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A propos d’un concept ou les difficultés du genre en France

par Michèle Riot-Sarcey

Tout a été dit ou presque sur les relations conflictuelles entre l’analyse historique fondée sur le genre et l’écriture de l’histoire sociale, politique ou économique. Dans tous les pays, les historiennes, particulièrement, se plaignent de la faible intégration des femmes dans l’Histoire, au sens global du terme.

Le mode de penser l’histoire en France est cependant assez spécifique, si l’on en juge par le rapport tendu de ses historiens avec la question du genre.

Tentons d’éclairer une situation assez confuse au demeurant. Les diversités sémantiques, liées à la grammaire de la langue, souvent avancées pour expliquer le faible usage du genre en France, restent des prétextes commodes pour éviter d’aborder les raisons d’un rejet d’un tout autre ordre – celui-ci inavouable. Dans les révues française, la confusion règne en ce domaine ; en effet, nombre d’historiens français assimilent, de manière a-critique, l’histoire des femmes à l’histoire du genre "Histoire des femmes ou gender studies" [1] : comme si l’histoire d’une catégorie sociale pouvait se substituer à l’histoire des hiérarchies. L’identification d’une méthode à une autre permet d’écarter le débat et l’essentiel du problème demeure. La vision optimiste de quelques historiennes contribue, par ailleurs, à évacuer la question des différences de méthodes : "sans manier aisément le terme (gender), pas plus que les "ismes" de préfixe "post", elle (l’histoire des femmes) a largement assimilé les perspectives ouvertes par le gender, jusque dans ses problématiques complexes de l’analyse sexuée des pratiques et de la déconstruction des discours" [2]. Ce constat n’est cependant guère perceptible dans les travaux jusqu’alors publiés, le point de vue couramment partagé se satisfait davantage d’un regard distant à l’égard d’un pratique d’outre-atlantique. "Ainsi étaient tout à la fois proposées une catégorie historique – le gender – et une méthode d’analyse discursive – la déconstruction – qui ne pouvaient que séduire des esprits épris de nouveautés" [3]. Plus encore, le livre de Mona Ozouf a séduit les esprits plus prompts à rejeter les "concepts importés" qu’à saisir les apories d’une histoire nationale. On préfére partir en quête d’une singularité de l’histoire française, fière de "son féminisme modéré" qui "n’ambitionne pas de réinterpréter l’histoire universelle à la lumière de l’histoire des femmes, mais cherche à découvrir "la présence si prégnante du féminin" dans les héroïnes du passé [4] .

De fait, l’histoire en France, celle des femmes en particulier, n’a pas, me semble-t-il, réellement assimilé les perspectives ouvertes par la problématique de la construction des différences, ni les conséquences logiques de l’utilisation du genre. Les différences culturelles en sont, en partie, reponsables, et la polysémie du mot peut éventuellment ajouter à la confusion : "genre grammatical, mais aussi genre littéraire, à quoi il faut ajouter genre comme notion philosophique, et commme catégorie classificatoire de l’histoire naturelle" [5] . En théorie, les questions fondamentales sont soulevées par les historiennes comme Michelle Perrot qui, en se référant aux conceptions novatrices de sociologues critiques, affirme, sans hésiter : "nous sommes nombreuses – et nombreux – à penser que le genre, catégorie de la pensée et de la culture, précède le sexe et le module" [6] ; en pratique, l’histoire des femmes en France, à quelques exceptions près, rechigne à mettre en oeuvre une analyse historique à partir de laquelle le caractère fondateur de la hiérarchie, constitutive du genre, serait pris en compte. (Eleni Varikas fut l’exception qui confirma la règle du silence en ce domaine. Pionnière en la matière, son travail sur la Grèce resta longtemps une étude d’étrangère. En forgeant le concept de conscience de genre, elle sert aujourd’hui en France de référence presqu’unique.

La question de l’usage ou non du mot est moins importante que les implications théoriques induites par le mode de penser l’histoire. Comme le souligne Françoise Thébaud dans son ouvrage, incontestablement, "le prestige de la discipline historique, liée à l’affirmation de la Nation et de la République, joue un grand rôle dans l’enseignement et la culture et revendique un discours objectif et universel" [7].

Ces présupposés prégnants étant posés, il est alors d’autant plus difficile de faire émerger des individues et des groupes maintenus dans l’impensé de l’universalité. Revendiquée comme l’apanage d’une histoire fondatrice de la modernité, enracinée dans "l’esprit du peuple" par deux siècles d’éducation modèle, exportée dans les pays nouvellement démocratiques, l’histoire nationale ne peut intégrer une vision genrée des règles du système, sans craindre la destabilisation d’un passé qui reste garant d’une démocratie dont, précisément, la représentation est en crise. Or, ce prestige est aujourd’hui bien érodé ; aussi offre-t-il l’occasion d’un bilan critique de l’histoire française, particulièrement politique. L’écriture de l’histoire, rétive à mettre en question des données pensées immuables, a largement privilégié la vision harmonieuse des relations hommes/femmes. La complémentarité des rôles a permis ainsi de masquer la construction sociale des identités et des groupes, au détriment d’une réflexion plus vaste sur les rapports de domination. On pourrait dire, aujourd’hui encore, avec Michel Foucault : "L’histoire des luttes pour le pouvoir, donc des conditions réelles de son exercice et de son maintien, reste presque entièrement immergée, le savoir n’y touche pas" [8].

Cette perspective était d’ailleurs tracée par les auteures d’un article important, paru dans les Annales en 1986 "C’est l’articulation fine des pouvoirs et des contre-pouvoirs, trame secrète du tissu social, qu’il faudrait ici scruter dans une démarche qui, largement inspirée de Michel Foucault, y introduirait la dimension du rapport des sexes" [9]. Encore que l’analyse des rapports de sexes n’est pas l’équivalente d’une réflexion sur le genre "au singulier" qui "permet de déplacer l’accent, les parties divisées, vers le principe de partition lui-même" et dont la "hiérarchie est un aspect constitutif" [10]. Le genre suppose, comme on le sait, la saisie de l’organisation sociale et politique dans son historicité [11].

Pour comprendre le rejet d’une méthode d’analyse dont, par ailleurs, et à l’issue d’une pratique riche de bouleversements, beaucoup d’historiennes, tous pays confondus, sont en train de souligner les limites, il importe de faire un détour historiographique afin d’aider à décrypter l’impensé d’une conception historique étroitement liée aux présents politiques.

En France, le poids du positivisme est connu et pèse encore sur les différentes méthodologies en usage. Ponctuellement des voix s’élèvent pour stigmatiser les jeunes chercheurs attirés par l’étude des "représentations" au détriment des "pratiques", version moderne des "faits", chers au positivisme. Auguste Comte lui-même est parti en guerre contre l’histoire "métaphysique". S’en tenir aux faits fut un gage de vérité longtemps en vigueur et toujours en cours d’actualisation. René Rémond rend d’ailleurs hommage à ses prédécesseurs positivistes, attentifs à "la politique qui s’ordonne autour de l’Etat et se structure en fonction de lui" [12]. C’est pourquoi la question du suffrage universel dans son application singulière ne se pose pas. L’universalité est, en soi, une conquète du pays des droits de l’homme. "Notre pays ayant été le premier grand pays européen à adopter le suffrage universel, qu’il a progressivement étendu à la plupart des procédures de désignation, et l’ayant pratiqué depuis, sans autre interruption que celles imposées par les deux guerres mondiales, les historiens de la vie politique disposent d’une série continue de consultations qui comprend tous les types d’élections politique, sans oublier les élections sociales ou professionnelles." [13]. Qui vote importe peu puisque l’universalité est acquise par l’emploi du vocable. La vérité établie par l’énoncé n’implique aucunement l’interrogation du référent masculin que le mot recouvre ; l’explicitation n’est pas nécessaire puisque les contemporains, dans leur immense majorité, usent de l’expression. La force de la doxa suffit a dire le vrai. L’universalité, singulièrement masculine, est devenue opinion commune après qu’aient été balayées les objections des féministes qui ne donnaient pas le même sens aux mots. Et la réception de ces objections, le plus souvent tournées en ridicule, fut rendue impossible. Le point de vue de quelques uns s’est transformé en donnée, en invariant utile au socle fondateur de l’idée de complémentarité entre les sexes. C’est ainsi que les historiens français ont préféré rendre compte des relations amoureuses plutôt que de s’intéresser aux relations conflictuelles, "contre-nature", entre les hommes et les femmes. Là encore le point de vue d’Auguste Comte l’a emporté. En 1848, après avoir affirmé que "les prolétaires et les femmes constituent nécessairement les auxiliaires de la nouvelle doctrine générale (sous entendu le positivisme)", il ajoute : " dans toutes les sociétés humaines, la vie publique appartient aux hommes et l’existence des femmes est essentiellement domestique" [14]. Cette perception du monde des hommes est devenue un "fait de société" dont les historiens et les historiennes ont tenté de rendre compte, au travers de l’histoire de la famille, de la naissance, de la mort, du corps et de la vie privée.

Plus que tout autre pays la France fut attachée à restituer les faits dans la visibilité de leur avénement. De ce point de vue, le fait "féminin", le fait des femmes est resté à l’écart du mouvement de l’histoire, étant, pour l’essentiel inscrit dans la longue durée. La construction discursive du fait, les enjeux d’interprétation des événements, l’importance de l’historicité des mots et des concepts, leur instrumentalisation sont restés très longtemps en marge des interrogations des historiens. En d’autres termes, tout ce qui se joue dans la signification des mots, des discours et des valeurs fondatrices d’une nation, de ses institutions et de ses règles, est écarté du récit historique, parcequ’inaccessible à l’intelligibilité factuelle, étant tapis dans l’ombre des apparences d’un sens de l’histoire. C’est pourquoi, me semble-t-il, le linguistic turn, comme on aime à le nommer de ce côté-ci de l’Atlantique, est si mal compris en France ou traditionnellement déformé, rapporté uniquement aux excès du post-modernisme dont l’histoire ne veut pas entendre parler. Affaire de philosophes, de discours, étrangère au réel, à la pratique, aux actes, la réflexion sur la construction discursive d’une réalité pouvait être pensée en théorie sans pour autant faire l’objet d’une étude spécifiquement historique. Sans entrer dans la querelle entre les tenants inconditionnels de la méthode et les opposants au fait de langage au nom de l’autonomie du fait social [15], il me semble que le débat masque une impossibilité de penser le rapport conflictuel entre la construction discursive d’une réalité, les résistances qu’elle engendre, et les identités qu’elle construit.

Penser le genre suppose ne pas s’en tenir aux seuls effets du réel. Nicole Loraux, spécialiste de l’histoire grecque, n’utilise pas le genre comme outil d’analyse historique mais pense l’histoire à travers les parties divisées de la société que le discours politique masque ; en quelque sorte, la problématique de Nicole Loraux est équivalente à celle introduite pas l’étude du genre : "Parce que "le masque de l’idéologie est fait de ses silences, non de ce qu’elle dit", il faut dès lors s’intéresser aux mots absents du discours civique, par exemple à krátos, mot tendanciellement caché, absent des envolées oratoires qui préfèrent le mot arke, nom du pouvoir institutionnel, partagé et toujours renouvelé dans la succession sans discontinuité des magistrats au foyer de la cité" [16]. Cette méthode implique, cela va de soi, de sortir de sentiers balisés des faits, devenus preuve unique du réel, parce qu’ils sont retenus par les contemporains ou comptabilisés en vue d’établir une représentativité.

L’histoire de la partition des rôles, de la construction des différences ne peut faire l’économie de l’analyse des champs sémantiques, et ce, bien au-delà de la querelle introduite par le trop fameux tournant linguistique. Parce que "la sémantique prend nécessairement en charge l’ensemble des référents " [17], elle oblige à atteindre le signifié en mettant au jour l’instrumentalisation des principes universels comme liberté et égalité par exemple. Ces principes, on le sait, ont servi tous les régimes en discours mais sont restés, pour l’essentiel, le privilège d’une couche largement identifiable par les intêts qu’elle défend en pratique. C’est pourquoi, le choix des locutions discursives revèle un enjeu de signification, qui est souvent expression d’un enjeu de pouvoir, car la "langue fonctionne comme une machine à produire du sens" [18]. L’intérêt de leur analyse aide à comprendre la production des hiérarchies dont le signifiant ne dit mot, : point sur lequel les historiens du politique ne s’arrètent guère. Et les historiennes éprouvent quelques difficultés à traverser les voies traditionnelles de l’histoire pour accéder à l’invisibilité des divisions inégalitaires, par ailleurs, bien perçues par les ethnologues et anthropologues. Nicole-Claude Mathieu, en particulier, fut une pionnière dans la mise à nu de la neutralité apparente du langage, "un des éléments constitutifs des rapports sociaux". "Derrière l’inattention portée aux femmes dans la description des faits, derrière l’invisibilisation des femmes comme acteurs sociaux, la non-intégration ou l’intégration inadéquate de leurs activités physiques ou mentales dans les modèles théoriques du fonctionnement et de la structure des sociétés, derrière leur traitement linguistique comme animées non-humaines ou même inanimées, se révèle une conceptualisation des sexes relevant du naturalisme, et plus précisément une idée de la nature biologique des femmes dans sa liaison au sociologique." [19].

Particulièrement marqués par "l’heureuse expression de François Simiand" d’une connaissance de l’histoire par les traces laissées par le passé [20], les historiens français ont résisté longtemps à l’historicité des mots et des concepts, mise en valeur par Reinhart Koselleck. Ils ont préféré emprunter la voie de la raison d’une lecture historique, et majoritairement, à partir des années 1930, la raison économique. Le "positivisme" ayant été balayé, en apparence par les historiens fondateurs des Annales, le présent des crises aidant à comprendre le passé, les phénomènes économiques furent considérés comme facteur déterminant de l’explication de l’histoire. Ainsi l’attention se reportant sur le rythme temporel des hommes, sur l’aspect quantitatif des choses, les rapports conflictuels, particulièrement les rapports de domination n’y trouvèrent guère de place. Dans cette vision du passé, de Lucien Febvre à F. Braudel, "lorsqu’un événement ponctuel est évoqué, il tend à n’être considéré que dans son exemplarité ; hors de la représentativité, il n’est plus de place pour le fait historique" [21]. Mais qu’est-ce que la représentativité si ce n’est un ensemble construit par strates successives de significations fondatrices de valeurs, de normes de moyens d’échanges, d’identités et d’opinion contemporaines, accessibles aux historiens par les traces discursives et par le biais des pratiques susceptibles d’être mises en série ? Hors de toute réflexion sur la domination du genre masculin, la voie royale de l’explication du passé par les facteurs économiques, fut empruntée par la grande majorité des historiens français. Là, structuralisme et marxisme se côtoyaient en bonne intelligence, sans se préoccuper des présupposés genrés à partir desquels les règles sociales se mettaient en place.

On lui substitua bientôt une histoire des mentalités, propre à l’historiographie française. Le vide ainsi créé permis le renouveau de l’histoire politique toujours attachée à la description des manifestations visibles de l’espace public, lieu inaccessible, comme on le sait au femmes. Selon ses praticiens, "les mentalités décrivent la spécificité générique d’un groupe social précis dans un temps et un espace donné" [22]. Là le groupe est posé en soi et sa constitution n’a pas lieu d’être pensé comme construction sociale. Son existence suffit à l’avénement de la communauté. Cette histoire est devenue grande par la réputation internationale de certains de ses historiens ; les femmes y pénètrent pleinement par la famille, la maternité, les manières d’être et de se comporter du point de vue de la "féminité". Présentes au sein du couple, elles n’accèdent aux mentalités déviantes, en tant que sujet critiques, que par la fiction ou par effraction selon le genre qui les construit comme autre. L’étude de Michel Vovelle, historien de La mentalité révolutionnaire, est exemplaire en ce domaine : "classons le rêve d’émancipation féminine au rang des anticipations, trop fortes sans doute pour prendre place dans cette aventure de dix ans. Il y a quelques naïvetés, à en conclure, comme l’ont fait certains auteurs féministes, au caractère foncièrement hypocrite, d’un rêve de fraternité monopolisé par les hommes" [23]. Dès qu’il s’agit du genre, l’histoire est évacuée, les historiens en appellent à la psychologie ou ont recours au jugement de valeur. Décidément l’histoire du genre n’a pas sa place dans l’histoire de France.

Il y a dix ans tout juste, des historiens déploraient les glissements de l’histoire des mentalités, "devenue refuge des objets historiques exclus par l’histoire "normale". Les mentalités se muent alors en substances (…). Cette dérive susbstantialiste, notons-le, contredisait la première fonction distributive de l’histoire des mentalités et par un juste retour des choses, les objets nouveaux ont trouvé leur place dans l’histoire générale ou sociale, ou bien se sont structuré en micrototalités qui ne se réclament plus des mentalités : l’histoire des femmes (gender studies) se définit depuis quelques années comme une discipline indépendante (quelque chose comme l’histoire de la distinction entre hommes et femmes)" [24]. Objet alors mal identifié, l’histoire des femmes en France a peu pénétré les différents courants historiographiques, mais aujourd’hui elle a acquis ses lettres de noblesse sous cette unique appellation ; un récent numéro des Annales [25] lui consacre une rubrique à part entière en recensant indistinctement les ouvrages consacrés au genre comme les livres d’histoire des femmes proprement dite.

Incontestablement, le succès de l’Histoire des femmes [26] , comme l’audience réelle de la revue Clio attestent de la place prise par cette histoire qui, aujourd’hui, a largement dépassée le stade de la marginalité. Elle a dû imposer sa présence en rendant visibles les femmes dans les domaines recouverts par une communauté humaine qui était traversée par les luttes de clans, d’ordres, de classes, victime des guerres entre nations, subissant les contradictions des intérêts économiques et sociaux divergents, avançant au rythme de l’évolution des échanges et en tentant de dépasser les conflits de représentation. Les traces du passé furent ainsi retrouvées et recomposées suivant ces lignes de forces ; elles assurèrent successivement le primat de l’explication historique en devenant loi commune à la communauté historienne. Ne pas emprunter ces voies signifiait, de fait, déroger aux règles de lectures, de compréhension et d’analyse des phénomènes du passé. L’histoire en France s’est voulu l’héritière des pionniers des droits de l’homme et a cherché à rayonner hors des frontières, sûre de ces acquis. L’institutionnalisation de la communauté professionnelle des historiens a accordé à quelques uns le pouvoir de dire la loi de l’histoire sous couvert de "scientificité" et "d’objectivité". La confusion entre savoirs, méthodes, approches subjectives et modèles normatifs de construction historiographique, n’a guère permis l’intégration de problématique différentes en dehors des chemins entretenus par les institutions labellisées. Il fut donc particulièrement difficile de faire admettre un déplacement du regard historique, totalement étranger aux disciplines reconnues et au domaine des univesitaires : celui du féminisme, seul capable de subvertir les catégories de pensée. Saisir les sociétés du passé suivant le dispositif hiérarchique qui les a vu naître, chercher dans la catégorie femme, non pas la complémentarité mais la construction d’un groupe infériorisé, supposait de traverser les voies balisées de l’histoire française. L’histoire en France s’est pensée légitimée par l’ancienneté de ses conquêtes universelles ; elle ne pouvait en admettre l’instrumentalisation. En aucune façon, la figure du dominant n’était susceptible de s’incarner dans l’homme puisque, en France, plus qu’ailleurs, le citoyen représentait l’individu dépouillé de ses intérêts propres. C’est pourquoi il fut nécessaire de faire émerger, d’abord, les traces des femmes, enfouies sous les décombres de l’esprit révolutionnaire et les dépouilles des luttes de classes.

"L’histoire des femmes a d’abord été celle de leur oppression ; femmes battues, trompées, humiliées, violées, sous-payées, abandonnées folles et enfermées (…). On a fait l’inventaire des malheurs féminins, sans toujours s’interroger sur les mécanismes de la domination, en en voyant plutôt les effets, histoire nécessaire, mais déprimante aussi", écrivait Michelle Perrot, en 1987 [27]. Rendre visibles des femmes sans histoire fut plus que nécessaire. Puis vint l’étude des sociabilités féminines, de leurs lieux, de leurs pratiques ; on chercha ensuite à rendre compte des activités des femmes, leurs rôles, leurs métiers, leurs fonctions, leurs places trouvèrent bientôt droit de cité dans les revues d’histoire [28]. Toujours en parallèle avec la grande histoire, mais en léger décalage avec les modèles explicatifs dominants, l’histoire des femmes en France, comme d’ailleurs dans de nombreux pays, n’a pu se développer au sein des grandes orientations choisies par les historiens, que ce soit à l’EHESS ou dans le cadre des différentes revues d’histoire, des Annales, au Mouvement social. Elles sont de plus en plus présentes, mais sans pour autant déplacer les catégories de pensé en vigueur. L’histoire politique tout particulièrement, qu’elle soit conceptuelle ou institutionnelle perdure en étant peu concernée par la dyssimétrie des rôles et des statuts entre les hommes et les femmes.

Logiquement, le dépassement de l’histoire des femmes en tant que catégorie, ne peut se penser hors de l’histoire dont elle est le produit [29]. En conséquence, il me semble impossible de considérer l’objet femmes, sans soumettre à la question les règles du politique à l’origine desquelles la catégorie fut constituée. Tel fut mon objectif dans La Démocratie à l’épreuve des femmes [30] et tel je l’ai poursuivi dans Le Réel de l’utopie [31] en élargissant le champ de recherche aux utopistes, restés, pour l’essentiel des individus sans noms et qui furent évacués de l’histoire.

Globalement, en France, l’analyse des pratiques de partition des rôles sociaux comme fondement des hiérarchies sociales reste posée ; l’histoire de femmes n’a pas franchi l’obstacle de la critique du politique. La méthode importe davantage que l’usage du mot genre comme outil d’analyse. L’histoire des représentations, qui a succédé aux mentalités, au cours de ces vingt dernières années, a largement permis de mettre au jour les constructions discursives dont les femmes ont fait l’objet. Les écrivains, les publicites, les politiques se sont largement relayés pour dire ce que les femmes devaient être. Michelle Perrot relève dans un de ses articles le point de vue de François Guizot sur la frivolité des femmes. "Le grand homme" rêvé par "les instaurateurs de la politique moderne", prend résolument ses distances par rapport à la femme qui ne peut être grande, au pire, "petite femme" de Paris [32]. Certes, le discours est éloquent et s’ajoute à la mutiplicité des textes normatifs en ce domaine. Mais, si le discours est parfaitement représentatif de l’opinion des hommes du XIXe siècle, il intervient parallèlement à la formation des règles du gouvernement représentatif. Or ce dispositif libéral fonde la hiérarchie sociale sur le privilège de la raison du père de famille : "La société, quelque simple qu’elle soit, a d’autres affaires que la famille, et des affaires qui exigent une capacité que les femmes et les mineurs ne possèdent point. Que la délibération se fasse chez une tribu de sauvages ou dans une cité déjà éclairée, qu’elle ait pour objet une expédition guerrière ou l’adoption d’une loi civile, il est certain que naturellement et , en général, ni les femmes, ni les mineurs ne sont capables de règler, selon la raison de tels intérêts." [33]. La naturalisation des femmes servit de socle au dispositif hiérarchique de la démocratie représentative dont les règles furent admises par tous les partis politiques.

En conséquence et bien au-delà des représentations identitaires et culturelles, la construction des différences a commandé l’ensemble des pratiques politiques : du Code civil à la formation du citoyen en passant par les programmes scolaires. Si l’exclusion des femmes de la cité a pu se faire sans être dite, elle transparaît dans la domination symbolique dont les traces sont effacées au fur et à mesure de son intégration sociale. La domination impose des règles de conduite, des obligations et des droits. Elle appartient à "l’impensé" du politique et au "refoulé" du conflit [34]. Elle structure l’ensemble d’un système démocratique, mais ne lui est pas propre.

C’est bien pourquoi, il importe de ne pas s’en tenir aux traces lisibles du passé qui privilégient le plus souvent le consentement, l’adhésion, voire la résistance collective, dans un ensemble de règles dont les présupposés restent dans l’ombre des énoncés. Les enjeux de pouvoirs, dont les femmes en particulier font l’objet, atteignent rarement l’explicite, ils sous-tendent le jeu des relations entre égaux. Ainsi conclut Nicole Loraux. "Mais l’historien de la Grèce doit savoir que pour donner un sens au mot "cité", il n’a pas fini de débusquer dans la pólis l’oubli –fondateur – de ce que son unité implique, fût-ce provisoirement la division" [35]. Cependant, aujourd’hui en France, "devant le reflux des grands modèles explicatifs" [36], les conditions qui permettent d’interroger les présupposés des contemporains, d’analyser les procèdures d’assujettissment, de mettre au jour la hiérarchie différentielle des sexes, sont réunies. "Les historiens ont pris conscience que les catégories qu’ils maniaient avaient elles-même une histoire, et que l’histoire sociale était nécessairement l’histoire des raisons et des usages de celles-ci" [37].

Le concept de genre ne sera sans doute pas plus utilisé qu’il ne l’était auparavant. D’autant moins que la confusion souvent règne dans d’autres pays où, à l’image du sexe, et par indifférenciation, le genre, à son tour a tendance à être essentialisé – ce qui n’aide en rien l’étude de la formation des hiérarchies par la partition des rôles et la division sexuelle. Mais la méthode reste opératoire. "En infléchissant le regard du côté des groupes et des individus non représentés, rarement considérés comme sujet de leur propre histoire, mais toujours objet de représentation, il me semble pouvoir saisir, dans l’étude des rapports conflictuels le processus de formation du système politique" [38] en amont de la construction des normes et valeurs sociales qui président à la hiérarchie des genres.


Michèle Riot-Sarcey

Notes

[1Alain Bourreau, "Propositions pour une histoire restreinte des mentalités", Annales ESC, Histoire et Sciences sociales, Un tournant critique, 44 (novembre-décembre 1989), p. 1493.

[2Françoise Thébaud, Ecrire l’histoire des femmes, (ENS. Editions, Fontenay-Saint-Cloud, 1998), p. 166.

[3Anne-Marie Sohn, La France démocratique, Mélanges offerts à Maurice Agulhon (Publications de la Sorbonne, Paris, 1998), p. 47.

[4Mona Ozouf, Les mots des femmes, (Paris, Fayard, 1995), p. 12.

[5Christine Planté, " La confusion des genres", in Sexe et genre, De la hiérarchie entre les sexes (Paris, Seuil, 1991), p. 51.

[6Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’histoire, (Paris, Flammarion, 1998), p.393.

[7Voir Françoise Thébaud, Ecrire l’histoire des femmes, p. 88.

[8Foucault, Dits et Ecrits, II, (Paris, Gallimard, 1994), p. 224-225.

[9Collectif, "Culture et pouvoir des femmes : Essai d’Historiographie", Annales ESC, 2, (Mars-avril 1986) p. 286.

[10Christine Delphy, "Penser le genre : quel problèmes ?", Voir Sexe et Genre, p. 92.

[11Voir Joan Scott, Only paradoxes to offer, French feminists and the Rights of man, (Harvard University Press, 1996).

[12René Rémond, Pour une histoire politique, (Paris, Seuil,1988) p. 17.

[13Voir René Rémond, Pour une histoire politique, p. 28.

[14Auguste Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, ou exposition sommaire de la doctrine philosophique et sociale propre à la grande république occidentale (Paris, juillet 1848 ) p. 3 et 205.

[15Voir la mise au point sur la question de Gérard Noiriel, La crise de l’Histoire (Paris, Belin, 1996)

[16Nicole Loraux, La Cité divisée, Paris, Payot, 1997) p. 53.

[17Emile Benveniste, Cours de linguistique générale, 2 (Paris, Gallimard, 1974), p. 64.

[18Emile Benveniste, Cours de linguistique générale, p. 97.

[19Nicole Claude Mathieu, L’Anatomie politique (Paris, Côté-femmes, 1991), p. 107.

[20Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, 1941 ( Cahiers des Annales, 3, Paris, Armand Colin,1964) p. 21.

[21Alain Corbin, Au Berceau des Annales (Paris, Presses de l’Institut d’études politiques de Toulouse, 1983) p. 132.

[22Robert Muchembled. Mentalités, Histoire des cultures et des sociétés, affaire de Sang, 1, "Mentalités, cultures, sociétés : jalons pour un débat" (Paris, Imago, 1988) p. 9.

[23Michel Vovelle, La mentalité révolutionnaire (Paris, Editions sociales, 1985) p. 215.

[24Alain Bourreau, Annales ESC, 1989, p. 1493.

[25(Janvier-février 1999).

[26Michelle Perrot, Georges Duby, Histoire des femmes, 5 volumes ( Paris, Plon, 1991-1992).

[27Michelle Perrot, "Quinze ans d’histoire des femmes", Sources, Travaux Historiques, Femmes universalié et exclusion, Revue de l’association Histoire au présent, 12, 1987.

[28Françoise Thébaut, Ecrire l’Histoire des femmes, p. 79, 81.

[29Voir Michèle Riot-Sarcey, "Women’s History in France", Gender and History, vol. 9, 1, April, 1997.

[30(Paris, Albin Michel, 1994).

[31Paris, Albin Michel, 1998).

[32Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’Histoire, "Les femmes et la citoyenneté en France, histoire d’une exclusion", Paris, Flammarion, 1998) p. 275.

[33François Guizot, "Du droit de suffrage dans les petites sociétés", 1837, Histoire de la Civilisation en Europe ( Paris, Hachette, Pluriel,1985) p. 383.

[34Nicole Loraux, La Cité divisée (Paris, Payot, 1998) p. 81-82.

[35Nicole Loraux, La Cité divisée , p. 38-39.

[36Roger Chartier, Au bord de la falaise (Paris, Albin Michel, 1998) p. 10.

[37Roger Chartier, Au bord de la falaise, p. 12.

[38Michèle Riot-Sarcey, Le Réel de l’utopie, p. 33-34.





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