RING


Du Genre en EFiGiES : Polyphonie sur une polysémie

par Efigies (communication collective)


Date de mise en ligne : [25-06-2013]




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Résumé

Avant propos : Historique et constitution de la communication
Introduction
1. Du genre en EFiGiES : définitions, usages et représentations
1.1 Du genre en EFiGiES : Bouillonnement théorique et pratiques
1.2 Du genre en EFiGiES : Label politique
1.3 Du genre en EFiGiES : Angoisses scientifiques
2. Difficultés liées à l’usage du genre
2.1 Les préjugés entourant le concept 
2.2 L’euphémisation du genre
2.3 Les problèmes méthodologiques que le concept nous pose
3. Situation particulière des étudiant.e.s au regard du champ de la recherche féministe
3.0 Bilan des développements précédents
3.1 Un bilan critique des usages du genre
3.2 Les féminismes objets d’études
3.3 Prendre place, entre critique interne et critique externe



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Avant propos : Historique et constitution de la communication


« Il serait intéressant qu’EFiGiES 1 participe au colloque ; que la jeune recherche donne son point de vue là-dessus. »

C’est comme cela qu’est né ce qui va suivre.

Invitée en tant qu’association, le problème de la représentativité s’est posé avant toute autre chose. L’un.e de nous pouvait-elle ou pouvait-il parler seul.e au nom d’EFiGiES ? Y avait-il un point de vue EFiGiES ? Avec dix membres au bureau, une centaine d’adhérent.e.s et plusieurs centaines d’inscrit.e.s sur la liste de diffusion, qui allait donner le point de vue EFiGiES ?

C’est pour résoudre le problème de la représentativité et de la légitimité que nous avons opté pour une communication collective, entendue de la façon suivante : nous recenserons d’abord les points de vue des membres du bureau, élaborerons ensuite à partir de cela un appel à témoignage pour diffusion sur la liste et, le jour J, présenterons à plusieurs voix les réponses obtenues.

Les voix volontaires pour représenter EFiGiES au présent colloque furent celles d’Anne Claire EMO, de Vannina Olivesi et d’Odile Steinauer. C’est à elles trois que revenait la tâche de présenter un recueil cohérent. Présentés initialement à l’oral et à la suite, les trois temps de la restitution devaient être remaniés pour l’écrit. Les plus ou moins grandes retouches furent laissées à la discrétion des auteures. Si ces « variations de style sur un thème » peuvent être en décalage avec la pratique de « lissage » à laquelle on pourrait s’attendre, elles sont cependant cohérentes avec l’objectif que nous nous étions fixé : EFiGiES n’est pas Un.e ; qu’on puisse alors entendre toutes ces voix l’exprimer. Si cette communication n’est pas représentative de la totalité des membres et inscrit.e.s d’EFiGiES, elle est en tout cas et au moins représentative de la totalité des points de vue recueillis. C’est ce qui motiva et motive, à nos yeux, l’entreprise. En vous souhaitant le même plaisir, bonne lecture...

Introduction


La perspective d’une réflexion collective et européenne, sur une notion polysémique, dans un contexte d’interdisciplinarité et d’échanges entre générations, nous a semblé extrêmement intéressante et stimulante.

Situer la communication

Certains points (tels que les pratiques d’enseignement et le regard sur 20 ans d’existence des Women et Gender Studies) étaient plus difficiles à traiter et nous avons ajusté l’objectif de ces journées aux spécificités de notre situation. EFiGiES est en effet composée d’étudiant.e.s ayant la volonté d’intégrer dans leurs recherches une perspective d’études sur les féminismes, le genre ou les sexualités, dans un pays où les « études genres » existent de fait mais ne sont pas reconnues institutionnellement.

Pour identifier les ajustements réalisés par rapport à l’objectif de cette Rencontre, il est utile d’ajouter que nous évoluons dans les diverses disciplines que comptent les sciences sociales et que nous ne comptons encore que quelques années de doctorat derrière nous. De ce fait, peu d’entre nous enseignent - celles et ceux qui le font intègrent cependant autant que faire se peut une perspective féministe/genre dans des intitulés de cours qui ne le laissent pas supposer - et nous sommes évidemment très rares à enseigner spécifiquement le genre.

Ceci explique que notre positionnement théorique ne soit pas finalisé et que la polysémie du genre fasse partie des problématiques qui nous préoccupent.

Constituer la communication

Un premier échange entre les membres du bureau a révélé des points de vue divergents. Les membres du RING manifestaient la volonté de réaliser un état des lieux favorisant la libre expression des points de vue et nous avons alors donné à ces divergences l’occasion d’être exprimées.

« L’enquête » initiale a été étendue et les doctorant.e.s d’EFiGiES ont été invité.e.s, via la liste Internet 2, à exprimer leurs intérêts, difficultés, mécontentements, frustrations dans les usages (ou les non-usages) qu’ils/elles faisaient du concept de genre.

Quelques questions spécifiques ont orienté ces échanges : Quelle définition du genre retenez-vous ? Peut-on « faire du genre » sans féminisme ? (Ou utiliser le genre sans être féministe ?) Quelles sont les raisons ou les conséquences du succès du genre sur son usage scientifique ? La thématique s’est-elle imposée au prix d’une certaine confusion ? Y a t-il de nouveaux usages du genre ? Le genre vidé de son contenu militant devient-il acceptable ? Comment utilise t-on le genre et peut-on « l’oublier » ? Et enfin, à propos de la spécificité du statut de « doctorant.e genre » : Comment aborde t-on la construction de notre légitimité scientifique dans un cadre où le genre n’est pas forcément légitime ?

La communication que nous présentons est la synthèse des points de vue recueillis et le résultat de ces échanges. En somme, une communication polyphonique sur un genre polysémique.

1. Du genre en EFiGiES : définitions, usages et représentations

Cette communication expose une situation paradoxale : bien que le genre soit l’un des principes fédérateurs de l’association et que le terme soit utilisé par ses membres, on ne discute pas aisément de son usage conceptuel et des méthodes d’analyses que son emploi implique dans un travail de recherche.

Si nous sommes nombreux et nombreuses à nous préoccuper des théories ou des méthodologies du genre, le sentiment d’illégitimité, de confusion ou d’inexpertise qui ressort des idées exprimées révèle nos difficultés à nous positionner dans le champ des gender studies.

Concernant les tentatives de positionnement (puisqu’elles existent malgré tout) quant à l’usage et aux représentations du terme « genre », deux idées se dégagent : celle de « bouillonnement scientifique instable », associée en second à l’idée d’un « label politique unifiant ». (On retrouve d’ailleurs sous ces deux idées le « concept multiparadigmatique » et « le genre féministe » évoqués par Florence Degavre hier.)

1.1 Du genre en EFiGiES : Bouillonnements théoriques et pratiques

Il n’y a pas de consensus sur la définition du « genre » et de nombreuses expressions substitutives y sont associées : une multiplicité de termes servent de synonymes ou illustrent une partie du sens que peut recouvrir le terme. D’où cette idée de bouillonnement, que la profusion d’éléments recueillis illustre assez bien. Se trouvent en effet évoqués : (i) d’une part le genre en tant que : norme, système, approche, catégorie ou mécanisme ; (ii) d’autre part le genre comme : inégalité des rapports hommes-femmes, analyse politique et féministe, différenciation sociale des sexes, domination masculine, rapports sociaux de sexe et de pouvoir, bi-catégorisation et hiérarchisation, sexe social, ou études féministes.

Concrètement, nous abordons nos terrains de recherches et nous construisons nos objets avec l’obsession de la dichotomie, des inégalités, et la volonté de tout dénoncer à travers nos démonstrations, témoignages et analyses.

Si nous ne travaillons pas toutes et tous à l’épistémologie du genre, nous décortiquons les représentations de cette différence naturelle, immuable et intouchable que nos interviewé.e.s appellent sexe. A chaque instant, l’obsession du croisement avec le genre est présente (genre et organisation, genre et religion, genre et art, genre et...).

Dans nos recherches le recours au genre semble incontournable, notamment pour ses aspects bénéfiques du point de vue du renouvellement et de l’ouverture des perspectives et des problématiques. L’oublier paraît inconcevable.

Nous nous accordons alors pour dire qu’utiliser le concept de genre :

- signifier un positionnement politique (être féministe) ;
- travailler sur les mécanismes qui fondent les différences / les constructions sociales qui fondent la domination masculine et la norme hétérosexuelle ;
- penser la différence des sexes (construite socialement et culturellement) dans le temps et l’espace ;
- réfléchir sur la hiérarchisation des catégories que cela implique ;
- travailler sur les relations entre les catégories et non plus étudier le sexe comme une catégorie séparée des autres ;
- penser la condition dominée des femmes mais aussi les mécanismes qui fondent la domination ;
- distinguer le genre du sexe et garder à l’esprit que notre représentation du biologique est, et a toujours été, elle aussi, construite par le social.

1.2 Du genre en EFiGiES : label politique

Parallèlement au bouillonnement conceptuel, on voit émerger une représentation du genre en tant que « label politique unifiant ».

En effet, dans les échanges recueillis ici, les éventuelles ruptures théoriques sont pour partie mises en sourdine au profit d’une utilisation ou d’une vision unificatrice du genre.

Autrement dit, l’utilisation du terme « genre » permet de nous entre-identifier comme appartenant à cette même communauté scientifique, au delà des disciplines, des frontières et des spécificités des travaux de chacun.e. Le genre nous permet de nous reconnaître, de nous rapprocher et d’engager un dialogue. Il revêt là une valeur unificatrice forte.

S’il s’agit donc pour une part d’une identification scientifique, le « genre » évoque également une volonté politique. En effet, son utilisation nous rassemble autour d’une même volonté politique de dénonciation et de déconstruction des différences et des inégalités.

Si nous nous retrouvons sous « l’étiquette genre », c’est parce que nous pensons qu’il existe une manière inégalitaire de percevoir le masculin et le féminin, et croyons que notre mobilisation y changera quelque chose.

Nous avons donc ici un label « genre » unificateur : la représentation d’une communauté scientifique utilisant le genre dans une perspective politique.

1.3 Du genre en EFiGiES : angoisses scientifiques

En dernier lieu, j’évoquerai un point qui a pu transparaître dans certains échanges ; une sorte d’angoisse devant le mammouth Genre. La difficulté à se positionner de façon théorique, évoquée plus avant, provient pour certain.e.s du sentiment que le genre est une « chose » énorme, ardue à utiliser scientifiquement et qu’on ne fera jamais qu’entrevoir à travers nos « petites » lectures partielles. En d’autres termes, qu’on ne pourra jamais faire le « tour du genre » et ici se trouve exprimée l’angoisse de l’incomplétude scientifique.

Certains positionnements sont aussi perçus comme étant plus légitimes ou plus « brillants intellectuellement » que d’autres. C’est le sentiment de certain.e.s de celles et de ceux qui utilisent les termes de domination masculine ou de patriarcat et se sentent périmé.e.s ou dépassé.e.s (sans savoir toujours exactement pourquoi) par des approches « queerisantes ». Ces seconds éléments proviennent à nos yeux autant de la difficulté d’avoir une vision globale du champs, eu égard à son ampleur, que des effets qu’on a nommé de « distinction interne » à la communauté genre.

De manière concomitante à celle ci, des distinctions de genre existent également entre les « internes » et les autres : « les externes ». L’usage du concept devient variable selon les contextes et les publics à qui l’on s’adresse. Certain.e.s trouvent cette polysémie dangereuse, d’autres la trouvent stratégique. Ces différents types de difficultés seront abordés dans ce qui suit.

2. Difficultés liées à l’usage du genre

2.1 Les préjugés entourant le concept 

Pour les doctorant.e.s d’Efigies, étudier le genre, c’est avant toute chose étudier dans un champ de la recherche française encore soumis à de nombreuses critiques externes.

En effet, nous sommes particulièrement conscient.e.s d’être dans une position paradoxale : alors que le concept de genre se popularise de plus en plus, que fleurissent les colloques et les ouvrages prenant le concept de genre et l’étude des sexualité pour objet de réflexion ; nous sommes toujours confrontés à des jugements de valeur dépréciant les études sur le genre.

Sur les études de genre et le concept de genre pèse encore le soupçon de non scientificité : parce que le concept est issu des études féministes et qu’il apparaît donc comme « politiquement situé », et parce qu’il nous vient d’outre-atlantique - l’idée la plus couramment répandue est qu’il vise à défendre des intérêts proprement communautaristes. Le terme a un « je ne sais quoi » de « pas français », qui me semble beaucoup plus mal accepté en histoire qu’en sociologie.

Enfin, le concept peut être perçu par autrui comme un terme exotique ou exogène à la discipline dans laquelle on étudie, et pour cette raison, il apparaît comme non recevable. Il arrive, par exemple, que des historiens disent que c’est concept de sociologues, ce qui n’a pas alors valeur de compliment.

Nous sommes donc nombreuses et nombreux à nous demander comment trouver notre place, en tant qu’apprenti.e.s ou futur.e.s chercheur.e.s, dans une institution universitaire lente - ou réfractaire - à reconnaître l’apport épistémologique des études féministes, sur le genre et sur les sexualités. Cette situation ambiguë favorise le développement de multiples stratégies parmi les étudiant.e.s qui peuvent craindre d’être catalogué.e.s « féministes », cette appellation faisant poindre la perspective peu joyeuse de se retrouver dans un ghetto intellectuel.

Bien que les membres de l’association soient d’accord pour se revendiquer féministes, il semblerait que nous sommes plus avides de reconnaissance scientifique que politique. Dans ce cas, la polysémie du concept peut apparaître, stratégiquement parlant, comme un avantage, permettant de contourner le ou les préjugés : en fonction de l’interlocuteur ou de l’interlocutrice, certain.e.s d’entre nous peuvent être tenté.e.s d’utiliser les expressions de « rapports sociaux de sexe », de « sexe social », ou de « masculin/féminin », par exemple. Ces préjugés ont des effets contraignants réels sur nos travaux : nous sommes très concentré.e.s sur la justification permanente de nos outils conceptuels, peut-être parce que nous ne nous sentons pas toujours légitimes ; et ce à double titre, d’une part en tant « qu’apprenti.e.s » dans le monde de la recherche, et d’autre part en tant qu’utilisatrices et utilisateurs d’un concept qui n’est pas encore partout accepté.

Mais il faut le reconnaître, de tels préjugés tendent à disparaître au fur et à mesure que les institutions universitaires et les enseignants s’ouvrent aux théories du genre. Certaines disciplines, comme l’histoire, et la sociologie surtout, utilisent de plus en plus le concept. La répartition des membres d’EFiGiES dans les différentes disciplines des sciences humaines et sociales est à ce sujet particulièrement évocatrice (écrasante majorité de doctorant.e.s issu.e.s de la sociologie inscrit.e.s sur la liste de diffusion).

Plus particulièrement, nous reconnaissons l’effort de transmission des concepts effectué par nos aînées, par nos directrices de recherche qui intègrent le concept de genre dans leurs cours et favorisent la création d’enseignements spécialisés (exemple non exhaustif de l’université Aix-Marseille I : cours spécialisés en histoire dite « des femmes » et cours théoriques optionnels sur le genre depuis la licence). Nous disposons donc d’outils théoriques très stimulants pour la recherche, même s’ils nous paraissent difficiles à maîtriser et à adapter empiriquement (je reviendrai plus tard sur cet aspect).

2.2 L’euphémisation du genre

Une autre difficulté, liée à l’usage du concept fait l’objet de nos préoccupations au sein de l’association. Il s’agit de l’euphémisation progressive du terme de genre, qui perd de sa puissance critique et subversive. Il en a déjà été question dans les communications de la journée d’hier, je me bornerai à rappeler quelques points essentiels. Nous sommes particulièrement sensibles au flou théorique qui entoure le concept, un flou théorique que nous croyons être provoqué en partie par un usage non féministe du terme. (Par exemple dans « Répliques », sur France-Culture ce matin, où A. Finckielkraut emploie l’expression de « beau genre » pour signifier en fait beau sexe.) En conséquence, le terme de « genre » devient une sorte de fourre-tout conceptuel, et un terme substitutif visant à limiter l’usage de catégories, telles que « femmes », « sexe(s), « sexualité(s) » ou même « études féministes ». Le concept de genre est ainsi dévoyé, vidé de sa substance théorique et politique puisqu’il ne sert qu’à répondre à une exigence sociale - voire simplement statistique - de mixité. C’est pourquoi nous sommes aussi quelques un.e.s à refuser/contester l’utilisation du genre en tant que label : se pose alors la question de savoir quel terme nous proposons.

2.3 Les problèmes méthodologiques que le concept nous pose

A ce sujet, force est de constater que nous n’avons pas su / pas voulu / ou pas osé nous prononcer, comme si le statut de doctorant.e ne nous autorisait pas à nous positionner en faveur d’un ou plusieurs usages du concept. Pour ma part, étant historienne, je pointe une série de problèmes qui me semblent partagés par d’autres étudiantes.

Les théories du genre nous semblent particulièrement ardues à appliquer, notamment lorsqu’on travaille sur des groupes sociaux dont les pratiques sociales n’ont pas fait l’objet d’études préalables (groupes sociaux pour lesquels il n’existe pas de prosopographie ou pas d’études socio-historiques, cas de pratiques sociales qui relèvent de l’art comme la pratique de la peinture, du cinéma au 20e siècle ou de la danse par les femmes, domaines longtemps délaissés par l’histoire dite culturelle. Ex : « Atelier Genre et Création Artistique » 3).

De plus, nous sommes généralement encore très attachées à la promotion des femmes en tant qu’actrices historiques : nous cherchons en priorité à faire surgir de l’ombre l’action et la parole des femmes. C’est dire que notre principal problème réside dans notre capacité à articuler les représentations des différences sexuelles avec la pratique sociale.

Nous sommes nombreux et nombreuses, il me semble, à nous interroger sur les méthodes nous permettant de croiser le genre avec d’autres catégories d’analyse. Il apparaît très vite indispensable de penser les femmes non pas seulement comme des êtres sexués mais aussi comme des individus faisant partie d’une classe, d’une race, d’une nation, d’une génération... bref, autant de catégories qui structurent l’identité de genre.

3. Situation particulière des étudiant.e.s au regard du champ de la recherche féministe

3.0 Bilan des développements précédents

L’exercice entrepris ici revient à mettre en perspective les conditions de notre apprentissage des théories du genre, et notre situation au regard de cet héritage. Sans unifier artificiellement nos positions (théoriques et institutionnelles), on peut souligner deux aspects particuliers à notre génération - croyons-nous.

D’une part, pour bon nombre d’entre nous, l’apprentissage des théories du genre ou des rapports sociaux de sexe, la découverte des perspectives « genre » etc. (je ne reviens pas sur le choix du vocable, dont les enjeux ont été explicités précédemment) a valeur d’enseignement théorique (ou méthodologique) fondamental. Même si ces apprentissages ont eu lieu dans le cadre d’enseignement « spécialisés » ou, pour les moins chanceuses -les plus nombreuses ?- par le biais d’un travail personnel de lecture, il intervient relativement tôt dans notre formation disciplinaire et acquiert vite de ce fait une valeur épistémologique incontournable.

A titre personnel, c’est un constat que je peux faire ; je dois aux approches féministes une part substantielle de mon apprentissage théorique et épistémologique en sociologie. Le paradoxe est que cette manière d’apprendre à voir (à conceptualiser, d’abord et ensuite) ne produit pas nécessairement ses effets les plus immédiats sur la mise à jour des rapports sociaux de sexe... Qui ne sont pas toujours nos premiers ou uniques objets de recherche, et qui ne sont pas toujours les plus "évidents" à observer ni reconstituer.

D’autre part, pour une partie d’entre nous, la découverte du concept de genre et la critique de ses usages actuels ont été des apprentissages simultanés. Cette conjonction est illustrative de la carrière du concept de genre, elle est aussi indicative de notre position de génération. De sorte qu’il nous a fallu tout apprendre à la fois : l’état de la recherche et son éclatement, l’historiographie des recherches féministes et les inquiétudes - sévères - de théoriciennes que nous rangeons parmi les pionnières face aux usages contemporains d’un vocabulaire délesté de son contenu théorique parce que distancié de ses principes fondateurs ; en d’autres termes, un vocabulaire vidé de son sens scientifique parce que privé du sens politique qui en fut le fondement. En tous les cas, un vocabulaire forgé dans un contexte précis, qui lui s’est transformé.

Il nous semble que cette situation particulière est plus riche qu’encombrante. Elle participe peut-être de la confusion apparente du « champ » des "études genre" pour les néophytes, dans la mesure où elle contribue à brouiller les pistes : le même vocabulaire étant au service d’approches théoriques radicalement incompatibles, les mêmes approches théoriques, ou à tout le moins les grandes familles épistémologiques, n’étant pas nécessairement unifiées sous les mêmes vocables. Mais peut-être gagne-t-on à cette confusion bien comprise : car elle oblige à préciser les points de vue, les cadres théoriques, les « manières de faire » scientifiques qui président à nos recherches. En discutant mutuellement de nos travaux, nous pouvons faire le même constat : d’un certain foisonnement des cadres théoriques, de divergences qui demeurent ou de distinctions visibles dans nos choix de vocabulaires, au sein même d’un espace de complicité et de connivence scientifique poussées. Ayant chacun/e à bricoler en fonction de difficultés plus ou moins singulières, nous partageons probablement beaucoup plus des préoccupations que des références théoriques arrêtés ; et si c’était le meilleur de ce qu’il y a à partager ? Comme si, finalement, cette exigence faisait avancer la recherche, quitte à ce qu’elle avance en ordre dispersé. En d’autres termes : l’exercice d’avoir à se justifier (de nos choix théoriques ou conceptuels, ou de nos angles ou objets de recherches) est peut-être irritant (cf le problème de la recevabilité des approches féministes), voire paradoxal (cf "l’impossible cumulativité" des études genre ? comme s’il fallait toujours faire la preuve de la pertinence de ces perspectives théoriques), il est certainement tout autant stimulant.

Les conditions historiques de notre apprentissage des perspectives féministes retentissent sur la formulation de nos objets de recherche. Ainsi, les travaux en cours sur les usages sociaux du genre, ou sur l’histoire et la sociologie du féminisme, constituent des réponses concrètes aux interrogations critiques directement construites par ce contexte historique. Sans prétendre dresser un tour d’horizon thématique d’un éventuel renouvellement des objets et des problématiques, on peut souligner quelques difficultés spécifiques qui se posent dans ce cadre aux étudiantes que nous sommes. Ce choix, qui ne prétend pas à l’état des lieux, est bien entendu orienté : et se concentre sur quelques aspects relatifs à nos conditions de travail.

3.1 Un bilan critique des usages du genre

Le genre est-il « victime de sa popularité » ? La question, fréquemment débattue, suscite des projets de recherche et alimente une série de travaux que l’on peut repérer parmi les membres de l’association.
Que le succès des approches féministes se lise dans la diffusion d’un certain nombre de questions et d’outils de pensée, et que la dilution de l’approche féministe soit le risque associé à cette « intégration », peuvent tout aussi bien être des constats (ou des craintes) que des objets de recherche. Si l’on s’accorde à relever le fait qu’il est devenu impossible de négliger purement et simplement la dimension sexuée des rapports sociaux, le bilan de ces usages du genre reste à faire. En d’autres termes, le succès des approches féministes peut se mesurer au fait que la question de l’égalité des sexes est devenue un mot d’ordre, dont les usages et appropriations suscitent des études systématiques.

Des recherches sur les politiques publiques développent des perspectives de ce type. Elles permettent parfois de reconstituer pas à pas les processus par lesquels l’intégration d’une perspective attentive aux rapports sociaux de sexe dans la définition des politiques publiques est progressivement effacée voire annulée dans le cours même de leur mise en ?uvre. Ce cas de figure, on peut le supposer, est amené à devenir un objet de recherche assez courant. « L’intégration d’une perspective genre » s’est largement faite en France « par le haut » (et notamment par le biais de la transposition nationale de directives européennes, échelon qui s’est révélé souvent poreux aux approches féministes, et financièrement conséquent), ce qui ne préjuge pas nécessairement d’une modification substantielle des dispositifs et des pratiques. En bref, on peut suspecter que cette intégration suscite moins de transformations des pratiques que d’effets d’affichage et de justification : la critique est connue, et constitue l’un des points de débats. On peut la supposer d’autant plus actuelle, dans le contexte français, que « l’égalité des sexes » semble vite absorbée par « l’égalité des chances ».

La manière dont l’invocation de l’égalité de sexe contribue à renforcer les assignations de genre par l’intermédiaire d’autres assignations d’identités naturalisées est un autre point de départ critique récurrent à travers les travaux et les débats menés dans le cadre de l’association. C’est, par exemple, l’une des positions interprétatives de « l’affaire du voile » en France. De manière plus générale, le contexte politique invite à poser à nouveaux frais l’articulation des rapports de pouvoir et de domination, comme cela a déjà été évoqué.

En résumé, cette solution revient à faire un état des lieux des usages du "genre" non seulement dans les recherches scientifiques, mais encore dans la définition des problèmes sociaux, ou dans celle des politiques publiques, comme un objet de recherche quasi permanent. Quant à savoir si cette diffusion d’un vocabulaire du « genre » est un legs des approches féministes, c’est une question qui peut être discutée, et cela fournit une transition toute trouvée.

3.2 Les féminismes objets d’études

Une autre voie, largement empruntée dans les recherches en cours, consiste à remettre en chantier l’histoire et la sociologie des mobilisations féministes. On pourrait dire qu’il s’agit alors de prendre notre héritage pour objet, et avec lui les conditions de notre socialisation aux théories féministes.

Le travail d’atelier mené depuis trois ans par le Groupe de recherche sur les féminismes témoigne du dynamisme de ce champ de recherches 4. Certains travaux prennent pour objet les productions théoriques, d’autres étudient les mobilisations politiques, d’autres encore se concentrent sur le monde académique, envisagé sur un plan institutionnel.

Le développement des études sur les mobilisations féministes est rendu possible par des effets presque mécaniques (pour des raisons historiques, liées à la constitution du champ des études féministes, et pour des raisons plus subjectives, si l’on tient compte de l’importance des engagements personnels dans le choix des objets d’étude). Il est facilité par le fait qu’il existe, déjà, une historiographie des histoires du féminisme... Encouragés par les travaux pionniers réalisés par des chercheuses d’une génération "intermédiaire", ces "jeunes chercheuses et jeunes chercheurs" constituent une génération visiblement fournie, et dynamique. Il est impossible ici de faire un « bilan » de ces recherches. Par contre, on peut souligner que ces choix d’objets placent les étudiantes que nous sommes dans une situation parfois délicate.

Lorsque le choix d’objet intéresse directement le féminisme (comme mouvement social et politique, y compris dans son volet académique, comme ensemble de théories et champ de recherche, comme engagement et expérience personnelle etc), il configure une situation singulière de cumul des positions. Les sujets de l’étude en sont aussi les évaluatrices, et les mêmes sont tour à tour nos objets, nos lectrices, nos juges et formatrices, voire nos employeuses. Cette situation n’est pas spécifique aux recherches sur le féminisme, mais on peut penser que les caractéristiques propres à ce mouvement en accentuent la probabilité. La difficulté à construire les débats en distinguant ce qui relève de l’évaluation politique des orientations féministes et ce qui relève de l’analyse scientifique d’un mouvement social est parfois perceptible à travers les revues et les journées d’études. Cependant ce qui filtre dans les arènes publiques de la vie scientifique peut aussi poser problème dans les arènes plus confidentielles où se construisent à la fois la vie scientifique et l’avenir professionnel des jeunes chercheuses et chercheurs. Or en cas de conflit, cette situation, en toute hypothèse épineuse pour toutes les parties, met les étudiantes devant la fragilité de leur position. On retrouve, de manière plus générale, un aspect commun de notre position de génération, invitée à naviguer entre critique interne et critique externe.

3.3 Prendre place, entre critique interne et critique externe

Si le genre est « victime de sa popularité » à certains égards il est aussi, simultanément, violemment contesté par principe. Dans un contexte de "backlash", témoignant à la fois de la vitalité des apports féministes et de la vivacité des critiques anti-féministes, il y a une difficulté peut-être plus sensible pour les étudiantes à tenir compte de deux exigences parfois conflictuelles.

D’une part, il s’agit de faire "front commun" face aux discours anti-féministes (ou aux effets de re-naturalisation du social, ou aux nouveaux masculinismes, etc...), qui contestent les perspectives théoriques du féminisme, et contestant le mode de production des données prétendent parfois les annuler. D’autre part, il s’agit de faire le travail "normal" de réexamen des propositions théoriques avancées par nos aînées (en tenant compte des conditions dans lesquelles ces positions ont été élaborées, et se sont ensuite diffusées dans l’espace social). Or la capacité à interroger les conditions de production des savoirs théoriques dépend de l’inclusion dans le champ, qui est précisément l’objet de l’évaluation des étudiantes.

Là encore, cette situation n’est sans doute pas spécifique à l’engagement féministe, et relève peut-être avant tout de la condition d’étudiante. Cependant on peut imaginer les difficultés et tensions qui lui sont propres : il s’agit pour nous de reprendre les élaborations théoriques de nos « aînées », auteures de référence, dans un contexte où celles-ci sont l’objet d’attaques parfois très virulentes. Or ce contexte de critique externe invite parfois à taire les dissensions, doutes et arbitrages, en bref à réserver aux coulisses de la recherche un certain nombre de débats. Si l’appartenance au monde féministe se mesure à la capacité à entrer dans les cercles réservés de controverse interne, ici se mesure parfois le jeu des statuts, ou des générations.

Communication collective EFIGIES

Témoignages : P.Bette, A.C.Emo, A.Jaquemart, A.Jarry,

V.Olivesi, R.Revenin, S.Sofio, O.Steinauer

Recueil et synthèses : Emo, Olivesi, Steinauer

Corrections/Commentaires : C.Sourd, A.Jacquemart, B.de Gasquet

Mise en forme finale : Emo


Notes :

1. www.efigies.org.

2. Liste de diffusion EFiGiES

3. Atelier EFiGiES, voir sur le site www.efigies.org pour plus d’infos.

4. Pour une présentation plus détaillée, voir le site


       Pour citer cet article :

       Efigies (communication collective) , « Du Genre en EFiGiES : Polyphonie sur une polysémie », Fédération de recherche sur le genre RING, 25 juin 2013. URL : http://www2.univ-paris8.fr/RING/spip.php?article2738

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