par
Christine Planté
Pour décrire les positions en présence dans les différents travaux concernant la place des femmes et les rapports sociaux entre les sexes, on a l’habitude de recourir aux termes, supposés antinomiques, d’égalité et de différence, ou encore on parle d’un féminisme égalitaire et d’un féminisme identitaire [1]. Le premier, héritier des Lumières, revendiquerait l’application à toutes et à tous des droits des individu(e)s né(e)s libres et égaux/ ales, ce qui suppose de démontrer que les femmes sont bien des individus, des êtres humains, autant que les hommes, et que la différence des sexes, les comportements sexuels tels qu’ils sont connus, sont impensables indépendamment de leur construction sociale, historique et culturelle. Le deuxième, tenant la différence pour acquise, dénonce son occultation, ses travestissements ou utilisations par une société phallocentrique, cherche à en changer le sens et la valeur, et la place au fondement d’une réflexion théorique, politique et éthique.
Cette simple tentative de définition rend patent le caractère approximatif et insatisfaisant de ces termes, et de la bicatégorisation elle-même. Quoique dénuée d’intention polémique, elle aura sans doute déjà rencontré le scepticisme ou l’irritation de plus d’un(e) lecteur/ lectrice. Les désaccords formulables à son encontre sont de différents ordres ; ils peuvent concerner la définition de chacun des pôles, leur articulation, le principe même de cette bipolarité (les deux termes sont-ils exclusifs l’un de l’autre, et imposent-ils un choix ?), sa capacité à rendre compte de l’empirique des positions individuelles, des mouvements, des oeuvres des un(e)s et des autres, ou encore son efficacité politique ou théorique. Toutes questions pertinentes, qui devraient donc rendre obsolète une description ou une analyse en ces termes, auxquels nous avons pourtant grande difficulté à nous arracher. Parce qu’ils témoignent d’un héritage historique, et d’une tradition de luttes et de réflexions, serais-je d’abord tentée de dire. Mais il faut aussi examiner l’hypothèse avancée par Joan Scott qu’ils témoigneraient surtout d’une tradition antiféministe qui contraint les femmes à un choix dont les termes sont fallacieux et piégés. Venant s’inscrire, pour des raisons historiques, dans cette opposition binaire, et acceptant d’identifier leur position et le sens de leur combat ou de leur critique à l’un des termes du choix contre l’autre, les féministes auraient alors toujours déjà perdu d’avance. J’essaierai ici de montrer pourquoi il me paraît pourtant difficile, aujourd’hui, de renoncer à une poursuite du débat en ces termes - l’opposition égalité/ différence n’étant pas seulement un des masques (ou la dernière machine de guerre) d’un dualisme métaphysique à déconstruire - avant de proposer un retour critique sur cette opposition, à laquelle on doit tenter non de substituer, mais de surimposer, d’autres systèmes de différences, qui peuvent en modifier le sens et le fonctionnement.
A défaut de validité scientifique et de justesse descriptive, ces termes renvoient à des enjeux politiques et théoriques fondamentaux dont la discussion me paraît inévitable. La récurrence du terme de différence(s) dans nombre de manifestations récentes [2] semble marquer une tendance à privilégier aujourd’hui, en France, les analyses en termes de différence sur les analyses affichant une problématique de l’égalité. Il ne faut pas pour autant voir là un triomphe des courants identitaires « de la différence » : poser la question des rapports de sexe en ces termes est loin de signifier nécessairement qu’on milite pour l’affirmation de la différence et sa valorisation, mais indique souvent qu’on désire aborder les problèmes d’un point de vue plus scientifique que politique. Réfléchir en termes de différence(s), c’est alors s’intéresser au deux, au rapport, à une interaction, et refuser par là les problématiques du féminin. Mais c’est aussi, de fait, s’inscrire en rupture avec les réflexions des années 70 dans lesquelles le primat d’un point de vue égalitaire, plus directement politique - voire militant -, se marquait dans l’utilisation beaucoup plus fréquente du terme féminisme.
Ce n’est pas un des moindres paradoxes de l’heure que la disparition de ce mot [3] qui, de façon stricte désigne les courants porteurs de la revendication d’égalité [4], au moment même où semble triompher un consensus politique sur les valeurs de la démocratie et où, d’un point de vue intellectuel, ce sont les travaux inspirés par une logique égalitaire qui semblent recueillir le plus d’échos, de respect, d’adhésion, à la fois dans les médias et dans les institutions scientifiques. C’est en tout cas le parti-pris ouvertement affirmé du colloque et du volume Sexe et genre, conclusion partielle de l’A.T.P. « Recherches sur les femmes et recherches féministes » du C.N.R.S [5] ; c’est aussi le sentiment que pouvaient donner les tables rondes et les débats organisés en 1991-1992 à Beaubourg. Pourtant, si on s’y accordait pour dénoncer l’antiféminisme, même sous ses formes nouvelles, on ne se laissait pas nécessairement désigner comme féministe pour autant.
A cette raréfaction d’un féminisme affirmé comme tel, on peut assigner toutes sortes de causes. Y voir un affadissement, une édulcoration, prix habituel à payer pour une reconnaissance institutionnelle par les individus et par les groupes - je crois l’explication pour le moins réductrice. Ou un effet de la crise générale des « idéologies » (reste à savoir dans quelle mesure le féminisme se laisse définir ainsi), d’une méfiance à l’égard du politique et du militant, fondée sur les excès (lesquels ?) du féminisme des années soixante-dix et la volonté de se démarquer, pour se faire mieux entendre, des traces caricaturales qu’il aurait laissées dans les mémoires. Analyse qui ne dit pas quand, comment, à partir de quels traits une telle caricature est identifiée comme pertinente, même de la part d’anciennes actrices de ce mouvement, induisant une volonté de s’en démarquer. Certain(e)s avancent aussi que le féminisme, ayant atteint ses principaux objectifs, tendrait à disparaître faute d’objet, ou changerait de nature et de modes d’existence. Cette position, d’un point de vue politique et social, n’est pourtant guère soutenable au regard de la situation des femmes dans l’ensemble du monde, et fait problème même s’agissant des pays occidentaux, face aux attaques contre le droit à l’avortement par exemple, où devant la permanente menace qui pèse sur l’égalité des droits au travail en période d’aggravation du chômage. Quant à la reconnaissance par les différents milieux scientifiques de la pertinence d’une question de la différence des sexes, elle n’atteint pas encore une ampleur telle qu’on puisse dire le féminisme inutile et dépassé de ce point de vue. J’avancerai l’hypothèse que l’embarras actuel à se dire féministe révèle aussi le sentiment d’une insuffisance, peut-être d’une non-pertinence (disons plutôt d’une pertinence limitée) du féminisme ; et peut-être la conscience d’une résistance de la question de la différence, que l’analyse en termes politiques et la lutte démocratique ne suffisent pas à épuiser. Le succès des livres de Luce Irigaray, non seulement à l’étranger mais en France, en dépit de l’hostilité, de l’ignorance ou du dédain dont font ouvertement preuve à leur égard la très grande majorité des chercheurs/euses travaillant sur la différence des sexes, mérite en ce sens d’être interrogé.
M.-J. Dhavernas suggère que « on n’a sans doute jamais tant parlé de, et écrit sur "la différence" que depuis que s’estompe son évidence » (p. 134). Il faut, je crois, distinguer deux phénomènes : la mise en cause d’ordre scientifique, à travers des travaux initiés par le féminisme, d’une prétendue évidence de la différence des sexes ; et la peur fantasmatique d’une disparition de la différence sexuelle, angoisse d’indifférenciation qui n’a rien de particulièrement nouveau [6], et peut n’entretenir que des relations assez lâches avec la réalité contemporaine des rapports sociaux de sexes. Je me demande en outre si, en France, le retour en force des valeurs de la féminité et de la maternité auquel on assiste aujourd’hui dans les médias et la publicité permet vraiment de parler, à un niveau de masse, d’une mise en cause de l’évidence de la différence. Mais qu’on la juge menacée ou triomphante dans les rapports sociaux et les idéologies, la différence reste incontournable comme question théorique, comme notion à critiquer et interroger, et c’est maintenant sur sa relation avec la notion d’égalité que je voudrais revenir.
J’observerai d’abord la dissymétrie des termes de ce couple : égalité vient du moment historique où l’égalité est proclamée de droit, et s’inscrit contre l’inégalité de fait qui exclut les femmes de cette proclamation. Le mot porte en lui l’inscription d’une rupture, d’une aspiration progressiste, d’une contestation de l’ordre social. Différence semble renvoyer à une situation de fait : « Qu’il y ait de la différence des sexes est un fait incontestable » (Collin, 136) ; « il n’est évidemment pas question de nier l’asymétrie biologique » (Dhavernas, 130). En cela, il n’est pas porteur en soi de critique ou de contestation, et son caractère historique est moins marqué. Mais dans l’énoncé de la différence, il ne saurait évidemment y avoir pur constat l’enjeu est de savoir de quelles valeurs, de quelles fonctions la différence se voit investie, et si elle présente une positivité (dans les deux sens du mot). Il y a aussi réaffirmation de cette différence, comme si elle était menacée, au moins sur un plan fantasmatique, face aux modèles des sociétés contemporaines technologiques, supposées araser la(les) différence(s), et face aux féminismes égalitaires.
Il est vrai que pour ceux-ci, reconnaître qu’il y a de la différence entre les sexes n’implique pas nécessairement d’accepter de figer cette différence, de la substantialiser en la définissant (sachant que cette définition peut toujours acquérir une valeur normative et répressive), encore moins d’enfermer chaque sexe dans une définition différentielle. Certaines préfèrent d’ailleurs ne parler que de différence de genres.
La mise en cause par des théoriciennes des évidences de la différence, faisant reculer ce qu’on en sait et sa pertinence, est de plus en plus poussée. Ainsi, Christine Delphy formule l’hypothèse que, contrairement au présupposé couramment répandu, le genre précède le sexe ; dans cette hypothèse, le sexe est un simple marqueur de la division sociale ; il sert à reconnaître et identifier les dominants et les dominés, il est un signe (p. 94).
Ce qui lui permet d’affirmer plus loin que, si on accepte de se situer dans cette problématique du genre la peur de l’indifférenciation est tout simplement incompréhensible : si les femmes étaient les égales des hommes, les hommes ne seraient plus les égaux d’eux-mêmes ; pourquoi les femmes ressembleraient-elles à ce que les hommes auraient cessé d’être ? (p. 99).
Chacun des deux courants hérite, avec le concept auquel il est identifié, des contradictions qui en découlent. Le féminisme égalitaire, comme attaché aux valeurs de la démocratie et du droit au nom desquelles il avance ses revendications, est exposé à la critique des Lumières, de leur faux universalisme, de leurs illusions et leur danger (comme le rappelle Eléni Varikas). Plus précisément, il se débat entre l’éloge de la démocratie comme régime le plus favorable à la revendication de l’égalité des sexes (voire le seul possible, cf. ici l’entretien avec Michelle Perrot) et la démonstration, de moins en moins contestée, que l’exclusion des femmes fut en Occident au principe même de la construction démocratique [7]. Le féminisme de la différence, en voulant changer le contenu, le sens et les valeurs de la différence, court le risque de l’essentialiser, et de réactiver les dualismes et catégories métaphysiques que s’emploie pourtant à déconstruire tout un courant de la philosophie dite postmoderne dont il est souvent proche, contradictions analysées ici par Naomi Schor [8].
La relation logique, théorique, politique entre les deux termes, fait problème. En conséquence de la dissymétrie précédemment évoquée, ils ne sont pas logiquement en relation de contradiction ou d’exclusion : demander l’égalité ne paraît pas vouloir a priori nier ou réduire les différences, valoriser la différence ne suppose pas nécessairement de justifier l’inégalité. C’est ce qu’entreprend de montrer Joan Scott, qui rappelle que l’antonyme d’égalité est inégalité, celui de différence ressemblance (sameness) ou identité, et que :
La notion politique d’égalité (...) inclut, et même repose sur, une reconnaissance des différences. Les demandes d’égalité ont reposé sur des argumentations implicites, en général non reconnues, enracinées dans la différence ; si les individus étaient identiques ou semblables, il n’y aurait pas besoin de demander l’égalité (p.44).
Les deux termes devraient donc pouvoir entrer dans des combinaisons et des relations multiples qui définissent et enrichissent chaque position singulière. Empiriquement, c’est souvent ce qui se fait, et se dit
cette caractérisation (...) en deux pôles opposés est très schématique et ne rend compte que très partiellement de la réalité ; de fait, les discours se mélangent beaucoup plus qu’il ne semble dans cette présentation, et souvent sont bien plus nuancés (Dhavernas, p. 132).
Pourtant, d’un point de vue politique et historique, la question s’est bien imposée comme un choix : on s’accorde, au sein du féminisme égalitaire au moins, pour voir dans le discours de « l’égalité dans la différence » un nouveau masque de l’inégalité, un mode plus subtil de sa justification. Qui a travaillé sur les textes français concernant les femmes depuis trois siècles ne pourra que tomber d’accord sur l’idée que différence signe le plus souvent hiérarchie(Barbey d’Aurevilly, Proudhon ne disaient pas autre chose), et suivra avec intérêt Christine Delphy dans l’hypothèse que, contrairement à l’idée reçue, chronologiquement et logiquement, la hiérarchieest première - la définition et l’analyse de la différence servant à la justifier, à tenter de la fonder en nature et en droit.
Il n’empêche que les féministes égalitaires, lorsqu’elles protestent contre l’assimilation fallacieuse de l’égalité et de l’identité dans les discours adverses [9] montrent indirectement un attachement à un reste de différence, et de différence apparemment positive et précieuse, puisqu’il s’agit d’assurer qu’elle ne sera pas détruite. Une certaine mauvaise foi aussi. Relevant cette contradiction, qu’elle interprète comme un refus de « la disparition du genre », Christine Delphy voit là le « flou intellectuel à l’œuvre », et « le profond et inavoué désir de ne rien changer » (pp. 96-97). Et on ne peut nier qu’une logique stricte devrait imposer aux féministes égalitaires et « culturalistes » d’envisager l’extinction de la différence :
l’identification de la différence des sexes à son seul statut de production historico-culturelle amène à penser que la domination une fois éteinte, la différence le serait également, ou du moins serait désormais sans effets. « On ne naît pas femme, on le devient » pris à la lettre laisserait supposer que ce séculaire devenir obligé et malheureux une fois surmonté, femme (homme) ne ferait plus sens. (...) Dans cette position, l’égalité est confondue avec l’identité. (...) La destruction de l’aliénation est destruction de la différence (Collin, p. 131).
Or l’abondance de positions plus nuancées qu’évoque M.J. Dhavernas, et dont on pourrait trouver exemple dans les féminismes du XIXè siècle, qui prenaient appui sur des diffé rences considérées comme positives pour exiger un statut plus égalitaire au sein de la famille et de la cité [10], ou dans des débats d’aujourd’hui, concernant par exemple le statut des femmes et des mères dans le droit du travail, n’empêche pas la nécessaire acuité d’un choix politique. Force est bien de reconnaître que toute valorisation (toute mention même) du féminin ou de la différence, parce qu’on ne peut exclure la suggestion que ce féminin est incarné dans les femmes présentes, et par là un produit de l’état des choses et d’une situation d’oppression, risque de paralyser la mise en cause de ceux-ci. Joan Scott, à partir de l’analyse d’un cas concret où s’est spectaculairement exercée, aux États-Unis, la dictature binaire du « ou bien... ou bien », fait le procès de ce schématisme. Il s’agit de l’affaire Sears, relative à un problème de discrimination à l’embauche. Deux historiennes des femmes, appelées à témoigner comme expert(e)s au cours du procès, se sont trouvées situées, sur la base de divergences d’appréciation, dans les deux camps opposés, et une bonne part des débats et du jugement s’est jouée autour de la reconnaissance de l’existence d’une différence de comportement des sexes dans le rapport au travail. Le point de vue de la différence, soutenu par Rosalind Rosenberg, l’a emporté, permettant de dégager l’employeur du soupçon d’une pratique inégalitaire et discriminatoire de l’embauche - et servant heureusement la politique reaganienne du moment [11], fait observer Joan Scott. Mais loin de dénoncer, comme on pourrait s’y attendre, un nouvel exemple des méfaits politiques des théories de la différence, celle-ci s’en prend plus subtilement à la fausse opposition binaire égalité/ différence qui a informé les débats, et a fait attribuer à l’historienne Kessler-Harris, alors qu’elle tentait d’exposer une argumentation d’ordre historique et juridique en faveur de l’égalité, un discours de déni de la différence, d’affirmation de l’identité des femmes et des hommes qui n’était nullement le sien, et qui a décidé du jugement rendu. J. Scott en déduit la difficulté, mais aussi la nécessité de faire jouer des distinctions et des argumentations plus subtiles, et de démontrer que les notions apparemment opposées d’égalité et de différence sont profondément interdépendantes.
Mais on peut s’interroger sur l’efficacité politique, sur la possibilité même de toujours soutenir cette subtilité d’analyse. Les situations de domination et les rapports de force rendent souvent impossible la contestation des termes du choix imposé, et il n’est pas facile, socialement, d’échapper par la déconstruction à la tyrannie du « ou bien... ou bien ». Il demeure que, sur un plan théorique, on ne peut que regretter les effets caricaturaux de la bicatégorisation. Si on veut ainsi décrire les recherches françaises d’aujourd’hui, on sera conduit au rassemblement et à la solidarisation de travaux et de positions obéissant en fait à des logiques très diverses : Luce Irigaray et Hélène Cixous seront réunies dans le courant de la différence ; tandis que le féminisme de l’égalité pourr se trouver représenté par la plupart des chercheuses en histoire et en sciences sociales, et être placé au principe de l’Histoire des femmes comme de la revue N.Q.E Regroupements si larges qu’on peut s’interroger sur leur pertinence. D’autant qu’ils ne présentent pas toujours les avantages de la clarté et de la simplicité. Rappelons que récemment, sur des questions de politique contemporaine comme l’affaire dite « du voile » mettant en cause la conception de l’école laïque, ou au moment de la guerre du Golfe, ou encore à propos du référendum sur l’Europe, on a vu les féministes françaises adopter des positions très divergentes, et que les partages n’obéissaient pas toujours à l’opposition binaire égalité/ différence.
On se trouve donc dans une situation où le maintien d’une défiance politique de principe vis-à-vis du thème de la différence paraît nécessaire, parce qu’il est toujours susceptible d’être mis au service d’une justification de la domination et de l’inégalité, alors que la pertinence théorique de la question de la différence demeure incontestable, et peut servir de point de départ pour une réflexion féministe sur l’égalité autrement conçue que dans une logique identitaire. Le constat de cette disjonction entre un niveau politique et un niveau théorique de la réflexion [12] n’a rien de satisfaisant, paraît même dangereux. Il n’existe pas de remède miracle à cet écart, mais on ne doit attendre une évolution que d’une exigence accrue de la réflexion comme de la pratique féministes. S’il est impossible d’abandonner la bicatégorisation égalité/ différence, on peut déjà essayer de rompre avec les pratiques courantes de l’anathème (pour reprendre le mot de Naomi Schor désignant l’usage polémique de la caractérisation d’essentialiste), de l’amalgame, de l’ignorance ou du mépris. On peut aussi essayer d’entendre ou de comprendre ce qui se dit et résiste dans les discours de la différence, effort qui demande de prendre en considération l’expérience historique et subjective des sujets de ces discours, dont les analyses et modélisations abstraites font souvent bon marché. De rappeler cette banalité que tout sujet, femme ou homme, a un inconscient et une histoire, et que là, la différence (des sexes) a tout autre statut que de catégorie métaphysique duelle à déconstruire, ou de masque idéologique de la domination. Elle informe et traverse le rapport au langage, à soi, à l’autre, au monde, elle fonde des révoltes, des contestations - et des demandes d’égalité. A n’en rien dire, à l’oublier ou l’ignorer comme évidence triviale ou trompeuse, le féminisme égalitaire risque dès lors d’apparaître comme incapable de prendre en compte la diversité, l’impureté et la richesse des expériences subjectives, qui font retour dans une fascination largement partagée pour les discours de la différence.
Suivant la perspective de réflexion suggérée par J. Scott, je crois qu’une des formes de résistance au schématisme de l’opposition différence/ égalité réside dans une attention accrue à la multiplicité des différences, qui doit s’exercer à plusieurs niveaux. Pour la réflexion sociale et politique, comme le montrent ici N. Schor et E. Varikas, il s’agit de reconnaître la multiplicité de différences entre les femmes, différences de place sociale, de races, de couleurs, de religions ou de cultures, redéfinissant ainsi la place des sujets femmes au croisement de différentes déterminations, dont la hiérarchie et l’interaction ne vont pas de soi. Reconnaissance dont la logique aboutit à reconnaître la différence de chacun(e) à chacun(e), ce qui repose la question de l’individualisme, celle du rapport du sujet singulier aux mouvements collectifs dans lesquels il s’inscrit, et comporte ce risque, que souligne Eléni Varikas, d’instrumentaliser les « autres » femmes (i.e. non blanches occidentales) en figures de différence et caution d’universalité.
D’un point de vue plus épistémologique, on gagnera en précision dans la compréhension des diverses analyses si on veut bien voir qu’elles n’obéissent pas uniquement, ni même principalement, à un parti pris de la différence ou de l’égalité. D’autres dynamiques, d’autres partages très actifs y sont à l’œuvre, parmi lesquels l’appartenance disciplinaire et nationale. Dans les dernières années, en France du moins, la réflexion a trouvé un enrichissement ambigu dans le repli des chercheuses sur leurs disciplines d’origine. Souvent di t’ par de très concrètes nécessités institutionnelles et carriéristes au départ, ce mouvement a correspondu aussi pour beaucoup à l’exigence intellectuelle de mesurer leurs propres travaux, et la question de la différence des sexes posée par les mouvements féministes, à l’aune des avancées scientifiques les plus récentes dans chaque domaine, à la volonté de convaincre aussi un public plus large que les femmes déjà intéressées par cette question. Marque d’assurance et d’ouverture donc, cette évolution n’en impliquait pas moins de se confronter à tout ce qu’il y a d’arbitraireet réducteur dans le découpage des disciplines, et a rendu parfois plus difficile le dialogue entre théoriciennes de la différence des sexes d’une discipline à l’autre - les oppositions théoriquesou politiques paraissant parfois recouper les partages disciplinaires. A considérer les actuels débats en France en termes de disciplines, je suis frappée par la relative discrétion des points de vue linguistique et littéraire, alors qu’on a si souvent caractériséle French feminism par le primat qu’il accorderait au langage. S’il est vrai que l’interrogation sur le discours constitue aujourd’hui une composante obligée de nombreux travaux (dont témoigne l’Histoire des femmes, voir l’entretien avec Michelle Perrot), c’est souvent à partir d’œuvres qui envisagent le langage d’un point de vue autre que linguistique ou littéraire, qu’il soit philosophique (Derrida), ou psychanalytique (Lacan). Dans les travaux qui s’y réfèrent, le langage apparaît plus souvent comme un thème qu’il ne fournit un point de vue ou une méthode, et souvent dans un certain flou des concepts. Finalement, parmi les pères fondateurs des théories de référence soumises à la critique d’une lecture féministe, ce sont sûrement les linguistes qui ont fait l’objet des relectures les moins systématiques. Saussure est surtout évoqué à travers une leçon et un héritage très réducteurs, ceux du structuralisme, et parfois bizarrement placé au principe de l’éloge de la différence. Benveniste est très rarement cité (Marcelle Marini, Monique Wittig se réfèrent à sa théorie de sa subjectivité dans le langage, à partir de laquelle elles développent leurs propres analyses sur le rapport des femmes à l’écriture). Les grands débats entre les différentes théories linguistiques, pourtant impliquées dans de nombreuses références, semblent ignorés ou dénués d’enjeux pour beaucoup de chercheuses féministes qui ne parlent de genre, de discours, de langage que par métaphore. Fait d’autant plus surprenant que la linguistique est par ailleurs un des domaines où on a assisté le plus tôt, et le plus largement, à une reconnaissance de la validité scientifique de la question de la différence des sexes [13], la très sérieuse revue Langages, par exemple, confiant en 1987 la responsabilité d’un numéro sur Le sexe linguistique à Luce Irigaray. Même l’œuvre de celle-ci, qui se donne tout de même l’interrogation sur le langage et les langues pour fondement, et l’enquête sociolinguistique pour système de preuve, est plus volontiers examinée d’un point de vue philosophique ou psychanalytique. Or, si on estime sa démarche critiquable, voire dépourvue de rigueur scientifique, il paraîtrait plus salubre d’en entreprendre la démonstration que de traiter par l’ignorance ces travaux, qui s’accumulent et font, pour d’autres, autorité, semblant accréditer l’idée d’une affinité entre l’éloge théorique de la différence et le point de vue du langage. L’excellente analyse menée par Maryse Guerlais du Temps de la différence, relevant la dette d’Irigaray envers Chomsky (pourtant jamais explicitement cité), et la façon dont ses travaux s’inscrivent contre une lignée Benveniste-Saussure, montre bien la cohérence de ces choix avec des positions philosophiques ou politiques. Les débats sur la catégorie linguistique du genre, sur la sexuation et la subjectivité dans le langage, gagneraient en précision conceptuelle et en clarification des enjeux à être ainsi resitués.
Comme le rappelle la mention du french feminism, une autre différence très active - largement présente dans ce numéro - est la différence nationale. Source de dialogue, et de nombreux malentendus, entre France et U.S.A. en particulier. L’analyse du rapport entre ces deux pays paraîtra peut-être trop privilégiée ici, sans rapport direct, pourra-t-on objecter, avec la réalité des recherches et des travaux produits, encore moins des luttes, dans chaque pays. C’est le produit d’une situation, et de rapports de forces politiques qu’on peut déplorer, mais non ignorer. La référence à la « théorie française » (avec tous les glissements et approximations qu’analyse E. Varikas) est en ce sens une obligation elle aussi made in U.S.A., qui par ce détour s’impose aux autres pays et revient modifiée aux chercheuses françaises elles-mêmes. On peut bien s’irriter là d’une manifestation supplémentaire de l’impérialisme américain, mais il faudrait aussi s’interroger sur l’usage assez instrumental fait par beaucoup d’intellectuel(le)s françai(se)s du monde universitaire américain comme chambre d’enregistrement et base de diffusion de leurs théories, sans qu’il y ait forcément recherche des conditions d’un vrai dialogue, ni prise en considération de la spécificité américaine, qui ne se pose pas qu’en termes institutionnels. Comme si les vrais débats ne pouvaient avoir lieu que dans un Paris devenu le faubourg Saint-Germain du monde occidental. Il est par ailleurs évident qu’on aurait tout à gagner (ou tout à perdre, en termes de certitudes), à accueillir dans ce dialogue international, une plus grande diversité de points de vue et d’expériences, à ne pas réduire le monde à l’Occident, ni l’Europe à la France.
Même s’il est évident aussi qu’avec les occasions de dialogues se multiplient celles de malentendus, entre autres pour des raisons linguistiques. Un seul exemple, central pour tous les débats évoqués ici : la traduction en anglais de langue/langage/discours, dans leurs significations respectives, pose problème. Mais il ne s’agit pas que d’une difficulté de traduction qui, en l’occurrence, ne fait que révéler (à moins qu’elle ne l’occulte) une confusion conceptuelle. Ainsi, derrière le terme de discours, se profilent à la fois un sens historïographique classique (discours opposés aux pratiques) ; un sens foucaldien [14], discours étant alors au singulier, et lié à la notion de formation discursive ; un sens linguistique et poétique, dans la lignée des travaux de Benveniste [15], et de Henri Meschonnic [16]. Or ces dernières acceptions lient la notion de discours à celle de sujet, qui se voit au contraire exclue dans la plupart des usages de la notion de discours (au singulier) dans un sens foucaldien ; elles insistent également sur la spécificité du langage, qui se trouve pourtant perdue dans les nombreux usages métaphoriques de ces termes. Ignorer ces différentes acceptions et les systèmes théoriques dont elles sont solidaires, ou vouloir en jouer dans un éclectisme qui fait bon marché de ces cohérences, c’est accepter le risque de malentendus, de contradictions internes ou d’aporie comme une fatalité de la réflexion féministe.
Reste à envisager un autre niveau de jeu des différences. Loin d’en faire un élément de définition et de valorisation d’une identité, singulière ou collective, certains développements théoriques en font le levier d’un refus de l’identité à soi, lié à un refus de la métaphysique dans les pensées inspirées de Derrida, ou à un rejet du phallogocentrisme, chez Irigaray - de façon assez complexe puisque le refus de l’identité à soi peut alors entrer dans la logique d’une affirmation du féminin - identitaire malgré qu’on en ait. Chez Derrida, la non-identité, comme terme second et dévalorisé d’une opposition métaphysique, présente des affinités avec le féminin, autre élément pareillement situé du mauvais côté (donc du bon dans le renversement qui constitue une des opérations de la déconstruction).
C’est moins sur cette ambiguïté que je voudrais ici réfléchir que sur ses conséquences d’ordre discursif et argumentatif, au cœur de toutes les polémiques liées à la déconstruction. Refuser l’identité à soi suppose une mise en cause de la notion d’auteur, et de la position d’auteur avec ce qu’elle engage de responsabilité (au sens juridique, éthique, intellectuel, supposant d’accepter de se reconnaître dans les propositions qu’on a écrites et signées, et d’en répondre) ; de la notion de vérité aussi, avec ses implications métaphysiques ; de celle de logique, et donc des règles de la communication et du débat intellectuel. Tout ceci est au cœur de la polémique entre Derrida et John Searle, dont Joëlle Proust a très justement montré que, par-delà l’objet du conflit, elle posait le problème plus général des « critères de validité d’une objection », de la nature de l’échange, et que ce qui y était en cause était la possibilité même d’un débat théorique, faute d’un consensus sur des règles argumentatives [17].
A ma connaissance, on ne trouve pas d’exemple d’affrontements et de malentendus aussi extrêmes chez des théoriciennes de la différence des sexes. On rencontre toutefois chez certaines (Irigaray, ou, différemment, Gayatri Spivak) un refus de répondre là où on les attend, de se laisser enfermer dans des définitions, une tendance à disqualifier les questions ou les critiques quand et parce qu’elles obéissent à une logique argumentative traditionnelle et relèvent par là du vieux piège de la métaphysique. Devant de tels textes ou de tels propos, l’interlocuteur/ trice se trouve pris(e) au piège, paysan(ne) du Danube renvoyé(e) pêle-mêle au réalisme, à la métaphysique, au phallogocentrisme, et paralysé(e) dans l’analyse et l’argumentation puisque là même réside le mal. Le livre d’Alice Jardine Gynesis montre bien l’embarras qui en résulte pour la militante féministe qui avait espéré trouver un appui théorique dans les courants de la déconstruction.
Mais en deçà de ces pratiques délibérées, qui peuvent aisément devenir les habillages théoriques de facilités ou de malhonnêtetés intellectuelles, des usages discursifs beaucoup plus courants me paraissent insidieusement relever de la même attitude. Je pense à tous les procédés (et qui de nous peut en dire ses propres textes indemnes ?) qui consistent à avancer un énoncé tout en signalant que le sujet de l’énonciation ne les reprend pas totalement à son compte. J’en évoquerai ici pour finir deux modalités majeures : l’une concerne le niveau lexical et conceptuel : c’est le recours aux guillemets (ou aux italiques) ; l’autre le niveau syntaxique, et le geste même de l’assertion c’est le conditionnel (dont on peut rapprocher un certain usage du point d’interrogation après une phrase de structure affirmative ; ou encore un certain usage de la phrase nominale).
Qui, dans la réflexion féministe, n’a jamais eu recours aux guillemets [18] ou aux italiques pour dire « la femme », « le féminin »... ? (à l’oral, on utilise une intonation particulière, on y joint parfois le geste, dans le monde anglo-saxon surtout). Ce qui peut signifier : je cite (au sens strict) ; j’utilise un mot parce qu’il est utilisé (en général, par l’auteur ou par l’époque, dont je parle) sans préjuger de sa valeur ; j’utilise ce mot, tout en le sachant fallacieux et critiquable, parce qu’il est utilisé ; ou parce qu’il n’y en a pas d’autre, ou parce qu’en utiliser (forger) un autre poserait des problèmes (de description, d’analyse, ou de compréhension) ; parce que je reprends une partie des dénotations et connotations de ce mot à mon compte sans reprendre l’ensemble... Un des exemples les plus étonnants de ce type d’usage se trouve chez Irigaray (qui en général utilise plutôt des italiques, aux valeurs tout aussi complexes) : il s’agit de « Dieu ». Dans Amante marine :
« Que "Dieu" s’engendre dans l’amour. (...) Réévaluant le règne de "Dieu (p. 182). »
Dans Éthique de la différence sexuelle, à la fin du texte introductif (p. 25), où on peut lire aussi : Dieu (sans guillemet, sans déterminant, avec majuscule), Dieu (en italiques), le Dieu, un Dieu (avec majuscules), la séquence « les dieux, Dieu » (p. 15), « dieux (x) »... On en retient bien que celle qui écrit là n’évoque/ invoque pas sans quelque problème le Dieu d’une des grandes religions monothéistes - mais on garde une forte marge d’incertitude quant au statut réservé au divin, et au religieux, dans son discours. Que cette pratique soit thématisée, et se voie prise dans le métadiscours n’y change rien. D’accord, il s’agit de rejouer/ déjouer la « comédie de l’autre ». Mais quand Irigaray écrit, reprenant et paraphrasant un passage de Niezstche dans Le Gai Savoir :
Enfin les femmes, nécessairement comédiennes. Pour plaire. Mais sans qualités propres. D’où le recours, pour parler d’elles, à des signes graphiques, des suspens divers, des mises entre crochets, guillemets, parenthèses, des coupures dans le texte, des exclamations, des... (A.M. 88)
on notera, avec l’apparition de la phrase nominale et d’une construction infinitive, la disparition du sujet grammatical, renvoyant à une ambiguïté, et ambivalence, fondamentale du sujet de l’énonciation. Pour parler d’elles : ce sont les philosophes, les penseurs, qui parlent d’elles ainsi ; et c’est aussi Irigaray, comme les penseurs en dehors (au-dessus ?) d’elles, pauvres naïves, qui ne savent pas tirer parti de la comédie. Qui se joue de qui ?
Quant au conditionnel (avec ou sans guillemets), on sait que normalement, dans sa valeur modale, il énonce une action dont la réalisation est soumise à une condition (si), ou marque le caractère irréel d’hypothèses et leur opposition, dans des structures de phrase juxtaposées. Dans ces usages, il concerne des phrases ou des séquences isolées, où les raisons de son apparition, le sens de son utilisation sont identifiables pour le lecteur. En dehors de tels systèmes, il marque l’éventuel « avec toutes les nuances auxquelles il peut donner, selon le contexte et le type de discours » [19] : l’imaginaire, le probable, l’atténuation, voire la confusion avec certaines valeurs temporelles du discours indirect libre. Chez Irigaray, souvent en alternance avec des temps de l’indicatif dans des contextes qui rendent difficile d’identifier la valeur de son emploi, il fonctionne surtout comme signe. Signe d’audace (ce que j’avance-là est si risqué que cela ne peut se soutenir au présent de l’indicatif) ; d’utopie (osons imaginer l’impossible, mais dans la conscience signalée de son impossibilité) ; d’incertitude (j’avance cela sans être sûr(e) de le pouvoir/vouloir/savoir...). Quelles que soient les raisons qui fondent le recours à un tel type d’énonciation, son principal effet sur le lecteur est l’impossibilité où il se voit mis de critiquer ou de discuter de tels textes. Le conditionnel signale le passage à un registre de discours qui requiert la connivence et l’adhésion, mettant en demeure de choisir entre une mise en veilleuse du sens critique (pourtant ailleurs requis, face aux textes d’hommes cités) et l’abandon de la lecture. Or, adhésion religieuse et ignorance méprisante sont bien les deux attitudes majeures face à l’oeuvre d’Irigaray, en quelque sorte programmées par son écriture même. En effet, que peut-on entendre, approuver, refuser ou critiquer, dans des énoncés comme ceux-ci :
Telle serait la valeur de toute vérité de l’homme : elle s’enlève sur un sans-fond de sa forme. La faire apparaître est toujours d’une audace inouïe. D’une impudeur qui vaut son pesant d’or. D’où la nécessité d’enveloppes en tous genres.
Alors que du côté de la femme, il serait possible de demeurer sans or. Elle n’en a pas réellement besoin (A. M., p. 91, je souligne).
De nature, la/une femme serait au moins double. Son « opération » serait de redoubler. Mais, naturellement, le/ la plus proche. Le/ la si proche que la figure, la forme, mêmes visibles, sont flouées dans l’immédiateté de cet « acte ». (...) Accroissement indéfini, prolifération ironique du naturel, qu’il fallait bien limiter sous peine que la maîtrise ne s’y abîme ? Immergée dans un toujours plus (A.M., p. 112).
Que l’auteur décrit ? Qu’elle rapporte ce qu’un homme ( ?), les hommes ( ?), Nietzsche ( ?) di(sen)t ? Qu’elle reprend ce qu’ils disent sans y croire ? ou pour le critiquer ? pour en jouer ? le déplacer ? Toutes ces lectures sont possibles, et qui s’en tiendra à une seule, prétendant fonder dessus son interprétation, aura facilement l’air d’un(e) imbécile. Le conditionnel est évidemment ici une des modalités grammaticales du mimétisme, qui rejoue en déplaçant, et dont Naomi Schor a analysé les différents niveaux et fonctions chez Irigaray. Montrant à nouveau la forte cohérence interne d’une pensée, d’une stratégie et d’une écriture, il agit néanmoins comme facteur d’égarement du lecteur et de paralysie de l’argumentation, de même que l’absence fréquente, mais non systématique, de bibliographie et de notes précises.
L’étude serait à poursuivre, à compléter par une exploration des points d’interrogations, des apparitions du peut-être et du à moins que, qui agissent dans le même sens. Je m’arrêterai, sur deux remarques. D’abord, on aura observé que les citations ici données ne proviennent pas des ouvrages les plus récents d’Irigaray. Après Ethique de la différence sexuelle (1984), elle revient à une écriture beaucoup plus argumentative, voire didactique, dans ses conférences politiques. Certains voient là une coupure. Si elle existe, il faut la situer au niveau de l’énonciation plus que des énoncés, car Irigaray ne soutient pas de thèses absolument nouvelles, mais, en renonçant aux jeux et aux ambivalences des précédents dispositifs d’énonciation, elle les soutient beaucoup plus nettement - et on y découvre des traits caricaturaux, comme l’éloge de la virginité. Simultanément, on voit chez elle un retour, dans d’autres textes (Sexes et genres à travers les langues ; Je/ tu/elle) à un mode d’exposition voulu plus scientifique, qui reprend les méthodes et les analyses du Langage des déments pour les appliquer à la différence des sexes. Ceci mériterait examen détaillé, mais il faudrait surtout s’interroger sur les raisons et les significations de ces changements, et relire l’ensemble de l’œuvre à leur lumière. D’autre part, j’ai tenté de montrer combien les pratiques discursives de ses textes antérieurs étaient solidaires d’une théorie, d’une politique, d’une éthique. Y recourir ailleurs, dans des discours (féministes ou non, sur la différence des sexes ou un autre sujet) qui ne prétendent pas assumer le programme du mimétisme et du ludisme, et quelle que soit la séduction de ces jeux, constitue une facilité dangereuse. Il y a à inventer d’autres modalités que les guillemets, les jeux de mots et le conditionnel pour inscrire une distance critique face à des héritages théoriques, ou le refus d’une métaphysique de l’identité à soi.
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[1] Cet usage est si général qu’il est difficile d’en fournir une liste d’exemples. Je ne citerai ici que l’article de Joan Scott « Deconstructing equality-versus-difference : or, the uses of poststructuralist theory for feminism », Feminist Studies 14, n° 1 (Spring, 1988), pp. 33-50, qui met en cause cette opposition dans une argumentation dont les termes seront exposés plus loin ; l’article de Marie-Josèphe Dhavernas, « Je ne suis pas celle que vous pensez... » (Problématique égalitaire ou identitaire, pp. 130-132), dans le récent numéro d Autrement, Le sexe des sciences, n° 6, net. 1992 ; la préface du tome XXè siècle de l’Histoire des femmes, où Françoise Thébaud invite à se défier de « l’opposition fixiste entre féminisme égalitaire et féminisme de la différence » (p. 18). Le présent article s’inscrit dans cette perspective.
[2] Colloque Lectures de la différence sexuelle, Collège international de Philosophie en octobre 1990 ; cycle de débats De la différence des sexes, Centre Georges Pompidou, janvier-avril 1992 ; ouvrages collectifs ou numéros de revues s’interrogeant sur le sexe du savoir, des sciences ou de la philosophie, cf. bibliographie en fin d’article.
[3] Peu présent dans des titres de livres, revues, colloques ; effacé dans le F énigmatique d’un certain nombre de sigles où personne ne sait plus trop s’il signifie « femmes » ou « féministe ». Toujours là, en revanche, dans le nom de la revue Nouvelles Questions Féministes, où il signe une position politique clairement affirmée, qui paraît assez isolée dans le paysage intellectuel et politique du moment.
[4] La notion de féminisme de la différence constitue en effet une sorte de contradiction dans les termes : l’étiquette de féministe est le plus souvent récusée par les courants de la différence, et ceux-ci de plus en plus largement caractérisés comme antiféminisies par le féminisme égalitaire démocratique.
[5] « [la distinction sexe ; genre] a permis d’écarter les traditionnelles problématiques de la spécificité ou de la complémentarité au profit d’une problématique de la domination, scientifiquement plus opératoire et politiquement plus performante », dit la présentation en quatrième de couverture.
[6] J’ai analysé ce type d’angoisses chez des écrivains et intellectuels à la fin du XIXè siècle dans mon livre La petite sœur de Balzac Essai sur la femme auteur, Le Seuil, 1989 (chap. 4 « Le désarroi des intellectuels masculins »).
[7] En ce qui concerne la République française, au XIXè siècle, voir la thèse de Michèle Riot-Sarcey, Parcours de femmes dans l’apprentissage de la démocratie, et les débats lors du récent colloque organisé par la Société d’Histoire de la Révolution de 1848 Les femmes dans la Cité (à paraître).
[8] On trouve une réflexion sur ces thèmes chez Françoise Collin et Sarah Kofman dans le numéro des Cahiers du G.R.I.F. Provenances de la pensée, 1992.
[9] Comme le rappelle Naomi Schor (Cet essentialisme qui n’ (en) est pas un.), même Simone de Beauvoir, à la lin du Deuxième sexe, n’échappait pas à cette protestation obligée.
[10] J. Scott écrit qu’ils se « laissent beaucoup moins aisément catégoriser en positions d’égalité et de différence qu’on ne l’a supposé » et que c’est « une erreur, de la part des historiens du féminisme, de transformer de façon acritique ce débat en histoire dans leurs écrits, car c’est là réifier une "antithèse" qui n’a pas existé dans les faits » (p. 50).
[11] On trouvera les débats de ce procès évoqués et analysés aussi par Claire Moses, dans sa contribution au colloque Julie-Victoire Daubié, Lyon, novembre 1992, à paraître dans le Bulletin du Centre Pierre-Léon.
[12] On retrouve là des questions posées, en d’autres termes, par Élisabeth de Fontenay lors du colloque sur les Formes nouvelles de l ’anti-féminisme contemporain, 28-29 novembre 1991, Centre Georges-Pompidou.
Quant à Françoise Collin, elle voit là un « conflit tragique » (p. 132) entre une exigence d’ordre éthique et métaphysique, et le registre de l’action politique, mais souligne « l’incontournable nécessité du politique », postulant que « la pire condamnation de l’opprimé (...) est sa condamnation au politique ».
[13] Comme le rappelaient les interventions de Michel Arrivé et Anne-Marie Houdebine à la table ronde du 2 avril 1992 « Langue, langage, différence des sexes » au centre Pompidou.
[14] Que rappelle ici l’article de Michèle Riot-Sarcey (De l’histoire politique et des pouvoirs), tout en faisant un usage autre du mot.
[15] . « La langue est un système commun à tous ; le discours est à la fois porteur d’un message et instrument d’action », Benveniste, P L.G., 1, 78.
[16] « Le discours est l’activité de langage d’un sujet dans une société et dans une histoire », C. R., p. 61.
[17] John Searle, Pour réitérer les différences, Réponse à Derrida, Postface de Joëlle Proust, L’Éclat, 1991, pp. 30-31.
[18] Sur l’usage des guillemets et les paroles rapportées, voir les analyses développées par Jonathan Rée, « Les mots des autres », Le langage comme défi, P.U.V., 1992.
[19] La grammaire d’aujourd’hui, p. 138.