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Cet essentialisme qui n’ (en) est pas un

par Naomi Shor

Comme Jacques Derrida l’a signalé il y a plusieurs années, dans le modèle institutionnel universitaire élaboré en Allemagne au début du XIXè siècle, aucun lieu n’est assigné à la discipline des études féminines (womens’studies) : « Aucune place n’était prévue pour les études féminines dans la structure du modèle classique de Berlin » (Women 190) [1]. Les études féminines, un champ d’études qui a à peine 20 ans aujourd’hui, est un ajout tardif au modèle berlinois, repris par les institutions universitaires nord-américaines. Pour Derrida la question devient donc : quel est le statut de cette nouvelle aile de l’édifice ? Fonctionne-t-elle seulement comme un ajout, ou plutôt comme un supplément, à la fois dans et hors de l’édifice principal ? « Avec les études féminines, s’agit-il simplement de combler une lacune dans une structure déjà en place, de boucher un trou ? » (190) Si la réponse était affirmative, alors dans le succès même des études féminines résiderait leur échec. « Dans la mesure où les études féminines n’ont pas remis en question les principes mêmes de la structure de l’ancien modèle universitaire, elles risquent de n’être qu’une alvéole de plus dans la ruche universitaire. » (191) Autrement dit, la question est la suivante : les études féminines sont-elles, comme elles le prétendent depuis le début, essentiellement différentes des autres disciplines au sein du modèle universitaire allemand traditionnel, ou ne sont-elles en fait qu’une discipline universitaire de plus, différentes peut-être par leur objet d’étude, mais fondamentalement semblables dans leur relation à l’institution et aux valeurs sociales qu’elles cherchent à incarner et à transmettre ? « Quelle est la différence, s’il y en a une - se demande Derrida - entre une institution de recherche et d’enseignement universitaire appelée "études féminines" et toute autre institution de recherche et d’enseignement dans l’université ou dans la société globale  ? » (190) Il suggère que dans les recherches empiriques accumulées sur les femmes, dans la titularisation de chercheurs femmes, dans le succès apparemment spectaculaire des études féminines, la critique féministe de l’institution a été négligée. Du point de vue de la déconstruction, les études féminines sont dangereusement près de devenir « une alvéole de plus dans la ruche universitaire ».

La perspective de Derrida sur la relation entre les études féminines et l’institution n’est peut-être pas entièrement juste ou suffisamment informée : les études féminines, si tant est que l’on puisse généraliser sur un champ aussi vaste et hétérogène, ne sont pas un aussi grand succès que Derrida le croit, et ne sont pas aussi facilement récupérables qu’il le pense ; elles ne sont, de toute façon, ni plus ni moins récupérables que la déconstruction avec laquelle, comme il le signale, les études féminines sont souvent confondues par leurs adversaires communs. Cependant ma préoccupation est différente : ce qui continue de me troubler dans les remarques de Derrida (faites dans un séminaire au Pembroke Center for Teaching and Research on Women du Brown University), c’est le fait qu’il ne précise pas les bases sur lesquelles les études féminines pourraient fonder leur différence. Ma perplexité ne fait que grandir lorsque je lis, dans les actes publiés du séminaire (auquel j’ai assisté et participé), les remarques suivantes :

Ceci est une question de Loi : les personnes engagées dans les études féminines - enseignants, étudiants, chercheurs - sont-elles des gardiens de la Loi ou non ? Souvenez-vous que dans la parabole de la Loi de Kafka, entre le gardien de la Loi et un homme de la campagne il n’y a pas de différence essentielle, ils occupent des positions opposées mais symétriques. Nous sommes tous, en tant que membres d’une université, des gardiens de la Loi... Cette situation se répète-t-elle pour les études féminines ou non ? Y a-t-il dans l’idée abstraite voire concrète des études féminines, quelque chose qui a potentiellement la force, si c’est possible, de déconstruire la structure institutionnelle fondamentale de l’université, de la Loi de l’université ? (Women, 191-192 ; je souligne.)

Ce que Derrida revendique - ce quelque chose de potentiellement déconstructif - est-ce de l’ordre d’une différence essentielle ? Revendique-t-il des études féminines qui seraient essentiellement différentes de leurs disciplines sueurs ? Comment, étant donné l’anti-essentialisme de la déconstruction - sur lequel nous reviendrons - fonder une différence essentielle entre les gardiens masculins de la Loi et les gardiens féminins ? Comment les études féminines peuvent-elles être essentiellement différentes des autres disciplines dans un système philosophique qui fonctionne constamment de manière à subvertir toutes les différences essentielles et toute essentialisation des différences ?

Ces questions sont pour moi d’un intérêt tout particulier parce que le conflit parmi les enseignantes des études féminines est depuis le départ largement un conflit - très violent d’ailleurs - sur l’essentialisme, et c’est ce conflit que je me propose d’examiner ici. Je passerai d’abord en revue les critiques de l’essentialisme formulées ces dernières années ; ensuite je ferai une comparaison entre Simone de Beauvoir et Luce Irigaray, les deux grandes théoriciennes du féminisme français, que l’on donne généralement comme des représentantes des positions anti-essentialiste et essentialiste respectivement. Enfin, dans l’espace que j’espère ainsi avoir ouvert pour un nouveau regard sur Irigaray, j’examinerai sa « mise en figure » (troping) de l’essentialisme.

1. Cet essentialisme qui n’(en) est pas un


L’essentialisme joue le même rôle pour le féminisme que le révisionnisme (pour ne pas dire l’essentialisme) pour le marxisme-léninisme : c’est le langage du terrorisme intellectuel et l’un instrument privilégié de l’orthodoxie politique. Emprunté au respectable vocabulaire de la philosophie, le mot essentialisme est doté, dans le contexte du féminisme, du pouvoir de réduire au silence, d’excommunier, de vouer à l’oubli. L’essentialisme, pour le féminisme moderne, c’est l’anathème. Il y a cependant des signes encourageants - des projets de livres, des thèses en cours, des conversations privées - non pas d’un retour de/à l’essentialisme, mais d’une reconnaissance des excès perpétrés au nom de l’anti-essentialisme, et de l’urgence qu’il y aurait à repenser les termes mêmes d’un conflit qui - toutes les parties en sont d’accord - a cessé d’être productif [2].

Qu’entend-on donc par essentialisme dans le contexte du féminisme, et quels sont les principaux arguments utilisés par ses critiques à son encontre ? Selon une définition standard extraite du Dictionary of Philosophy and Religion, l’essentialisme est « la croyance selon laquelle les choses ont des essences ». Qu’est-ce donc qu’une essence ? Le même dictionnaire dit : « ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est », et plus loin, « ce qui est nécessaire et stable dans un concept ou une chose » (Reese : 81, 80). L’essentialisme, dans le contexte spécifique du féminisme, consiste en la conviction que la femme possède une essence, que la femme a une spécificité qui tient en un ou plusieurs attributs innés qui définissent, abstraction faite des distinctions culturelles et des époques historiques, son être stable, en l’absence duquel elle cesse d’être classée comme une femme. En termes moins abstraits et plus pratiques, un(e) essentialiste, dans le contexte du féminisme, est celle ou celui qui, au lieu de prendre soin de séparer les pôles du sexe et du genre, situe le féminin (thé féminine) au même lieu que l’appartenance au sexe féminin (femaleness) ; celle ou celui pour qui le corps - féminin - reste, fût-ce de façon complexe et problématique, le socle du féminisme.

Mais en définissant l’essentialisme comme je viens de le faire, ne l’ai-je pas essentialisé à son tour, puisque les définitions sont essentialistes, si l’on veut, par définition ? L’anti-essentialisme fonctionne précisément de cette manière, c’est-à-dire en essentialisant l’essentialisme, en procédant comme s’il y avait un seul essentialisme, une essence de l’essentialisme. Si nous voulons dépasser ce conflit de plus en plus stérile, nous devons commencer en dés-essentialisant l’essentialisme, car pas plus que la déconstruction, l’essentialisme n’est un [3]. La multiplicité des essentialismes - on pourrait, par exemple, chercher à distinguer l’essentialisme français de sa version américaine, l’essentialisme naïf de l’essentialisme stratégique, la version hétérosexuelle de la version homosexuelle - est révélée par la multiplicité des critiques qu’on formule contre eux. Le plus souvent, ces critiques sont si imbriquées, si enchevêtrées dans l’espace d’un seul article ou d’un seul livre, qu’elles semblent former une seule argumentation cohérente, dirigée contre une position monolithique et immuable. Pourtant, si on se donne la peine, à des fins purement heuristiques, de démêler les divers fils de ces critiques - j’en distinguerai quatre - il devient apparent qu’elles servent des intérêts divers, voire antagoniques, et s’appuient sur des bases conceptuelles distinctes, souvent incompatibles. Quel que soit le degré de chevauchement et d’imbrication de ces critiques, on découvre en les séparant qu’elles correspondent à certaines grandes tendances de la théorie féministe, de Simone de Beauvoir jusqu’au présent.

1. La critique libérationniste. C’est la critique de l’essentialisme articulée par Simone de Beauvoir et qui s’identifie étroitement à la revue féministe radicale Questions féministes, qu’elle a contribué à fonder. « On ne naît pas femme : on le devient » a déclaré Beauvoir dans une phrase célèbre du Deuxième Sexe (285). C’est la maxime fondamentale de la critique culturaliste ou constructionniste de l’essentialisme, selon laquelle la féminité est une construction culturelle au service des pouvoirs d’oppression du patriarcat. L’essentialisme, selon cet argument, en promouvant une différence essentielle des femmes enracinée dans le corps, fait le jeu de l’ordre patriarcal qui a traditionnellement invoqué les différences anatomiques et physiologiques pour légitimer l’absence de pouvoir socio-politique entre les mains des femmes. Si les femmes veulent atteindre l’égalité, si elles veulent être dotées du pouvoir intégral du citoyen, les multiples formes de l’exploitation et de l’oppression auxquelles elles sont sujettes, qu’elles soient économiques ou politiques, doivent être analysées avec soin et constamment interrogées. Les arguments essentialistes qui ne prennent pas en compte le rôle du socius dans la production des femmes constituent des freins au progrès.

2. La critique linguistique. C’est la critique qui s’inspire des écrits et des séminaires de Lacan et qui est promue avec une force particulière par des critiques et des théoriciennes américaines du cinéma, dans des revues telles que Screen, mlf, et Camera Obscura. Ce que représente le socius pour Beauvoir et ses adeptes est représentée, pour Lacan et les lacaniens, par le langage. L’essentialiste, dans cette perspective, est un réaliste naïf qui refuse de reconnaître que la perte du référent est la condition de l’entrée de l’homme dans le langage. Au sein de l’ordre symbolique centré sur le phallus, il ne peut y avoir d’accès immédiat au corps : le filet serré du langage empêche toute perception du corps qui ne soit pas déjà informée culturellement. L’essentialisme est donc, dans la perspective lacanienne, un effet de l’imaginaire, et ce n’est pas un hasard si quelques-unes des évocations les plus séduisantes du féminin, en particulier celles d’Irigaray et de Cixous, font entendre la présence et la plénitude du pré-OEdipe pré-discursif. Dans l’ordre symbolique régi par le phallus, « il n’existe rien de semblable à La Femme » comme le remarque Lacan de façon gnomique (144). Ce que nous avons plutôt, ce sont des sujets dont l’inscription sexuelle est déterminée uniquement par les positions qu’ils occupent par rapport au phallus, et ces positions sont, du moins en théorie, sujettes au changement. La tâche propre de la théorie féministe ne consiste pas cependant à contribuer au changement du statut des femmes dans la société - car la Loi du symbolique est posée comme éternelle - mais plutôt d’exposer et de dénaturaliser les mécanismes par lesquels les êtres de sexe féminin (females) sont positionnés comme femmes.

3. La critique philosophique. La référence ici est à la critique élaborée par Derrida et répandue par les féministes derridiennes, d’Irigaray à Cixous en passant par quelques-unes des grandes critiques et théoriciennes féministes nord-américaines. L’essentialisme, de ce point de vue, est le complice de la métaphysique occidentale. Souscrire à l’opposition binaire homme/femme, c’est rester prisonnier du métaphysique, avec ses illusions de la présence, de l Être, des significations stables et des identités. L’essentialiste, dans cette perspective, n’est pas, comme pour Lacan, quelqu’un qui refuse d’accepter l’ordonnancement phallocentrique du symbolique, mais plutôt quelqu’un qui refuse de reconnaître le jeu de la différence dans le langage, et la différence qu’il produit. Au-delà de la prison du binaire, les différences multiples jouent indifféremment à travers des corps qui n’ont plus de genre (degendered bodies). En tant que position stratégique adoptée pour atteindre des buts politiques spécifiques, l’essentialisme féministe a cependant sa place dans la déconstruction [4].

4. La critique féministe. Il est impossible d’associer un nom, masculin ou féminin, à ce courant en tant que source de légitimité, car il émane des discours pluriels des théoriciennes et des militantes féministes noires, chicanas, lesbiennes, du premier ou du tiers monde. On pourrait toutefois citer le travail récent de Teresa de Lauretis, Alice Doesn’t et les actes du colloque Feminist Studiesl Critical Studies comme exemples de cette tendance. L’essentialisme, selon cette critique, est une forme de « faux universalisme » qui menace la vitalité des femmes qui viennent de naître au féminisme. Par sa singularité majestueuse, La Femme est complice du refus de différences vécues très réelles - sexuelles, ethniques, raciales, nationales, culturelles, économiques, générationnelles - qui divisent les femmes entre elles. L’anti-essentiaisme féministe partage avec la déconstruction la conviction que l’essentialisme réside dans l’opposition binaire, d’où sa mise en cause de la femme-en-tant-que-différente-de-l’homme par la notion de femmes différenciées entre elles et soumises à l’historicité [5].

De toutes les critiques de l’essentialisme que j’ai (trop rapidement) passées en revue ici, la critique féministe est la seule qui s’engage dans la construction de subjectivités spécifique ment féminines (female) et c’est pourquoi je la trouve la plus convaincante. C’est précisément autour de la question des différences parmi les femmes aussi bien qu’au sein de chaque femme que l’impasse dans la polémique entre l’essentialisme et l’anti-essentialisme commence enfin à trouver un terme ; car de même que les problèmes brûlants de race et d’ethnicité obligent certains anti-essentialistes à suspendre leur critique au nom des réalités politiques, de même ils obligent certains essentialistes à mettre en question leur affirmation d’une essence du sexe féminin (female) largement perçue et justement dénoncée par les femmes issues des minorités comme de nature exclusive.

2. Beauvoir et Irigaray :deux positions exemplaires

Quelle femme n’a pas lu Le Deuxième sexe ?
(Irigaray, « Petite annonce... »)

L’accès des femmes à la subjectivité est la préoccupation centrale de deux des théoriciennes françaises parmi les plus importantes du XXè siècle : Simone de Beauvoir et Luce Irigaray. En dépit de leurs positions radicalement opposées, les deux partagent une conviction fondamentale : sous l’ordre social appelé patriarcat, le sujet est exclusivement de sexe masculin (male) : la masculinité et la subjectivité sont deux notions qui désignent le même objet. Prenons par exemple deux affirmations célèbres, la première extraite du Deuxième sexe de Beauvoir, la deuxième extraite du Speculum d’Irigaray : 1) « Il est le Sujet, il est l’Absolu » (16) ; 2) « toute théorie du "sujet" a toujours été appropriée au "masculin" » (Speculum 165). Presque immédiatement surgit le soupçon que, bien que toutes deux soient préoccupées par l’appropriation de la subjectivité par les hommes, Beauvoir et Irigaray ne parlent pas en fait du même sujet. La subjectivité, tout comme l’essentialisme, n’est pas un(e). Il y a un monde de différence entre le Sujet de Beauvoir, avec son impressionnant S majuscule, renforcé par le A majuscule du mot Absolu - son homologue -, et le sujet d’Irigaray, avec son s minuscule et les guillemets qui entourent « sujet » et « masculin », comme pour les relativiser.

Le sujet de Beauvoir est le sujet hégélien familier de l’éthique existentialiste, figure héroïque engagée dans une lutte à mort contre le « non-soi », principalement l’environnement et l’Autre :

« Tout sujet se pose concrètement à travers des projets comme une transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par son perpétuel dépassement vers d’autres libertés ; il n’a pas d’autre justification de l’existence présente que son expansion vers un avenir indéfiniment ouvert. Chaque fois que la transcendance retombe en immanence il y a dégradation de l’existence en "en soi", de la liberté en facticité ; cette chute est une faute morale si elle est consentie par le sujet ; si elle lui est infligée ; elle prend la figure d’une frustration et d’une oppression ; elle est dans les deux cas un mal absolu. » (34)

La subjectivité est, pour Beauvoir, une activité, une projection sans repos dans le futur, un dépassement glorieux de la répétitivité de la vie quotidienne. L’affreuse chute de la transcendance dans l’immanence est la condition de la femme. Reléguée par le sujet-maître masculin dans la passivité et la répétition, la femme, dans le patriarcat, est prisonnière de l’immanence. Ainsi la théorie de la subjectivité chez Beauvoir, comme on l’a souvent signalé, reproduit-elle tristement les associations les plus traditionnelles de la métaphysique occidentale : la positivité s’associe avec l’activité tandis que la passivité se voit attribuer, avec la féminité, un signe négatif. En même temps, l’anti-essentialisme exemplaire de Beauvoir travaille à rompre l’association du transcendant et du sexe masculin ; en laissant derrière elles la sphère non récupérée et irrécupérable de la contingence pour épouser la sphère publique de l’activité économique, les femmes aussi peuvent atteindre la transcendance. La libération pour les femmes, dans le récit d’émancipation de Beauvoir, consiste à sortir de la sombre grotte de l’immanence pour aller « dans la lumière de la trancendance » (675).

Profondément impliqué dans la reconceptualisation radicale du sujet (de sexe masculin) qui caractérise la pensée française post-sartrienne, le sujet d’Irigaray est un sujet diminué qui ressemble peu au sujet souverain, tendu vers un but, de la philosophie existentialiste. Pour Irigaray - et ce déplacement est crucial - l’attribut principal du sujet n’est pas l’activité mais le langage. L’homo faber qui sert de modèle pour Beauvoir fait place à l’homo parlans. Le sujet d’Irigaray est donc, à toutes fins utiles, un sujet parlant, un pronom, le « Je » de la première personne du singulier. Et ce pronom, dans l’ordre social actuel, a été accaparé par les hommes : « le je reste donc prédominant chez l’homme » (« L’Ordre » 83). La mort tant vantée du sujet - qui ne peut être que le sujet masculin (Miller 102-120) - n’impressionne pas particulièrement Irigaray :

« Et que tu ne t’affirmes plus comme sujet absolu, n’y change rien. Le souffle qui t’anime, la loi ou le devoir qui te mènent, ne sont-ils pas la quintessence de ta subjectivité ? Tu ne tiens plus à ton "je" ? Mais ton "Je" te tient. » (Passions 101)

Que les femmes accèdent à la subjectivité, cela signifie clairement qu’elles deviennent des sujets parlants à part entière. C’est ici précisément que la différence majeure entre Beauvoir et Irigaray commence à s’affirmer, et encore une fois je prends ces auteurs comme représentatifs de ce que Anthony Appiah appelle « la dialectique classique » : tandis que pour Beauvoir le but pour les femmes est de partager pleinement les privilèges du sujet transcendant, pour Irigaray le but est d’atteindre la subjectivité sans se fondre. absolument dans l’indifférenciation supposée de l’embrayeur. Ce qui est en jeu dans ces deux discours féministes, chacun aussi puissant et aussi problématique que l’autre, ce n’est pas le statut de la différence, mais plutôt celui de l’universel, et l’universalisme pourrait très bien être l’une des questions les plus porteuses de division et les moins discutées chez les féministes aujourd’hui. Lorsque Irigaray présente les femmes comme parlant un langage sexuellement marqué, un « parler-femme », elle est moins préoccupée, à mon avis, par la théorisation d’une spécificité féminine que par la démystification de la fiction tyrannique d’un sujet universel. Parler femme est avant tout ne pas « parler "universel" » (Parler 9) ; « Plus de sujet indifférent, substituable, universel » (Corps 62-64) ; « Je n’ai pas envie de prendre leur parole comme ils ont pris la nôtre, ni de parler "universel" [6]. » Pour Beauvoir, en revanche, c’est précisément parce que les femmes ont été empêchées de parler universel, voire parce qu’elles n’ont « aucun sens de l’universel », qu’elles ont fait si peu de contributions significatives à la grande tradition humaniste. La médiocrité est le lot des créateurs qui ne se sentent pas « responsables de l’univers ».

Ma tâche ici n’est pas de juger ces deux positions représentatives que je décris, mais plutôt de comprendre comment, à partir des mêmes prémisses sur l’exclusion des femmes de la subjectivité, Beauvoir et Irigaray arrivent à des conclusions si radicalement différentes, et de montrer qu’on ne peut pas comprendre le travail d’Irigaray sans le situer dans une relation avec celui de Beauvoir. Pour ce faire, il faut insérer les théories sur la subjectivité des deux auteurs dans le cadre de leurs plus larges projets. Le projet de Beauvoir, dans tout le Deuxième sexe, est de mettre à nu les mécanismes de ce qu’on pourrait appeler, en reprenant le terme de Mary Louise Pratt, « othering » (l’acte de projeter dans l’altérité) (139) : le moyen par lequel le patriarcat a mis les femmes à la place de l’Autre absolu, projetant sur les femmes une féminité constituée du rebut de la transcendance masculine. L’altérité, dans la vision de Beauvoir, est pure négativité ; c’est le domaine de ce que Kristeva appelle l’abject. Le projet d’Irigaray est diamétralement opposé à celui de Beauvoir mais doit être considéré comme son corollaire nécessaire. De même que Beauvoir met à nu les mécanismes de l’« othering », de même Irigaray expose ceux de ce que nous pourrions appeler, par analogie, « saming » (imposer à l’autre le statut du même). Si « othering » signifie attribuer à l’autre réifié une différence qui sert à légitimer l’oppression, le « saming » nie à l’autre réifié le droit à sa différence, le soumet aux lois de la spécularité phallique. Si l’« othering » part du principe que l’autre est connaissable, le « saming » exclut d’avance toute connaissance de l’autre dans son altérité. S’il faut dévoiler la logique de l’« othering » - que ce soit les femmes, les Juifs, ou toute autre victime de stéréotypes dégradants - comme démarche nécessaire dans la quête de l’égalité, dévoiler la logique du « saming » est nécessaire pour faire tomber l’universel de son piédestal.

Puisque l’othering et le saming sont complices dans l’oppression des femmes, il faut exposer les mécanismes des deux processus. Et pourtant, jusqu’à maintenant l’articulation de ces deux projets s’est avéré une tâche insurmontable pour les théoriciennes féministes, car de même que l’analyse de Beauvoir exclut d’avancé toute théorisation de la différence ou plutôt - et la distinction est cruciale - de la différence comme positivité, de même Irigaray se montre incapable de ne pas théoriser la différence, c’est-à-dire la différence comme positivité. Un des moments les plus gênants chez Beauvoir se trouve dans les dernières pages du Deuxième sexe, lorsqu’elle cherche à persuader le lecteur que la libération des femmes ne signifiera pas une perte totale de différence entre l’homme et la femme, car tout le poids de l’argumentation qui précède milite contre la théorisation d’une différence positive, et contre l’enracinement de la différence, puisque le corps et le social ont été disqualifiés comme lieux d’une différence sexuelle significative. Beauvoir se trahit, dans ces dernières pages, quand elle parle de l’échec des femmes, qui n’ont pas encore atteint la grandeur dans le monde de l’intelligence : « Elle pourra devenir une excellente théoricienne, acquérir un solide talent, mais elle se sera imposé de répudier tout ce qu’il y avait en elle de "différent" » (472) De façon similaire, Irigaray, en exposant impitoyablement les mécanismes du saming et l’économie de ce qu’elle appelle « l’échonomie » du patriarcat, court le danger d’adopter la logique de l’othering, ou précisément ce qu’on a appelé, en dépit de ses protestations, son essentialisme [7]. Ce que je veux suggérer ici est que chaque position a sa propre logique sans échappatoire, et que cette absence d’issue est la loi du même et de l’autre. Si toute différence est attribuée à l’othering, on risque de pratiquer le saming, et vice versa Autrement dit, il est aussi malhonnête de reprocher à Beauvoir de promouvoir la perte de la différence entre hommes et femmes que de critiquer Irigaray pour avoir promu et même théorisé cette différence. Et pourtant la logique que j’essaie de faire ressortir de ces deux discours féministes représentatifs, semble avoir échappé aux critiques les plus incisifs d’Irigaray, qui ont cherché sans cesse à séparer sa brillante mise à nu de la logique spéculaire du phallocentrisme d’avec sa théorisation d’une différence spécifiquement féminine. La formulation de Toril Moi est à cet égard typique :

« ... ayant montré que jusqu’à maintenant la féminité a été produite exclusivement par rapport à la logique du même, elle tombe dans la tentation de produire sa propre théorie positive de la féminité. Mais, comme nous l’avons vu, définir "la femme", c’est nécessairement l’essentialiser ». (139)

Ma thèse est a contrario : la production par Irigaray d’une théorie positive de la féminité n’est pas une aberration ou une « faute », mais plutôt le prolongement logique de sa déconstruction de la logique spéculaire du saming. Ce qui fait problème dans la théorisation du féminin chez Irigaray - et ce n’est, il faut le signaler, qu’un aspect de son travail - est indiqué par l’usage par Toril Moi du mot « positif ». Car finalement, la question posée par Irigaray, dans ses tentatives de théoriser une spécificité féminine - qu’il ne faut pas confondre avec une « définition » de la femme, tâche qu’il vaut mieux selon elle laisser aux hommes - est la question de la différence au sein de la différence. Le pari d’Irigaray est que la différence peut être réinventée, que la fausse différence de la misogynie peut être récupérée pour devenir une différence radicalement nouvelle qui présenterait la première menace historique sérieuse à l’hégémonie du sexe masculin. Son pari est qu’il y a la/une femme dans la féminité : « Sous toutes ces/ses apparences, sous tous ces/ses emprunts et artifices, cette autre encore sub-siste. Par-delà ces/ses formes de vie ou de mort, encore vivante. »(Amante 126) Le mimétisme est le terme qu’Irigaray emprunte à la philosophie pour décrire sa stratégie : transformer la mascarade de la femme, sa prétendue féminité, en moyen de réapproprier le féminin :

« Il s’agit d’assumer, délibérément, ce rôle (du féminin). Ce qui est déjà retourner en affirmation une subordination, et, de fait, commencer à la déjouer. (...) Jouer de la mimesis, c’est donc, pour une femme, tenter de retrouver le lieu de son exploitation par le discours, sans s’y laisser simplement réduire. C’est se resoumettre - en tant que du côté du "sensible, de la "matière"... - à des "idées", notamment d’elle, élaborées par/dans une logique masculine, mais pour faire "apparaître", par un effet de répétition ludique, ce qui devait rester occulté : le recouvrement d’une possible opération du féminin dans le langage. C’est aussi "dévoiler" le fait que, si les femmes miment si bien, c’est qu’elles ne se résorbent pas simplement dans cette fonction. Elles restent aussi ailleurs... » (Ce Sexe 34)

Le mimétisme chez Irigaray a été largement et à juste titre interprété comme décrivant un mode de discours parodique, conçu pour déconstruire le discours de la misogynie à travers les effets d’amplification et de réarticulation, qui fonctionne, selon l’expression de Mary Ann Doane, de façon à « mettre en scène une version dé-familiarisée de la féminité » (182). Mais il y a encore un autre aspect du mimétisme - terme notoirement polysémique [8] - qui a été mal interprété, et même refoulé, parce qu’il comprend une opération bien plus controversée et risquée : une transvaluation, plutôt qu’une répudiation du discours de la misogynie, un effort pour garder le bébé tout en laissant l’eau du bain. Par exemple, dans Le corps-à-corps avec la mère, Irigaray écrit :

« Nous sommes historiquement les gardiennes du corporel, nous n’avons pas à abandonner cette garde, mais à l’identifier comme nôtre, en invitant les hommes à ne pas à faire de nous "leur corps", une certaine caution de leur corps. » (Le corps 29)

L’usage par Irigaray du mot mimétisme mime sa stratégie, donne corps à son pari, que l’on pourrait décrire comme un exemple de ce que Derrida appelle la paléonymie : « le maintien occasionnel d’un vieux nom afin de lancer un nouveau concept ». (Positions 71) Dans le contexte spécifique du féminisme, le vieux mimétisme, que l’on appelle parfois mascarade, désigne le talent supposé des femmes pour imiter le discours du maître, y compris le discours de la misogynie. A un deuxième niveau, l’imitation devient parodie, et mimétisme signifie non pas une mascarade illusoire, mais une imitation pleine de finesse. Enfin, dans le troisième sens du terme que j’essaie de faire ressortir des écrits d’Irigaray, le mimétisme signifie la différence comme positivité, une réappropriation joyeuse des attributs de l’autre qu’il ne faut en aucun cas confondre avec un simple renversement de l’actuelle distribution phallocentrique du pouvoir. Pour Irigaray comme pour d’autres nouvelles (anti-)féministes françaises, le renversement - l’amvée au pouvoir qu’elles voient comme le but ultime des féministes américaines - laisse intacte l’économie spéculaire qu’elle veut briser. Le mimétisme qui se situe au-delà de la mascarade et de l’imitation, un mimétisme plus essentiel, qui rappelle celui de Platon, ne signifie pas une inversion de la misogynie mais l’émergence du féminin, et le féminin ne peut émerger que de dedans, ou d’en dessous la féminité au sein de laquelle il est enseveli (pour reprendre la métaphore archéologique d’Irigaray). La différence au sein du mimétisme est la différence au sein de la différence.

3. Irigaray à bras le corps

Est-ce qu’il n’y a pas une fluidité, quelque déluge, qui pourrait ébranler cet ordre social ? (Irigaray, Corps 81

Où sont, au présent, les fluides ?
(Irigaray, L’oubli 35)

Peu d’affirmations d’Irigaray sur la spécificité féminine ont provoqué autant d’accusations virulentes d’essentialisme que son affirmation « outrageuse » que les femmes jouissent d’une relation particulière aux fluides. Une des premières affirmations de ce type se trouve dans Ce sexe qui n’en est pas un, où, à la grande époque de « l’écriture féminine », Irigaray caractérise l’écriture et le parler des femmes comme fluides.

« Et pourtant, la femme, ça parle. Mais pas "pareil", pas "même", pas "identique à soi » ni à un X quelconque, etc. Ça parle "fluide". » (Ce sexe 111)

Cette affirmation a tellement gêné certaines théoriciennes féministes que celles-ci s’empressent de l’attribuer à l’imitation (mimicry) irigarayenne comme distanciation ironique, plutôt qu’à la forme positive du mimétisme que j’ai définie plus haut :

L’association qu’elle veut établir entre la féminité et ce qu’elle appelle les « vraies propriétés des fluides » - frictions internes, pressions, mouvement, une dynamique spécifique qui rend un fluide non identique à lui-même - est, bien sûr, seulement un prolongement et une imitation de la construction patriarcale de la féminité. (Doane 104 ; nous soulignons)

Et pourtant, comme l’indique le lien qu’établit Irigaray entre la fluidité féminine et le flux, la non-identité, la proximité, etc., le fluide est hautement valorisé dans sa philosophie des éléments : « Pourquoi s’ériger comme un solide vaut-il davantage que s’écouler comme un fluide des deux (bords) » (Passions 18) ; « Ma vie n’est que souplesse, tendresse, l’incertitude mouvante du fluide » (28).

D’où vient donc cette notion de la fluidité du féminin, si ce n’est la féminité du fluide ? Elle provient incontestablement du répertoire de la misogynie, « les propriétés des fluides étant, historiquement, abandonnées au féminin » (Ce sexe 113). Ce qui est encore pire pour les anti-essentialistes, cette notion semble émaner d’une lecture non problématisée du corps féminin dans ses fonctions hormonales. Elle est, en effet, triplement déterminée par la physiologie féminine.

Le stade anal est déjà dans le plaisir du « solide ». Or, la jouissance du fluide subsiste, il me semble, chez les femmes bien au-delà du stade dit oral : le plaisir du « ça coule » en elle, hors d’elle, voire : entre elles. (Ce sexe 137)

L’élément marin, c’est donc à la fois les eaux amniotiques... et c’est aussi, il me semble, quelque chose qui figure assez bien la jouissance féminine. (Corps 49)

La primauté ontologique de la femme et du fluide sont pour elle un des refoulés de la métaphysique patriarcale ; l’oubli du fluide participe du matricide qui, selon le mythe des origines chez Irigaray, fonde la culture occidentale : « Il commence à être dans et grâce aux fluides. » (L’oubli 35)

Incontestablement donc, le lien qu’établit Irigaray entre le fluide et le féminin repose sur une référence au corps féminin [9]. L’anti-essentialiste s’arrêterait là, rejetterait la revendication d’Irigaray comme fourvoyée et s’en détournerait, en oubliant, comme la plupart de ses critiques les plus virulents, de prendre en ligne de compte les écrits publiés depuis 1977, c’est-à-dire la majeure partie de son travail [10]. Ils passent ainsi à côté d’un aspect également difficile mais en fin de compte plus intéressant de ses écrits. Sur le fait qu’elle s’appuie sur l’univers de la science, notamment sur la physique (mais aussi la chimie, dans la mesure où les frontières entre elles ne sont pas toujours simples à tracer), qui jouit d’un privilège étrange, et peu examiné, dans l’univers conceptuel d’Irigaray [11]. En effet, dans ses écrits sur l’élément liquide féminin refoulé, la réalité de référence qu’Irigaray invoque avec le plus d’ardeur pour fonder ses affirmations, est moins physiologique que physique. C’est sur le fondement du matérialisme et non de l’essentialisme qu’Irigaray cherche à établir la vérité de son affirmation. Dans un essai intitulé « Le langage de l’homme », elle écrit : « Mais ce langage de(s) femme(s) est, encore aujourd’hui, censuré, réprimé, méconnu... alors même que la science de la dynamique des fluides en donne déjà partieliement l’interprétation. » (Parler 290-291, 289) Le réel chez Irigaray n’est ni impossible, ni inconnaissable : c’est le fluide. Ainsi, plus loin dans le même essai, Irigaray associe avec insistance le fluide et le réel, parlant du « réel de la dynamique des fluides  » et d’« une économie des flux réels ». (291)

Deux remarques s’imposent ici : d’abord, étant donné tout ce que j’ai dit plus haut, cette nouvelle critique d’Irigaray peut paraître curieuse. Je ne souhaite dans ce travail ni « défendre » Irigaray, ni promouvoir l’essentialisme, mais plutôt déshystériser le débat, en montrant comment l’attention obsessionnelle à ce qu’on appelle (injustement) le biologique a eu pour effet d’appauvrir la lecture d’une pensée aussi ambitieuse et stimulante que celle d’Irigaray. Deuxièmement, il n’y a d’un autre côté, rien de particulièrement surprenant, du point de vue de l’anti-essentialisme, dans la complicité entre l’essentialisme et le scientisme, en ceci que les deux impliquent, du moins à quelque niveau, un matérialisme fondamental. A cause de l’obsession de l’essentialisme, la question du mater-ialisme d’Irigaray n’est jamais vraiment discutée. C’est comme si certaines féministes étaient plus à l’aise en évacuant la question du corps de la haute théorie - en renforçant du coup, bien sûr, les mêmes hiérarchies qu’elles veulent démanteler - qu’en faisant avec soin la part de ce qui appartient au corps et de ce qui appartient au monde de la matière.

Dire que la science jouit d’un statut spécial dans les écrits d’Irigaray ne signifie pas que la science, maître-discours de notre époque, ait échappé à la perspective critique et féministe d’Irigaray. Ce n’est pas le cas. Le rire et la colère sont les réactions d’Irigaray à la neutralité supposée du langage scientifique, forme d’écriture qui, comme toute écriture, est infléchie par le genre (gender) mais qui, plus que toute autre, récuse la subjectivité. Du refus de la science de reconnaître le caractère « genré » (gendering) du langage résulte son incapacité à théoriser ce qui l’apparente au féminin, notamment les éléments, notamment le fluide. Donc, dans « La mécanique des fluides », Irigaray met en cause la « science », qu’elle accuse de ne pas avoir élaboré une « théorie des fluides ». Et pourtant, dans certains de ses écrits plus récents, tout en restant très critique par rapport à l’idéologie de la science, elle invoque constamment des théories scientifiques comme des modèles, des analogons de la sexualité féminine. Par exemple, elle rejette les principes thermodynamiques qui sous-tendent la théorie de la libido chez Freud, en les considérant comme plus adéquats à la sexualité masculine qu’à la sexualité féminine.

La sexualité féminine s’harmoniserait peut-être mieux, s’il faut évoquer un modèle scientifique, avec ce que Prigogine appelle les structures « dissipatives » qui fonctionnent par échange avec le monde extérieur, qui procèdent par paliers d’énergie et dont l’ordre ne revient pas à la recherche de l’équilibre mais au franchissement de seuils correspondants aux dépassements du désordre ou de l’entropie sans décharge [12]. (Parler 314 ; nous soulignons)


Pareillement, dans le même essai, Irigaray suggère que des travaux récents en physique, ainsi qu’en linguistique, pourraient éclairer les spécificités du rapport de la femme à l’énonciation : « Certaines recherches récentes en théorie du discours, mais aussi en physique, semblent pouvoir éclairer le lieu jusqu’ici aveugle à partir duquel peut ou ne peut pas se situer un sujet producteur du langage. » (Parler 319) Quelles que soient les questions qu’elle pose aux scientifiques - et certaines de celles-ci sont impertinentes (voir « Le sujet de la science est-il sexué ? ») - Irigaray tente sans cesse d’ancrer la vérité de ses théories dans la connaissance scientifique la plus récente. Elle sait que le discours scientifique n’est pas neutre, mais n’y cherche pas moins la source ultime de la légitimation. La science est le fétiche d’Irigaray.

Pourquoi la science, et surtout la physique, sont-elles donc privilégiées dans les écrits d’Irigaray ? On voit un début de réponse dans le rôle crucial de Descartes dans ses écrits. Comme Moï l’a fait remarquer, le chapitre sur Descartes de Spéculum se situe « au centre exact de la section "Spéculum "(et du livre)... Descartes s’enfonce dans la grotte la plus intérieure du livre » (131). Ce chapitre, comme Moï le note encore, est traditionnel, au moins dans sa présentation du sujet du cogito : le « je » du cogito est auto-engendré, constitué à travers un refus radical à la fois de l’autre et des origines corporelles de l’homme : « "Je" pense, donc ce corps, cette chose, qui est aussi la nature, qui est encore la mère, devient étendue disponible pour ses investigations analytiques, ses projections scientifiques, l’exercice réglé de son imaginaire, la pratique utilitaire de sa technique. » (Speculum 232) Ce qui est enjeu ici, c’est la constitution d’une ontologie qui exclut toute considération ayant trait au monde physique : « Ainsi en va-t-il aussi des considérations sur la femme, les femmes. Une gynécologie, une dioptique, ne font plus de droit partie de la métaphysique - cet anthropos-logos dont le sexe ne s’avoue que par ses exclusions, ses méconnaissances, ses ignorances, et par ce qui se dit dans ses ignorances, et par ce qui est dit dans ses marges. » (Speculum 228-229) Quelle surprise donc de découvrir, dans Éthique de la différence sexuelle, un autre Descartes, dont le traité sur les passions de l’âme contient le concept d’admiration, concept qui réalise le désir le plus cher d’Irigaray : la reconnexion du corps et de l’âme, du physique et de la métaphysique :

« Il faut relire Descartes et se souvenir ou apprendre ce qu’il en est du mouvement dans les passions. Il convient de méditer aussi le fait que tous les philosophes - sauf les derniers ? pourquoi ? - ont toujours été des physiciens, ont toujours appuyé ou accompagné leurs recherches métaphysiques de recherches cosmologiques. (...) Cette scission entre sciences physiques et pensée représente sans doute, ce qui menace la pensée elle-même. » (Éthique 75)

C’est donc dans le traité de Descartes qu’Irigaray trouve l’alliance du physique et du métaphysique, du matériel et du transcendantal, qui représente pour elle l’idéal philosophique. Peu importe qu’en élaborant sa notion d’admiration, Descartes n’ait pas à l’esprit la différence sexuelle :

« La différence sexuelle pourrait se situer là. Mais Descartes n’y pense pas. Il se contente d’affirmer que le différent attire » (Éthique 81) ;
« Il ne différencie pas les pulsions suivant le sexe... Par contre, il situe l’admiration comme la première des passions. Passion oubliée de Freud ? Passion qui garde un chemin entre physique et métaphysique, impressions corporelles et mouvements vers un objet, empirique ou transcendantal. » (
Éthique 84)

Chez Irigaray donc, Descartes fonctionne à la fois comme le philosophe qui sépare le corps et l’âme, et celui qui les réunit avec éclat. La physique est placée ici au service du matérialisme radical d’Irigaray, son désir de revenir à une conception présocratique (mais aussi post-nietzschéenne et post-bachelardienne) des quatre éléments en tant qu’éléments fondateurs d’une philosophie, ce qui n’est pas, je le répète, la même chose que l’essentialisme.

Mais il y a plus : le but ultime d’Irigaray n’est pas, pour ainsi dire, de réinsérer la physique dans la métaphysique, mais plutôt de détruire la métaphysique de l’être en substituant une physique du liquide à une physique du solide. Heidegger représente ce moment de l’histoire de la philosophie où une mise en question de la primauté du solide demeure liée à la terre, enracinée dans le sol même de la métaphysique. La destruction de la métaphysique est liée à une anamnèse, une remembrance d’éléments oubliés :

La métaphysique suppose toujours, de quelque façon, une écorce solide, à partir de laquelle élever une construction. Donc une physique qui privilégie, ou du moins qui ait constitué, le plan solide. (...) Tant qu’Heidegger ne quitte pas la « terre », il ne quitte pas la métaphysique. La métaphysique ne s’inscrit ni sur/dans l’eau, ni sur/ dans l’air, ni sur/ dans le feu. (...) Et ses abîmes, d’en bas ou d’en haut, trouvent sans doute leur interprétation dans l’oubli des éléments qui n’ont pas la même densité. La fin de la métaphysique serait prescrite par leur réintervention dans la physique d’aujourd’hui. (L’Oubli 10)

Remettre en question la relation d’Irigaray à la science nous fait revenir à la question de l’institution, car ce qui ressort d’une lecture de Parler n’est jamais neutre, c’est qu’on ne peut lire ses interventions sans tenir compte de leur contexte institutionnel. Il est tout à fait frappant à cet égard de voir la différence entre deux des plus intéressants essais du volume, « La misère de la psychanalyse » et « Le sujet de la science est-il sexué ? ». Dans le premier, où Irigaray s’adresse aux gardiens masculins de l’institution psychanalytique (lacanienne), le ton qu’elle adopte dès le départ est assuré, truculent, outragé. Quelle différence avec le ton de son discours aux savants ! En s’adressant aux membres du « Séminaire sur l’histoire et la sociologie des idées et des faits scientifiques », Irigaray avoue, chose rare pour elle, avoir le « trac » : « Depuis longtemps, je n’ai pas éprouvé une telle difficulté à l’idée de parler en public. » (Parler 308) Il s’agit donc d’un problème de public : alors que le texte aux psychanalystes commence avec le péremptoire : « Messieurs les analystes », le discours aux scientifiques commence en interrogeant l’acte même de leur adresser la parole : « Comment parler aux scientifiques ? »

Devant les scientifiques, Irigaray se présente comme une femme de la campagne devant la loi : « Angoisse d’un pouvoir absolu qui plane dans l’air, d’un jugement d’autorité partout imperceptiblement là, d’un tribunal à la limite sans juge, ni avocat, ni accusé. Mais le système juridique est en place. Il y a une vérité là à laquelle il faut se soumettre sans appel, contre laquelle on peut faire des infractions sans le vouloir, ni le savoir. Cette instance suprême s’exerce à notre corps défendant. » (307)

Selon la lecture de Derrida de la parabole de Kafka, il n’y a pas de différence essentielle entre les gens de la campagne et les gardiens de la loi. Leurs positions face à la loi sont opposées mais symétriques : « Les deux protagonistes sont attentifs à la loi, mais en s’opposant » (« Devant », p. 139), écrit Derrida. Mais que se passe-t-il si l’homme de la campagne est remplacé par une femme ? N’y a-t-il aucune différence essentielle entre la femme de la campagne - ici la philosophe féministe Luce Irigaray - et les gardiens de la loi, ici, les scientifiques, qui constituent un corps largement hégémonique dans nos universités aujourd’hui ? [13] Si l’homme de la campagne est remplacé par une femme, peut-on parler si facilement de positions opposées et symétriques sans risquer de retomber dans la logique du saming, ce qu’Irigaray appelle précisément un « vieux rêve de, symétrie ».

Il ne saurait y avoir de réponses faciles à ces questions, qui sont largement compliquées par l’interprétation très suggestive que propose Derrida de la parabole de Kafka. Toutefois, si l’on peut considérer ici qu’Irigaray constitue l’exemple d’une intervention féministe dans l’institution, alors on peut, ne seraitce que par hypothèse, distinguer la différence que les études féminines peuvent faire : au lieu de s’adresser simplement aux gardiens de la loi - si tant est que l’acte de s’adresser soit jamais simple - Irigaray transforme les conditions même de la production et de l’application de la loi. En soulevant la question du sexe des producteurs du savoir, les études féminines comportent toujours un questionnement radical des conditions de production et de diffusion du savoir de la constitution des disciplines, de la hiérarchisation des disciplines au sein de l’institution. D’ailleurs en s’alliant aux éléments les plus radicaux de la science, Irigaray indique ce que nous pourrions appeler, en paraphrasant Prigogine - qui emprunte l’expression à Jacques Monod -, une « nouvelle alliance » entre les études féminines et la loi, pour aller au-delà de leur simple opposition. Autrement dit, c’est finalement en insistant sur la dissymétrie des positions occupées par les gardiens et les femmes de la campagne au regard de la loi, que les études féminines, du moins dans leur « horizon utopique », ne peuvent pas être « une alvéole de plus dans la ruche universitaire ».

(Traduit de l’américain par Jim Cohen)

OEuvres citées

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[1] Lors de sa publication dans le journal des étudiants de Brown University subjects/objects, conformément aux souhaits de Derrida, la transcription du séminaire était précédée d’une mise en garde (reproduite dans Men in Feminism), que je veux reprendre ici, en mettant l’accent sur le statut indéterminé du texte, « quelque part entre la parole et l’écriture », « autorisé mais sans auteur » (189). Toutes les références seront à la version de ce texte reproduit en volume.

[2] Je me réfère ici à New Directions in Psychoanalysis and Feminism, éd. Teresa Brenman (à paraître) et Diana Fuss : Essentially Speaking, New York, Routledge, 1989, qui a été, à l’origine, une thèse soutenue à Brown University. Le ton de ce « new deal » pour l’essentialisme a été peut-être donné récemment dans une note d’une intervention faite par Mary Russo dans un colloque féministe. Elle écrit : « Les dangers de l’essentialisme en posant le corps féminin, soit par rapport à la représentation soit par rapport à "l’histoire des femmes", ont été si bien établis que l’anti-essentialisme pourrait très bien être le plus grand obstacle au travail en théorie culturelle et en politique du moment, et on doit sen défaire...  » (De Lauretis, Feminist : 228 ; nous soulignons).

[3] A plusieurs reprises au cours d’un entretien avec James Creech, Peggy Kamuf et Jane Todd, Derrida insiste sur le caractère pluriel de la déconstruction : « Je n’aime pas penser qu’il y a quelque chose comme une déconstruction » ; « ... il est difficile de définir la déconstruction... » « Personnellement je dirais même que ses meilleurs intérêts sont servis par le maintien de cette hétérogénéité » (« Déconstruction » 4, 6). Enfin, il en conclut qu’il est plus exact de parler de déconstructions que d’une déconstruction au singulier.

[4] . Confronté au contexte institutionnel américain - et surtout à l’essor des « women’s studies » dans les années 70 et 80 - certaines féministes se réclamant de la philosophie derridienne (par exemple, Gayatri Spivak, traductrice de De la grammatologie, à qui l’on attribue souvent l’invention de cette formule) ont forgé le concept d’« essentialisme stratégique ». En parlant de l’essentialisme en terme de stratégie (ou encore de risque), on ne fait qu’adopter la logique fétichiste du derridisme, qui consiste à mener de front la déconstruction de l’essentialisme, la création de nouveaux champs de savoir et la lutte pour les droits des femmes. Il s’agit, en somme, de tuer et de construire le sujet (féminin).

[5] Il y a une forme extrême de l’anti-essentialisme, qui pourrait constituer une cinquième position critique, qui soutient que le remplacement de la femme par les femmes ne résout pas, mais ne fait que déplacer, le problème de l’essentialisme. C’est la position de Denise Riley, qui suggère, dans un chapitre intitulé « Does Sex Have a History ? » : « non seulement "la femme" mais aussi "les femmes" fait problème ». Nous ne pouvons mettre entre parenthèses ni « La Femme », dont la majuscule attire notre attention sur des dangers, ni le plus modeste « femme » en minuscule, en oubliant d’examiner l’ordinaire, apparemment inoffensif : « femmes ». Cf. Donna Haraway qui, dans son « A Manifesto for Cyborgs », note : « Ce n’est pas un hasard si la femme se désagrège dans les femmes de nos jours. » Ceci est peut-être le lieu de noter une absence qui surprendra certains : celle d’une critique marxiste moderne de l’essentialisme. Je souligne le mot moderne parce que la critique que fait Simone de Beauvoir de l’essentialisme dans Le Deuxième sexe doit beaucoup au marxisme qu’elle professait alors. Bien que les écrits de Louis Althusser et de Pierre Macheray (pour citer les plus grands théoriciens marxistes contemporains de Lacan et Derrida) informent certaines études novatrices de textes de fiction écrits par des femmes, ils n’ont pas à ma connaissance engendré une critique de l’essentialisme distincte de celles que nous avons déjà esquissées. Cette apparente absence - ou cet échec - d’une critique forte de l’essentialisme par le marxisme récent, est d’autant plus surprenante que la critique de l’essentialisme résultait dès le départ d’une appropriation du marxisme par Simone de Beauvoir (et d’autres). Si le livre de Riley et les articles de Haraway sont à l’heure actuelle la seule articulation que nous ayons d’une critique marxiste postmoderne de l’essentialisme, on pourrait alors dire que pour ces auteurs l’essentialiste est celui ou celle qui n’a pas lu l’histoire.

[6] On note avec ironie qu’en rejetant l’idéal d’un sujet universel en faveur d’un sujet marqué par le féminin, Irigaray, comme d’autres féministes bourgeoises et blanches, n’a fait que restituer l’universalité et instituer une nouvelle hégémonie. La question que l’on peut poser est de savoir comment théoriser une subjectivité qui ne réinscrit pas l’universel, ne se constitue pas en excluant et en incorporant les autres simultanément.

[7] Le rejet le plus explicite de l’essentialisme chez Irigaray se trouve dans la partie « Lèvres voilées » de Amante marine, où elle écrit : « Elle ne se constitue pas pour autant en une. Elle ne se referme pas sur ou dans une vérité ou une essence. L’essence d’une vérité lui reste étrangère. Elle n’a ni n’est un être. » (Amante 92) Sa meilleure défense contre l’essentialisme est la pluralité défiante du féminin ; il ne saurait y avoir d’essence dans un système conceptuel qui est par définition antiunitaire.

[8] Cf. Paul Ricoeur : « Mimesis and Representation » in Annals of Scholarship. Irigaray laisse jouer pleinement cette polysémie, nous rappelant par exemple, dans un passage de Ce sexe..., que chez Platon la mimesis est double : il y a « la mimesis comme production, qui serait plutôt du côté de la musique, et la mimesis qui serait déjà prise dans un procès d’imitation, de spécularisation, d’adéquation, de reproduction. C’est la seconde qui va être privilégiée dans toute l’histoire de la philosophie. ( ..) La première semble avoir été toujours réprimée. (...) Or, c’est sans doute du côté et à partir de cette première mimesis que peut advenir la possibilité d’une écriture de femme. » (Ce sexe 129).

[9] Dans une défense brillamment formulée d’Irigaray contre ses critiques antiessentialistes, Jane Gallop nous met en garde contre une « lecture trop littérale de l’anatomie irigarayenne » (94). Par exemple, lorsque Irigaray parle des lèvres plurielles du sexe féminin, le mot qu’elle emploie, « lèvres », est une catachrèse, une métaphore obligatoire qui a pour effet de court-circuiter la lecture référentielle du texte « Irigaray fait incarner la sexualité féminine dans ce qui, à ce moment dans l’histoire du langage, est toujours figuratif, ne peut jamais être pris simplement comme la chose elle-même. » (98) Aussi brillants que soient les arguments de Gallop contre une lecture naïvement référentielle du corps textuel irigarayen, en fin de compte elle reconnaît que « le geste d’une réfèrentialité troublée mais néanmoins insistante » est essentiel au projet d’Irigaray consistant à construire une « sexualité non phallomorphique » (99).

[10] Ce n’est pas un hasard si l’un des articles les plus incisifs et équilibrés sur Irigaray est fondé sur une lecture de son oeuvre complète, et non comme beaucoup (si ce n’est la totalité) des analyses les plus critiques, sur les oeuvres couramment disponibles en traduction. Cf. Whitford.

[11] Sur ce point je veux nuancer l’appréciation que fait Whitford de la place de la science dans le discours d’Irigaray : « Elle rend compte de la culture occidentale à peu près comme suit. Notre société est dominée par un imaginaire destructeur (dont l’apothéose est l’idéologie de la science érigée en vérité privilégiée). » (5) Je soutiens que tout en condamnant l’impérialisme d’une science neutre (neutered), une science coupée du corps de la femme comme source de vie, et qui nous menace de « multiples formes de destruction de l’univers » (Éthique 13), Irigaray continue à considérer la science comme un lieu de « vérité privilégiée »

[12] La référence ici est aux recherches du prix Nobel Ilya Prigogine, sur les structures dissipatives. Pour mieux comprendre l’influence - considérable - des théories de Prigogine sur Irigaray, voir Prigogine et Stengers (1979). Après avoir présenté cet article pour la première fois j’ai reçu une lettre de Katherine Hayles où elle me dit qu’en travaillant sur les rapports entre la littérature moderne et la science, elle avait été frappée par « certains parallèles entre les nouveaux paradigmes scientifiques et la théorie féministe contemporaine ». Je lui sais gré de cette précieuse confirmation de mon argument.

[13] La question du genre est soulevée par Derrida dans sa lecture, mais pas en ce qui concerne les « deux protagonistes ». Pour Derrida, ce qui pose problème, c’est le genre de la loi : en allemand das Gesetz (neutre), en français la loi (féminin).





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