un rire de satire. Ah vous voyez comme notre nature est misérable - ce n’est pas le rire de l’ironie. C’est un type de rire complètement différent. Je dirais c’est beaucoup plus l’humour juif, c’est très spinoziste ça. "ça j’aurai jamais cru que cela pouvait se faire".. C’est une espèce de rire très particulier. En un sens, Spinoza est un des auteurs les plus gais du monde. Mais en effet, je crois que ce qu’il déteste, c’est tout ce que la religion a conçu comme satire de la nature humaine. Puisque le tyran et l’homme de la religion font de la satire. C’est-à-dire, ils dénoncent avant tout la nature humaine comme misérable. Puisqu’il s’agit de la faire passer au jugement.
-  Et dès lors il y a une complicité, et c’est ça l’intuition de Spinoza, il y a une complicité du tyran, de l’esclave et du prêtre. Pourquoi ? parce que l’esclave c’est celui qui vraiment se sent d’autant mieux que tout va mal. Plus que ça va mal plus il est content. C’est ça la mode d’existence de l’esclave. L’esclave c’est celui quelle que soit la situation, il faut toujours qu’il voit le côté moche. C’est ça, les esclaves. Tu as vu ça ? Ca peut être un tableau, ça peut être une scène dans la rue, l’ esclave, vous le reconnaissez parfois, ils ont du génie. C’est le bouffon en même temps. L’esclave est le bouffon. Là aussi Dostoïevski dit des choses bien profondes sur l’unité de l’esclave et du bouffon. Et les tyrans sont tyranniques ces types-là. Ils vous accrochent, ils ne vous lâchent pas, ils ne cessent pas de vous mettre le nez dans une merde quelconque. Ils ne sont pas contents sinon. Il faut toujours qu’ils abaissent les trucs. Ce n’est pas que les trucs sont forcément hauts, mais c’est toujours trop haut. Il faut toujours qu’ils découvrent une petite ignominie sous l’ignominie. Ils deviennent roses de joie. Plus c’est degueulasse mieux que c’est. Ils ne vivent que comme ça. Ca c’est l’esclave, c’est aussi le tyran, et c’est aussi l’homme du remords. Et c’est aussi l’homme de la satire. C’est tout ça. Et c’est à ça que Spinoza oppose la conception d’un homme fort et puissant, dont le rire même n’est pas le même. C’est une espèce de rire très très bienveillant, le rire de l’homme dit libre est fort. Il dit "Bon si c’est ça que tu veux faire, vas-y c’est rigolo. “ C’est le contraire de la satire. C’est le rire éthique.

[Question posée : n’est pas audible.]

-  Si, il y a bien cette espèce de tonalité. Tonalité de deux modes d’existence. Ce qu’il nous faut maintenant c’est précisément dans la voie-là qu’on vient de nous proposer ou dans d’autres voies. Qu’est-ce que ça recouvre cette tonalité de deux modes d’existence dans une éthique ? Et donc je reviens à la question, ce qui serait bon pour moi ce serait de trouver un lien entre la première question que j’ai traité jusqu’à maintenant et cette seconde question à laquelle j’arrive : sur la tonalité des deux modes d’existence. Or je crois en effet, quelque chose nous fait passer très rigoureusement de la première à la seconde question. Car dans la perspective de la première question, je viens d’essayer de montrer que toute l’essence était en acte. Qu’à la lettre la puissance n’était pas "en puissance", que toute puissance était "en acte". Qu’il y avait strictement identité de la puissance et de l’acte, c’est-à-dire identité de la puissance avec ce que la chose "fait" ou "subit". Fait et subit. Il faut revenir à ça. Ca doit être ça notre point de départ pour comprendre le lien des deux aspects.
-  S’il est vrai que toute puissance est en acte, ça veut dire à chaque instant elle est effectuée. Jamais vous en aurez un instant où ma puissance aura quelque chose d’ineffectuée. En d’autres termes vous n’aurez jamais le droit de dire :"il y avait en moi quelque chose de mieux de ce que j’ai fait ou de ce que j’ai subit". A chaque instant tout est en acte. A chaque instant ma puissance est effectuée. Elle est effectuée par quoi ? Si toute puissance est en acte - vous voyez je fais une série de notions d’identité, de concepts - Je dis puissance = acte pour Spinoza. Dès lors, toute puissance, à chaque instant, est effectuée. D’où la question, qu’est-ce que ce qui est effectue à chaque instant La puissance ? Là il y a une question de terminologie de Spinoza très importante. Spinoza appellera "affect", ce qui effectue la puissance. Le concept de puissance chez Spinoza sera en corrélation avec le concept d’affect. L’affect, ça se définit exactement comme ceci :" ce qui à un moment donné remplit ma puissance, effectue ma puissance". Donc vous voyez, dire que ma puissance est effectuée c’est dire qu’elle est effectuée par des affects. Ca veut dire, à chaque instant des affects remplissent ma puissance. Ma puissance est une capacité qui n’existe jamais indépendamment des affects qu’il effectue. On va arréter parce que ça va être trop difficile
-  Donc tant que je restais au concept de puissance je pouvais vous dire qu’une chose : A la rigueur, je ne comprends pas comment, mais les existences se distinguent quantitativement parce que la puissance est une quantité d’un certain type. Donc, ils ont plus ou moins de puissance. Mais, deuxièmement, je vois que la puissance est une notion qui n’a de sens qu’en corrélation avec celle d’affect. Puisque la puissance est ce qui est effectuée et c’est l’affect qui effectue la puissance. Cette fois-ci, sans doute, ce sera du point de vue des affects qui effectuent ma puissance que je pourrais distinguer les modes d’existence. Si bien que deux idées deviendraient très très cohérentes : dire à la fois, il n’y a qu’une distinction quantitative selon la puissance entre les existants et dire il y a une polarité qualitative entre deux modes d’existence, la première proposition renverrait à la puissance acte, la seconde proposition renverrait à ce qui fait de la puissance un acte c’est-à-dire ce qui effectue la puissance, c’est-à-dire l’affect.
-  Il y aurait comme deux pôles de l’affect, d’après lesquels on distingue les deux modes d’existence. Mais l’affect, à chaque moment, remplit ma puissance et l’effectue. Qu’est-ce que ça veut dire ça, l’affect, à chaque moment, remplit ma puissance et l’effectue ? Là Spinoza insiste beaucoup sur les choses, il tient énormément à la vérité littérale de ça. Un aveugle alors, ce n’est pas quelqu’un qui a une vue potentielle. Là aussi il n’y a rien qui soit en puissance et non effectué. Tout est toujours complètement effectué. Ou bien il n’a pas de vue du tout, c’est-à-dire il n’a pas la puissance de voir. Ou bien il a gardé des sensations lumineuses très vagues et très floues. Et c’est les affects qui effectuent sa puissance telle qu’elle est. Il y a toujours effectuation de la puissance. Simplement voilà, ça n’empêche pas. Donc vous comprenez bien cette idée de l’affect. L’affect c’est qu’il va remplir ma puissance. Je peux, je me définis par un pouvoir, une puissance. Les affects, c’est à chaque moment ce qui remplit ma puissance.

-  Alors, l’affect ce sera quoi ? Ca peut être des perceptions. Par exemple des perceptions lumineuses, des perceptions visuelles. Des perceptions auditives. C’est des affects. Ca peut être des sentiments, ce sont des affects aussi. L’espoir, le chagrin, l’amour, la haine, la tristesse, la joie, c’est des affects. Les pensées sont des affects. Ca effectue ma puissance aussi. Donc je m’effectue sous tous les modes, perceptions, sentiments, concepts, etc. Ca, ce sont des remplissements, des effectuations de puissance. Alors peut-on dire est-ce que cela veut dire que les affects ont deux pôles ? Là Spinoza essaie d’expliquer quelque chose que je veux esquisser là puisqu’on le reprendra la prochaine fois, ça serait trop difficile d’en parler maintenant. Il dit : en gros, il y a deux pôles de l’existence. Les deux pôles c’est la tristesse et la joie. Ce sont les deux affects de base. Il fait toute une théorie des passions, où la tristesse et la joie sont les deux affects de base. C’est-à-dire tous les autres affects dérivent de la tristesse et de la joie.

-  Comment se distinguent ces deux affects de tristesse et de joie ? Vous comprenez, c’est juste là ça devient un petit peu difficile. Alors il faut la vivre. Quand c’est difficile à penser il faut essayer de le vivre. Il nous dit, tous les deux, les tristesses comme les joies effectuent ma puissance, c’est-à-dire remplissent mon pouvoir. Ca l’effectue et ça l’effectue nécessairement. Au moment où j’ai compris l’affect il n’est pas question que ma puissance puisse être effectuée d’une autre façon. L’affect qui vient, lui, c’est lui qui remplit ma puissance. C’est un fait, c’est comme ça. Vous ne pourrez pas dire, quelque chose d’autre aurait pu arriver. Non, c’est ça qui remplit votre puissance. Votre puissance, elle, est toujours remplie mais par des affects variables. Je suppose que ce soit une tristesse qui vous remplisse, qui remplisse votre puissance. Qu’est-ce qui se passe ? Voilà l’idée très curieuse de Spinoza. La tristesse, elle remplit ma puissance mais la remplit de telle manière que cette puissance diminue. Ca, il faut comprendre. Ne cherchez pas une contradiction. Il y a des manières. Je vais procéder par ordre : Ma puissance est supposée être une certaine quantité, quantité de puissance.
-  Deuxième proposition. Elle est toujours remplie.
-  Troisième proposition. Elle peut être remplie par des tristesses ou des joies. Ce sont les deux affects de base.
-  Quatrième proposition. Quand elle est remplie par la tristesse, elle est complètement effectuée mais elle est effectuée de manière à diminuer. Quand elle est remplie par des joies, elle est effectuée de manière à augmenter. Pourquoi ça ? On le verra la prochaine fois, pourquoi il dit tout ça.

J’essaie de dire ce qu’il dit pour le moment ou ce qu’il me semble bien qu’il le dit. On sent qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Mais si on comprenait ce qui ne va pas, on comprendrait en même temps quelque chose d’étonnant. Il nous dit à chaque instant ma puissance est tout ce qu’elle peut être, elle est toujours effectuée, mais elle était effectuée par des affects dont les uns la diminuent et les autres l’augmentent. Cherchez bien, il n’y a pas de contradiction. Il y a plutôt un étonnant mouvement de pensée parce que là aussi c’est bien. Quand je disais tout concept philosophique a plusieurs épaisseurs, a plusieurs niveaux, jugez-le à un niveau, vous ne l’aurez pas épuisé il y a un autre niveau. Au premier niveau, je dirais Spinoza nous dit : "il faut bien procéder du plus simple au plus compliqué. Dans tous les arts, on fait comme ça, et dans toutes les sciences, on fait comme ça". Spinoza, à un premier niveau, nous dit : "Je définis les choses, les êtres etc. par une quantité de puissance.“ Il ne veut pas en dire trop, il ne veut pas s’expliquer complètement. Et le lecteur comprend tout seul que cette quantité de puissance c’est comme une quantité absolue pour chacun.
-  Deuxièmement, il dit que ce qui remplit la puissance à chaque instant ce sont des affects, ou de tristesse ou de joie.
-  Troisièmement, or les affects de tristesse effectuent ma puissance de telle manière que ma puissance est diminuée, les affects de joie effectuent la puissance de telle manière que la puissance est augmentée.

Qu’est-ce qu’il est en train de nous dire ? C’est comme s’il parlait, écoutez bien, il parle par ma bouche. Il vous dit : "J’avais bien être forcé de faire dans la première proposition comme si la puissance était une quantité fixe mais en fait et c’est déjà par là que la puissance est une quantité très bizarre, la puissance n’existe que comme rapport entre des quantités. La puissance en elle-même n’est pas une quantité, c’est le passage d’une quantité à l’autre. Je dirais à la lettre, là j’invente un mot parce que j’en ai besoin, c’est une quantité transitive. C’est une quantité de passage.

-  Dès lors, si la puissance est une quantité de passage, c’est-à-dire c’est moins une quantité qu’un rapport entre quantités, Il est bien forcé que ma puissance soit nécessairement effectuée mais que quand elle est nécessairement effectuée, elle ne peut être effectuée que dans un sens ou dans l’autre, c’est-à-dire de telle manière qu’en tant que passage elle soit passage à une plus grande puissance ou passage à une puissance diminuée. C’est beau ça. C’est bien. Là il vit quelque chose de très profond concernant ce qu’il faut appeler puissance. Donc, être une manière d’être c’est précisément être un passage. Être un mode, une manière d’être c’est ça. La puissance n’est jamais une quantité absolue, c’est un rapport différentiel. C’est un rapport entre quantité de telle manière que l’effectuation va toujours dans un sens ou dans l’autre. Dès lors, vous aurez deux pôles de l’existence, deux modes d’existence. Exister sur le mode ou je remplis ma puissance ; j’effectue ma puissance dans de telles conditions que cette puissance diminue et l’autre mode d’existence, exister sur un mode ou j’effectue ma puissance de telle manière que cette puissance augmente. Vous réfléchissez, ça reste très abstrait, j’essayerai d’être plus concret la prochaine fois. Vous réfléchissez, que ça tourne dans votre tête...

FIN

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