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Nécessité de la psychanalyse

par Marie-Josèphe Dhavernas

La référence à la psychanalyse a un statut assez curieux dans le féminisme français ; à vrai dire, cette bizarrerie est à l’image de l’anomalie qui frappe la psychanalyse en tant que discipline, pas simplement dans les milieux féministes. En effet, tout se passe comme si elle n’était pas une discipline comme les autres. On est souvent « pour » ou « contre » la psychanalyse, comme s’il s’agissait d’une théorie politique - alors qu’il paraîtrait saugrenu de se déclarer « pour » ou « contre » la physique, la linguistique ou la philosophie... Certain(e)s la considèrent comme « irrationnelle », avec toutefois des arguments souvent peu convaincants, dans la mesure où ils visent la discipline dans son ensemble, mais se rapportent de fait à des points particuliers de la théorie, ce qui ne peut suffire à mettre en question la validité globale d’une discipline. Le fait qu’elle s’occupe du fonctionnement a-rationnel du psychisme humain ne peut être la justification de cette position ; Freud, lui-même rationaliste très affirmé, entendait analyser rationnellement cet irrationnel. Nombre de philosophes, du reste, affirment l’importance de prendre en compte la part irrationnelle du fonctionnement humain, sans pour autant qu’on accuse leur pensée d’irrationalisme. La psychanalyse, elle, est souvent rabaissée par ses adversaires au rang d’une croyance (qu’il y ait de la croyance dans toute forme de pensée, y compris scientifique, est une autre question), et l’on vous demande « si vous y croyez » comme on vous demande si vous croyez à l’astrologie, ou à la voyance... Toutefois, il faut observer que ceux qui ne croient pas à l’astrologie ni à la voyance ne vont jamais se faire établir un thème astrologique ou se faire lire l’avenir dans une boule de cristal (si ce n’est, parfois, par jeu ou pour en démontrer l’inanité à un croyant de leurs proches), tandis que les contempteurs de la psychanalyse sont nombreux à se retrouver sur le divan, au moins pour deux ou trois ans, lorsque l’un ou l’autre de leurs symptômes se met à envahir leur vie d’une façon qui leur devient intolérable. Il fut une époque où, de façon quelque peu surréaliste, l’on vit nombre de féministes tenir en réunion des discours foncièrement hostiles ou sceptiques à l’égard de la psychanalyse, et puis, au café où l’on allait prendre un pot après la réunion, raconter sans sourciller leur dernière séance d’analyse...

La question se focalise souvent sur le fait de décider si la psychanalyse est, ou n’est pas, une science ; je n’entrerai pas dans ce débat, mais observerai qu’il ne fait que masquer cette situation étrange de la psychanalyse ; car le fait de l’accepter ou de la rejeter n’a rien à voir avec le fait qu’elle soit ou ne soit pas une science : la philosophie, la littérature, les arts ne sont pas des sciences, et personne n’argue de ce fait pour se déclarer « pour » ou « contre » ces disciplines.

Les féministes et la psychanalyse

La situation du féminisme français, à cet égard, est assez particulière, en raison du rôle joué par la théorie lacanienne dans les années 1970. Car si Lacan a opéré un « retour à Freud », il a également dépassé celui-ci et en a transformé la perspective et la terminologie, ce qui rendait largement obsolètes les critiques, faciles mais souvent justifiées, des propos sexistes et socialement très conformistes jalonnant l’élaboration ’de la pensée freudienne. Il était néanmoins facile également, et non moins justifié, de rétorquer que la pensée de Freud était en constante évolution (ce qui est normal, et tout particulièrement lorsqu’il s’agit de la constitution d’une nouvelle discipline), que l’on pouvait aussi bien trouver des propos mettant en cause l’éducation des filles ou l’abus des généralisations en ce qui concerne les conséquences sociales de la manière dont se structurent les enfants en fonction de la différence des sexes - et ceci, tout particulièrement, dans les textes tardifs ; de plus, si lui-même s’était accroché jusqu’au bout à son anthropologie envers et contre les ethnologues de son époque, l’anthropologie freudienne était depuis longtemps considérée comme un mythe par la plupart des psychanalystes eux-mêmes, et n’avait d’autre importance que métaphorique dans la cohérence de sa théorie.

L’évolution de la discipline elle-même permettait donc de ravaler au rang de scories sexistes, comme il en existe dans toute discipline, à tout le moins celles qui s’occupent de l’humain, celles de ses propositions qui pouvaient offrir une légitimation au discours patriarcal et aux pratiques discriminatoires. Aurait-on l’idée de rejeter globalement la sociologie ou la philosophie sous prétexte des préjugés sexistes qui s’y manifestent ?

Cependant, la psychanalyse n’en a pas moins accompagné dans une assez large mesure la partition du mouvement féministe en « tendances » lors des années de grande militance. On sait que de cette époque, on peut retenir, grosso modo, l’existence de trois principales tendances, généralement qualifiées aujourd’hui de « féministe radicale », « lutte de classes » et « féminitude ». La tendance « lutte de classes », à ma connaissance, n’a pas fait de la psychanalyse l’un de ses chevaux de bataille ; son souci majeur était l’articulation de la lutte des classes et de la lutte antipatriarcale, et les positions à l’égard de la psychanalyse y étaient fort variées. Les femmes trotskystes ou sympathisantes, en particulier, ont souvent fait un séjour plus ou moins long sur le divan, leurs analystes d’ailleurs étant dans bien des cas eux-mêmes trotskystes ou anciens trotskystes (ou du moins liés à la mouvance gauchiste)... La tendance dite de la « féminitude », pour sa part, s’est emparée, si ce n’est de la théorie elle-même, du moins d’une bonne partie de ses propositions, fût-ce en l’arrangeant à une sauce parfois toute particulière. Il faut y associer un groupe du mouvement de libération des femmes qui se déclarait explicitement antiféministe (le féminisme y étant qualifié de « dernier pilier du patriarcat déclinant »), à savoir le groupe « Psychanalyse et Politique ». Un certain nombre des féministes de la féminitude étaient d’ailleurs des déçues de « Psych et Po », ou bien des femmes qui en étaient proches mais que rebutait le caractère de secte du groupe ainsi que le rôle charismatique joué par sa dirigeante, A. Fouque. Quoi qu’il en soit, l’importance de la question de la différence des sexes pour la psychanalyse ne pouvait que constituer un atout pour ce courant, qui mettait (identité structurelle de chaque sexe et les conflits nés de cette différence au coeur de ses analyses du patriarcat. Enfin la tendance « radicale » développait, par la voix de certaines de ses principales théoriciennes, des positions souvent assez largement hostiles à la psychanalyse - sans toutefois qu’il soit toujours facile de distinguer ce qui était opposition théorique de principe, condamnation d’une réalité disciplinaire empirique et historique, ou encore critique ponctuelle d’éléments perçus, à tort ou à raison, comme des justifications du sexisme au sein d’une théorie par ailleurs acceptable. Certes la réalité de ce courant était infiniment plus variée et nuancée ; toutefois, il n’en reste pas moins que les avancées de la psychanalyse n’ont pas joué de rôle explicatif important parmi les positions politiques principales développées par ce courant. Si dans une proportion assez importante des féministes « radicales » étaient peu ou prou intéressées par la psychanalyse, et adhéraient à l’essentiel de son point de vue, et si certaines ont écrit des textes qui prenaient en compte cette dimension, lui donnant éventuellement une place importante, on ne saurait dire pour autant que la perspective psychanalytique a fortement infléchi l’interprétation des rapports de sexe qui caractérise les positions défendues par ce courant.

On peut donc, même si c’est de manière forcément schématique, et assez excluante pour nombre de femmes qui se réclament de ces courants (mais vouloir procéder autrement nous amènerait à d’infinies digressions tout à fait paralysantes) poser que dans l’opposition entre « féminitude » et « féminisme radical », il y avait un antagonisme concernant le statut de la différence des sexes, recoupant l’attitude vis-à-vis de la psychanalyse. Si l’on traduit, ce qui du reste évite des confusions dans la mesure où la terminologie française ne coïncide pas avec celle qui a cours dans les autres pays, l’expression de « féminitude » par « féminisme identitaire et différencialiste », et celle de « féminisme radical » par « féminisme égalitaire et universaliste », on voit plus clairement pourquoi l’usage, qu’il soit fidèle ou déformé, de la théorie psychanalytique peut être pertinent, voire jouer un rôle central pour le premier de ces courants indépendamment du contenu qui lui est donné, la centralité de la différence des sexes comme structurelle et structurante est évidemment un point commun à partir duquel ce type de féminisme peut étayer ses conceptions, fût-ce en avançant des positions dont certaines constituent un rejet de points fondamentaux de la théorie psychanalytique existante - ce qui en soi est absolument légitime, l’inconvénient provenant du fait que cet usage oscille entre une référence à la discipline comme autorité scientifique ou à tout le moins connaissance établie, et un autre usage qui est pure adaptation idéologique sans point d’ancrage dans l’observation concrète en situation analytique ce qui a provoqué la multiplication, tout à fait hétérodoxe au regard de la discipline, des interprétations sauvages comme des affirmations théoriques aussi péremptoires qu’indémontrées.

Le féminisme égalitaire, déjà peu porté à la psychanalyse par la logique inhérente à son point de vue, n’a pu évidemment qu’être conforté dans ses objections par de pareilles pratiques. On peut dire que les idées développées par les féministes différencialistes ont renforcé, pour employer le langage psychanalytique, les résistances de celles des féministes égalitaires qui étaient d’ores et déjà hostiles à la psychanalyse, et rendu plus difficile aux autres un usage raisonnable de ses théories, tout occupées qu’elles étaient à expliquer que la psychanalyse, « ce n’était pas ça », et à réfuter son emploi pour la description du « féminin » tel qu’il devait être si les féministes ne voulaient pas, selon les prescriptions de L. Irigaray par exemple, « renier leur sexe » et se faire complices « d’une escalade de l’impérialisme occidental masculin » [1].

Indépendamment du repoussoir constitué par le différencialisme, le féminisme égalitaire ne pouvait avoir d’affinités spontanées avec la psychanalyse, eu égard au point de vue structurel et au côté apparemment intemporel de celle-ci ; il faut, il est vrai, nuancer le propos : non seulement Freud n’a nullement rejeté le principe du rôle de l’histoire dans le développement du psychisme humain - même si cela s’est traduit par des reconstitutions préhistoriques mythiques - mais surtout, le rapport entre structuration psychique subjective et organisation sociale n’est considéré par aucun analyste sérieux comme une conséquence simple, invariante et directe (ce que suffirait du reste à démentir la variété, temporelle ou spatiale, des sociétés réelles). A vrai dire, la relation de l’une à l’autre n’est absolument pas élucidée, sinon sur des points limités et des phénomènes particuliers, et encore, sans jamais supposer que l’on pourrait faire abstraction du social, du politique, de l’économique et des divers autres niveaux qui régissent la vie des humains et leurs relations, interindividuelles ou collectives.

Mais il est vrai que la psychanalyse ne s’occupe pas, et donc ne prend pas en compte dans sa théorisation, des aspects de la réalité humaine sur lesquels elle n’a par définition pas de compétence - ou, lorsqu’elle le fait, il s’agit d’un abus tout ce qu’il y a de plus toxique. Il faut d’ailleurs relever à ce propos < un autre aspect de la position paradoxale occupée par la psychanalyse dans le paysage intellectuel ; d’un côté on lui reproche son extranéité aux préoccupations d’autres disciplines (histoire ou sociologie en particulier), d’un autre côté on i l’accuse volontiers d’impérialisme. Et pourtant, c’est bien là qu’elle se distingue le moins des autres disciplines. Chacune d’entre elles se voit comme essentielle, ou en tout cas un petit peu plus essentielle que les autres, ce qui a pour conséquences à la fois un certain dédain pour les niveaux d’explication qui ne la concernent pas, et néanmoins une tendance à l’empiétement sur des questions où elle n’a rien à dire. Et chacune est confrontée à cette difficulté, de devoir s’articuler aux autres disciplines sans pour autant pratiquer à leur égard des annexions indues.

En fait, chaque discipline (et cela ne vaut bien sûr pas seulement pour les sciences humaines et sociales) a du mal à renoncer à l’idée de sa propre plénitude, et à considérer que ce qui la limite doit rester comme une béance au sein de son propre domaine. Chacune a tendance à boucher la béance théorique constituée par les domaines qui lui sont étrangers, et à la boucher soit par leur négation, soit par leur annexion. C’est alors qu’elle tombe dans la confusion, l’allégation infondée ou l’impuissance explicative

La béance dans la sociologie

Le féminisme égalitaire, visant non à élaborer une identité sexuelle spécifique, mais à conquérir des droits et des possibilités concrètes identiques dans leur principe pour tous/ toutes, chacun(e) pouvant à partir de là développer ses propres désirs, aptitudes, et assumer sa singularité hors de toute assignation instituée, a certes une affinité logique avec des disciplines comme l’histoire et la sociologie, aptes à démontrer le caractère arbitraire et changeant des assignations de sexe, et à démonter une partie des mécanismes de leur institutionnalisation. De ce point de vue, histoire et sociologie constituent deux des béances de la psychanalyse, qui n’a pas d’outils théoriques ni pratiques pour interpréter la contingence des rapports sociaux de sexe ; elle peut seulement contribuer à élucider partiellement certains des mécanismes de leur mise en place, à condition de ne pas oublier, précisément, ses propres béances, c’est-à-dire de renoncer à son « impérialisme » propre. Mais la partie des mécanismes qu’elle peut mettre au jour est précisément celle qui est structurelle, c’est-à-dire qu’elle ne saisit que les invariants, et les effets individuels de leur interaction avec les variables existentielles et sociales qui situent chacun de nous à une place particulière - même si c’est à tort qu’on lui prête souvent une allégation de pérennité ontologique de la domination masculine, allégation qui n’est nullement inhérente à la théorie et n’est soutenue que par certains individus, du reste eux-mêmes pas nécessairement analystes.

La question qui nous occupe est de savoir pourquoi bon nombre de féministes se réclamant du courant égalitaire et universaliste, ou à tout le moins proches de ce point de vue, ainsi qu’une grande partie de celles qui proviennent des anciens courants « luttes de classes », considèrent la psychanalyse (et notamment compte tenu des apports et remaniements lacaniens) comme une approche dont l’exclusion est néfaste à la compréhension du patriarcat. Il n’est pas possible de développer ici l’ensemble des raisons qui concourent à cette vision des choses : ceci supposerait un exposé excessivement long de certains aspects de la psychanalyse, une mise en relation de ces aspects avec les pré-requis du féminisme égalitaire, et une réfutation point par point des objections formulées à cet égard au sein du courant en question. Un livre entier n’y parviendrait que de manière succincte. En revanche on peut donner quelques indications quant à l’insatisfaction intellectuelle que provoque la tentative d’éviction de la béance au sein de la sociologie, que ce soit une éviction par remplissage ou par scotomisation.

L’une des premières questions qui fondent le refus du « tout sociologique » est l’absence de théorie du sujet, inhérente au point de vue sociologique. La sociologie prend en compte des ensembles, elle peut rendre compte de mille nuances et de contradictions au sein de ces ensembles, elle peut en révéler la complexité, mettre en relation des phénomènes d’une grande diversité et proposer des explications convaincantes de leur résultante ; mais elle ne dispose pas des outils nécessaires pour analyser le singulier, pour déterminer les raisons qui font qu’à situation sociale semblable, les individus sont si foncièrement divers dans leur subjectivité. Pour prendre un exemple plus Précis, elle peut théoriser la tendance à l’homogamie sociale, mais pas les raisons pour lesquelles telle personne en aime ou en désire telle autre en particulier. Elle peut analyser les raisons qui font qu’une société est plus ou moins homophobe qu’une autre, et la manière dont cette homophobie se manifeste sous telle forme dans cette société donnée, mais non pourquoi cette Personne-ci est homosexuelle, et celle-là hétérosexuelle, au sein d’un contexte social identique. Et ce n’est pas parce que l’on aura évoqué « l’aliénation », « la contrainte à l’hétérosexualité » ou « l’idéologie dominante » que l’on aura rendu compte des singularités humaines : cela revient à dire que votre fille est muette parce qu’elle ne parle pas, et que si elle ne parle pas, c’est parce qu’elle est muette... Seule une théorie du sujet [2] peut en rendre compte (ce qui ne signifie d’ailleurs pas que la psychanalyse, qui a ses propres béances, soit à même de déterminer pourquoi l’humanité est la seule espèce animale connue comme étant apte à la subjectivité, c’est-à-dire à ce que la communication soit muée chez elle en langage [3], origine de la division).

Or la question du sujet est, par définition, capitale en matière de féminisme. La première et principale raison en est que le féminisme, même s’il ne l’exprime pas nécessairement en ces termes, a pour objet principal (peut-être le seul point qui soit réellement consensuel) la possibilité pour les femmes d’être sujets, sujets de leur propre histoire à titre individuel, sujets de l’Histoire à titre collectif, du moins participantes, au même titre que les hommes, à l’Histoire en qualité de sujets et non de simples objets - objets des lois, objets de la politique, objets des marchandages divers où elles jouent le rôle de valeurs d’échange, etc. Ce qu’ont en commun toutes les féministes est la volonté que les femmes puissent effectivement dire « je », parler en leur nom et agir de même. Certes, la théorie lacanienne du sujet est plus complexe, et il est impossible d’entrer ici dans les détails ; mais elle inclut foncièrement cet aspect, non pas, comme c’est le cas dans la dimension purement politique du féminisme, comme simple voeu moral (il faut que les femmes soient sujets), mais en en analysant les mécanismes, et en permettant donc de comprendre une partie des phénomènes qui s’y opposent - cette partie précisément qui n’est pas saisissable par les disciplines du collectif, lesquelles ont certes beaucoup à dire sur la question, observant des obstacles dont n’a pas à connaître la psychanalyse - du moins pas autrement que dans le rapport individuel qu’y entretient le patient - mais ne pouvant en expliquer l’essentiel des processus.

Pour l’analyse du patriarcat, la perspective historico-sociologisante et la perspective psychanalysante sont co-nécessaires. Non pas du tout parce qu’elles se « complèteraient », chacune venant obligeamment à la rescousse lorsque l’autre est insuffisante ; elles ne sont pas plus « complémentaires » que ne le sont les hommes et les femmes (ce que, grosso modo, signifie l’adage lacanien : il n y a pas de rapport sexuel) ; et, pour pousser l’analogie (qui vaut, bien sûr, ce que valent les images au sein d’un raisonnement : elles l’illustrent, sans plus), elles ne sont pas complémentaires mais autres, et le meilleur usage que l’on puisse faire de cette altérité est de laisser chacune marquer en creux les failles de l’autre.

La première est indispensable pour analyser la manière dont les femmes sont prises dans des rapports sociaux qui tendent à reproduire leur place ou à la maintenir sous de nouveaux aspects ; elle montre l’imbrication des facteurs collectifs de différents niveaux (sociaux, économiques, culturels, éducatifs, discursifs, axiologiques, etc.). Par exemple, la difficulté pour des jeunes filles de s’orienter vers des bastions professionnels masculins, puis, si elles ont néanmoins réussi à obtenir une formation en ce sens, la difficulté d’y obtenir un emploi - ce qui décourage les vocations ultérieures, voire empêche leur simple apparition ; ce type de cercles vicieux, obstacles d’une grande lourdeur à l’évolution des rapports de sexe, n’est guère justiciable d’une explication psychanalytique, sauf à se contenter d’une extrême trivialité. Mais les travaux en économie ou en sociologie (en particulier) sur les phénomènes de cet ordre, s’ils sont indispensables pour mettre au jour les processus qui président à leur existence, montrer leur complexité dans la réalité du social, et les articuler à l’ensemble des assignations de sexe et aux mécanismes de leur reproduction/pérennisation, ne peuvent rendre compte des cas individuels échappant à cette logique, même s’ils sont à même de montrer, notamment, de quelle manière et dans quelles conditions leur extension ou leur multiplication peuvent provoquer une ouverture et une sortie hors du cercle vicieux, au lieu de rester des cas isolés, des exceptions n’ayant d’autre fonction que de confirmer la règle.

Les affects et le patriarcat

Une spécificité capitale du patriarcat réside évidemment dans le fait que les deux groupes en présence entretiennent des rapports réciproques ambigus, mais intenses, et beaucoup plus complexes que la simple relation de fascination/condescendance/ mépris/haine/culpabilité, etc., qui se retrouve en général dans toute relation collective dominants-dominés. Souvent les féministes ont insisté sur la particularité des rapports de couple eu égards aux rapports ouvriers-patrons (comparaison néanmoins significative sur certains points, et avancée à titre pédagogique) en rappelant que les ouvriers ne partagent pas le lit de leur patron. D’autant plus que l’on ne constate pas (ou rarement) que les femmes qui peuvent individuellement échapper à la nécessité socio-économique du mariage ou du concubinage choisissent de s’adonner à l’oisiveté sexuelle/ affective, contrairement aux rentiers qui n’ont guère tendance à se précipiter dans le salariat. L’établissement de rapports amoureux et la vie en couple, nonobstant la domination patriarcale, interdisent une analyse simple de celle-ci, sauf à se contenter des explications critiquées plus haut ; et même quand « l’idéologie » ou la « contrainte à l’hétérosexualité » sont censées rendre compte du caractère massif de ce phénomène, ils ne sauraient expliquer l’obstination d’une majorité de féministes, ou autres femmes manifestant par ailleurs leur propension à sortir des normes prescrites, aux délices de l’amour et aux jeux de la séduction entre personnes de sexe différent.

Or le fait même que cette inclination (toute ambivalente qu’elle peut être, et même si elle ne touche qu’une majorité de femmes et non leur ensemble) complique à la fois la théorisation des rapports de sexe et les stratégies applicables pour en modifier la nature, rend nécessaire l’appel à une discipline qui peut en éclairer les causes. Pour ma part je n’en vois pas d’autre que la psychanalyse (à moins bien sûr que l’on ne fasse le choix réducteur, antihumain et réactionnaire de quelque explication par les hormones ou par les calculs avisés du « gène égoïste », cette dernière alliant du reste l’incohérence scientifique à l’impuissance explicative concernant les préférences individuelles).

Les apories auxquelles aboutit le défaut d’outils théoriques en matière de vie amoureuse se retrouvent, évidemment, dès lors qu’il s’agit des enfants. Que la vie affective des femmes ne se réduise pas à l’hétérosexualité et à la maternité est une évidence, mais que ces deux types de situation soient fortement impliqués dans la question du patriarcat en est également une. Considérer la maternité uniquement ou essentiellement comme une réponse à une attente sociale, une soumission aux rôles de sexe, ou un conformisme passif, est à la fois si peu convaincant sur le plan théorique, et si peu conforme au vécu personnel de la majorité des femmes - y compris de celles qui ne veulent pas d’enfants, mais pour de tout autres raisons qu’un refus de l’aliénation maternelle - est si absurde par rapport au comportement de la plus grande partie des féministes elles-mêmes, que l’on finit par se demander comment la pertinence de l’ensemble théorique dans lequel s’inscrit cette dénégation ou cette scotomisation de l’affectif peut éviter d’en être marquée.

Comment à la fois reconnaître l’importance de l’affectivité dans le maintien et la reproduction de l’ordre traditionnel, tout en faisant l’impasse sur elle dans l’élaboration de la théorie politique ? Comment la faire entrer dans la causalité patriarcale, au titre des effets qu’elle produit, mais non au titre de ce dont elle est effet ? Celles-là mêmes qui rejettent les fondements de la psychanalyse, en utilisent souvent certains concepts et une partie des propositions - mais qui n’ont plus que l’utilité d’hypothèses ad hoc, dans la mesure où elles sont coupées de tout le contexte théorique qui les justifie et permet d’argumenter sur leur pertinence et leur adéquation - expliquant, par exemple, la traîtrise des femmes non féministes, ou pas suffisamment, ou pas correctement, par les « bénéfices secondaires de leur exploitation », ou parlant de « l’homosexualité inconsciente » des femmes, refoulée par la « contrainte à l’hétérosexualité »... Il s’ensuit un usage terminologique peu rigoureux, qui permet d’utiliser ces concepts ou morceaux de théorie seulement quand cela vous arrange - la connivence commune développée par le caractère de vulgate pris par certains aspects de la psychanalyse évitant d’avoir même à s’expliquer sur ces termes, pris comme des évidences communes - et les rejeter dès lors qu’ils impliquent une reconnaissance de la différence des sexes, celle-ci fût-elle sans définition substantielle et sans implications sociales assignatoires (toute définition substantielle étant exclue par la proposition lacanienne selon laquelle « il n’y a pas la femme »).

Enfin, l’une des raisons pour lesquelles la psychanalyse me paraît essentielle, non seulement à la théorie féministe, mais aussi à ce que l’on pourrait appeler sa déontologie, et, surtout, à ce que les individus puissent prendre en main leur propre existence, est précisément celle qui hérisse ou inquiète la plus certaine des féministes : celles qui sont enclines à ne voir toujours, ou le plus souvent, que la situation des femmes comme victimes, au détriment de leur attitude personnelle face à cette situation. Ceci par crainte de fortifier les assertions de mauvaise foi sexiste du type « donc c’est qu’elles le veulent bien », et par réaction indignée contre la minimisation des inégalités de sexe. Or cette insistance sur la victimisation (victimisation certes réelle), qui va parfois jusqu’aux limites de la paranoïa (les craintes de « gynocide » que sont censées rendre plausibles les avancées scientifiques futures en matière de procréation en sont un exemple frappant) a pour effet pervers de pousser involontairement les femmes à se défausser de toute responsabilité personnelle, c’est-à-dire à régresser dans leur qualité de sujets, ce qui est exactement le contraire du projet féministe. En aucun cas la psychanalyse ne nie l’oppression, la domination, la victimisation ; mais elle dit que ce n’est pas son objet. Son objet est de faire en sorte que le patient en vienne à dire « je », non pas seulement le lamentatoire « je subis cette injustice », mais « devant cette injustice je réagis ainsi, je me situe de telle manière, j’adopte telle position ». Elle incite chacun(e) à prendre conscience de la façon dont il/elle est partie prenante de la situation qu’il/ellesubit.Y être partie prenante ne veut pas dire la ratifier ; mais cela implique que l’on n’est pas pour rien dans la manière dont se joue la partie dont on est en quelque sorte un pion [4]. L’un des effets les plus néfastes de la situation victimisante, renforce par le discours de la victimisation, est que chacun(e) tend à s’en servir pour masquer ses défaillances, justifier ses lâchetés, se cacher à soi-même son usage des bénéfices secondaires générés par la dépendance - et donc à s’y enfermer. Pour avoir prise sur une situation, il faut déjà se penser comme actif(ve) face à elle et en elle. Et c’est à cela que peut aider l’analyse - ensuite, à chacun(e) d’agir et de modifier ladite situation en modifiant sa propre attitude face à elle.

Il ne faut pas demander plus à la psychanalyse ; mais c’est cela qu’elle offre, et le féminisme aurait bien tort de s’en priver. N’a-t-il pas affirmé d’emblée (à travers les « groupes de prise de conscience » notamment) la solidarité entre les transformations collectives et les changements individuels d’attitude et de comportement ?

[1] Cf. Sorcières n° 20, « La nature assassinée », Garance, s.d., p. 16.

[2] Du moins une théorie freudienne du sujet, à savoir celle qui implique la reconnaissance de l’inconscient et la division du sujet.

[3] Il faut se garder d’assimiler le langage à sa seule réalisation verbale ; du reste les travaux réalisés sur le langage des sourds-muets montrent que celui-ci offre les mêmes spécificités que le langage verbal.

[4] Cf. Marc Léopold Lévy, « La psychanalyse, une violence homéopathique », Che vuoi n° 7, 1991, et « L’éthique du sujet pour la psychanalyse », Bulletin de l’Association Pour Une Instance (A. PU. L), 1992.





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